1Les travailleurs sociaux n’ont jamais manqué d’être interpellés à propos de leurs pratiques et de leur apparente propension à la psycho-logisation des situations. Le fait semble acquis. Pourtant, il n’est sans doute pas inutile d’y revenir pour tenter de pointer les intérêts et les impasses des discours.
Une psychologie au service du contrôle social
2La parution en 1972 du numéro de la revue Esprit, « Pourquoi le travail social ? », inaugure une mise en procès de ce champ d’activité.
3On le sait, l’essentiel du propos s’attache à mettre au jour, derrière une supposée philanthropie, une œuvre de domination des classes dominées par les classes dominantes à l’aide d’un renforcement inégalé des procédures du contrôle social. On le sait également, si cette notion de contrôle social va connaître un succès important y compris auprès des travailleurs sociaux, elle n’en va pas moins décliner, sinon disparaître, après une apogée et connaître une mise à la retraite, dira Castel ( 1989), à tel point que lorsque la revue Esprit publie un nouveau numéro intitulé « À quoi sert le travail social ? » en 1998, la référence a quasiment disparu.
4Mais en 1972 et dans les années qui ont suivi, pour mieux dénoncer l’enjeu politique du travail social (concourir à la reproduction du système capitaliste), il était nécessaire de tenter d’en démonter l’un des rouages pernicieux, à savoir l’action psychologique.
5« L’insertion de la psychologie dans les structures de l’assistance s’éclaire si on veut bien comprendre que la psychologie naît très exactement au point de rencontre entre le besoin et le pouvoir », écrit Donzelot ( 1972, p. 669). La psychologie ne peut qu’être au service du pouvoir. L’art du travailleur social, lorsqu’il déploie sa panoplie « psy », consiste alors à transformer un besoin (le logement par exemple), qui a une valeur objective et qui interroge le pouvoir dans sa capacité ou sa volonté d’y répondre, en une demande. Il s’agit alors pour lui de dissocier la demande manifeste d’une demande latente que lui seul peut détecter en tant que spécialiste : « Le sujet n’a plus la connaissance de lui-même », sa demande est décortiquée par un expert. Dès lors, tout problème de quelque nature que ce soit, même économique, peut aisément se rapporter à une faiblesse du moi conduisant à la mise en œuvre d’une action de renforcement. Les réalités sociales disparaissent ainsi au pro?t d’une responsabilité individuelle. Et Donzelot de conclure : « Les psychologues ne peuvent guère être mieux que les égoutiers de la misère humaine. » L’affaire est donc rapidement entendue.
6Donzelot n’est pas le seul à mettre en cause les tendances psychologisantes à l’œuvre dans les pratiques du travail social et plus globalement dans le champ social. À l’occasion de la table ronde du numéro de 1972, Domenach pose directement la question du traitement en termes cliniques des comportements asociaux ou antisociaux. Cela permet à Foucault de rappeler que « les catégories juridiques de l’exclusion ont régulièrement leurs corrélatifs médicaux ou cliniques » ( 1963, p. 678), à Meyer d’évoquer « une volonté de cliniciser le social » (p. 680), et à Foucault, de nouveau, de parler de « pratique sélective, exclusive, enfermante, etc., sur le fond de laquelle vous voyez se bâtir des pratiques et des discours juridiques, psychologiques, etc. » ( 1963, p. 682).
7On y reconnaît, mais sans les nuances, chez chaque participant, l’in?uence des conceptions présentes dans Histoire de la folie ( 1963) en ce qu’elles inaugurent un champ de ré?exion sur le pouvoir des institutions. Sans les nuances, car si cette histoire de la folie est « l’histoire de ce qui a rendu possible l’apparition d’une psychologie » (p. 548), si cette histoire est bien celle de l’ordre, de la morale et du rapport à la raison, celle qui voit la ?gure de l’insensé dans la cité se métamorphoser dans celle de l’aliéné placé désormais sous le pouvoir du médecin entre les murs de l’asile, elle est aussi celle du rapport à la vérité « à la fois offerte et cachée » et celle d’une interrogation de l’homme sur lui-même. Dans ce cadre, la psychologie « fait inexorablement partie de la dialectique de l’homme moderne aux prises avec sa vérité » (p. 549).
