Connexions 2007/2 n° 88

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Article de revue

Hommage L'odyssée d'Édouard Zarifian

Pages 245 à 255

1Édouard Zarifian est décédé le 22 février 2007. Il était né en 1941 dans une famille modeste d’origine turque arménienne. Lui rendre véritablement hommage, ce serait le relire en inscrivant ses propos dans une compréhension dynamique de son parcours d’homme et de psychiatre. Cela nécessiterait que l’on croisât son parcours avec une histoire de la psychiatrie, ce terme renvoyant autant à l’histoire d’une réponse apportée par la société qu’à l’histoire de la construction d’un corps de connaissances, validées et organisées. Avec le temps l’apport d’Édouard Zarifian s’approfondira, laissant la complexité de sa personnalité se déployer. Toutefois je me risquerai à dégager provisoirement trois aspects d’un travail qui donne le sentiment d’un accomplissement, même si on peut toujours supposer que la maladie qui l’a emporté ne lui a pas permis d’en donner une forme plus achevée. On distinguera d’abord celui des valeurs, ensuite celui de la déconstruction d’une pratique idéologique, enfin celui de son positionnement professionnel.

Une large démocratisation du modèle du sujet psychopathologique et de l’état du système psychiatrique

2L’ensemble des vérités qu’il a énoncées, avec talent et constance, depuis Les jardiniers de la folie – le premier qui l’a fait connaître d’un « grand public, et rappelées tout au long de ses ouvrages » –, s’inscrivent dans une éthique du sujet psychopathologique, pathologique, parce qu’humain. Mais la forme de ses ouvrages rendus accessibles au plus grand nombre, son mode d’adresse médiatique, dévoilent une volonté dont je ne me risquerai pas à savoir ce qui l’alimentait, ce qui l’empor tait au début de son entreprise, d’une naïveté ou d’une fine stratégie, ou de ce qui s’est imposé à lui, expérience acquise.

Démocratisation du modèle du sujet psychopathologique

3Tous les professionnels engagés dans la rencontre longue avec l’autre en souffrance auront le sentiment de ne pas apprendre grandchose tant du point de vue des valeurs du modèle de compréhension que de celui du modèle d’intervention.

4Pour autant, il n’est pas inutile de les rappeler :

  • ce monde psychopathologique, résultat d’un enchevêtrement inextricable du plus singulier au plus social, engendre l’incompréhension tant pour la personne qui l’abrite, que pour celles qui l’entourent. Ce sentiment d’« être à côté » enclenche une réaction sociale de mise à l’écart à l’effet pathogène surajouté. Le système d’aliénation originaire s’entretient, se renforce, et se dédouble en une aliénation interne et externe. À terme, c’est le sentiment et la réalité d’exclusion, dont la forme extrême peut être celle d’une mort sociale et psychique, qui peuvent dominer. Des psychiatres et des psychologues, délégués par la société à des fins d’expertise, valideront le tragique mécanisme. Cette validation se fera sur la base de catégories de pensée sociales-historiques. Il en a toujours été ainsi. À l’exemple de nos sociétés occidentales actuelles qui cherchent à inscrire la psychiatrie à l’intérieur de la science.
    « Lorsque l’idéologie dominante était la religion, ceux que l’on appelle des malades mentaux étaient considérés comme des possédés et finissaient souvent sur le bûcher […]. Aujourd’hui, alors que l’idéologie dominante est la Science, les troubles psychiques sont devenus des maladies et leur diversité ne fait que croître au fur et à mesure que sont réédités les manuels de critères diagnostiques. »
  • ce monde psychopathologique, il est possible à un, ou plusieurs tiers, professionnels ou non, de participer à sa transformation vers un moindre mal-être à deux conditions : d’une part, que le travail du sens prenne en compte l’être dans sa globalité personnelle et environnementale; d’autre part que celui-ci soit peu ou prou partie prenante de ce processus de changement.

