Connexions 2004/2 no82

Couverture de CNX_082

Article de revue

Une approche de l'expérience et de l'identité parentales par l'étude des spécificités des discours des hommes et des discours des femmes

Pages 185 à 201

Contexte théorique

La parentalité, une expérience sociale et identitaire

1Les évolutions sociales et la complexification croissante des contextes de vie qu’analysent les sociologues (Corcuff, 2003 ; Dubet, 1994; Boltanski etal., 1991; Élias, 1973) ont des conséquences importantes sur les processus de socialisation. Le monde social actuel n’est plus réductible à un système intégré et ordonné selon des règles unifiées. L’homme est « pluriel », connaît des processus de socialisation multiples, construit des dispositions variées, parfois en concurrence (Lahire, 2002). Ses conduites combinent des rationalités et des logiques différentes et le rôle de la subjectivité s’en trouve redoublé. Selon Dubet ( 1994), le seul principe d’unité de l’expérience sociale est le travail sur lui-même que poursuit chacun d’entre nous afin de se percevoir comme l’auteur de sa propre vie. La notion d’« expérience » émerge des travaux sur la socialisation : « Si le principe d’unité de l’ordre social ne réside ni dans la structure fonctionnelle des rôles, ni dans les valeurs transcendantes qui s’imposent à tous, il doit être recherché dans le travail des individus et des divers acteurs pour construire cet ordre, ce que l’on peut

2appeler leur expérience » (Dubet, 2000, p. 75). Ce travail psychique, identitaire, subjectif, donne à la vie adulte un caractère d’« immaturité » (Boutinet, 1998)et nécessite des compétences de réflexivité; on entend par là l’aptitude d’acteurs constamment engagés dans le flot des conduites quotidiennes à comprendre ce qu’ils font pendant qu’ils le font (Giddens, 1987).

3Le renforcement de la réflexivité à l’époque contemporaine doit se comprendre comme la conséquence du relâchement des contraintes, de l’assouplissement des rôles sociaux et des normes de conduite. La désinstitutionnalisation de la famille, la flexibilité et l’instabilité des emplois, ainsi que la multiplicité des sollicitations de la vie moderne exigent de l’individu une autoanalyse et une redéfinition permanente de ses choix. Les rôles et normes sociaux n’étant plus clairement établis, il importe de s’interroger davantage sur la façon de se comporter. Le répertoire comportemental reste ouvert, entraînant une importante activité de réflexion dans et sur l’action (Schön, 1994). Les contextes sociaux (ou « modèles régionaux d’action », Boltanski & al., 1991) sont divers, véhiculent des normes différentes, parmi lesquelles évolue l’individu, qui doit apprendre à s’y adapter et à jouer avec elles; les compétences et dispositions auxquelles il fait appel varient selon les situations, l’inhibition des unes étant nécessaire à l’expression et au développement des autres. Sur le plan psychique, elles entrent parfois en contradiction (Lahire, 2002). La sociologie contemporaine a pris une orientation psychologique et cognitive : l’individu raisonne, analyse, réfléchit. Il n’est pas un automate social englué dans les croyances et les normes. Son activité psychique est appréhendée en termes de pluralité, de « travail » et d’articulation identitaires. Vivant des expériences de socialisation diverses et hétérogènes, l’individu ne se construit pas sans contradictions psychologiques (Lahire, 2001).

4Dans cette perspective, la parentalité est une expérience sociale et individuelle attachée à un processus de socialisation secondaire (Berger & al., 1986), que la personne doit chercher à articuler avec ses autres expériences. Les parents ont à gérer et à combiner des logiques différentes afin de forger la continuité et la stabilité de leur expérience ; il s’agit d’un travail identitaire spécifique grâce auquel ils s’efforcent de reconstituer une unité de leur expérience, car cohérence interne et continuité dans le tempssont deux dimensions essentielles de l’identité (Tap, 1988). Ainsi, en raison de leurs multiples insertions sociales et occupations, et afin de garder un sentiment de stabilité et de cohérence interne, d’articuler leurs différents domaines de vie, les hommes et les femmes ont à mener un travail d’unification psychique. C’est le cas des femmes, dont la vie est tiraillée entre plusieurs modèles, « femme active », « mère de famille », « célibataire », « conjointe » (Cicchelli, 2001). C’est le cas des hommes aussi, car l’évolution de l’identité sociale masculine les incite à redéfinir leurs conduites.