8Et s’il fallait encore s’en convaincre, le très beau livre de Jodelet, Folies et représentations sociales ( 1989), est là pour nous rappeler que le rapport à la folie ne s’inscrit pas uniquement dans les rets d’une normativité dictée par des considérations socio-économiques mais interroge au plus profond le rapport de l’homme à l’autre, ce que l’on peut dire de tout rapport à la déviance.
9Sans doute parce que la démonstration relève plus du champ du politique que de l’analyse, les interrogations sourdes ont disparu : il ne reste dans le propos des uns et des autres que la dénonciation d’une pseudo-science au service des dominants : la psychologie dont usent les travailleurs sociaux ne sert qu’à masquer les réalités sociales de la domination ; l’approche clinique n’est qu’un leurre, à la fois le masque et l’expression de cette domination. Tout est ramené à la seule question d’importance dans le contexte de l’époque : celle du pouvoir dans un système capitaliste.
10Quelque temps après, dans un registre moins caricatural mais non sans avoir fortement interrogé la place de la psychanalyse dans le champ social, son rapport au pouvoir, ses structures normalisantes et l’évolution du champ psychiatrique dans son ouvrage Le psychanalysme ( 1976), Castel ( 1981) s’inquiète de la constitution d’un ordre postdisciplinaire dans lequel il s’agit moins de contraindre que de prévenir le risque de l’inadaptation pour promouvoir l’ef?cience sociale. Le champ médico-psychologique lui apparaît appelé, au travers de toute une série de procédures de dépistage et d’orientation, à participer à la gestion du social en repérant les déviations des comportements par rapport à une norme sociale. Et s’il rappelle que « la psychologie s’est développée à l’ombre d’institutions dont elle était appelée à pallier les dysfonctionnements » (p. 183), que ce soit l’école ou l’usine, il n’en souligne pas moins que la montée de la psychologisation, la place prise par une certaine culture psychologique et plus précisément une culture relationnelle « exprime[nt] plutôt un état du système de production où les contraintes objectives de l’économie sont placées hors d’atteinte des sujets qui n’ont d’autres recours que de travailler l’espace de leur propre potentiel et de leurs relations » (p. 189). Dans ce cadre, la tâche des travailleurs sociaux, leur inscription dans cette culture, ne se lit plus uniquement alors comme un assujettissement, une idéologisation, mais comme une tentative de produire de la socialité à défaut de pouvoir agir sur des causes objectives (p. 197).
11L’analyse que propose Castel a l’avantage non seulement de ne pas s’enfermer dans une simple logique de dénonciation, de chercher à mettre en évidence comment une certaine culture psychologique se développe sur un fond de re?ux du social (p. 184), mais également de chercher à lire les pratiques du travail social autrement que comme une simple et unique entreprise de normalisation.
12Si l’on poursuit ce rapide tour d’horizon, on constate que la
critique de la culture psychologique des travailleurs sociaux va trouver
un nouveau développement avec la psychologie sociale : « Il est admis
maintenant que le travail social participe de la reproduction de quelques idéologies dominantes relatives à la famille, à l’école, au travail »,
écrivent Beauvois et Le Poultier ( 1985, p. 74). Mais leurs propos se
situent moins du côté de la dénonciation virulente que de la volonté de
rendre compte de la psychologisation à l’œuvre dans les pratiques du
travail social au travers de la pression à l’internalité : « Il importe alors
au travail social que les gens dits inadaptés sociaux prennent conscience qu’ils sont un peu les acteurs des situations rencontrées, qu’ils
sont a minima responsables de leurs agissements » (p. 75). La pression
à l’internalité en tant qu’elle renforce l’attribution des conduites aux
personnes, qu’elle invite au contrôle interne, qu’elle autorise de juger
de la responsabilité individuelle en éludant ce qui tient aux structures
sociales permet la naturalisation d’un univers en attribuant « des causes
stables, individuelles, naturelles aux comportements déviants ou
inadaptés » (p. 79). Cette manière de privilégier « implicitement les
déterminismes psychologiques pour expliquer les conduites et les
situations d’inadaptation sociales » (Le Poultier, 1986, p. 27) se traduit
également par le recours aux théories implicites de la personnalité :
« Ce que les personnes font ou sont amène les travailleurs sociaux à
inférer chez elles tel ou tel trait de personnalité » (p. 28). Ces illusions
de descriptions psychologiques ne servent au fond qu’à évaluer, donc à
attribuer une valeur aux personnes en fonction d’une idéologie normative. Ces pratiques ont pour corollaire un système d’évaluation molle
(Le Poultier, 1990, p. 41) qui « s’appuie sur une démarche clinique,
globale, peu instrumentalisée, peu systématique et à la limite
incontrôlable » (p. 43), donc, comme toute clinique, à la différence de
l’approche expérimentale, peu scienti?que.