5Grâce à ses ouvrages, aux innombrables entretiens accordés aux magazines et aux journaux de large diffusion, à sa participation aux émissions de télévision et de radio, É. Zarifian aura contribué à une large démocratisation de cette approche éthique du sujet en souffrance. Après tout, même s’ils se conduisent souvent pour en donner le sentiment, les professionnels de la psychiatrie n’en sont pas propriétaires : « Comme la politique, la psychiatrie appartient au domaine public. »

Démocratisation de la connaissance de l’état du système psychiatrique

6Il avait compris que le système psychiatrique, comme tout système idéologique, savait mettre en place des réponses de non-changement face à la critique, fût-elle la plus radicale, dès lors que la controverse restait entre gens du même monde. Il a pris l’opinion publique à témoin pour faire une description le plus précise de celui-ci. Sa stratégie apparaît clairement quand il écrit : « Les systèmes acceptent d’être critiqués, car ils peuvent se défendre, mais ils détestent être décrits, car ils se trouvent alors exposés au regard de tous. »

7Parallèlement, il aura favorisé un large débat transversal associant à la fois acteurs professionnels et partenaires sociaux, dont les représentants des associations familiales. Fort de la notoriété qu’il avait acquise suite à la publication du rapport sur la surconsommation des médicaments psychotropes commandité par le ministre de la Santé, il avait lancé les « Rencontres de la psychiatrie » au milieu des années 1990. Dans cet univers traditionnellement clivé, constitué de chapelles théoriques et de territoires à défendre, la tâche était rude. Le succès fut de courte durée. On notera qu’il n’était pas présent lors de l’événement que constituèrent les États Généraux de la psychiatrie de juin 2003. Il est vrai que, plus généralement, les universitaires en furent les grands absents. Ils ne partageaient pas les craintes des participants dont ils devaient penser qu’ils étaient dépassés. Eux, du haut de leur chaire, préparaient l’étape suivante, le réarrimage de la psychiatrie à la médecine, remarquable organe de protection derrière lequel celle-ci s’est abritée au fur et à mesure de la montée en puissance de la science biologique : « On est passé du neurotransmetteur au récepteur, du récepteur aux canaux ioniques et à la membrane cellulaire, de la membrane aux messages intracellulaires et des messagers aux gènes. On s’arrête pour le moment. »

8La démocratisation accomplie par É. Zarifian consiste à rappeler qu’un dispositif organisationnel n’est pas une machine. Si elle le paraît ce n’est que parce qu’on oublie qu’elle repose sur un système de valeurs idéologiques qui anime silencieusement et les règles de fonctionnement, le tout au service d’un prédicat épistémologique.

9Ne serait-ce que pour ce rappel, il est juste de lui rendre hommage.

La déconstruction d’une pratique idéologique

10Évidemment, il n’aura pas été le premier, ni le seul promoteur d’une éthique du sujet psychopathologique. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’il opère un rapprochement spectaculaire avec les psychanalystes dans sa dernière étape professionnelle, ni à ce qu’il prenne en compte la systémie, ne serait-ce qu’en favorisant la venue de thérapeutes familiaux dans son service à partir de 1986. Certains seront peut-être plus surpris d’apprendre que, dans le même temps, il introduisait les thérapies cognitivo-comportementales et maintenait un programme de recherche bio-clinique au point de vouloir former tout le personnel paramédical aux principes de celle-ci en vue de développer l’inclusion de patients dans des protocoles de recherche. Avait-il une idée des effets de ce choix concernant la personne accueillie dans la mentalisation soignante : malade ou sujet en souffrance ?

Quid de la « pratique nosographique » ?

