Notes
-
[1]
René Char ( 1947-1949), « Rougeur des Matinaux XIII » Les Matinaux, Paris, Gallimard, p. 332.
-
[2]
Un large ensemble de travaux témoigne de ces aspects : notamment ceux réunis par René Kaës dans R. Kaës et al., Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels, Paris, Dunod, 1996 ; J.-P. Pinel, « La déliaison pathologique des liens institutionnels », 1996, p. 48-79, ainsi que dans l’ouvrage : L’Institution, et les institutions, ( 1987) notamment E. Enriquez, « Le travail de la mort dans les institutions », p. 62-94.
-
[3]
Pour un développement de cette perspective, cf. Georges Gaillard ( 2001), « Identifications professionnelles, assignations institutionnelles et paralysies de la pensée », dans Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 35, Toulouse, Érès, p. 185-200 ; et pour un point de vue plus large du nouage entre professionnels du social, usagers et demande sociale : Paul Laurent Assoun( 1999), Le Préjudice et l’Idéal, pour une clinique sociale du trauma, Paris, Anthropos.
-
[4]
Pour une appréhension des concepts désormais « classiques » dans la clinique des ensemble intersubjectifs de « contrat narcissique » et de « pacte dénégatif », cf. Piera Aulagnier ( 1975), La Violence de l’interprétation (cf. Castoriadis-Aulagnier), Paris, PUF, 363 p., et René Kaës ( 1992), « Pacte dénégatif et alliances inconscientes », Gruppo n° 8, p. 117-132.
-
[5]
Les dispositifs dit d’« analyse de la pratique » participent d’une tentative de dénouage de ces intrications, donc du processus d’historisation.
-
[6]
Jean-Pierre Pinel mentionne ainsi « La négativité relevant de la fondation institutionnelle, comme l’un des “attracteurs de la déliaison pathologique”» ( 1996), « La déliaison pathologique des liens institutionnels », dans R. Kaës et al., Souffrance et pathologie des liens institutionnels, Paris, Dunod, p. 64.
-
[7]
Parmi les nombreuses et fécondes recherches actuelles portant sur la transmission psychique dans les ensembles intersubjectifs et transgénérationnels, outre les travaux pionniers de Nicolas Abraham et de Maria Torok, 1987, il convient de mentionner les noms de R. Kaës, 1993 b; J.-C. Rouchy, 1995 ; S. Tisseron, 1995 ; A. Eiguer, 1997 ; A. Ciccone, 1997,1999.
-
[8]
Certains autres événements tels que nouvelle construction, changement dans les affiliations et les structures administratives des institutions (fusion, assimilation dans des institutions plus larges… ) présentent des potentialités de déliaisons similaires. Ces événements jouent également comme des marqueurs temporels et donc des séparations et/ou de re-mobilisations de l’idéal.
-
[9]
Précisons que nous entendons cette notion d’emprise, dans son aspect mortifère, selon les acceptions de R. Dorey ( 1981) qui la caractérise ainsi : « Appropriation par dépossession de l’autre, domination, empreinte. » Nous ne nous référons donc pas ici aux aspects d’appropriation subjectivante qui peuvent aussi être rattachés à cette notion d’emprise ainsi que le proposent les théorisations de Paul Denis ( 1997, Emprise et satisfaction) et ceux d’Alain Ferrant ( 2001, Pulsion et liens d’emprise).
-
[10]
Pour un approfondissement de cette mise à jour du primat du filicide dans le mythe d’Œdipe, voir notamment J. Bergeret ( 1984,2000), La Violence fondamentale, Paris, Dunod.
-
[11]
La mise en récit de la mythologie grecque que Jean-Pierre Vernant a récemment proposée ( 1999, L’Univers, les dieux les hommes, Paris, Le Seuil) permet de revisiter l’émergence du Panthéon grec, comme ce cheminement qui va du chaos à mise en place de l’Olympe, et à la stabilisation du pouvoir, via la captation opérée par Zeus. Du côté des immortels, la lutte pour le pouvoir va ainsi être interrompue avec Zeus. Les mortels, eux, n’auront de cesse de perpétrer le meurtre. En ce sens, la tragédie œdipienne constitue un aboutissement avec la disparition de la lignée des Labdacides.