La parentalité chez les femmes et les hommes

5On considère que la parentalité se décline et se traduit de manière spécifique pour les uns et les autres. D’une part, parce que le lien entre parentalité et activité professionnelle ne se noue pas de la même manière pour les hommes et les femmes; en effet, de l’avis d’un certain nombre d’analystes, le mariage et la maternité constituent un vrai handicap pour la carrière des femmes; à tel point que, « quand un homme se marie, sa carrière fait un bond en avant, celle de la femme stagne ou recule » (Bulard, 2003). D’autre part, le rapport au temps, linéaire et continu pour les hommes, plus fragmenté pour les femmes, est une dimension essentielle de la différenciation des sexes (Boutinet, 1998). « Les hommes, qui ne sont pourtant pas, il s’en faut de beaucoup, affranchis des questions du temps, des cycles, de la fatigue, de la maladie, du vieillissement et de la mort, ont tendance à se défausser d’une bonne part des contraintes relatives à la temporalité sur les femmes, auxquelles ils délèguent les questions du temps, de la variabilité, de la disponibilité, etc. Délégation qui est, en fait, plutôt une façon de se débarrasser : socialement et matériellement bien sûr, mais mentalement aussi, car ce faisant ils occultent leurs angoisses par rapport aux rythmes biologiques, aux rythmes domestiques, aux rythmes des “mouvements de vie et de mort” » (Dejours, 1988). Par ailleurs, comme l’a montré de Singly ( 1990), la spécialisation « homme au travail »/« femme au foyer » est fonctionnelle dans un contexte culturel individualiste, dominé par une tension entre deux pôles contradictoires : la raison humanitaire (attachée aux valeurs humanistes telles que l’égalité de tous) et la raison utilitaire (attachée au principe de réussite individuelle). La spécialisation sexuelle au sein du couple permet à l’homme de garantir la fortune individuelle et à la femme, la qualité humaine ; chacun représente une des deux exigences du monde social. La dualité conjugale favorise l’équilibre du couple dans la mesure où elle résout certaines incompatibilités et « dissout magiquement les contradictions de l’homme dual » ( ibid., p. 150). Ces deux pôles, « raison humanitaire/raison utilitaire », correspondent aux deux formes différentes de réalisation de soi et de « production d’œuvres » qui participent à la consolidation de l’identité (Meyerson, 1948, Molinier, 2002).

La parentalité en couple

6Si être parent est une expérience individuelle, elle est aussi, la plupart du temps, partagée avec un conjoint, co-définie, dans une dynamique interactionnelle et intersubjective, où chacun participe de l’identité de l’autre significatif. Nous devenons nous-mêmes à travers un échange incessant avec ceux que nous considérons comme des « autres significatifs » (Mead, 1933). « Dans la banalité de l’intersubjectivité de tous les jours, nous forgeons nos repères et renforçons l’illusion de leur indubitable légitimité, nous composons l’ethos (individuel et micro-collectif) qui détermine nos actions et leur donne sens » (Kaufmann, 1988, p. 11). Si la parentalité constitue une étape de socialisation essentielle, l’entrée en couple est aussi un temps fort d’évolution et de construction identitaire. Kaufmann a montré qu’elle correspond à une rupture profonde dans l’ordre des significations, acte « dramatique » par lequel deux étrangers se rencontrent et se redéfinissent (Kaufmann, 1994). Il s’agit d’un processus « nomique » particulièrement puissant, un « engagement social qui crée pour l’individu une sorte d’ordre dans lequel sa vie prend un sens » (Berger & al., 1988, p. 6). Et ce, même si l’entrée en couple se fait aujourd’hui plus progressivement qu’autrefois, et ne semble pas entraîner de bouleversements radicaux du mode de vie. C’est pourtant « dans l’interaction quotidienne, dans les rapports interpersonnels que les partenaires se redéfinissent mutuellement, surtout au début » (Kaufmann, 1994, p. 319). À l’espace de socialisation spécifique de la jeunesse, qui privilégie les rapports de « personne à personne », succède un second temps, celui de la structuration de l’organisation ménagère ; après la personnalité de jeunesse s’installe une personnalité de l’âge domestique. À chaque reformulation identitaire, le couple avance d’un degré dans l’intégration ménagère et structure toujours davantage son organisation domestique. On note chez les couples d’aujourd’hui le refus des rôles déjà construits, la volonté d’improviser, d’inventer les rôles domestiques, de choisir « qui fera quoi », sans idées a priori. Toutefois, « geste après geste des habitudes et des règles d’interaction se sédimentent, des conceptions s’imposent, des spécialités se constituent. Au terme de cette accumulation, les rôles peu à peu se dessinent » (Kaufmann, 1991). Il y a à la fois refus et reconstruction des rôles par les membres du couple ; la dynamique intersubjective participe de la pérennité des rôles sociaux de sexe. La négociation des habitudes au sein du couple suit un mouvement progressif, véritable « travail en sourdine » (Kaufmann, 1994).

7Ces réflexions légitiment l’analyse des comportements parentaux en termes de rôles et la tentative d’articuler déterminismes sociaux et créativité individuelle, adoption de rôle et expérience singulière, en montrant que les individus s’ajustent, tâtonnent, et sont redéfinis par une réalité qu’ils ont contribué à redéfinir. Au sein du couple, la réalité est objectivée en commun et se stabilise. L’engagement dans des rôles et la négociation d’ajustements dans l’interaction sont peu visibles et peu conscients. Une idée-force qui sous-tend les réflexions développées dans cet article est que l’activité de perception, d’interprétation, de mise en signification du monde est au cœur du processus de socialisation : le réel (et le sens donné au réel) n’existe pas en tant que tel, il est construit, même s’il finit par apparaître à l’individu sous un aspect d’objectivité (Berger et al., 1986). D’où notre intérêt pour l’étude de la construction « en sourdine » de rôles « qui ne se disent pas ». Dans cette perspective constructiviste, le choix méthodologique d’une démarche compréhensive procédant par entretien, est pertinent. La parentalité en tant qu’expérience sociale conduit l’individu à construire du sens, à s’approprier des symboles socialement et culturellement élaborés. La production de parole est l’occasion d’une externalisation de cette activité, et en cela elle est une pratique sociale (Reinert, 1997).