11Le statut épistémologique de la « maladie mentale » est une question qui demeure cruciale pour tout un chacun qui se pose la question du statut de la psychiatrie. Elle est son talon d’Achille idéologique. Une majorité de l’opinion comme une majorité de professionnels, psychanalystes compris, ne se la posent pas. L’histoire de la psychiatrie balance, c’est une affaire de moments socio-historiques, entre une option naturaliste et une option constructiviste de la maladie mentale. Henri Ey, qui a été un de ses grands derniers théoriciens, l’avait bien compris. Sa théorie de l’« organo-dynamisme » aura été une tentative de dépasser l’opposition entre « le modèle mécaniciste du stupide XIXe siècle » (p. 281) et le « modèle psychodynamique réduit à la force de l’inconscient ». Cette « troisième voie » (p. 282) s’imposait à lui car il en connaissait l’enjeu : le « dualisme psychiatricide » (p. 17). D’où ses concepts de « corps psychique », d’« intégration » et d’« organisation », modèle très piagétien, susceptible de refonder l’idée d’une « naturalité de la maladie mentale » et de permettre « une véritable Renaissance de la psychiatrie ».

12Il faut avoir à l’esprit ce projet de sauvegarde de ce maître théoricien de la psychiatrie au milieu des années 1970, pour mesurer la responsabilité qu’É. Zarifian aura à assumer une décennie plus tard, en s’attaquant à l’idée de « maladie mentale ». Il le fera donc à l’endroit le plus fragile de la construction idéologique : au niveau du concept même de maladie. Le concept de maladie, rappelle-t-il, « obéit à un modèle qu’on peut résumer de manière linéaire et élégante par la formule “signes, diagnostic, traitement”. Il ne discute pas son opérationnalité dans le domaine somatique. Mais il a beau jeu de faire exploser cette opérationnalité dans le registre des troubles mentaux dans la mesure où “tout symptôme a un sens qui n’a de valeur que pour un individu bien déterminé” ». Ce qui lui permet cette formule saisissante : « Les maladies mentales n’existent pas. »

13Si la charge ne contient pas en soi une intention « psychiatricide », les conséquences sont redoutables car c’est l’ambition de la discipline à trouver son unité, au travers d’une théorie unique, et par là même, l’appartenance de la psychiatrie à la médecine qui est en cause. Au fond, il rejoint G. Lantéri-Laura qui, dans un de ses derniers textes, évoquait aussi la fragilité de la psychiatrie à identifier sa discipline : « Pouvons-nous faire mieux qu’un éclectisme critique et bien tempéré ? »

14Quand É. Zarifian introduit un ouvrage par : « La psychiatrie est ce que la société en fait. Plus précisément, c’est l’idéologie dominante d’une époque qui est responsable des représentations que suscitent les troubles psychiques » et qu’il ajoute quelques pages plus loin : « Lorsqu’on est confronté aux positions des théoriciens et donc des thérapeutes en psychiatrie (neurobiologistes, psychanalystes, systématiciens), on peut, à juste titre, être déconcerté. La psychiatrie existe-t-elle ? Ou plutôt qui fait, et comment fait-on exister la psychiatrie ? »

15De fait, il renonçait à toute ambition à constituer une théorie synthétique, cohérente et validable selon une méthodologie qui serait plus au service d’une « idéologie scientifique […] que d’une science ». Sa mise en cause, à partir de critères propres à une véritable expérimentation scientifique, obère toute ambition théorique même ramenée à un « éclectisme critique et bien tempéré », dernier moignon que G.Lantéri-Laura avait laissé à la psychiatrie, pour ne pas amputer plus encore son corps malade.

16Quand É. Zarifian s’est déclaré professeur de « psychologie médicale », dont plusieurs d’entre nous se demandaient quel pouvait en être l’objet, n’était-ce pas une façon de prévenir la perte d’une appartenance médicale, une façon de garantir une plus-value symbolique dans l’imaginaire commun ?

Quid de la classification ?

17Une œuvre vaut aussi par ce qu’elle libère comme parole chez d’autres qui peuvent ainsi s’appuyer, renforcer, développer des thèses.

