Notes
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[1]
« Réunion paradisiaque des contraires » selon Jean-Pierre Faye. En effet, la démocratie est le gouvernement des égaux, alors qu’une démocratie parfaitement libérale est un régime où une oligarchie de possédants jouit d’un laisser-faire, avec l’assentiment de tous.
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[2]
La matrice remplace la pyramide : le paternel se pare d’allures maternelles. De même, avec le MEDEF, on n’est plus patron, mais entrepreneur.
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[3]
Terme exact mais non correct pour traduire celui de leader.
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[4]
Dans Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale.
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La mésentente, politique et philosophie.
1J’entendais récemment, lors d’une intervention en entreprise, un cadre déclarer : « Sarkozy, notre patron à tous. » Cette sortie ne provoqua aucun trouble dans les rangs ; chacun dans l’équipe semblait partager la vision de son manageur.
2Cette anecdote manifeste un symptôme : si le président de la République est confondu avec le patron, alors l’institution publique voit son autorité minée par les « lois » du marché. Si la logique managériale envahit la sphère publique, gouvernance et gouvernement se trouvent confondus, et l’autonomie du politique se trouve mise à mal.
Le management, technique de pouvoir du propriétaire
3La distinction entre public et privé fut une conquête républicaine. Elle garantit aux personnes privées, morales comme physiques, la libre jouissance de leur propriété. C’est dans ce cadre, que l’on désigne habituellement par l’oxymore de « démocratie libérale [1] », que l’actionnaire manage ses biens à son gré, selon une logique hiérarchique perçue comme allant de soi. Il exerce le droit, considéré comme naturel et imprescriptible, du propriétaire. Ce type de pouvoir perdure depuis l’époque féodale. Comme le seigneur, d’ailleurs, le propriétaire manageur est en guerre permanente, celle de la concurrence. C’est cet état de guerre qui va ordonner la logique du management.
L’individualisation
4Lors de ses assises de 1972, à Marseille, le CNPF pose la question de l’humanisation et de la revalorisation du travail. Prétendant satisfaire certaines aspirations de Mai 68, il concentre ses efforts sur l’individualisation de la gestion des salariés. C’est le début de la reconnaissance du mérite personnel avec l’évaluation individuelle, du fonctionnement matriciel [2] en groupes projet. Dans sa thèse sur l’histoire de l’usine Peugeot de Sochaux, Nicolas Hatzfeld en résume ainsi les objectifs : « Démassifier, revaloriser-hiérarchiser, personnaliser. » Il s’agit, dit-il, de « briser la logique massive qui découle de la conjonction de deux éléments : l’organisation taylorienne du travail d’un côté, et la puissance d’un syndicalisme de classe représenté par la CGT et la CFDT de l’autre côté ». La stratégie classe contre classe peut être risquée, les patrons l’ont éprouvé quatre ans auparavant, elle présente le désavantage de laisser les catégories politiques s’introduire dans l’entreprise. Il faut donc atomiser, désorienter : individualiser. Corollaire : tout ce qui est collectif est déclaré « marxiste ». Désormais on ne commande plus, on manage. À la recherche d’égalité désormais taxée d’égalitarisme, on oppose ce que les néolibéraux appelleront « le droit équitable à l’inégalité ».
Le management de la guerre concurrentielle
5Le salarié est un soldat de l’économie, le travail est son combat, lequel requiert autorité et discipline. La tâche du manageur est de parvenir à ce qu’elles soient « librement consenties ». L’honneur du salarié tient à son sens du sacrifice, qu’on appelle « motivation ». Le salarié a son patriotisme entrepreneurial : sa société va devenir le number one ; voilà pourquoi il conquiert des parts de marché envers et contre tout, par l’amélioration permanente de sa performance.
6Tel est l’univers, à peine caricaturé, de l’entreprise. Il n’est pas toujours affiché tel quel, pour ne pas troubler les sensibilités, mais recouvert du vocabulaire du management auquel la psychosociologie apporta une contribution forte. À cet égard, le fait que cette science des ressorts psychologiques de l’action doive son développement à la Seconde Guerre mondiale et à l’armée états-unienne ne paraît pas anecdotique, mais symptomatique.