Méthodologie de la recherche

8L’étude que nous avons menée répondait à un appel d’offre de la Caisse nationale des allocations familiales (Bergonnier-Dupuy et Bouissou 2003 ; Bouissou et Bergonnier-Dupuy, 2004). Nous avons analysé l’organisation familiale à l’arrivée de l’enfant, la négociation des arrangements au sein du couple – en termes de partage des tâches et d’articulation entre sphère domestique et autres domaines de vie – en cherchant à comprendre ce qui distingue les deux sexes. Nous avons souhaité explorer de multiples dimensions de l’expérience et de l’identité parentale. Ont ainsi été analysés aussi bien les actions et les pratiques des parents que leurs idées, représentations au sujet de leurs actions et de l’enfant, ou encore le vécu de leur expérience et l’évaluation qu’ils en font. Par ailleurs, il a semblé important de resituer les personnes dans leur contexte de vie; le questionnement a donc porté sur les relations avec les partenaires : conjoint, enfant, parents, amis, collègues, professionnels s’occupant de l’enfant et les autrui « abstraits » (Mead, 1933 ; Wallon, 1946). Nous avons abordé l’expérience parentale en demandant une description (la narration de l’expérience est essentielle, Ricœur, 1990), mais aussi un point de vue auto-évaluatif et normatif au regard des idéaux de la personne.

9Le temps est également une dimension importante quand il s’agit d’identité, le sentiment de continuité de soi à travers les changements, étant une « charpente » essentielle de l’identité (Tap, 1988). La parentalité est un processus qui concerne une période longue, et est bien sûr susceptible d’évolutions.

10C’est à partir de ces jalons que nous avons construit une grille d’entretien. L’entretien individuel et semi-directif nous a semblé un choix judicieux pour l’étude de l’identité; il permet d’appréhender la manière dont la personne fait « une synthèse de l’hétérogène », un « travail discursif de mise en cohérence du moi malgré la multiplicité des épisodes d’une vie » (Corcuff, 2003, p. 79).

Grille d’entretien

11LES DOMAINES EXPLORÉS PAR L’ÉTUDE Organisation concrète au sein du couple parental On cherche à comprendre comment s’organise la vie quotidienne et les relations familiales depuis la naissance de l’enfant Articulation avec les autres domaines de vie On aborde la question des insertions extra-familiales, professionnelles et autres de la personne Représentations de l’éducation et de l’enfant L’expérience de la parentalité concerne également les représentations concernant l’enfant (ses besoins, les valeurs qu’on veut lui transmettre)

12Estime de soi et sentiment de compétence On cherche à cerner l’image de soi du parent, les compétences qu’il s’attribue, la relation entre appréciation personnelle et comparaison sociale L’expérience de la réalité On cherche à aborder la perception que le sujet a de lui-même dans la réalité quotidienne, ainsi que l’image idéale de soi et la manière dont il gère l’« écart » entre ces deux aspects.

13Les occasions d’une analyse réflexive On souhaite cerner le « travail » d’articulation, d’unification identitaire, de réflexion sur l’expérience parentale.

14LES QUESTIONS Qui fait quoi auprès de l’enfant ? Quel mode de garde ? Comment la vie s’organise-t-elle entre les deux parents : partage des tâches de soin et d’éducation, partage des autres tâches quotidiennes (semaine et week-end). Comment cela s’est-il mis en place ? (ajustements, relations à l’intérieur du couple)

15Comment la personne concilie-t-elle ses différentes occupations ? Quel est son réseau social et de quel soutien social bénéficie-t-elle ? Quels sont ses rapports avec les partenaires éducatifs (famille, professionnels, amis)?

16Quelle idée de l’éducation la personne se fait-elle, quels sont les besoins de l’enfant ? Que veut-elle transmettre ?

17Quelle idée a-t-elle de l’avenir, quels sont ses projets vis-à-vis de l’enfant ?

18La personne dirait-elle qu’elle se sent compétente, et si oui en quoi particulièrement ?

19Comment se positionne-t-elle par rapport aux autres (concrets : les partenaires et abstraits : les parents en général)?

20Et comment se perçoit-elle par rapport à son conjoint et par rapport à l’image idéale du « bon » parent, du parent compétent ?

21Comment se voit-elle par rapport à ses - propres parents (ou autres figures parentales)?

22Quelles sont les contraintes que la personne rencontre, qu’est-ce qui la « limite », l’empêche de faire ce qu’elle aurait souhaité, ou au contraire, la conduit à faire ce qu’elle ne souhaitait pas ?

