Connexions 2008/2 n° 90

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Article de revue

Les conceptions de Winnicott sur le masculin et le féminin

Pages 47 à 55

1En 1936, Winnicott fut invité par Susan Isaacs à faire des conférences sur la croissance et le développement de l’être humain devant des professeurs qui enseignaient dans les petites classes et poursuivaient des études à l’Université de Londres. À partir de ce moment et jusqu’à sa mort en 1971, il poursuivit cet enseignement auprès d’étudiants se destinant au travail social. Nous en connaissons la teneur depuis qu’en 1988 fut publié un livre qu’il avait commencé à rédiger en 1954 et remanié ensuite assez souvent, sans le remettre à son éditeur. Ce livre, Human Nature, contenait la matière de ses exposés. Or, dans la partie où il abordait les pulsions et les relations amoureuses, il traitait, d’une certaine manière, du masculin et du féminin. Mais cet auditoire particulier mis à part, il semblerait que Winnicott n’ait publiquement parlé de ce sujet qu’au cours de sa dernière décennie.

2Il l’a fait pour la première fois en novembre 1964, lors d’une conférence que lui avait demandée la Progressive League, à laquelle il aimait bien s’adresser. Elle avait pour titre « This feminism ». Il n’aurait pas, avait-il dit, choisi ce titre lui-même car c’était là la chose la plus dangereuse qu’il ait faite ces dernières années, mais il était prêt à se lancer dans cette aventure. Puis, sans se départir de son humour habituel, prenant donc le risque de s’entendre dire par son auditoire qu’il n’était pas d’accord avec son propos, il leur avait demandé s’ils acceptaient d’admettre au départ que « l’homme et la femme ne sont pas exactement le même que l’autre ». Il avait prévu une autre conférence au cas où ils revendiqueraient qu’il n’y a pas de différence. À son assertion de départ sur la différence, il avait ajouté que chaque homme a une composante féminine, et chaque femme une composante masculine, « each male has a female component, and each female has a male component ».

3En l’absence de réaction de ses auditeurs il avait abordé la question sous l’angle du développement, qui était son terrain d’élection. Les hommes et les femmes ont donc chacun leurs formes propres. Et tout va très bien quand un garçon veut, dans l’ensemble, être un homme et quand une fille, dans l’ensemble, veut être une femme. Toutefois, c’est loin d’être toujours ce qu’on découvre quand on prend en considération les vœux inconscients. Un homme robuste peut, de fait, désirer être une fille et une fille qui a eu une vie sexuelle formidable pendant son adolescence, peut envier continuellement les hommes. Tous les degrés d’identifications croisées, cross-identification, peuvent, en effet, être rencontrés, et des troubles provenir de ce que ces choses embarrassantes aient été refoulées, les plus graves se manifestant chez les personnes schizoïdes chez qui un clivage de la personnalité sépare les éléments masculins des éléments féminins.

4La nature des parents, la place de l’enfant dans la fratrie et d’autres facteurs encore provoquent des distorsions du tableau classique du complexe d’Œdipe. Mais si on remonte jusqu’aux mécanismes les plus primitifs, c’est-à-dire à la manière dont les bébés affrontent leur propre corps, notamment au cours des expériences d’excitations sexuelles, on peut voir que leurs possibilités d’intégration de ces expériences dépendent de l’attitude des parents. Certains de ceux-là ne renvoient pas ce qui est, en miroir ; d’autres stimulent ce qui n’existe qu’à l’état embryonnaire.

5Dans la partie suivante de son exposé, Winnicott avait traité d’un « Specific detail », le détail spécifique du caractère visible de l’organe masculin alors que l’organe féminin est caché. Impossible, avait-il dit, de parler du féminisme sans l’évoquer, car pour lui la source du féminisme résidait dans l’illusion généralisée, chez les femmes comme chez les hommes, qu’il existe un pénis féminin, et dans la fixation particulière de certaines femmes et de certains hommes au stade phallique. Il s’était donc quelque peu étendu sur le stade phallique. Un point me semble devoir y être relevé, qu’il avait ainsi formulé :
Il est habituel que les petits enfants qui ont plutôt eu des expériences de pauvre qualité au cours des premières années de leur existence, pour l’allaitement par exemple, soient emballés à la perspective de cette seconde chance que semble leur offrir la phase phallique – ceci valant aussi bien pour les filles que pour les garçons. On peut ainsi distinguer deux groupes : les garçons et filles qui parviennent à la phase phallique après avoir connu de solides et riches expériences au cours des premiers stades, et ceux qui l’atteignent après avoir été relativement ou intensément « déprivés ». La phase phallique prend une importance exagérée pour ceux qui y arrivent après une déprivation. (Winnicott appelait déprivation, la privation de quelque chose dont on avait pu jouir auparavant.) Il y a donc une préhistoire des troubles, quelle que soit la phase au cours de laquelle ils apparaissent.