7Remarquons aussi que le leadership démocratique de Kurt Lewin, le management participatif et la préoccupation pour la motivation ont des sources lointaines. Aux États-Unis, le débat fut initié par Thomas Jefferson à travers la Déclaration d’indépendance : « Tous les hommes sont créés égaux. » Cela n’impliquait pas qu’ils le restaient au cours de leur existence. Néanmoins, on s’émut de la chose : s’il n’y avait plus d’esclaves, chacun devrait travailler pour subvenir à ses besoins, il n’y aurait donc plus de riches oisifs pour aider les arts, les lettres et les sciences… L’esclavage semblait contribuer au bonheur collectif, à l’essor de la civilisation… On le sait, ce sont les voix contraires qui gagnèrent, mais avec des arguments plus utilitaristes qu’humanistes. Pour Adam Smith (1776) : « Les esclaves sont rarement inventifs, et les procédés les plus avantageux […] ont tous été inventés par des hommes libres. » Pour John Stuart Mill (1848) : « Le travail obtenu par la menace est inefficient et improductif. » Il était donc rentable de faire des esclaves des ouvriers. De même, avec le management, il fut rentable de faire des ouvriers des collaborateurs. En libéralisant le rapport de domination, le discours managérial présenta la recherche de rentabilité sous des dehors humanitaires.
8Au-delà des apparences, ce qui caractérise donc l’enjeu managérial, c’est la violence de l’alternative : vaincre ou mourir ! Le droit du propriétaire sur ses ressources humaines ne fait que redoubler la violence du contexte concurrentiel, une violence pour gagner, dont le corollaire est la peur de perdre ; pour l’actionnaire, peur de voir son action dévaluée, pour le salarié, celle de perdre son emploi, une peur largement manipulée par les managers grâce au chômage de masse, à la précarisation du travail, et à « la crise ».
9En entreprise, l’exercice de la violence et l’expérience de la peur diffèrent selon la place que l’on tient. On peut en distinguer trois modèles. Pour reprendre la métaphore du corps, le corporate anglo-saxon, on dira que la situation est différente selon que l’on est la tête, le tronc, ou les bras et jambes de l’entreprise.
10Les meneurs [3], DG et PDG au service de l’actionnaire, partagent le plus souvent la logique financière de la guerre à outrance. Ils assument des pratiques que l’on peut qualifier de paranoïaques et perverses. Du côté paranoïaque : la volonté mégalomaniaque de toute-puissance et l’univers de la persécution (les concurrents veulent notre peau). Du côté pervers, « à la guerre comme à la guerre » (pendant de la formule « business is business ») : tous les moyens sont bons pour atteindre l’objectif, aucun principe éthique ne doit entraver l’action. Quand elle réfère à des principes transcendants comme la justice ou l’égalité, la loi est une contrainte, un obstacle. La seule règle valable est celle du contrat que le rapport des forces permet d’établir, à son avantage autant que possible.
11Le gros de la troupe est sur la ligne de front (frontline en anglosaxon). Galvanisé par les dangers du chômage, de la délocalisation dont on ne cesse de lui rebattre les oreilles, il partage la devise : vaincre ou mourir. Contre la mort économique et sociale, contre la perte d’identité liée à la perte du travail, il ne dispose pas de parachute. Il sait que ce que l’on a appelé sa propriété sociale (contrat à durée indéterminée, Sécurité sociale, allocation chômage, retraite) conquise en 1945 est remise en question. Il ne se fait guère d’illusion sur la situation, les discours d’entreprise n’ont guère d’effet sur lui. Il reçoit la peur que suscite sa vulnérabilité en pleine face. Au besoin, on la lui rappelle en faisant du précaire une figure insistante : lui aussi, un jour, pourrait se retrouver à la rue (comme l’imaginent aujourd’hui 60 % des Français !). Dans ces conditions, pas question, non plus, d’être « marxiste » : le mauvais esprit, la syndicalisation sont mal vus ! Il s’agit d’arborer la positive attitude et de tenir, il faut être dur à la peine : dénier sa souffrance et rester insensible à celle des autres. C’est dire que le travailleur en est réduit au chacun pour soi. Contre la peur, du fait de la faiblesse des syndicats et partis de gauche, ne restent que les stratégies de défense individuelle. L’attitude de soumission (appelée, en langue managériale : motivation, responsabilité, empowerment…) à laquelle le travailleur est acculé le conduit à refouler les réactions qui lui viennent… De ce conflit naissent les symptômes : le stress, notion biologisante actuellement en vogue, et autres souffrances psychiques ; mais plus encore les maladies psychosomatiques, qui présentent l’avantage de court-circuiter le mental (notamment les conflits de valeur et de loyauté).