-
[12]
Sur cette notion de disqualification professionnelle, cf. Paul Fustier ( 1999), Le Travail d’équipe en institution. Clinique de l’institution médico-sociale et psychiatrique, Paris, Dunod, notamment les p. 157-159.
-
[13]
R. Kaës a souligné l’équivalence entre utopie et uchronie. La visée utopique nécessite une négation de la temporalité, et de la séparation, qui renvoie à la castration et fait pièce à la complétude narcissique ( 1980), L’Idéologie, études psychanalytiques, Paris, Dunod.
-
[14]
Dans ces professions du soin et du travail social, le primat des compétences relationnelles sous-tend en effet un des paradoxes identitaires.
-
[15]
Dans une parution prochaine, Alain-Noël Henri propose de désigner l’ensemble de ces pratiques sous le terme de « pratiques de la mésinscription ». A.-N. Henri, « Le secret de famille et l’enfant improbable », dans P. Mercader et A.-N. Henri (sous la direction de), La Psychologie : filiation bâtarde, transmission incertaine.
-
[16]
Pierre Fédida propose l’idée que, dans la constitution du sujet, « le primitif est au centre ». Il assimile alors le devenir du sujet à un « processus de civilisation » (séminaire centre Thomas-More, 1998). Autour de la primauté du travail de la Kultur, voir également Nathalie Zaltzman ( 1999), « Homo Sacer : l’homme tuable », dans N. Zaltzman (sous la direction de) La Résistance de l’humain, Paris, PUF, p. 1-4 et 5-24.
-
[17]
En écho à la phrase de René Char posée en exergue de ce texte.
-
[18]
Paul Fustier ( 1999), Le Travail d’équipe en institution, notamment le chapitre « Narcissisme et direction ». Dans ce même ouvrage, l’auteur fait référence aux temps de mise en place des premières structures du travail social, durant lesquelles les institutions étaient désignées par le nom de leurs directeurs. Cette assimilation de l’institution au patronyme de son directeur est toujours valide pour beaucoup de structures de petites tailles.
-
[19]
L’expression est de Jacques Hassoun ( 1996), « Correspondances », dans M. Godelier et J. Hassoun (sous la direction de), Meurtre du Père, sacrifice de la sexualité, Paris, Arcanes.
Conquête et conservation indéfinie de cette conquête en avant de nous qui murmure notre naufrage, déroute notre déception.
L’institution et le primat de la déliaison
1… Paralysies de la pensée, contamination par leurs « objets », disqualifications professionnelles meurtrières…, les institutions du soin et du travail social sont le théâtre d’incessants mouvements passionnels au sein desquels la violence agie le dispute sans cesse à un travail de la « civilisation ». Ces institutions ont ainsi à composer massivement avec la déliaison et la pulsion de mort. On peut même dire qu’il s’agit là de la tâche centrale qui leur est dévolue par le socius : soit au travers de leur tâche primaire(soigner, aider, accompagner … ), de faire barrage à l’angoisse (E. Jaques, 1955), à la destructivité, à la violence mortifère et meurtrière [2].
2Nous allons considérer un aspect central de la déliaison qui affecte ces institutions : celui qui concerne le travail d’historisation, ses achoppements, ses impasses, les attaques dont il est la cible, et la violence meurtrière dont il est le lieu. Nous entendons par travail d’historisation le travail psychique d’inscription dans la chaîne généalogique et temporelle, suivant en cela les propositions de Piera Aulagnier ( 1975,1984). Soulignons que le processus d’historisation sous-tend la construction psychique de tout sujet et qu’il en est de même au niveau de la construction identitaire des institutions, au travers des sujets et des groupes qui les composent (notamment pour ce qui est de la constitution des identifications professionnelles, et de l’inscription des « usagers » comme membres du corps social). Piera Aulagnier ( 1984, p. 196) énonce l’indissociable entre processus d’identification et processus d’historisation en ces termes : « Le processus identificatoire est la face cachée de ce travail d’historisation qui transforme l’insaisissable du temps physique en un temps humain, qui substitue à un temps définitivement perdu un discours qui le parle. »
3Nombres de « crises » institutionnelles trouvent de la lisibilité dans une centration sur cette dimension de l’historicité. Ces crises apparaissent alors comme des recherches d’issues face aux captations ou aux éradications de la temporalité dont les institutions sont le théâtre. D’où il s’en suit que les atteintes faites à l’histoire et à la temporalité attaquent et mettent en péril les processus identificatoires de l’ensemble des personnes participants de ces institutions (professionnels et usagers), libérant d’intenses charges de violence. Mettre l’accent sur cette dimension de l’historicité propulse sur le devant de la scène les dérives totalitaires qui menacent en permanence ces institutions.