Objectivité et subjectivité
13À partir de cet exposé rapide de la critique, il nous faut examiner ce qui pose problème. Montrer en quoi l’accent mis sur un déterminisme individuel, plus que sur une psychologie d’ailleurs, contient la possible négation des réalités sociales, démonter les ressorts socio-cognitifs des processus en jeu, s’attacher à décrire certaines fonctions idéologiques d’une institution comme le travail social apparaissent pour bien des raisons une série d’exercices salutaires face aux illusions humanitaires des travailleurs sociaux. Mais au-delà des excès, voire de l’outrance, il nous faut bien constater que :
- sous le terme psychologie se trouve amalgamé tout se qui relève d’une psychologie quotidienne (Beauvois, 1984) faite d’inférences, de diagnostics parfois à l’emporte-pièce, de recherche de maîtrise de l’environnement et de la relation à autrui avec une démarche clinique, qu’elle soit de nature pratique ou tournée vers la recherche ;
- sous les termes de psychologie et de clinique se trouvent confondus ce qui relève de l’illusion du savoir, des croyances dont les travailleurs sociaux ne sont pas indemnes et « la pratique au pied du lit » qui bien évidemment peut se limiter à faire de l’autre un simple objet d’examen dépossédé de son statut de sujet (Barus-Michel, 1987 p. 35) mais qui impose fondamentalement que le clinicien ne puisse « se dérober à sa propre mise en cause » (p. 36) ;
- la psychologie vue par les sociologues et l’approche clinique pour certains psychologues sociaux se trouvent renvoyées uniquement à des logiques individuelles, forcément ignorantes du social.
14Ce qui se dessine derrière des critiques opportunes renvoie à une tradition durkheimienne (le social ne s’explique que par le social) et, en ce sens, à ce que Moscovici nomme une pression « a?n de répudier les facteurs psychologiques de la connaissance de l’homme et de la société » ( 1988, p. 15). La psychologie ne peut être qu’une fausse science (p. 16) qui tend à miner les pouvoirs de la raison et à cacher les vraies causes de l’angoisse sociale (p. 15). Le social ne serait qu’objectivité là où le psychique ne peut être que subjectivité.
15Mais ce refus de toute référence au psychisme suppose que « l’on puisse faire abstraction du côté subjectif, des émotions, des capacités mentales des individus » et plus précisément que « celles-ci ne déterminent en aucune façon le contenu et la structure de la vie en commun » (p. 21).
16Cette position et cette volonté hégémoniques, cette manière de faire au travers de l’objet « travail social » le procès de la psychologie plus que celui d’une psychologisation conduisent à une double impasse : une impossibilité de penser le sujet, une impossibilité de penser les pratiques du travail social.
17Ici les travailleurs sociaux comme les personnes qu’ils prennent en charge ne sont que des individus dont l’autonomie n’est qu’illusion idéologique. Ils sont soumis à des structures socio-économiques qui, en tant qu’institutions garantes d’un ordre social, apparaissent immuables et aliénantes. Mais n’est-ce pas n’apercevoir de l’institution que l’institué ? N’est-ce pas, au fond, réfuter l’idée même d’histoire ?
18Comme le souligne Castoriadis, « la société instituée ne s’oppose pas à la société instituante comme produit mort à une activité qui la fait naître ; elle représente la ?xité/stabilité relative » ( 1975, p. 496).
19Considérer la société à la fois comme instituante et comme instituée, considérer que les signi?cations d’une institution sont à la fois données et construites – données parce que « l’institution opère au su et à l’insu des acteurs sociaux [… ] sous des formes obscures qui la mettent hors de portée et la font oublier » (Barus-Michel, 1987, p. 44) ; construites parce que « les hommes ont à donner à leur vie individuelle et collective une signi?cation qui n’est pas pré-assignée » (Castoriadis, 1975, p. 73) –, que le sens que donnent les acteurs à l’institution fait partie du sens de l’institution, tout cela conduit à concevoir l’individu non seulement comme acteur mais également comme sujet, et à prendre en compte les subjectivités en jeu. « Le social n’est jamais indemne des projections inconscientes des individus », souligne Barus-Michel ( 1987, p. 11).