12Le corps intermédiaire est celui qui fait tenir le système. Il est composé des manageurs : les cadres de première ligne et leurs supérieurs. De plus en plus, ils constituent l’essentiel de l’entreprise ; les tâches d’exécution de la production ou du service sont externalisées, sous-traitées à des entreprises « partenaires » dont on peut tirer le profit maximal en faisant jouer la « libre » concurrence grâce aux appels d’offres. Comme dans un jeu de poupées gigognes, c’est aux dirigeants de ces dernières de convaincre leurs troupes de s’adapter à la « réalité » du Marché. Mais ce sont toujours les cadres qui font le « sale boulot » : ils font réaliser les objectifs coûte que coûte, mettent la pression, tiennent les discours qu’on leur demande, et vont jusqu’au harcèlement quand c’est nécessaire… Pourtant, la plupart d’entre eux sont de braves personnes, pacifiques, dotées d’un sens moral en dehors des heures de travail…
Un parler pervers
13Pour tenir, les meneurs de l’entreprise leur offrent un discours et des semblants de valeurs qui constituent un système de défense collective contre leur peur et la culpabilité liée à la souffrance qu’ils se trouvent « obligés » d’infliger à leurs collaborateurs. Ils attendent d’eux, sans jamais le demander explicitement, qu’ils participent au mensonge institué nécessaire en communication de guerre.
14Telle est une des fonctions clés du management, elle cherche à faire intérioriser des « idéaux » et des règles qui guident l’action. Elle utilise des tours rhétoriques aussi vieux que le libéralisme, déjà présents dans ses textes inauguraux. Ainsi, Bernard de Mandeville, dans sa Fable des abeilles publiée en 1714, instaure la logique du paradoxe pervers en soutenant que les vices privés font le bien public. L’argument est ainsi résumé par l’auteur : « C’est ce que nous appelons Mal dans le monde soit moral, soit physique qui est le grand principe pour nous rendre des créatures sociales. » Dans La richesse des nations, en 1776, Adam Smith reprend le même thème sur un mode plus édulcoré : « En dirigeant cette industrie de façon que son produit puisse être de la plus grande valeur, il ne vise que son propre gain. Et il est dans ce cas comme bien d’autres, conduit par une main invisible pour avancer une fin qui ne faisait point partie de son intention. » Au XX e siècle, Friedrich von Hayek, inspirateur du néolibéralisme, poursuit cette tradition. Pour lui, les mobiles de nos décisions n’ont pas d’importance, puisque nous n’avons pas la faculté de faire des choix rationnels faute de disposer des informations suffisantes… Nous pouvons donc nous permettre n’importe quoi, nous ne ferons que concourir, immanquablement, à l’ordre spontané du Marché !
15Dans l’entreprise, ces procédés rhétoriques renvoient à des mécanismes de défense pervers. Ils peuvent être déployés avec sincérité, pour peu que le manageur parvienne à mentir vrai. On sait, en effet, qu’un des traits du pervers est de penser faux afin de maintenir son fantasme : je sais bien que ma mère est dépourvue de pénis, pense-t-il, mais quand même… Soit un paralogisme fondé sur le mécanisme du déni qui permet de cliver, c’est-à-dire de penser en même temps deux vérités contraires. Pour parvenir à ce résultat, le pervers déploie un rationalisme extrême : il lui faut se persuader de ce qu’il avance, mais plus encore persuader l’autre. On sait qu’il a la passion de convaincre : c’est ainsi qu’il fait de l’autre son objet, qu’il jouit d’être assez puissant pour le soumettre à son désir par la manipulation.
16Un autre trait du discours managérial tient à l’illusion performative, que l’on peut résumer ainsi : il suffit que je dise les choses pour qu’elles soient. Le storytelling en est une modalité : il s’agit en effet, en racontant des histoires, de créer une « fiction vraie ».