6Puis, en traitant de l’envie du sexe opposé, Winnicott avait énoncé cette constatation : « Pour pleinement apprécier d’être une femme, il faut être un homme ; pour pleinement apprécier d’être un homme, il faut être une femme. » Assertion qui le conduisait à évoquer les effets des variations, dans le temps, des cross-identifications, dans la vie d’un couple.

7Dans cette partie de sa conférence, il avait émis quelques remarques sur la violence dans certains couples, qu’il me semble intéressant de rapporter car elles ne sont pas sans lien avec le thème de ce numéro de la revue. Un homme doux comme tout, avait-il dit, peut induire chez sa partenaire féminine un terrible besoin d’un very male male, d’un homme très mâle, même d’un homme méchant, d’un homme grossier et cruel que personne n’aime ou ne pourrait aimer ; ou bien cela pourra induire chez elle un repli sur sa propre masculinité, exagérant les éléments de son « féminisme » latent. Les hommes maternels peuvent cependant être très utiles. Ils font de bons substituts maternels, aide précieuse pour une femme qui a plusieurs enfants…, et beaucoup de femmes désirent que leur homme soit capable d’être maternel avec elles.

8Puis, dans l’avant-dernière section de son exposé intitulé Woman and women, il avait voulu évoquer un aspect particulier qu’à son avis, on négligeait parfois. C’était celui de la dépendance absolue puis relative du nourrisson à l’égard de sa mère, qu’il est très difficile à un homme ou à une femme d’accepter vraiment. Et il avait alors avancé qu’il y a un phénomène bien séparé que nous pouvons appeler « WOMAN », FEMME, (je l’écris comme il semble l’avoir fait dans ses notes, en majuscules) qui domine toute la scène. La FEMME est la mère non reconnue des premiers mois de la vie de tout homme et de toute femme. Winnicott voyait là une nouvelle voie pour formuler une définition de la différence entre les sexes. Les femmes ont en elles quelque chose pour traiter de leur relation à la FEMME, par identification à elle. Pour chaque femme, il y a toujours trois femmes : 1) le bébé fille ; 2) la mère ; 3) la mère de la mère. Qu’une femme ait ou non des enfants, elle se situe dans cette série infinie ; elle est bébé, mère et grand-mère, elle est mère, bébé-fille et bébé du bébé. Ceci, notait-il alors, la rend capable d’être très trompeuse. Elle peut être une délicieuse petite créature pour attraper son homme, et puis devenir une épouse-mère dominatrice, et plus tard une charmante grand-mère. Tout ça est la même chose parce que, dès le départ, elle est trois, alors que l’homme démarre avec un énorme besoin d’être un, ce qui veut dire être seul à tout jamais.

9Il semblait à Winnicott que les femmes féministes envient aux hommes le fait que plus ils mûrissent, plus ils sont un et que certains hommes envient aux femmes de n’avoir pas à résoudre le problème de la relation individuelle à la FEMME parce qu’elles sont des femmes aussi bien que des charmeuses, des séductrices et des femmes sans défense, en appelant avec succès à l’esprit chevaleresque des hommes. Mais pour les hommes comme pour les femmes demeure la difficulté d’avoir tous été autrefois dépendants d’une femme. Et d’une manière ou d’une autre, pour atteindre une pleine maturité de la personnalité, il faut que la haine de cette réalité se transforme en une espèce de gratitude.

10Cette causerie avait été donc proposée à un auditoire cultivé mais non composé d’analystes. Il en a été autrement, moins de deux ans plus tard, en février 1966, quand il s’est adressé à ses collègues de la British Psycho-Analytical Society, en leur parlant de « The Split-off Male and Female Elements to be found in Men and Women ».