20Il ne s’agit pas de postuler le primat du sujet sur les structures car, comme le rappelle Castoriadis, « le Je autonome n’est pas un soi absolu » ( 1975, p. 139) ; il s’agit juste d’essayer de le penser en considérant qu’il ne s’exprime pas en dehors de tout contexte, qu’il est toujours en rapport avec un autre, qu’il est « membre d’une tribu, d’un peuple, d’une caste, d’une classe sociale, d’une institution », comme le déclare Freud ( 1980, p. 84) pour justi?er l’existence d’une psychologie sociale.
21Dans le cadre du travail social, cela apparaît essentiel. On peut appréhender celui-ci comme un travail institutionnel, un moment « de mise en œuvre du contrôle social, le moment de désignation, de nomination de la déviance dans son rapport à la norme » (Boutanquoi, 2001, p. 49), déviance entendue comme écarts, désajustements que suit un moment de normalisation, de pression à la conformité. Il s’agit bien d’un travail avec un autre ; si cela se joue sur une scène sociale toujours historiquement marquée, à partir de dé?nitions elles-mêmes socialement et historiquement repérées, il s’agit toujours d’une rencontre singulière, irréductible et pourtant toujours renouvelée avec ce qui questionne le social : la folie, le handicap, la maltraitance, le chômage, etc. Mandaté socialement, le travailleur social est chargé de dé?nir, à partir de ce qu’il est, ce qu’est l’autre et sans aucun doute ce qu’il vaut, son « utilité sociale », mais également ce qu’il représente en tant qu’il rend visible la frontière entre la norme et la déviance. En ce sens nous ne pouvons que souscrire aux propos de M. Autès lorsqu’il évoque que cette rencontre entre un travailleur social et celui qu’il doit nommer est un espace de transactions identitaires ( 1998, p. 52).
22Dès lors, si on veut bien émerger d’une pensée unilatérale qui ne voit dans le travail social qu’un processus de reproduction idéologique dont la psychologisation serait l’arme essentielle, si on veut bien admettre que, professionnalisé ou non, il participe d’un travail de dé?nition et de contrôle de la déviance et de l’altérité dont aucune société ne peut faire l’économie, il faut alors considérer le travail relationnel comme un lieu et un espace de la mise en mots du rapport norme et déviance. Le travail relationnel et ses soubassements psychologiques ne peuvent plus être uniquement considérés comme les outils d’une domination mais également comme le support d’un travail social de dé?nition, d’interrogation, de rencontre qui mobilise les ressources personnelles du travailleur social pour mobiliser l’autre, objet de la prise en charge en tant qu’acteur. Cette rencontre renferme une certaine idée du sujet et en même temps sa possible négation.
23De fait, la manière dont le travailleur social connaît mérite effectivement d’être interrogée dans un cadre qui prenne en compte non seulement l’enjeu social mais également les dynamiques d’interactions identitaires : « La connaissance évaluative, à l’inverse de la connaissance descriptive ou scienti?que, est une connaissance fondamentalement contextualisée dans le sens où elle suppose une perspective d’interaction entre l’évaluateur et la personne évaluée dans un registre de rapports sociaux » (Robert et coll., 1998, p. 165). De même, les savoirs qui conjuguent des savoirs de sens commun, des savoirs scienti?ques, des savoirs issus de l’expérience (Boutanquoi, 2002, p. 117) sinon des croyances, peuvent gagner à être mis en perspective dans leurs dimensions parfois illusoires, en tant qu’ils peuvent être le support d’une prise de pouvoir.
24Dès lors on peut appeler psychologisation non le recours à des dimensions psychiques dans la compréhension et l’approche des situations, mais la mise en œuvre de savoirs de type psychologiques en dehors de tout dispositif clinique qui restitue à l’autre sa position de sujet dans ses déterminations aussi bien individuelles que sociales, qui interroge autant celui qui est parlé que celui qui parle, qui ne réduit pas l’autre aux perspectives d’un savoir automatique, application de grilles de lecture rigides dont la thématique de la reproduction intergénérationnelle des problématiques familiales dans le champ de la protection de l’enfance en est l’exemple le plus frappant.