23La personne a-t-elle des occasions d’évoquer son vécu de parent, avec d’autres ? Si oui, avec qui et sous quelle forme ? À quelles occasions, pour quels bénéfices ? Est-ce qu’être parent ou devenir parent est quelque chose qui « s’apprend » ? A-t-elle, en tant que parent, des besoins, satisfaits ou non ? lesquels ?

24L’ordre du questionnement a été établi de manière à solliciter progressivement, au fil de l’entretien, une plus forte implication (tant au plan cognitif qu’émotionnel); toutefois, le choix de la méthode semi-directive suppose de suivre un guide de questionnement souple : il indique les domaines à explorer tout en laissant l’interviewer libre de s’adapter à la parole de l’interviewé, d’approfondir certains points qui lui semblent susceptibles d’enrichir l’analyse, de faire évoluer le questionnement.

La population de l’étude

25L’échantillon est constitué de vingt-cinq couples hétérosexuels, parents de jeunes enfants (de un à trois ans), citadins, insérés professionnellement tous les deux, rencontrés par l’intermédiaire de crèches et de haltes-garderies. Un certain nombre d’informations ont été recueillies : âge, activité et implication professionnelle, niveau d’études, situation conjugale, nombre et âge des enfants du couple, nombre de frères et sœurs des parents, profession des grands-parents.

26Pour situer socioculturellement et économiquement les personnes, nous avons construit une variable multidimensionnelle, définie par la profession et le niveau d’études de chaque conjoint, la trajectoire sociale familiale (à partir de la situation des grands-parents), et le lieu d’habitation. Elle se décline en trois modalités :

  • classe moyenne-populaire : profession d’employé/artisan ; parents du couple issus du prolétariat;
  • classe moyenne-supérieure : trajectoire sociale familiale ascendante, origines socioculturelles sensiblement différentes pour les deux membres du couple ;
  • classe bourgeoise : niveau économique et culturel élevé, origines socioculturelles homogènes.

27Les critères choisis pour définir les catégories n’ont pas été décidés « a priori » mais sont ceux qui permettent de discriminer au mieux la population d’étude. Les profils sociologiques des parents sont relativement divers ; cependant, la procédure d’échantillonnage n’a pu éviter une sur-représentation des classes sociales favorisées et une sous-repré-sentation des milieux les plus modestes. Les critères d’échantillonnage (notamment la nécessité de retenir des couples insérés professionnellement) ont écarté de l’étude les familles en situation de grande précarité. À cela s’est ajoutée la difficulté à engager dans l’étude les personnes issues de milieux socioculturels défavorisés.

Méthode d’analyse des discours

281. La lecture minutieuse des entretiens a permis une analyse qualitative de leur contenu et la compréhension de leur logique propre.

292. Une analyse quantitative de données textuelles informatisée (logiciel Alceste) permet de dégager les structures signifiantes les plus fortes d’un corpus – par le calcul des fréquences d’apparition de mots et de séquences de mots – et de mettre en évidences des « mondes lexicaux » (Reinert, 1997). Le logiciel procède à des tris croisés, des analyses factorielles des correspondances (AFC ) et des classifications hiérarchiques descendantes (CHD ). Certaines analyses ont porté sur l’ensemble des discours, d’autres se sont attachées à mettre en évidence les particularités des discours des hommes et des discours des femmes.

Résultats

Logistique domestique et activité professionnelle

30L’expérience de la parentalité prend des formes différentes pour les hommes et pour les femmes. D’une part, la « logistique domestique » revient largement aux femmes et, d’autre part, elles ont à gérer – plus que les hommes – l’articulation entre la sphère domestique et la sphère professionnelle. L’exercice de la parentalité est en effet attaché à des activités spécifiques pour les uns et les autres; les champs éducatifs sont répartis en fonction du sexe des parents : la logistique, l’organisation de la vie domestique et un grand nombre de tâches ménagères sont largement prises en charge par les mères. Les pères excellent (de leur propre avis et de l’avis de leur conjointe) dans les activités ludiques avec l’enfant. Ce résultat vient corroborer de nombreuses observations (Bihr et al., 2002 ; Cicchelli, 2001).

31L’équilibre entre vie familiale et vie professionnelle n’est pas toujours garanti, notamment pour les femmes. Pour elles, le travail est ce qui prive de l’enfant; elles sont à la recherche de compromis, de conciliation, souvent tiraillées entre activité professionnelle et disponibilité familiale, car, tout en maintenant une insertion professionnelle, la plupart d’entre elles ont été conduites à des aménagements (par exemple en choisissant de travailler à temps partiel, ou en organisant leur activité pour pouvoir travailler à leur domicile). Les femmes cherchent à articuler les deux domaines de vie que sont la sphère professionnelle et la sphère domestique, manifestant par là un « double attachement au rôle maternel et au statut de travailleuse » (Junter-Loiseau, 1997, p. 85).