18En témoigne S. Tomkiewicz, ancien chercheur à l’INSERM, où il a dirigé une unité sur la santé mentale d’enfants et d’adolescents. Dans

Taxinomie et classifications : avantages et dangers à l’ère de la mon-

19dialisation et du DSM IV, il ne cache pas son lien et son amitié à l’égard d’É. Zarifian. Cette activité classificatoire pourrait n’être qu’une activité innocente, voire nécessaire, si elle ne reposait sur un présupposé objectivant, celui qui illustre le fantasme psychiatrique de faire de l’autre un « cas », ce en quoi la médecine somatique excelle. Tirant enseignement de sa double expérience européenne et africaine, il affirme la « mystification » de la psychiatrie occidentale qui découle de l’activité classificatoire pour aboutir à un réductionnisme biopsychiatrique.

20Au-delà de la classification nosographique, qu’en est-il, plus généralement, de cette activité classificatoire dans le domaine de la souffrance psychique ? Même si, ainsi qu’É. Zarifian le rappelle très régulièrement, « la nature humaine est ainsi faite qu’elle aime à classer » et qu’on peut ainsi classer indifféremment, des signes cliniques, des syndromes, ou des traitements, S.Tomkiewicz développe la critique qui peut être résumée rapidement en disant que cette activité est « dangereuse », quand elle prétend à l’objectivité, mais « avantageuse » quand elle se sait l’effet d’une pure subjectivité.

Du danger d’une activité classificatoire « objective »

21– Activité classificatoire dans l’usage des signes paracliniques (ex : l’EEG )

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« Quand en psychiatrie on cherche une maladie dont le diagnostic est basé sur des signes paracliniques objectifs, cette maladie a quitté le champ de la psychiatrie, pour entrer dans celui de la neurologie. […] Cependant, […] chez un patient qui présente des crises, […] il risque plus souvent de “retourner à” la psychiatrie si les médecins ne trouvent chez lui aucun signe “objectif” ; sera alors posé un diagnostic d’hystérie, ou plus rarement de schizophrénie. Quand un(e) Africain(e) entre en transes au cours du vaudou ou dans certaines danses, l’EEG reste normal […] un médecin dira que c’est un hystérique […]. Un guérisseur africain dira qu’il est ensorcelé par sa grand-mère ou possédé par l’esprit de son grand-père […] Quelle taxinomie est la meilleure ? »

23– Activité classificatoire dans l’usage des chiffres (ex : QI )

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« … on sait combien ce quotient est infiltré par les études accomplies à l’école occidentale […] il sert pourtant à établir une nosographie avec différents degrés de déficience mentale […] le QI est un nombre ordinal, c’est-à-dire qu’il n’indique qu’un rang de classement par rapport aux autres sujets; or, toute l’idéologie ambiante pousse à le considérer “scientifiquement” comme un nombre cardinal, comme une constante biologique intrinsèque au sujet, au même titre qu’une glycémie, ou un volume globulaire. […] Il est vrai par contre que le QI est un indicateur excellent pour prévoir la réussite ou l’échec scolaire […] Parce que le système scolaire occidental est basé sur le QI. On pourrait dire aussi que le QI est basé sur le système scolaire occidental. »

25– Activité classificatoire dans l’usage des échelles

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« Il y a des échelles de dépression, des échelles de schizophrénie, etc. […] Ces échelles, derrière leur finalité officielle […] ont un but caché, idéologique : montrer l’appartenance de la psychiatrie aux sciences de la vie et à la médecine. […] Pour la glycémie, la réponse sera la même partout. Par contre, une échelle de dépression va différer entre les services hospitaliers d’une même ville, à Paris, entre la Salpêtrière et Sainte-Anne, ou entre deux pays, la France et l’Allemagne. »
« On ne peut parler de l’historique des médicaments du cerveau sans évoquer leur classification et les effets pervers et inattendus de celle-ci. »
« Les fabricants de médicaments propagent ces mythes modernes sur du papier glacé. Et un étudiant naïf ne peut considérer cela autrement que comme une vérité révélée. Mais elle n’est pas plus “vraie” comme étiologie unique des maladies mentales et de nos états d’âme que l’action des djinns, des esprits : tout dépend de notre façon de regarder le monde, de notre culture, de notre idéologie. »

De l’avantage d’une activité classificatoire subjective

27Toute la subjectivité du clinicien est sollicitée, depuis les niveaux les plus secondaires tels que les appartenances professionnelles ou d’école, jusqu’aux niveaux les plus primaires de sa singularité.