25Il n’est pas sûr que ce débat soit encore d’actualité, ni qu’il soit encore temps de discuter (avec un rien de facilité plusieurs années après les premières publications, comme si celles-ci ne portaient pas la marque d’une époque) une approche qui a in?uencé nombre de travailleurs sociaux comme nombre de chercheurs, une approche polémique et surtout politique. Une première raison tient sans doute à l’évolution du regard sociologique, à ce que Dubet ( 1994) nomme l’épuisement de la sociologie classique : la nécessité de penser le sujet, de prendre en compte la subjectivité, ce qui implique, comme le souligne de Gaulejac, d’« accepter de s’interroger sur la dimension existentielle comme élément décisif pour comprendre les conduites, les comportements, les attitudes, les relations et les rapports sociaux » ( 1999, p. 217). Une seconde raison se trouve dans l’évolution de la pensée dominante sur le travail social dans un contexte de remise en cause de l’État-providence par les logiques libérales.
La prestation de service
26Loin de disparaître avec le temps et par manque de débouchés concrets, la critique de la culture psychologique des travailleurs sociaux et de la relation duale va trouver une nouvelle expression. La mise en cause de l’inadaptation des pratiques, en particulier éducatives, face aux enjeux de la territorialisation de l’action sociale (Ion, 1990), et de la politique de la ville et de prévention de la délinquance en fait sans doute un des points d’ancrage. L’interrogation sur les compétences (savoirs et savoir-faire) et sur la qualité de la formation initiale en a constitué probablement un prolongement. Si d’aucuns ont cru pouvoir pronostiquer la ?n de professions historiques, obsolètes sinon disquali?ées face à la montée des nouveaux intervenants en tout genre (médiateurs, emplois jeunes… ) moins diplômés mais plus ?exibles, d’autres annoncent depuis quelques temps un choc culturel, une transformation radicale de l’exercice professionnel : « De bénévoles dans l’âme [… ] mus par des motivations personnelles et une certaine générosité, nous passons progressivement à des professionnels rendant une prestation de service » (Loubat, 1993, p. 80). Fini le bricolage, ?ni le primat de l’idéologie « récusant les valeurs et les techniques de l’entreprise » (p. 78), ?nies « les fables anthropologiques que sont le communisme primitif d’Engels et la horde primitive de Freud » (p. 79), place à l’apprentissage social, place à la gestion d’entreprises sociales.
27Ce qui, il y a dix ans, pouvait encore relever de la prophétie gratuite, d’une manière de se positionner singulièrement sur le marché passablement encombré des penseurs du travail social, s’est révélé au ?l du temps bien plus qu’une mode.
28La disquali?cation des professionnels du travail social (hier suppôts du pouvoir, chargés de la mise au travail des marginaux et aujourd’hui incapables d’agir pour l’insertion ; hier agents de normalisation familiale et aujourd’hui inaptes à prévenir la maltraitance), la mise en cause de ces savoirs trop imprégnés de psychologie et surtout de l’ef?cacité des pratiques au regard des coûts, la question du droit des usagers qui entremêle l’usager en tant que sujet de droit et l’usager consommateur d’une prestation nous semblent le terreau d’un nouveau discours qui cherche à dominer la scène des pratiques du travail social.
29Autrement dit, face à la question de la visibilité de l’action, de ce qui est présenté comme une nécessaire modernisation compte tenu de l’archaïsme dénoncé des pratiques et de l’indispensable transparence des transactions avec les usagers, le management des personnels allié à la personnalisation des prestations apparaissent comme le nouvel horizon salvateur du travail social.