32L’exercice de la parentalité est pour elles un ensemble de plus ou moins « petits » problèmes à régler, dans l’urgence. Ce n’est pas exactement le cas des hommes. Ils se reconnaissent plus investis dans leur activité professionnelle, moins dans l’organisation domestique ; l’arrivée de l’enfant n’a pas eu de répercussion notable sur leur activité professionnelle. La vie familiale leur apporte un réconfort, et contraste avec le climat du monde professionnel.

33Cette « répartition » semble s’effectuer sans heurts. Sans doute parce qu’il s’agit d’un processus interactif : l’investissement professionnel des hommes renforce – et est renforcé par – la prise en charge par les femmes des responsabilités domestiques. Les uns sont incités à devenir les principaux pourvoyeurs de ressources économiques et symboliques de la famille, les autres à s’engager dans la sphère domestique (Bihr et al., 2002).

34Décrire ce processus en termes d’interaction, c’est insister sur le fait que les attitudes des uns et des autres se renforcent mutuellement (BergonnierDupuy, 2000).

Les référents identitaires

35Le processus d’élaboration identitaire se joue différemment pour les femmes et les hommes, sans doute en raison de l’importance des rôles de sexes et des figures identificatoires qui interviennent dans cette construction. Au cours des entretiens, une question incitait les parents à se définir par rapport à leur conjoint, mais ils ont dans l’ensemble peu répondu : hommes et femmes ne se sont pas comparés entre eux. En revanche, chacun a largement évoqué ses propres parents et particulièrement son parent de même sexe. Les parents interviewés à la fois s’affirment différents de celui-ci (en particulier les hommes, qui se perçoivent plus proches de leur enfant que leur père ne l’a été avec eux), et s’inspirent de lui pour définir les principes éducatifs : l’éducation reçue semble être la référence à partir de laquelle ils définissent celle qu’ils donnent. Là encore, en faisant le tri, en modifiant certaines choses : ils « bricolent », « concoctent ». On observe une volonté de se démarquer des rôles sociaux et de l’image qu’ils ont de la génération précédente, mais, en même temps, ils se définissent à partir de figures identificatoires de même sexe, ce qui favorise la pérennité des rôles sexuels. Comme l’a déjà remarqué Kaufmann ( 1994), les rôles se réinventent, mais chacun réinvente les mêmes rôles ; et chacun redouble, en le concrétisant, un sens qui est socialement et historiquement construit.

Les mondes lexicaux des mères et des pères

36Le logiciel Alceste permet de mettre en évidence, à travers l’analyse d’un corpus particulier – ici les cinquante entretiens – les lieux usuels investis par les énonciateurs ; c’est la redondance des traces lexicales, des mots utilisés par les énonciateurs pour construire leur discours, qui permet de repérer les lieux les plus fréquentés. Il s’agit de trouver la trace d’un « lieu de la pensée », d’un lieu de l’énonciation. Une analyse traitant séparément les discours des hommes et ceux des femmes a dégagé les mondes lexicaux des unes et des autres, et saisi ainsi la spécificité du positionnement de chacun des deux groupes en ce qu’il a de spécifique par rapport l’autre. Cette analyse contribue à décrire le rapport que les personnes des deux sexes entretiennent avec leur expérience de parent ; rapport construit et verbalisé dans le contexte interlocutoire particulier qu’est l’entretien en face à face.

37Traces lexicales représentatives des discours des hommes et des discours des femmes
Nous avons trouvé pertinent d’analyser les traces lexicales selon sept dimensions (définies non pas a priori, mais à partir des deux listes dégagées par l’analyse).

38Lecture des cellules du tableau :

  1. Unités lexicales dont le Khi2 se situe entre 71 et 10
  2. Unités lexicales dont le Khi2 se situe entre 10 et 6
  3. Unités lexicales dont le Khi2, inférieur à 6 est encore significatif

tableau im1
Dimensions Les autres et moi Verbes Du côté de l’éducation et des valeurs CLASSE 1 (Hommes) 1. Rapport, on, femme, époux, papa, père, mamie, 2. Paternel, échange, nous, revenu 3. Nos, grands-parents, répartition, système, fonctionnement, équilibre, dialogue, désaccord, relation, association 1. Imposer 2. Fonctionner, dire, devoir, suffire être (serai), transformer, secouer, solliciter, imaginer, espérer, correspondre, inscrire, descendre 3. Gérer, consacrer, décharger, projeter, amener, raisonner, remarquer, estimer, réclamer, obtenir 1. Humain, ordre, autorité, apprentissage 2. Nécessité, nécessaire, limite, sévère, rigueur, devoir, expérience, qualité 3. Apprendre, éveiller, curieux, interdit, pédagogie, exemple, souple, tolérance CLASSE 2 (Femmes) 1. Je, me, moi, suis, étais, lui, ils, mère, maman, bébé, sœur 2. Maternel, mari, leur, mon, elle, tu 3. Grossesse, instinct 1. Faire, trouver, être (suis, étais), être prête, aller 2. Avoir (ai), laisser, créer, terminer, dire (conjugué), appliquer, conseiller, laver, ranger 3. Construire, élever, aider, appliquer, garder, refaire, recommencer, manger, nettoyer, réveiller, rentrer, chanter, dormir, gâter 1. Honnête, indépendant