4Dans les institutions du soin et du travail social, les achoppements et les impasses de ce processus d’historisation résonnent en effet avec une acuité particulière. Ils concernent l’ensemble des niveaux institutionnels et l’ensemble des acteurs :
- les sujets qui font l’objet de la « prise en charge » (les « usagers ») ;
- les professionnels individuellement ;
- ces mêmes professionnels au niveau des configurations groupales qu’ils composent ;
- l’institution en tant que totalité, au travers des occultations dont la fondation a été le lieu ;
- et de façon centrale les représentants symboliques de l’institution, les directeurs, au travers des modalités de liens qu’ils développent à l’égard de l’institution comme « objet psychique » .
5Dans le cadre de cet article, nous allons énoncer, sans les développer ni les discuter, un certain nombre de propositions qui concernent les différents niveaux (ci-dessus) en tant qu’ils participent des avatars du travail d’historisation. Il s’agit de brosser brièvement le contexte, de manière à donner du relief à ce qui constitue le cœur de notre propos : les dynamiques de meurtre, leurs corrélations avec l’éviction de l’historicité, et le nouage de ces dynamiques au niveau des directions (des établissements du soin et du travail social).
Les « usagers » et le défaut d’inscription
6Les sujets pour lesquels se sont construites les institutions se caractérisent par des souffrances et des symptômes qui, pour une large part, sont marqués du sceau du traumatisme (la maladie, la folie, l’errance, l’abandon, le handicap… ). Dans de telles configurations traumatiques, les événements ne font pas traces pour les sujets, sinon sous le mode de l’effacement ou celui d’une surprésence. L’histoire est précisément ce qui se trouve en défaut d’inscription; les identifications se trouvent ainsi en position de déséquilibre, voire en faillite.
Les professionnels entre transgression, sidération et réparation
7Au niveau des identifications professionnelles des professions du soin et du travail social, la transgression est constitutive de l’ancrage identitaire. Les actes transgressifs acquièrent de ce fait un statut psychique sacralisé, et se révèlent intouchables, inquestionnables [3]. Un certain nombre d’événements occupent ainsi un statut hors temporalité. Ces différentes professions donnent en effet accès à la fréquentation de situations et à des actes qui en d’autres contextes relèvent du tabou et/ou de l’intime. Il suffit de penser aux différents actes réalisés sur le corps de l’autre, sous le prétexte du médical, par les différents soignants (médecins, chirurgiens, infirmiers…) : touchers intrusifs, participation à des situations extrêmes (naissance, mort, procréation, décompensations…); ou de penser aux différentes problématiques fréquentées, sous le prétexte du travail social, par les travailleurs sociaux (éducateurs, assistants sociaux…) : être au contact de problématiques incestueuses, de violences meurtrières….
8Ces positions professionnelles et les agirs transgressifs qu’elles supposent sont corrélés transférentiellement aux positions et aux agirs des « usagers ». Ces intrications inter et transsubjectives viennent aussi mettre à mal les inscriptions dans la chaîne temporelle et leurs nécessaires reprises élaboratives par les sujets et par les groupes professionnels d’appartenances.
9Ces pratiques professionnelles convoquent, et confrontent également, les différents professionnels à des rencontres sidérantes, dans une incessante réitération. Ces institutions reçoivent des populations marquées par des vécus traumatiques particuliers, ceux-là mêmes qui vont se constituer en critères d’admission – prenons pour exemple des institutions qui accueillent des adolescentes victimes de violences familiales : les problématiques incestueuses rencontrées par le biais des jeunes filles accueillies succèdent aux problématiques incestueuses; ou les institutions de personnes âgées au sein desquelles démence et décès se succèdent inexorablement…, ceci sans que le groupe professionnel puisse s’en déprendre, puisque, pour continuer à exister, ces institutions se doivent de poursuivre inlassablement leur tâche primaire. Au niveau de la structuration même des institutions, on se trouve donc sous le primat de la répétition. Les symptômes et les « crises » traités ne sont jamais résolus, puisque c’est précisément la tâche de l’institution de s’y confronter encore et toujours.