Le clivage des éléments masculins et féminins chez l’homme et chez la femme

11Il avait commencé par relater un cas clinique : nous en parlerons après avoir rapporté ce qu’il avait été amené à concevoir concernant le masculin et le féminin. Il avait présenté cela comme une spéculation sur le contraste entre des types de relation à l’objet, intitulée « Pure Male and Pure Female Elements ».

Éléments masculins et éléments féminins à l’état pur

12Il disait que l’élément « masculin » s’appuie sur la motion pulsionnelle, aussi bien en se reliant activement qu’en étant relié passivement, dans la relation du bébé au sein puis dans toutes les relations liées aux expériences intéressant les principales zones érogènes. Et il avançait que par opposition, la relation de l’élément « féminin » pur au sein (ou à la mère) était que le bébé devient le sein (ou la mère), au sens où l’objet est alors le sujet. En cette occurrence, il n’y a aucune motion pulsionnelle.

13Il avait rappelé à son auditoire qu’il avait utilisé le terme d’objet subjectif pour décrire le premier objet, l’objet qui n’a pas encore été répudié en tant que phénomène non-moi. La relation de l’élément féminin pur au sein était une application pratique de l’idée de l’objet subjectif, cette expérience ouvrant la voie vers le sujet objectif – c’est-à-dire l’idée d’un self, avec la sensation du réel qui provient du sentiment d’avoir une identité.

14Aussi complexe que devient la psychologie du sentiment du self et de l’établissement d’une identité au cours de la croissance du bébé, aucun sentiment de self n’émerge, affirmait-il, sans s’appuyer sur le sentiment d’ÊTRE. Ce sentiment d’être dont on sait qu’il était un point fondamental de la théorie de Winnicott, est antérieur à l’idée d’être-un-avec. Deux personnes séparées peuvent se sentir n’être qu’un, mais au moment qu’il examinait là, le bébé et l’objet sont un. Le terme « identification primaire » avait peut-être été utilisé pour décrire cette expérience première, qui est vitale en ce qu’elle inaugure toutes les expériences d’identification subséquentes, projectives, introjectives… En cette expérience d’être, établie par ce mode de relation à l’objet, propre à l’élément purement féminin, joue ce qui se transmet d’une génération à l’autre, par l’intermédiaire de l’élément féminin des hommes et des femmes comme des infans, garçons et filles. Cela avait été déjà dit, pensait Winnicott, mais on l’avait toujours dit comme s’il s’agissait de femmes et de filles alors qu’il s’agit bien des éléments féminins qui sont à la fois chez les mâles et les femelles.

15À l’opposé, la relation à l’objet de l’élément masculin présuppose la séparation moi, non-moi et conduit à l’objectivation de l’objet. Sur ce versant, l’identification doit recourir à des mécanismes mentaux complexes qui demandent du temps pour se développer. Le versant féminin, lui, n’exigeant qu’une structure mentale minime, l’identité primaire peut exister très tôt : ce qui fonde le simple fait d’être existe dès la naissance. Winnicott regrettait que soit trop négligée l’identité sujet-objet qui est le fondement de la capacité d’être. Cela l’amenait à cette formulation : « L’élément masculin fait (does) tandis que l’élément féminin (chez les hommes et les femmes) est (is). »

16Cette relation de l’élément féminin au sein ne pouvant pas être définie sans faire intervenir le concept de mère suffisamment ou pas suffisamment bonne, il avait dû, à ce moment de son exposé, introduire un paragraphe sur « Identité : enfant et sein ». La mère, en effet, peut ou bien donner à l’infans la possibilité de sentir que le sein est l’infans, ou bien ne pas la donner, le sein étant bien, ici, le symbole non du doing, faire, mais du being, être. Ou bien la mère a un sein qui is, est, si bien que le bébé peut aussi be, être, quand bébé et mère ne sont pas encore séparés dans l’esprit rudimentaire de l’infans, ou bien la mère est incapable d’apporter cette contribution, auquel cas le bébé est dans la nécessité de se développer sans la capacité d’être ou avec une telle capacité paralysée.

17Cliniquement, avait-il expliqué, si le bébé doit établir une identité avec un sein qui est actif, qui est un sein élément masculin, alors au lieu d’« être comme », ce bébé doit « faire comme », ou bien on doit agir sur lui, ce qui revient au même.