tableau im2
Dimensions Du côté des affects La vie au jour le jour Espace et temps Mots divers CLASSE 1 (Hommes) 1. Sévère, tempérament, intime, présent 2. Humeur, affection, simple, normal, difficile 1. Concret, rapport, apprentissage, principal, fréquent 2. Pratique, expérience présent, baby-sitting, limite, solliciter, secouer, décision 3. Contact, matériel, réalité, nourrir, nourriture, fessée, gifle 1. Près 2. Ici, contexte, crèche, spectacle, vis-à-vis, hier, permanence, ponctuellement, 3. Paris, banlieue, quartier, aujourd’hui, auparavant, demain, avenir 1. Etc., aspect, maximum par, généralement, aspect, par, ou 2. Indéniable, dernier, nécessaire, pleinement, cause, intellectuel, fondamental, global, phase 3. Il me semble, tout à fait CLASSE 2 (Femmes) 1. Rire, bien, crier 2. Génial, cool, plaisir, adorer, super, gentil, culpabiliser, confiant 3. Échec, inquiet, indépendant, content, déçu, pire, chier, ennuyer, gêner, sacrifier 1. Rire, enceinte 2. laver, ranger, peinture, bordel, aide 3. Manger, nettoyer, aide, déjeuner, repas, linge, réveiller, rentrer, danse, histoire, piscine, chanter, dormir, bêtise, dent, malade, bisou, câlin, gâter, peau, poussette 1. Foyer, heure 2. Maison, travail, journée, congés, déjà, halte-garderie 3. Domicile, garde, école, boulot, sur, chez, continu, début, départ, nuit, soir, mi-temps, tard, toujours, pendant 1. Justement, ben, Anaïs, Antoine, 2. Et, évidemment, Marc, Emma, Alain, Manu, parce que, bordel, Stéphane, Alphonse, grosso modo, Victor, Théodore, oui 3. De plus en plus, plein

39 Les mots des femmes évoquent l’univers de l’enfance et un rapport au temps concret, journalier ; ils sont affectivement connotés. Les verbes d’action, concrets, abondent. Ils témoignent d’une expérience intime, individuelle et intersubjective, d’actions domestiques, relationnelles, inscrites dans le quotidien. Les traces lexicales caractérisant les discours féminins donnent l’idée d’une posture active, pratique, sensible, de l’ordre de la « métis ». Les mots des discours masculins sont plutôt abstraits, les valeurs morales très présentes, les affects peu exprimés. Les hommes parlent de façon conceptuelle de l’éducation et de l’enfant, du fonctionnement du couple et des rapports familiaux. La dimension formelle, désincarnée, des traces lexicales des pères est évidente. Ce qui caractérise ces derniers, c’est leur propension à parler en termes abstraits de choses qui, chez les femmes, renvoient au contraire à des expériences que l’on sent ancrées dans le réel, dans le vécu, dans la « chair » pourrait-on dire. On note chez les hommes, une posture plus distanciée, un regard plus formel, des traces lexicales illustrant une posture extérieure, retirée, réflexive.

Des mots pour des rôles

40Lorsque les parents ont eu à parler de leur expérience parentale (de l’organisation familiale à l’arrivée de l’enfant, des négociations avec le conjoint, de leur conception du rôle de parent), les femmes ont décrit cette expérience de l’intérieur, les hommes l’ont plutôt commentée de l’extérieur. Les interviewés ont produit un discours social. Leur parole doit être comprise ainsi : résultat de ce que chacun est en mesure de dire dans une situation sociale particulière (Bourdieu, 1994). Soulignons le fait que les entretiens ont été menés au domicile des personnes, ce qui n’est pas neutre, le foyer étant encore le lieu symbolique de la féminité (Kaufmann, 1988). Ajoutons aussi que, dans la plupart des cas, ce sont les mères qui ont répondu à notre appel, et qui ont ensuite transmis notre requête à leur conjoint; la place symbolique occupée par les uns et les autres n’est pas la même.

41Dans la perspective de notre travail, « parler de », « parler sur » est une pratique sociale, illustrant un rapport – à la parentalité – qui se décline différemment pour les hommes et les femmes. Les mondes lexicaux des uns et des autres se distinguent. Symboliquement, hommes et femmes n’occupent pas les mêmes lieux (« topoï », Boltanski et al., 1991), les unes se situant résolument du côté des activités et tâches d’éducation et d’organisation, les autres se situant plutôt du côté de la « réflexion sur ».

42À l’instar de Singly ( 1990), on peut faire l’hypothèse d’une spécialisation homme-femme, et supposer que celle-ci permet au couple de résoudre une forme de contradiction : entre d’une part la logique d’efficacité – stratégique et instrumentale – et d’autre part la logique de distanciation et de subjectivation (Boutinet, 1998 ; Dubet, 1994).

Quelle compréhension du partage ?