28– Activité classificatoire et nosographie personnelle

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« Chaque soignant, qu’il soit infirmier, psychologue, médecin, sorcier, chaman, a dans sa tête une petite taxinomie, voire une classification et une nosographie. […] Comme tout un chacun, quand je rencontre pour la première fois un patient, je le compare rapidement et quasi automatiquement à d’autres patients dont le cas me revient en mémoire. »

30– Activité classificatoire et pédagogie

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« Je reproche à l’enseignement universitaire, et le DSM IV en est une véritable caricature, sa rigidité. Les pauvres étudiants, ignorants, croient que ce que le professeur enseigne est la “vraie vérité” […] En 1968, j’ai été chargé d’organiser une unité “d’épistémologie critique” aux étudiants de première année de médecine […] Cet éveil précoce du sens critique a eu un impact très positif sur leur future pratique. Malheureusement le Conseil de l’ordre et les mandarins universitaires ont arrêté rapidement cet enseignement encore futuriste à ce jour. »

32– Activité classificatoire et communication

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« Quand on veut communiquer les méthodes et les résultats de sa recherche à d’autres et dans d’autres pays, il faut définir le mieux possible ce dont on parle […]. Mais rien, sauf la puissance dominatrice actuelle des Nord-Américains, n’oblige à adopter tel ou tel système nosographique. »

Quid de la psychopharmacologie ?

34Les controverses sur les psychotropes existaient dans la communauté psychiatrique bien avant qu’É. Zarifian ne soit connu du grand public. En revanche, en France, si on excepte L’invasion pharmaceutique de S. Kersenty et J.-P. Dupuy, paru en 1974, et surtout Le marché de l’angoisse, d’H. Pradal paru en 1977, ce type de débat n’était pas porté sur la place publique.

35Sur ce thème de la psychopharmacologie, Le prix du bien-être, paru en 1996, viendra tout naturellement à l’esprit. Si on met à part l’introduction qui reprend le style engagé qu’É. Zarifian déploie ouvrage après ouvrage, il a le ton plus austère qui convient à un rapport officiel, comme réponse à la commande d’État qui lui a été adressée. Chiffres en avant, il dresse le constat d’un mésusage et, plus foncièrement, d’une « médicalisation abusive de l’existence » des Français.

36Il propose plusieurs lignes d’explication vigoureuses : une clinique académique enseignée à l’Université; la prévalence de la prescription sur les autres modes de traitement; une approche « perceptuelle » de la santé; une industrie pharmaceutique puissante; une inefficacité de l’expertise; une absence d’évaluation des stratégies thérapeutiques; des mésententes entre psychiatres.

37Mais ce qui est dit dans cet ouvrage était annoncé dans les précédents et peut se résumer ainsi : la psychopharmacologie, c’est l’échec de la valeur qualitative et le triomphe de la valeur quantitative : « Le discours de la science est devenu la nouvelle philosophie de l’homme et lui promet le bonheur. Surtout, ne pas penser ; en cas de difficulté, la chimie fait oublier. »

38La démocratisation accomplie par É. Zarifian est aussi dans le fait d’avoir fait connaître le fonctionnement idéologique de l’organisation psychiatrique.

39En ceci, aussi, il faut lui rendre hommage.