10Agirs transgressifs et rencontres sidérantes participent à la configuration des pactes groupaux (contrats narcissiques et pactes dénégatifs [4]). Ces professions du soin et du travail social se configurent ainsi pour une large part dans une fascination de l’archaïque. La jouissance qui se déploie dans ces contrées ne prédispose pas au travail de reprise historisante requis, tout au contraire.
11En outre, via leurs identifications professionnelles, les professionnels tentent de réparer et conjointement de masquer leurs propres failles identitaires. Ils demandent ainsi aux « usagers » de leur permettre de reconfigurer leurs propres modalités relationnelles souffrantes – l’identité des sujets s’étayant largement sur l’identité professionnelle. L’inscription temporelle se trouve là aussi confusionnée, entre la scène psychique propre aux sujets et la scène professionnelle sur laquelle se jouent ces dynamiques de réparation/méconnaissance, au travers des « soins » aux différents « usagers [5] ».
Configurations groupales des professionnels et interdits de représentation
12Au niveau groupal, la construction des liens professionnels suppose la mise en place d’interdits de mise en représentation (notamment des interdits d’autoreprésentation). On se trouve ici en présence de clivages et de refoulements nécessaires à la mise en place de défenses professionnelles qui oblitèrent largement la possibilité d’un travail de reprise historisante.
Les avatars du processus d’historisation
13Ces institutions du soin et du travail social sont ainsi aux prises avec les avatars du processus d’historisation au travers de ces différentes temporalités immobilisées, écrasées, effacées telles qu’elles se rencontrent chez les usagers (au niveau des vécus traumatiques), chez les professionnels dans leurs identifications professionnelles et dans leurs affiliations groupales (entre expériences sidérantes et agirs transgressifs), mais aussi dans la méconnaissance qui soutient les positions professionnelles au travers de leur incessante idéalisation.
14Ces trois niveaux potentialisent les écueils du processus d’historisation. Ils viennent s’intriquer et sont conditionnés, dans une large mesure, par l’élaboration de l’histoire institutionnelle à laquelle est parvenu le groupe des professionnels. Cette élaboration concerne les rapports à l’origine de l’institution, aux fondateurs et aux différentes directions qui se sont succédé à la « tête » de l’établissement.
La fondation et sa négativité
15Par rapport à la structure des institutions, soulignons que toute fondation suppose un versant négatif [6]. Dans tout acte de création, dans toute fondation s’immiscent nombre d’enjeux psychiques pour les fondateurs eux-mêmes. Déclarations d’intentions et autres « projets d’établissement » servent de masques à des motifs moins nobles. Cette négativité va se constituer dans le meilleur des cas comme refoulement, mais va plus fréquemment engendrer des cryptes, donner forme à des fantômes, soit à l’ensemble des avatars de la transmission qui prennent place au sein des configurations intersubjectives et transubjectives [7].
Les passages généalogiques comme déliaisons
La transmission du pouvoir
16Les institutions changent, se transforment, les fondateurs font place à leurs successeurs, puis eux-mêmes à des nouveaux directeurs… Or tout passage généalogique représente un moment de déliaisonmajeur [8]. Les moments de changement de direction sont autant de moments où l’histoire réclame sa prise en compte, convoque à l’élaboration de ruptures, de séparations et de consentement à ce que ça échappe. L’histoire doit tout à la fois échapper à celui qui part – puisqu’il en est d’autres qui le suivent – et à celui qui arrive – d’autres l’ayant précédé. Or ces places sont marquées par la problématique du pouvoir; de ce fait les enjeux œdipiens viennent s’y développer entre assomption symbolique de l’organisateur œdipien et captations mortifères. Lors des passages généalogiques, il est ainsi question de transmission, et plus spécifiquement de transmission du pouvoir, soit de cette possession imaginaire du « phallus » censé octroyer « la jouissance », combler le manque.