43Ce qui est également intéressant à analyser, c’est le « rapport » que les individus entretiennent à leur expérience de la parentalité et à celle de leur conjoint. Il semble y avoir un écart entre le principe d’égalité et d’équité, affirmé par l’ensemble des personnes, et la répartition réelle des tâches entre les hommes et les femmes. Les femmes plus que les hommes affirment que les tâches sont partagées : « on partage tout ». Pourtant ce partage n’est pas équitable, ni en termes de temps, ni en termes de nature des tâches. L’organisation domestique et la prise de rôles semblent s’effectuer naturellement, sans discussion, et ne semblent pas véritablement poser question. Les femmes de notre étude n’ont exprimé sur ce point, ni revendications, ni plaintes, ni ressentis négatifs. On peut s’interroger sur ce « mutisme » à propos d’une question souvent « brûlante » dans les débats sociaux.

44Mères de très jeunes enfants, souvent jeunes elles-mêmes, pour la plupart installées depuis peu dans la conjugalité, bénéficiant de conditions d’existence favorables, elles semblent s’épanouir dans leur contexte de vie ; on sait que le sentiment amoureux à la base du lien conjugal est peu compatible avec la revendication de parité entre les genres, et que c’est « à l’intérieur des rapports conjugaux et familiaux, sous couvert de l’amour, que continue à se reproduire, aujourd’hui comme hier, l’inégalité fondamentale entre homme et femme » (Bihr et al., 2002, p. 143).

45Par ailleurs, il faut s’arrêter sur les notions de partage et de répartition. Remarquons en premier lieu qu’un partage n’est pas forcément équitable ; ainsi, si les femmes et les hommes estiment tous que les tâches sont partagées – et sans doute en effet le sont-elles –, ils n’ont rien dit de l’équité de ce partage (les questions posées n’ont pas abordé directement la question de l’équité). Dans la notion de partage telle qu’elle est perçue chez nos sujets, il y a l’idée d’un partage des idées : au sein du couple, il y a accord sur la manière dont les choses se passent, accord tacite qui ne fait pas l’objet de discussion. Kaufmann ( 1998) a bien montré que la tendance dominante est de se laisser porter par des ajustements implicites plutôt que de négocier ouvertement; et « le partage des tâches s’accomplit sous la pression de l’inégale disponibilité des conjoints selon les différents moments de la journée ou de la semaine » (Bihr et al., 2002, p. 136).

46Un extrait d’entretien illustre la manière dont se répartissent les tâches au sein d’un couple. Il s’agit d’une femme de 33 ans, mère de deux enfants de 6 et 2 ans. Responsable du service fiscal d’une entreprise, elle travaille à mi-temps, quatre jours par semaine. Son conjoint est directeur d’une entreprise d’expertise comptable (couple catégorisé dans la classe 3). Cet extrait permet de comprendre l’aspect naturel du processus de prise de rôles (naturel et spontanéité que l’ensemble des parents de notre étude revendiquent) :

  • Le partage des tâches… La cuisine, c’est plutôt moi; le ménage, c’est quand même plutôt moi, et puis la jeune fille qui vient aussi les garder vient faire du ménage. Et puis mon mari, lui, s’occupe pas mal de tout ce qui est… Plutôt, lui, c’est l’amusement des enfants, c’est-à-dire que moi, je sais pas m’amuser avec les enfants, lui sait bien le faire, donc c’est lui qui fait ça, et puis, évidemment, tout ce qui est bricolage dans la maison. Ça, c’est quelque chose de très classique. C’est vraiment… (rires)
  • Vous avez des rôles différenciés ?
  • Disons que, attendez… S’il faut faire une vaisselle, il la fait, sans jamais demander, il la fait aussi naturellement. Je veux dire, de façon générale, puisqu’on est dans la généralité, c’est plutôt moi qui fais à manger, c’est plutôt moi qui m’occupe de tout ce qui est linge, etc., c’est plutôt moi, tout ça.
  • Est-ce qu’il y a une différence entre l’organisation de la semaine et du week-end ?
  • Oui, c’est-à-dire que le week-end mon mari m’aide beaucoup plus que pendant la semaine parce qu’il a un boulot monstre pendant la semaine, ce qui fait que le week-end, c’est plutôt… Là, il y a un vrai partage des tâches pendant le week-end. Pendant la semaine, c’est plutôt moi.
  • Cette organisation de la vie quotidienne s’est mise en place de façon naturelle ?
  • Ah oui, j’ai de la chance, il met la main à la pâte tout à fait spontanément. Vraiment. »

47Il est intéressant de noter la manière dont cette jeune femme en vient à préciser, progressivement, comment s’opère le partage des tâches : visiblement, ce partage n’est pas équitable. Mais, comme le dit Kaufmann ( 1988, p. 112), « ce qui compte dans l’ajustement, ce n’est pas que ce qui en résulte puisse être considéré comme juste par un observateur extérieur, c’est que les deux conjoints soient d’accord dans leur définition de la hiérarchie des valeurs, y compris si la division des tâches est très inégalitaire ».