Le positionnement dans une communauté professionnelle

40Au bout du compte, ce qui aura fait le plus matière à scandale, pour un bon nombre d’acteurs du sérail psychiatrique, ce n’est pas tant le contenu de l’énoncé que le positionnement de l’énonciateur. Car, ayant été président de l’Association française de psychiatrie biologique qu’il avait fondée en 1978, difficile pour nombre de ses confrères de lire ultérieurement la dénonciation du faux-semblant du scientisme psychiatrique :

41

« La science inspire respect et confiance par les avancées concrètes qu’elle permet. Dès lors son idéologie acquiert une crédibilité, non par sa pertinence et sa force de conviction, mais parce qu’on l’assimile avec ses résultats matériels. L’idéologie, dans ce cas, est une escroquerie intellectuelle. On croit acheter des vérités scientifiques démontrées et on vous vend des a priori ou des croyances. Le premier élément du dogme consiste à affirmer l’analogie entre troubles psychiques et troubles somatiques, c’est-à-dire l’analogie entre modèle médical et démarche psychiatrique. »

42Ayant été responsable de recherche clinique dans l’industrie pharmaceutique, difficile pour des dirigeants industriels et des experts de lire la double dénonciation en matière de démarche scientique :

43

« […] lorsque des chercheurs découvrent qu’une nouvelle substance modifie le fonctionnement cérébral, il leur faut la baptiser en fonction de la classification des psychotropes. Celle-ci étant un dogme, il n’est pas imaginable de dire à un clinicien : “Testez cette nouvelle molécule, ce n’est ni un anxiolytique, ni un neuroleptique, ni un antidépresseur. À vous de trouver ses propriétés comme au bon vieux temps des années 1950.” C’est pourquoi de grandes découvertes gisent très certainement dans les corbeilles à papier de l’industrie pharmaceutique… »

44Et d’exercice d’un pouvoir :

45

« … dans l’industrie pharmaceutique […] il n’y a pas, officiellement, de lobbyistes en France, bien que dans les faits, la fonction existe, […] Le lobbying d’environnement consiste à induire par des techniques de communication sophistiquées, bien souvent à l’échelle mondiale, des représentations de la clinique, de la pathologie elle-même et de son contexte, ainsi que du traitement, qui soient les plus favorables à la prescription médicamenteuse. […] Pour le moment, c’est le public médical qui est visé en priorité, mais le grand public, même en France, commence aussi à l’être ».

46Ayant été professeur de psychiatrie, difficile pour ses pairs de lire la compromission de certains :

47

« Les experts français occupent des fonctions académiques, souvent hospitalouniversitaires, […]. Trop peu nombreux, conservant trop longtemps leurs fonctions, ce sont toujours les mêmes que l’on retrouve dans le domaine des psychotropes. […] On rétorquera que ceux-ci travaillent en groupe et que le consensus auquel ils parviennent est une garantie d’objectivité. Certes. Mais pour qui connaît le fonctionnement des groupes, le consensus est toujours obtenu par le ralliement de la majorité à l’opinion d’une ou de plusieurs fortes personnalités. On sait d’autre part que […] les liens de dépendance matérielle peuvent être très subtils et très indirects. »

48Ou l’impossible mise en question du postulat médical de la psychiatrie : « De même on cherchera en vain la pertinence du modèle médical comme seule référence à la psychiatrie clinique et du traitement médicamenteux comme unique stratégie de soins. »

49D’autre part, l’«œcuménisme des soins » pour lequel il plaidait n’était pas acceptable dans un univers bénéficiant de la croyance médico-scientifique et de ses capacités à « guérir » sûrement, rapidement, et passivement, par la magie du médicament. Au bout du compte les psychiatres, toutes options théoriques confondues et à quelques individualités près, pouvaient-ils entendre le projet d’É. Zarifian, sauver leur discipline psychiatrique en tant que « branche de la médecine » ? Il l’explicite clairement dans un entretien : « Depuis six ou sept ans, je lance des signaux d’alarme. Il faut en effet sauver la psychiatrie, car on l’a détruite. À celle de Paul Guiraud, pour qui “la psychiatrie, c’est la science des maladies mentales”, je préfère la référence à Henri Ey : “La psychiatrie, c’est la médecine du sujet souffrant”. »