18Puis il avait enfoncé le clou pour bien souligner l’opposition entre les éléments masculins et féminins. Alors que la relation à l’objet de l’élément purement féminin n’a rien à voir avec la pulsion, la relation à l’objet, soutenue par une motion pulsionnelle, est le propre de l’élément masculin dans la personnalité. L’étude de l’élément purement féminin conduit à l’ÊTRE et forme la seule base de la découverte du Self et du sentiment d’exister, et à partir de là, la capacité de développer un intérieur, d’être un contenant, d’être à même d’utiliser les mécanismes de projection et d’introjection, et d’établir une relation avec le monde en ces termes.

19Tout analyste qui s’attache à lire avec attention l’œuvre de Winnicott repère assez vite que tout ce qu’il a pu énoncer sous forme théorique, comme il l’a fait dans ce texte, a toujours été le fruit tant de son observation des bébés et de leurs mères que de ce qu’il a pu entendre dans sa pratique analytique. Aussi me semble-t-il important de consacrer la seconde partie de cet article à l’évocation de quelques-uns des éléments qui ont pu être la source de son élaboration.

Le self féminin du docteur Y

20Le cas clinique dont il avait parlé au début de sa conférence était celui d’un homme d’âge mûr, médecin, qui depuis plus d’une vingtaine d’années avait suivi une analyse classique avec trois psychanalystes. Il était venu voir Winnicott parce que, malgré de nombreux changements dans sa personnalité, demeurait quelque chose qui lui prouvait qu’il ne pouvait pas s’en tenir là. Winnicott avait rapporté une séance au cours de laquelle il avait entendu cet homme parler de l’envie de pénis. Un changement marqua cette phase de l’analyse. Winnicott lui dit : « Je suis en train d’écouter une fille. Je sais parfaitement que vous êtes un homme, mais c’est une fille que j’écoute, et c’est à une fille que je parle. Je dis à cette fille : “Vous parlez de l’envie du pénis.” »

21Cette interprétation eut un effet immédiat puis des effets plus éloignés. Après une pause, le patient avait dit : « Si je me mettais à parler de cette fille à quelqu’un, on me prendrait pour un fou. » Et Winnicott se surprit à déclarer : « Il ne s’agissait pas de vous qui en parliez à quelqu’un ; c’est moi qui vois la fille et qui entends une fille parler alors qu’en réalité, c’est un homme qui est sur mon divan. S’il y a quelqu’un de fou, c’est moi. » Et le patient dit qu’il se sentait maintenant sain dans un environnement fou.

22Son patient et lui avaient été amenés à conclure que sa mère, qui n’était plus en vie, l’avait d’abord vu comme un bébé fille avant de pouvoir penser à lui comme à un garçon. En d’autres termes, cet homme avait dû se conformer à l’idée de sa mère, à savoir que son bébé devait être et était une fille. (Il était le deuxième enfant, le premier étant un garçon.)

23Certaines notes qu’après la mort de Winnicott, sa femme, Clare, a trouvées et qu’elle a fait publier en 1989, dans un volume intitulé, Psycho-Analytical Explorations, concernent certainement cet analysant et très vraisemblablement les séances qui ont suivi celle qui vient d’être rapportée. Winnicott avait noté que le patient était parvenu à un point de vue différent sur ce qui était pour lui un élément de sa recherche d’un self qui se sentirait réel. Il était d’une importance vitale pour lui que Winnicott reconnaisse qu’il n’y avait rien au centre, « at the center there is nothing ». Ainsi, il ne croyait pas qu’il y avait là quelque chose qui pouvait s’appeler « lui » ; en outre, il savait qu’au centre il n’y avait rien, ce qui était pour lui la seule chose supportable. Si son analyste commençait à lui fournir le moindre espoir qu’il y avait quelque chose au centre, il devrait le détruire. Un changement positif commença à se faire lorsqu’il se fut suffisamment constitué comme un rien. Il exprimait son maintien en état de vide, « state of nothingness », en disant qu’il se sentait étroitement ajusté entre les jambes, en décrivant l’effet sur ses organes génitaux et sur sa capacité d’uriner. Winnicott lui interpréta qu’il disait là en vocabulaire corporel comment, dans la petite enfance, sa mère lui communiquait que, de son point de vue, il était une fille et non un garçon. Sa mère devait disposer ses langes d’une manière qui aurait convenu à une fille, un peu comme une serviette hygiénique. Résultat : il n’avait pas la liberté d’uriner. Pour le lui faire mieux réaliser, Winnicott avait recouru à l’image d’un enfant indigène vivant dans les bois. Ce qui permit à l’analysant d’avoir la représentation d’un garçon urinant librement. C’était la première fois, dans son souvenir, que son pénis lui appartenait.