30À une organisation perçue comme brouillonne, voire « plus proche de la secte totalitaire que de la société démocratique » (Loubat, 1993, p. 79) et dont la réunion de synthèse, « sa langue de bois psy », et son incapacité à produire autre chose que du discours seraient l’illustration, doit se substituer une organisation qui ne recule pas devant le marketing (Fève, 2002, p. 85) ni l’évaluation, c’est-à-dire la comparaison entre les effets voulus et les effets obtenus (p. 87) ; une organisation forte d’un dirigeant catalyseur « capable de créer autour de lui des conditions propices à l’engagement de toutes les intelligences » (Joing, 2002, p. 101) ; une organisation qui s’intéresse à la satisfaction des besoins de la clientèle (p. 102) ; une organisation rationalisée grâce à la méthodologie de projet et au projet individualisé. Il faut désormais inscrire le travail social dans des logiques de service qui supposent de concevoir une offre, une clientèle, des usagers et de dé?nir un processus de fabrication (procédures, savoir-faire, méthodologie) avec pour objectif « l’organisation systématique et cohérente de tous les éléments physiques et humains de l’interface usager-entreprise associative en vue de réaliser une prestation de service de qualité optimale » (Batifoulier, 2003, p. 88) sans oublier le suivi de cette dernière (p. 89).
31À la relation d’aide dont on peut effectivement pointer les manques lorsqu’elle enferme l’autre dans un diagnostic, lorsqu’elle conduit à ne percevoir que les dysfonctionnements et non les potentiels, lorsqu’elle est prise de pouvoir, doit se substituer la relation de service. Elle seule serait à même de prendre en compte le droit des usagers, d’ouvrir la voie au projet individualisé donc à la personnalisation contre l’uniformité proposée naguère dans les institutions et ainsi de « s’extraire du volontarisme idéologique des décennies précédentes et tourner la page temporelle d’un ancien régime, celui d’une action caritative fondée sur l’autolégitimité, l’autoproclamation et… l’autosatisfaction » (Loubat, 2003, p. 4). Il s’agit donc de recourir à une méthodologie performante qui correspond à un « dépassement historique » (p. 9), pour faire émerger les besoins et les attentes du béné?ciaire, y apporter des réponses opérationnelles au travers de la contractualisation qui traduit « une exigence de lisibilité et de traçabilité » (sic !, p. 7).
32Ces extraits d’une littérature récente destinée aux travailleurs sociaux peut apparaître à des années-lumière des critiques sociologiques des années 1970. À un discours politique mais en même temps interrogatif, malgré son incapacité à produire autre chose qu’un sens univoque et, plus encore, à accompagner un quelconque changement, se substitue, non sans con?it, un discours technocratique, vide de sens, vide de réalité humaine et sociale et qui recèle une même inaptitude à être le support d’une pensée sur le sujet.
33Malgré parfois quelques références à la dynamique des groupes, l’organisation n’est plus désormais qu’un système d’action et surtout pas un système social. Dans son souci procédurier au service d’une ef?cacité dont on se garde de dé?nir réellement les contours, le management ne peut que faire disparaître les sujets tant individuels que sociaux : en réduisant les professionnels à n’être que des agents dotés de modes d’emploi ; en faisant de l’objectivité méthodologique la ligne de défense contre la subjectivité des pratiques et des relations ; en oubliant que le sujet de droit, s’il renvoie à un « sujet éthique que les institutions doivent respecter », est également un sujet égoïste « conscient de ses intérêts et qui doit pouvoir se comporter comme un usager ou comme un client » (Dubet, 2002, p. 74). Ce sujet de droit pourrait bien se résumer à un simple individu dont il faut certes reconnaître les potentialités mais à qui on renvoie également de ce fait la responsabilité de son propre devenir. Les effets de mode autour des notions d’empowerment (pouvoir d’agir) et de résilience en sont sans doute des symptômes inquiétants car si elles pouvaient contenir une interrogation sur les pratiques et les regards des travailleurs sociaux, sur la manière parfois d’enfermer l’autre dans ses empêchements sinon dans un destin fatal, elles paraissent devoir donner lieu à des grilles d’analyse pour évaluer une capacité à s’en sortir et donc l’intérêt de l’aide à apporter.
Une démarche clinique
34Là où la dénonciation sociologique ne permettait pas de penser le sujet mais voyait l’unique détermination sociale de sa vie et de sa manière d’être, là où elle ne permettait pas de penser l’espace subjectif de la rencontre mais n’observait les aspects d’un contrôle « social » que sous l’angle politique, le management et l’idéologie du projet individuel non seulement escamotent le sujet derrière la toute-puissance de ses besoins ou de ses attentes de consommateur (ce qui suppose justement la capacité de les exprimer, les sans-voix n’ayant dès lors que peut d’intérêt) auxquels il faut répondre, mais tendent aussi à favoriser une négation des souffrances individuelles, collectives et sociales au pro?t d’une mécanique de distribution de prestations d’individu à individu. Mais répondre mécaniquement à ce qui peut être une question existentielle n’est-elle pas la pire des stratégies ?, s’interroge avec raison Autès « car répondre c’est nier l’existence de celui qui la pose » ( 1998, p. 53). Nous entrons dans le registre de la compensation au sein duquel la question du sens n’a justement plus de sens.