50« Malheur à celui par qui le scandale arrive… »

51C’est donc tout autant de l’histoire de sa place dans son groupe d’appartenance socioprofessionnelle qu’on aura à tirer réflexion. Il y avait beaucoup de déception, d’amertume, dans ses derniers propos. Il rapportait des anecdotes qui disaient que certains, avec lesquels il avait toujours eu de bons rapports, lui en voulaient qu’il ait pu « cracher dans la soupe », pour citer un célèbre chef de service. Détesté par tous ceux dont les intérêts, financiers et symboliques, auront été dérangés, sa mise au banc de sa communauté lui était douloureuse même s’il avait saisi le moteur haineux de celle-ci : « Les systèmes acceptent d’être critiqués, car ils peuvent se défendre, mais ils détestent être décrits, car ils se trouvent exposés au regard de tous. »

52Les invitations incessantes qui lui étaient adressées par les psycho-logues ne suffisaient pas à apaiser sa peine.

53La démocratisation accomplie par É. Zarifian est le résultat de son effort à faire connaître les postulats et les coups de force épistémologiques, bref, le fondement idéologique de l’organisation psychiatrique. Le faire savoir au-delà du cercle étroit de ses acteurs professionnels est donc un acte de morale politique dans la cité.

54L’hommage doit être à la hauteur de cet acte.

L’énigme d’une odyssée individuelle et professionnelle

55L’hommage commande qu’on salue un homme en valorisant son œuvre et son action. C’est la loi du genre, une forme de mondanité où il convient de s’en tenir au côté lumineux de celui à qui il est adressé. Il y a un accord tacite pour ne pas poser les questions de l’ombre. Ne seraitce, plaidera-t-on, que parce que, de toute évidence, disparaître, c’est perdre son droit de réponse.

56Hommage rime trop avec « personnage ». Ainsi convenu, cela consiste à grossir ce qui est déjà dans l’étymologie du terme de « personne » : une superposition de masques, d’images, de rôles à tenir, bref tout ce qui entretient la « comédie humaine ». Rapporté à É. Zarifian, c’est doublement irrespectueux. D’abord, parce qu’ayant suffisamment dénoncé une psychiatrie qui avait délaissé la psychopathologie, et pour suivre Canguilhem, qu’il cite, il n’y a pas moins de différences de nature que des découpages arbitraires, du normal au pathologique. Ensuite, parce que n’ayant eu de cesse de répéter sur la fin de sa vie que la psychiatrie devait devenir une « médecine de la subjectivité », il est légitime qu’on ait envie de délaisser le personnage pour entendre en arrière-fond la petite musique du sujet, ce qui lui confère en chacun ses lettres de noblesse en matière d’humanité. Il y faudrait une riche recherche. Je m’en tiendrai à deux petites notes :