17En soutenant qu’il faut volontairement restaurer la liberté naturelle du Marché, le discours néolibéral marie les deux procédés. Du côté performatif : le Marché est une donnée naturelle, puisqu’on le dit ! Du côté paralogique : il faut construire cette donnée naturelle pour qu’elle puisse exister.
Faire du mal un bien
18Participer de cette pensée fausse n’est pas sans grave conséquence. La vérité n’est pas seulement une question fumeuse et abstraite pour philosophes. Nous avons besoin, très concrètement, de vérité pour vivre. Un des motifs de l’appel au concret, au pragmatisme, à la prétendue réalité dont il n’y aurait rien à penser est d’éviter cette question : est-ce vrai ou non ?
19Répétons-le, les manageurs sont de braves gens ! Comment font-ils pour relayer les demi-vérités et la pression qu’on leur demande de mettre en œuvre ? La mauvaise foi ne suffit pas. Pour se défendre d’être coupables de faire souffrir, de trahir la vérité, ils font du mal un bien. Ils inversent l’ordre des idéaux afin de mettre leurs convictions en accord avec leurs actes. On reconnaît ici, encore une fois, la formule type de la perversion (du latin pervertere, inverser, transgresser).
20Faire du mal un bien, c’est dénier les souffrances subies et celles qu’on inflige en soutenant qu’elles sont bonnes, qu’elles endurcissent… C’est poser la virilité comme une vertu, dit Christophe Dejours [4]. Alors qu’elle n’est qu’une défense contre la peur et la culpabilité.
21Pour avoir sa place dans l’entreprise, il faut donc « en avoir », dans tous les sens du terme. Il faut savoir administrer en toute indifférence les « nécessités » du service. Le rationalisme technocratique, le goût pour l’organisation et les procédures qualité permettent de construire des défenses obsessionnelles vis-à-vis de la cruauté exercée. Telles sont les valeurs des cadres de la gouvernance d’entreprise : une posture virile face aux « réalités » de l’économie associée à la capacité de soumettre les désirs des collaborateurs au désir du dirigeant.
Gouvernance et politique
22Qu’est-ce que la gouvernance, au service duquel s’exerce le management ? C’est l’ordre « naturel » des pouvoirs, fondé sur l’archè (double sens du mot : origine, et hiérarchie). Il y a du sacré et du profane, des guerriers et des paysans, des puissants et des soumis. Ainsi va le monde. Il y a des propriétaires (l’actionnaire) qui possèdent et des ressources humaines : les travailleurs, qui sont possédés. Cette distinction est fondée sur la nature économique du monde qu’on désigne d’un terme désormais doté d’une aura transcendantale : le Marché. C’est comme ça, il faut pragmatiquement s’y faire.
23Pour faire accepter cet « état de fait » par ceux qui ne prennent pas part à la réjouissance économique, le discours managérial apporte ses consolations : c’est comme ça pour l’instant, car le jeu des places serait libre. À force de travail, chacun aurait la possibilité de devenir possédant. En termes postmodernes, on peut également dire qu’il suffit d’être l’aimé des dieux de la bourse : la chance au jeu (nouvelle figure du destin) vient remplacer les exigences du labeur. Les techniques d’intéressement au résultat visent à créer cette mentalité chez les cadres.
24La chance et le travail fructueux sont des opérateurs efficaces pour asseoir l’ordre « naturel » du pouvoir de l’oligarchie des actionnaires. Sur cette base, le possédant énonce les règles du jeu, assigne sa place à chacun, de l’immigré au directeur général. Il fait appliquer ses règles du jeu qu’il appelle des lois (juridiques et « scientifiques » mêlées), produire le discours managérial de justification et mettre en œuvre des sanctions quand c’est nécessaire : il exerce ce qu’on appellera sa gouvernance.
25En Occident, à la suite de Machiavel, la politique désigne les techniques propres à l’exercice du pouvoir du prince. Soit ce qu’on propose d’appeler la gouvernance, que Michel Foucault appelait police, et Jacques Rancière à sa suite. Par ce terme, Foucault entendait la mise en place d’un ordre, la répression ne jouant qu’aux marges. Cet ordre est d’abord symbolique. C’est un ordre du monde dans lequel vivre, qui rejette l’ailleurs et l’autrement dans l’impensable.