17Lorsque les personnes en place de garants symboliques quittent l’institution qu’elles incarnent, on voit fréquemmentse précipiterdifférents symptômes qui ont tous à voir avec l’effacement de l’histoire, ou sa mise sous emprise [9]; résonnent alors les échos du « mythe freudien » de l’émergence de la socialisation « totem et tabou », et resurgissent les figures monstrueuses qui peuplent les contrées de l’archaïque.
Le filicide inclut le parricide
Ouranos, Chronos, Laïos, Œdipe : le refus d’entrer dans la temporalité
18D’Ouranos à Chronos, jusqu’à Laïos et Œdipe, le panthéon grec n’a eu de cesse de scander comment le refus d’entrer dans la temporalité et la filiation précipite la violence à l’égard du « fils », et à l’égard du « père » en retour, entre castration non consentie et meurtre. L’écoulement temporel, la filiation et la limite refusée constituent les ingrédients du drame. En ce sens, le filicide engendre le parricide [10]. C’est dans ce creuset culturel que Freud ira puiser le drame œdipien, cette configuration où la place de l’enfant refusée au sein du couple Laïos et Jocaste disposera la trame du drame à venir [11].
Les disqualifications professionnelles comme agirs meurtriers
19Je propose de caractériser les différentes positions subjectives des directeurs et les effets instituants et/ou destructeurs qu’elles opèrent à partir du rapport que ces directeurs entretiennent avec des directions qui les ont précédés et à l’égard des ancêtres de la fondation (entre captation, emprise et consentement) – ceci en corrélation avec la configuration dans laquelle le groupe professionnel s’établit par rapport à ces mêmes objets.
Le meurtre de la professionnalité
20Dans le fonctionnement habituel d’une institution, une part de la violence institutionnelle s’exerce à l’encontre des usagers et une part à l’encontre des professionnels eux-mêmes. Cette dernière opère le plus souvent à bas bruit, et prend le biais d’attaques disqualifiantes qui visent à détruire la professionnalité [12], cette identification indispensable à l’exercice professionnel. Les passes d’armes se jouent à coup de phrases assassines : Dans ta relation avec tel « usager », lorsque tu fais ceci, lorsque tu dis ce que tu dis…, tu n’es pas professionnel ! Les attaquants s’érigent alors dans leur superbe, usurpant toute la légitimité, et distribuant qualifications et disqualifications. Les implicites de ces assignations renvoient « l’accusé » à l’ensemble de ses incertitudes, à son insituable « position professionnelle », à ces liens emmêlés que sont les relations éducatives et/ou soignantes. Le professionnel visé par ces attaques peut ainsi ne pas être en mesure de faire face à cette exclusion, et quitter la place, ou s’y effondrer.
21Ces disqualifications professionnelles nous mettent donc en présence d’agirs meurtriers de la professionnalité, en présence de la part de la violence dont l’institution ne parvient précisément pas à se saisir et à transformer en un objet de travail, au travers d’une liaison dans la pensée et dans l’histoire. Les attaques disqualifiantes de la professionnalité tendent à disjoindre, à délier. Elles portent précisément sur les intrications entre identification professionnelle et identité du sujet, ainsi que sur les étayages entre le sujet et le groupe d’appartenance. Ces attaques rabattent alors toutes dynamiques intersubjectives sur des dynamiques intrasubjectives; elles tendent à isoler le professionnel et à le déloger de cette place de professionnel à partir de ce qui est alors épinglé comme ses « incompétences relationnelles ».
22Lorsque ces agirs disqualifiants concernent des professionnels qui n’incarnent pas des positions professionnelles clefs, ils se jouent alors (relativement) discrètement, et peuvent concourir à maintenir des équilibres institutionnels pathogènes. Au moment où ils sont mis en œuvre sur la personne qui occupe la fonction de direction, ils se font patents, se rendent visibles de l’extérieur de l’institution, et font crise. On n’attaque pas les garants institutionnels impunément. Toute éviction d’un directeur s’apparente par trop bruyamment au meurtre du père.