24La semaine suivante, après que l’analysant eut repris ce qui s’était dit, lors des séances précédentes, Winnicott lui avait fait remarquer que s’il était un enfant dont la mère s’était occupée de la manière qu’ils avaient reconstruite, il n’y avait pour lui aucune porte de sortie, aucune alternative. Il ne pouvait qu’exploiter chaque particule en lui, d’être féminin. Et progressivement l’analysant en vint à l’idée de se débarrasser de sa mère et de toute son attitude, et des langes. Mais pour Winnicott, l’analysant lui avait là fait part de son « absolute helplessness », absolue « désaide » (pour reprendre le terme proposé par la nouvelle traduction des œuvres de Freud concernant le vocable Hilflosigkeit). Bien sûr, il pouvait traiter magiquement cette situation. Il pouvait quitter son corps et se libérer des langes de cette façon. Mais physiquement il n’avait aucun choix. Après être passé par d’autres pensées, l’analysant avait abouti, en fin de cette séance, à évoquer sa relation actuelle à sa petite amie avec laquelle son impuissance n’était pas importante car la principale chose dans leur relation était qu’elle avait la qualité d’une relation entre deux femmes.

25La seconde séance de cette semaine avait été presque tout entière consacrée à l’exploration, par le patient, de différentes choses subtiles ayant trait à son self féminin. Il en était arrivé à parler de quelque chose qui était très difficile dans la relation avec sa femme. Il n’avait pas pensé, quand il l’avait épousée, qu’il voulait trouver en elle une perversion correspondant exactement à ce qui pouvait si facilement devenir une perversion chez lui. Elle le trouve très excitant sexuellement s’il montre quelque manifestation de son self féminin, comme trop manger en vacances pour avoir un gros ventre. C’était là un très grand danger et la source de sa crainte de sa femme.

26Dans le volume Psycho-Analytic Explorations, on peut encore lire des notes concernant cet analysant, datées de 1963. Mais ce qui nous importe ici est la remarque faite par Winnicott dans sa conférence de 1966, aussitôt après avoir parlé de ce patient. Il avait souligné que jamais jusque-là il n’avait totalement accepté la dissociation complète entre, d’une part l’homme (ou la femme), et d’autre part l’aspect de sa personnalité qui est de sexe opposé. Or dans cette histoire, ce n’est qu’à partir du moment où cela avait été reconnu que le patient avait éprouvé le sentiment d’avoir une vraie relation avec Winnicott, quelque chose d’extrêmement vif, qui était en rapport avec l’identité. L’élément purement féminin, clivé, avait trouvé avec Winnicott en tant qu’analyste une unité primaire, ce qui donna à l’homme le sentiment d’avoir commencé à vivre. Et les interprétations qui auparavant, quoiqu’elles fussent bien étayées et acceptées par l’analysant, n’avaient pas été mutatives, purent le devenir.

Le self masculin de la jeune G.

27Parmi les papiers colligés dans Psycho-Analytic Explorations se trouvait également la relation d’une histoire faisant pendant à celle que nous venons de rapporter, car elle concerne le self masculin d’une jeune fille. En effet, Winnicott avait écrit, en janvier 1968, un projet de contribution à un manuel d’obstétrique et de gynécologie, qu’il avait intitulé « Physical and Emotional Disturbances in an Adolescent Girl ». Ce texte a été traduit en français dans le volume La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques. Les traducteurs ont eu la bonne idée de lui donner pour titre Le self masculin de la jeune G. Cette jeune fille de 14 ans avait été vue auparavant par un médecin à cause de la très grande abondance de ses pertes vaginales leucorrhéiques. Celui-ci avait dit à ses parents qu’elle était malade physiquement et avait prescrit un traitement. Mais ces derniers avaient eu le sentiment que ce médecin n’avait pas évalué convenablement la personnalité de leur fille et l’histoire de son développement. Aussi l’avaient-ils amenée à la consultation de Winnicott.