26Le politique, au sens où nous l’entendons avec Jacques Rancière, apparaît avec le surgissement de cet impensable. Il vient ruiner l’ordre naturel de la gouvernance et ce, en Occident, depuis la démocratie grecque. La dictature du peuple (traduction du mot démocratie : kratos est l’exercice de la force et kratein, commander) apparaît quand les sans-nom, ceux qui n’ont pas de part à la gouvernance parce qu’ils n’ont pas de parole, se prennent pour les seuls représentants de l’entière humanité. Voilà le scandale absolu ! Aux temps modernes, le prolétariat tenta de réaliser cette vision en rêvant de l’abolition de la lutte des classes. Plus près de nous, le féminisme essaya une action proche. Ceux qui ne sont rien entreprennent de devenir le tout de l’humanité en utilisant un seul opérateur : l’idée d’égalité.
27Reconnaître l’autre comme humain, c’est le reconnaître égal, et reconnaître de ce fait que tout humain est apte à gouverner ; ne pas lui reconnaître concrètement cette égalité, c’est le rejeter hors de l’humanité. Ainsi y eut-il toujours les « vrais hommes » et les autres, plus près de l’enfance ou de l’animalité. Au cours des temps, ce fut toujours la part de ceux qui ne prennent pas part à la vie de la société : les esclaves, puis les serfs, puis les prolétaires ; mais aussi les femmes, les jeunes et les colonisés. Ils sont les incarnations du peuple, figure générique d’une négativité à l’œuvre.
28Au cœur du politique, on trouve donc un principe d’anarchie : ce que le politique dévoile, c’est que rien ne légitime le pouvoir… pas même la volonté du peuple, puisqu’il se prend pour le tout de l’humanité qu’il n’est pas !
Le management de l’état
29Si l’exigence du politique contredit la gouvernance, il n’empêche qu’elle peut être « traitée », comme le dit Jacques Rancière. On peut, il faut lui faire une place, la question est de savoir laquelle.
30Le libéralisme classique représenta un de ces modes de traitement. C’était une solution de compromis où l’État exerçait son pouvoir au nom de principes transcendantaux, la liberté, l’égalité, la fraternité que l’on peut résumer sous le terme d’exigence éthique, et où la société civile obéissait aux « lois » du Marché. Entre l’un et l’autre s’exerçait une tension que l’on estimait dynamique.
31Le néolibéralisme, qui commence à s’installer en Europe à partir de 1968 avec les premières dérégulations et l’apparition du management, vient modifier ce compromis. Désormais la logique du Marché ne se cantonne plus à l’économie, elle étend et dissémine ses valeurs à la politique sociale et à toutes les institutions, comme aux conduites individuelles. Alors fleurit le discours managérial.
32Désormais, la légitimité de l’État ne trouve plus sa source dans sa mission historique de représentation de principes transcendants mais dans sa capacité à nourrir le Marché et à assurer le « progrès » économique. Le Marché devient son principe d’organisation et de régulation. Le rôle de l’État consiste alors à légiférer pour que l’ordre naturel du Marché retrouve ses droits. Il se doit de manager l’immigration, la criminalité, l’éducation, la santé par des calculs rationnels visant l’utilité économique, indépendamment de toute éthique. Il peut aussi soutenir la prospérité économique par son désengagement, en sous-traitant ses fonctions à des entrepreneurs. L’éducation, la santé, la gestion des retraites, mais aussi la guerre (comme en Irak) peuvent alors dégager des profits privés. Le discours politique devient un discours managérial, puisque l’État est assimilé à un acteur du Marché dans toutes ses fonctions, y compris sa fonction législative. Et les résultats de l’État peuvent être évalués comme on le fait dans les entreprises.
33Voilà pourquoi notre récent candidat à la présidence française déclarait dans son discours de Bercy : « Je propose aux Français de renouer en politique avec la morale, avec l’autorité, avec le travail, avec la nation. » Pour lui, le travail était une valeur politique : « Je crois au travail et à sa récompense. Dans une société juste, les distinctions entre les citoyens ne doivent pas dépendre de leur naissance, de la couleur de leur peau ou d’études lointaines : c’est le travail fourni qui doit être le critère de la réussite. » Dans cette optique, les citoyens se métamorphosent en clients de l’État, ils en attendent des services propres à leur réussite. Par exemple, l’école n’est plus le lieu du savoir. On vient y chercher, dans une logique utilitaire, les ressources nécessaires à la réussite professionnelle et sociale. C’est dire que les citoyens ne se préoccupent plus du bien public. Il n’y a plus de collectivité politique, mais une collection d’entrepreneurs-consommateurs individuels gérant au mieux leurs intérêts propres.