48Nous avons en effet noté que les couples interviewés présentent une grande homogénéité sur le plan des valeurs et des orientations à donner à leur vie et à l’éducation de leur enfant. Se dégage des entretiens une impression d’harmonie, d’accord « silencieux », sans doute antérieur à la naissance de l’enfant, en cohérence avec l’aspect spontané, souple, de la dynamique conjugale. L’ethos que le couple a construit dans les premières années de vie commune lui permet d’agir au quotidien par ajustements successifs, sans que soit nécessaire une discussion sur les orientations et les principes (une femme dit à propos de son conjoint devenu père : « Je m’en doutais un peu, qu’il serait comme ça »). On peut alors mieux comprendre ce qui rend les ajustements si solides; en effet, c’est lorsque « la négociation ne se vit pas comme telle qu’elle est la plus efficace » (Kaufmann, 1988, p. 112). Les conjoints semblent attachés à une conception de la parentalité qui serait une pratique spontanée : ils considèrent dans l’ensemble qu’être parent ne s’apprend pas, ou s’apprend sur le tas, qu’il s’agit d’agir au « feeling », à l’intuition, au jour le jour; certains parlent de « bricolage », beaucoup ont exprimé leur bonheur à être parent. L’exercice de la parentalité n’est pas dominé par la rationalité (ce qui contraste avec la sphère professionnelle).

49À ce propos, on pourrait formuler l’hypothèse que l’attachement des parents à la dimension spontanée – et donc peu réflexive – de la parentalité conduit sans doute à inhiber leurs dispositions à y porter un regard critique et réflexif (Ricard-Fersing, 2001 ; Lahire, 2002). Les analyses de Boltanski et Thévenot ( 1991) contribuent également à éclairer nos résultats : dans l’espace social coexistent divers mondes – des « cités » –, auxquels sont attachés des systèmes de valeurs différents et entre lesquels évoluent les acteurs sociaux. Dans ces « modèles régionaux d’action », la part de conscience et de réflexivité n’est pas la même et les acteurs sociaux raisonnent et agissent différemment selon les lieux qu’ils occupent. Certaines actions sont de l’ordre de la justice, ont la réciprocité pour règle, prennent appui sur des principes d’équivalence; d’autres au contraire relèvent de l’amour (« Agapè ») et se manifestent par le don, la gratuité, le renoncement au calcul et à la justice. Ainsi, il apparaît que les femmes de notre étude ont pensé et exprimé leur expérience « selon la loi d’Agapè », n’adoptant pas un point de vue général, distancié, qui les eût fait « basculer hors de l’amour », hors de l’altruisme et du dévouement (Boltanski, 1990; Molinier, 2003).

Conclusion

50Être parent d’un jeune enfant, c’est notamment s’impliquer fortement dans l’organisation et la logistique du quotidien, et les mères, plus que les pères, prennent cela en charge. Les deux types d’analyse (qualitative et quantitative) permettent de le constater. Si l’égalité hommefemme est – au moins en principe – aujourd’hui acceptée, il n’en reste pas moins que la problématique identitaire et l’expérience parentale s’expriment de manière spécifique pour les uns et les autres. L’identité des hommes et des femmes s’élabore à partir de figures identitaires spécifiques et se fonde encore sur une division traditionnelle des rôles et des tâches.

51Les femmes que nous avons rencontrées, qui ont gardé une insertion sur le plan professionnel, se présentent comme préoccupées par la régulation de leurs deux champs d’activité : l’activité professionnelle et la vie familiale. Ceci vient nuancer le modèle traditionnel de la féminité/masculinité (les femmes « du côté » de l’affectivité, l’émotion, la dynamique relationnelle, les hommes « du côté » de l’action). En fait, les femmes, de par leur investissement dans les tâches quotidiennes, leur engagement dans le « gouvernement domestique » (Fraisse, 2000), sont résolument tournées vers l’action, la décision, la planification. Les hommes apparaissent plus extérieurs… à la fois en termes d’implication quotidienne et sur le plan de la pensée, leur discours exprimant une certaine « distance ». Au cours des entretiens, ils ont semblé impliqués au niveau de la « réflexion sur », plutôt qu’au niveau de « l’action pour ».

52On constate avec Lahire ( 2002, p. 420) que les croyances et les idéaux des hommes et des femmes « peuvent être clairement du côté du partage égalitaire des tâches alors même que des habitudes, des propensions à agir contraires peuvent être mises en œuvre ». En fait, le vrai défi des femmes paraît moins se situer du côté d’un partage équitable des tâches avec leur conjoint que dans la réalisation d’un « double » objectif : être mère et mener une activité professionnelle. Cela suppose deux expériences de socialisation différentes, s’accompagnant, sur le plan psychique, de la coexistence de dispositions variées, et sans doute parfois contradictoires.

53Pour prolonger cette étude, il serait judicieux d’affiner la compréhension des dissonances psychiques, d’étudier la manière dont les personnes parviennent à négocier, sur le plan intrapsychique, entre différentes dispositions à agir et à penser. L’approche sociopsychologique nous semble tout à fait pertinente pour avancer dans cette voie.

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