28Celui-ci, après avoir entendu longuement la mère et s’être entretenu avec la jeune G., lui avait dit ainsi qu’à ses parents qu’elle n’avait aucune maladie, que c’était sa manière à elle de se développer. Elle s’était trouvée très soulagée. Le père avait ensuite écrit à Winnicott que rapidement les pertes avaient cessé d’être gênantes et que sa fille commençait à se sentir gaie et à être en forme, « to be what he called her usual self ».

29Winnicott avait, en fait, pointé son conflit d’identification avec les garçons ou avec les filles. Quatre ans plus tard il avait été à nouveau consulté par les parents et avait poursuivi le travail au cours de quatre entretiens avec G. Ses plaintes étaient d’allure plus nettement psychiatrique (peur de mourir, sentir son cœur qui battait, crainte d’un cancer). Était encore en cause son conflit entre les rôles sexuels. Elle s’approchait toutefois en tâtonnant de la solution de ce conflit en prenant soin de choisir un homme qui prendrait le relais du self masculin assez puissamment développé de sa vie fantasmatique. Au cours des entretiens, Winnicott avait pu repérer que nourrir au sein ses enfants aurait pour elle une très grande signification. Le trouble psychiatrique s’était avéré passager et G. avait poursuivi son développement sans autre consultation.

30Mais seize ans plus tard, G. était revenue, cette fois-ci à propos de sa fille de 8 ans. Le détail que Winnicott avait retenu pour rédiger ce qui aurait dû être un chapitre de ce manuel de gynécologie concernait la capacité de cette fillette à lui faire connaître sa réaction à l’élément masculin chez sa mère, que d’ailleurs elle aimait beaucoup. Cela s’était manifesté à travers un rêve et les dessins l’illustrant, accompagné de ses commentaires. Le copieux allaitement au sein de la mère avait agi pour elle comme l’expression d’une activité masculine plus forte que celle qu’on peut rencontrer chez une femme. Cette fille, tout comme sa mère, était en proie à un très grand conflit concernant les rôles sexuels et en parlait en détail. Elle avait été en mesure de montrer à Winnicott, sans que celui-ci l’y amène, qu’elle réagissait à une expression forte de l’identification masculine qu’elle décelait chez sa mère et qui la perturbait. Elle aurait aimé trouver tout cela chez son père qui peut-être était plus maternel que masculin.

31Ce que Winnicott désirait souligner était qu’à sa surprise, l’enfant avait choisi de décrire l’élément qui avait surgi dans la présentation que sa mère avait faite autrefois d’elle-même ; c’était un des traits de la vie d’enfant, de la mère, vingt ans auparavant.

32Nous pouvons voir dans cette observation une claire illustration de ce qu’avait voulu signifier Winnicott dans la section « Identité : enfant et sein » de sa conférence, sur le clivage des éléments masculins et féminins chez l’homme et chez la femme. La fillette avait montré, à travers ses dessins et ses rêves, que le sein de sa mère qui l’avait allaitée était plus un sein actif, un sein qui fait, doing, qu’un sein qui est, being.

33En ces textes nous faisant part de son travail d’élaboration à partir de sa clinique analytique, Winnicott nous a proposé une manière originale de traiter de la bisexualité, mais aussi, me semble-t-il, de solides éléments de réflexion sur le genre, qui ne nient en aucune manière l’importance du substrat biologique.

Bibliographie

Bibliographie

  • LEHMANN, J.-P. 2003. La clinique analytique de Winnicott. De la position dépressive aux états-limites, coll. « Transition », érès.
  • LEHMANN, J.-P. 2006. Développements de la clinique de Winnicott. Avatars des régressions et masochisme féminin, coll. « Transition », érès.
  • WINNICOTT, D.W. 1975. Jeu et réalité, Paris, Gallimard.
  • WINNICOTT, D.W. 1988. Conversations ordinaires, Paris, Gallimard.
  • WINNICOTT, D.W. 1989. Psycho-Analytic Explorations, London, Karnak.
  • WINNICOTT, D.W. 2000. La crainte de l’effondrement et autres situations cliniques, Paris, Gallimard.

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