34Dans ce contexte, l’entreprise devient « citoyenne » : le discours managérial se donne comme une réponse aux exigences politiques d’égalité. Tout le monde est égal, puisque chacun peut le devenir : le virtuel, le potentiel vaut comme réel. L’égalité à venir dépend du mérite, de la performance qui sera justement pesée lors de l’entretien annuel d’évaluation. À ce moment, le manager est un saint Pierre qui mesure la contribution du salarié à la création de la valeur, et décide ou non d’ouvrir les portes du paradis. On oublie de dire qui a conçu le fléau de la balance, et comment ! Contrairement aux principes déclarés, les systèmes d’évaluation n’articulent pas clairement la reconnaissance par la rémunération à l’appréciation de la performance.
35Cette logique managériale, dans la cité comme dans l’entreprise, présente l’avantage de situer la responsabilité du côté du sujet individuel, et de fonctionner comme un système de culpabilisation. L’individu est censé recevoir le retour sur l’investissement qu’il a librement consenti. Sa motivation, sa capacité à se dépenser sans compter sont de sa responsabilité. C’est dire qu’il ne doit attribuer ses échecs qu’à luimême… C’est par sa liberté que le sujet est contrôlé.
36Quand l’individu et l’État deviennent entrepreneurs, le management devient universel. Il devient l’univers que la culture néolibérale nous donne à vivre, il tient lieu de catégorie politique. En rusant avec ce qu’il ne voudrait pas reconnaître : « Pour obéir à un ordre, écrit Jacques Rancière, deux choses sont au moins requises : il faut comprendre l’ordre et il faut comprendre qu’il faut lui obéir. Et pour faire cela, il faut déjà être l’égal de celui qui vous commande. C’est cette égalité qui ronge tout ordre naturel [5]. » Tout possédant doit en passer par le politique : il est obligé de faire appel à l’homme dans le possédé, au moins formellement, il doit obtenir de lui un certain degré d’adhésion, non par bonté d’âme mais par nécessité. S’imposer par la force demanderait une débauche de moyens qui atteindrait immanquablement sa limite. Tout oligarque, tout actionnaire anonyme sait que, à la fin, il est le plus faible. C’est pourquoi le possédant et ses représentants se doivent de pratiquer l’habileté managériale.
Bibliographie
Bibliographie
- DEJOURS, C. 1998. Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Paris, Le Seuil.
- HATZFELD, N. 2000. Organiser, produire, éprouver : histoire et présent de l’usine de carrosserie de Peugeot à Sochaux (1948-1996), Paris, École des hautes études en sciences sociales.
- HAZAN, E. 2006. LQR, la propagande au quotidien, Paris, Raisons d’agir.
- KLEMPERER, V. 1996. LTI, la langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel.
- LIAUDET, J. C. 2004. Le complexe d’Ubu, ou la névrose libérale, Paris, Fayard.
- LIAUDET, J.C. 2005. « Malaise dans la culture libérale », Le Coq Héron, n° 183, Toulouse, érès.
- LIAUDET, J.C. 2006. L’impasse narcissique du libéralisme, Paris, Climats/Flammarion.
- MILL, J.S. 1889, Principes d’économie politique, Paris, Guillaumin.
- RANCIÈRE, J. 1995. La mésentente, politique et philosophie, Galilée.
- RANCIÈRE, J. 2005. La haine de la démocratie, La Fabrique.
- SMITH, A. 2000. Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Economica.
Notes
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[1]
« Réunion paradisiaque des contraires » selon Jean-Pierre Faye. En effet, la démocratie est le gouvernement des égaux, alors qu’une démocratie parfaitement libérale est un régime où une oligarchie de possédants jouit d’un laisser-faire, avec l’assentiment de tous.
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[2]
La matrice remplace la pyramide : le paternel se pare d’allures maternelles. De même, avec le MEDEF, on n’est plus patron, mais entrepreneur.
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[3]
Terme exact mais non correct pour traduire celui de leader.
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[4]
Dans Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale.
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[5]
La mésentente, politique et philosophie.