  • la première concerne son rapport au collectif. Il est resté fidèle à la tradition du médecin qui fait de l’individu le lieu, l’objectif et le moyen de sa mission. À l’intérieur de cette approche, on peut le réduire à l’état de « malade », ou l’aborder dans sa globalité. Comme disciple de J. Delay, É. Zarifian commença par voir le malade psychique comme victime d’un désordre organique; ce fut sa borne de départ. Comme compagnon de route de certains psychanalystes, il finit par entendre l’autre de la rencontre soignante dans un cadre de parole; ce fut la borne d’arrivée de son odyssée.
    Cependant, le collectif en tant que lieu, objectif et moyen d’une mission de soin, lui sera resté difficilement pensable. À bien des égards, comme une majorité de soignants, le collectif était pour lui un « en trop » dont il se serait bien débarrassé. Ce ne pouvait être qu’un obstacle et non un levier thérapeutique. Chef de service, il avait à « gérer » des hommes. Un jour il m’avait formulé explicitement que je lui propose un modèle de fonctionnement optimal pour le service. La culture d’entreprise le fascinait. Il était de ceux qui s’en tenaient à l’abord managérial, faute de saisir la compréhension psychodynamique d’un collectif. Une fois où il me relançait sur un tel projet, je lui dis « d’accord » mais à deux conditions : qu’il s’impliquât délibérément et que nous fassions du « collectif » un objet commun de réflexion. Il s’en tint là. Je reste avec l’idée qu’il souhaitait « sous-traiter » un niveau de problème qui, de son point de vue, relevait plutôt de la quotidienneté triviale;
  • la seconde concerne son malaise avec les inévitables conflits qui peuvent naître dans une communauté, qu’ils puissent s’alimenter des rivalités de fonction, des différences de point de vue, et le tout s’agrémenter des pathologies propres à chacun. Il avait de nombreuses stratégies pour s’en protéger. D’abord, il s’entourait de personnes dont il pensait qu’elles s’opposeraient le moins possible à lui. Il avait obtenu que plusieurs de ses collaborateurs le suivent lors de sa dernière nomination. Le fait que son épouse soit présente dans son service, à titre bénévole – elle tenait le fond documentaire constitué de tous les ouvrages et revues qu’il recevait en nombre considérable, dans un souci de large diffusion –, illustre cet aspect de lui. De nombreuses voix s’accordent pour dire l’importance de sa discrète proximité, jusqu’à avancer l’idée qu’elle aura été déterminante dans cette odyssée. Il est juste de lui réserver se part d’hommage.

57Mais que l’un de ceux qu’il considérait comme un fidèle puisse exprimer une autre façon de voir pouvait le toucher au point que la relation avec lui en soit fortement affectée.

58Et il y avait ceux avec lesquels les circonstances l’obligeaient à collaborer. Alors il savait séduire. C’est ce que je ressentis quand il voulut me montrer son intérêt pour la psychanalyse au travers des ouvrages de sa bibliothèque lors de notre première rencontre. Cela ne me paraissait pas une condition sine qua non pour que nous dégagions un accord de travail.

59Une fois, il eut envie de rencontrer le groupe des psychologues qui avait l’habitude de se réunir régulièrement. Cadres non hiérarchiques, il n’avait pas à craindre un conflit de pouvoir avec nous, tandis que nos interventions participaient d’une élaboration de ce qui faisait justement matière à conflit, notamment avec ses confrères. Ce jour-là, il avait dit qu’il n’était pas fait pour diriger un service et, faisant référence à l’organisation de la psychiatrie américaine, il tint à nous dire qu’un service de psychiatrie pouvait être dirigé par un psychologue. Ses propos se voulaient séduisants. Mais il était loin de pouvoir penser qu’ils étaient fort discutables, en ce sens que le seul apport propre au psychologue est probablement dans son aptitude à se maintenir comme tiers.

60Le plus saisissant, c’est que dans le dernier service qu’il a si longtemps dirigé, personne ne fait aujourd’hui référence à lui, son nom a disparu des discours qui s’y tiennent. Est-ce pour le réquisitoire sans appel qu’il a prononcé à l’encontre d’une psychiatrie sous l’emprise d’un modèle médical ? Est-ce tout simplement parce qu’ici comme ailleurs, dans les autres lieux psychiatriques, la force des mécanismes qui maintiennent une organisation institutionnelle contre le risque de son éclatement, celle-ci comme d’autres, fait son office ?

61Alors rendons hommage à la force intérieure d’un homme, qui l’a fait s’avancer contre les vents qui l’avaient d’abord porté, malgré les marées qui pouvaient le ramener à son port d’attache, et en dépit des séduisantes sirènes qui n’ont pas manqué de se glisser sur sa route au temps où il pouvait enfin se prévaloir d’une large notoriété.


Mots-clés éditeurs : système psychiatrique, Édouard Zarifian, maladie mentale

Date de mise en ligne : 01/04/2008

https://doi.org/10.3917/cnx.088.0245

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