35Là où la psychologisation était enfermement de l’autre dans un prétendu savoir qui nie le sujet dans sa singularité et ses inscriptions sociales, les pratiques managériales et l’idéologie du projet fabriquent des individus isolés, déconnectés les uns des autres dans une sorte d’apesanteur sociale.
36À décharger le travail social d’une ambition impossible de transformation de la société, à éviter de le réduire à un réseau de distribution de prestations, à le considérer d’abord dans son travail de rencontre avec la déviance et la souffrance, il n’est plus certain que la question fondamentale soit celle des savoirs de nature psychologique dont usent, voire abusent, les travailleurs sociaux – qu’on les dénonce au nom d’un combat politique ou d’une vision technocratique – mais bien celle de la manière de penser le sujet dans ses déterminations individuelles, historiques, familiales et sociales. Ni l’enfermement dans des grilles de lecture univoques, ni la dictature de la réponse individuelle ne sont à même d’ouvrir de quelconques perspectives. C’est probablement du côté d’un renouvellement d’une démarche clinique que la re?exion doit s’orienter, renouvellement parce que, s’il existe une clinique du travail social, elle ne dépasse pas toujours le stade de l’interprétation et de sa violence.
37Même si elle concernait l’approche des organisations, on peut sans doute s’appuyer sur la dé?nition qu’en donne Lévy pour clari?er l’enjeu. Pour cet auteur, la démarche clinique repose sur « une attention aux faits concrets, saisis dans leur totalité et dans leur contexte empirique ainsi que dans leur singularité propre [… ] et leur appréhension comme signi?ants en eux-mêmes et pour eux-mêmes » et sur « un effort [… ] pour dégager de ces observations un sens, étant entendu que celui-ci est à rechercher chez les sujets » ( 1997, p. 86-87). La démarche clinique n’est pas l’application d’un savoir, même si des savoirs la portent. Elle est attention à l’autre, singulier, semblable et différent, qui ne saurait se résumer à un cas. À bien des égards, la démarche clinique ne paraît pas très éloignée de la démarche d’entretien telle que Bourdieu l’évoque lorsqu’il en parle comme d’une « forme d’exercice spirituel visant à obtenir par l’oubli de soi une véritable conversion du regard que nous portons sur les autres » ( 1993, p. 912) et comme une occasion pour ceux qui sont interrogés « de construire leur propre point de vue sur eux-mêmes et sur le monde » (p. 915).
38La démarche clinique tend à aider l’autre à produire du sens en prenant en compte des dimensions à la fois psychiques et sociales qui forment l’ensemble des conditions d’existence et non à le lui imposer par une prise de pouvoir. Elle implique d’accepter que l’autre soit une énigme qu’on ne résout pas.
39Dès lors, la ré?exion paraît devoir s’attacher à ce qui favorise l’assignation de sens et obère de fait les capacités du sujet. En premier lieu, on peut repérer l’illusion de savoir (psychanalytique par exemple) et les croyances (la fatalité de la reproduction des traumatismes) qui conduisent à produire des analyses plus ou moins automatiques où nombre de « faits concrets », qu’ils soient économiques, sociaux ou individuels, ne sont pas saisis dans « leur totalité », ce dont témoigne nombre de rapports de protection de l’enfance. En second lieu intervient l’absence d’espaces où prendre en compte les subjectivités en jeu celles des situations de travail avec son cortège d’affects, de représentations et de souffrances, celles des relations professionnelles et ses enjeux identitaires.
40Dès lors il n’existe d’autres choix pour chaque organisation que de produire des dispositifs forcément fragiles et incertains, rigoureux sans être procéduriers, pour faciliter un questionnement et une élaboration qui n’enferment l’autre ni dans une pseudo-vérité ni dans une réponse même individualisée. L’intérêt pour les groupes d’analyse de la pratique témoigne sans doute d’une attente des professionnels en ce sens.
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