La violence en acte des directeurs contre la temporalité
23La violence que les directeurs mettent en acte se joue massivement sous la forme d’une éviction de l’historicité, selon deux modalités essentielles :
- une captation par les fondateurs (et les refondateurs) qui ne permet pas un déploiement ultérieur de l’histoire, et agit la violence du meurtre de la filiation (filicide);
- une captation par les successeurs dans des configurations institutionnelles que nous désignons comme des tentations révolutionnaires, soit des tentatives d’instauration d’une tabula rasa qui agissent la violence d’une disqualification, d’une négation de l’histoire antérieure. On se trouve alors en présence d’agirs meurtriers qui portent sur les ascendants et la généalogie (parricide).
Les fondateurs « confondus » avec leurs objets et le meurtre de la filiation
24Certains fondateurs mettent ainsi en place une modalité de lien (entre le groupe, l’institution et leur personne) qui ne permet pas un déploiement de la temporalité. Ils se trouvent en place d’incarner le projet identificatoire (P. Aulagnier), l’idéal du moi (freudien) des professionnels. À l’occasion des départs de ces directeurs-fondateurs, ou lors de changements structuraux (qui empêchent l’illusion groupale et la complétude narcissique de se pérenniser [13]), la violence des enfermements antérieurs et celle incluse dans la fondation font retour et viennent se déployer dans le groupe, attaquant les identifications professionnelles. On peut alors assister à la mise à mal de directeurs qui sont historiquement en position de successeurs, souvent en position de directeurs seconds.
Un directeur « casseur »
25Ainsi ce directeur, membre fondateur d’une institution pour adolescents, qui va voir « son institution » perdre l’autonomie dont elle avait joui au long de dix-huit années, puisque se trouvant acculée à s’affilier à une association plus importante (regroupant un ensemble d’établissements analogues sur la région). Sitôt que l’institution aura perdu une part de son autonomie administrative, ce directeur va s’employer à casser « son objet ». Il multipliera les passages à l’acte, détruisant l’ensemble des équilibres antérieurs à partir de la destruction des configurations relationnelles existant entre les professionnels, et entre ceux-ci et les « usagers ». Il radicalisera une différence, dont le groupe éducatif s’accommodait, entre moniteurs éducateurs et éducateurs spécialisés, démobilisant en cela une large part de ces personnels, et déclenchant de vives jalousies et de solides rancœurs. Il changera les affectations de la quasi-totalité des personnels éducatifs et embauchera en externe un nouveau chef de service. Un climat de suspicion généralisé coloré d’un zeste de paranoïa teintera alors l’institution, aboutissant à un futur état de crise avérée.
26L’ensemble de ces transformations pouvaient se justifier rationnellement comme autant de « mise aux normes », comme des tentatives de rendre cette institution familialiste conforme à sa nouvelle appartenance. Mais, dans cette dynamique, la rivalité et la possession du pouvoir, et de la jouissance qu’il confère, se retrouvent au centre. À l’égard des nouveaux directeurs régionaux, il est bien question de ne pas se retrouver en position d’être critiqué par ceux qui ont désormais un droit de regard sur le fonctionnement de cette institution ; mais, par-dessus tout, il est question de destruction. Il s’agit pour ce directeur-fondateur de détruire ce qui lui échappe plutôt que d’imaginer un autre en place de jouir de ce bel objet, conçu et élevé avec soin tout au long de ces dix-huit années. Tout ce qui pourrait être dans le futur source d’un fonctionnement, dans lequel l’illusion groupale pourrait venir faire son nid, doit être mis à mal. L’héritage se constitue dans une rupture avec le « bon » fonctionnement antérieur ; ne doit demeurer dans les mains des héritiers que la violence issue des déceptions et des rancœurs. Celui qui tout au long de ces années avait préservé l’illusion d’une complétude narcissique et mis en place un fonctionnement somme toute « suffisamment » gratifiant est celui là même qui va s’employer à détruire, déstabilisant l’ensemble de l’appareil psychique groupal (R. Kaës) de cette institution.
27S’il est inévitable qu’il y ait un héritier, celui-ci est convié à n’être qu’un gestionnaire (P. Fustier 1999) à même de faire tourner une machinerie « sans âme ». Ce qui doit disparaître avec le directeur-fondateur, c’est précisément « l’âme » de l’institution. Soulignons qu’une fois réalisée cette destruction des liens, au moment où cet homme quittera l’établissement, il aura soin d’en laisser la direction par intérim au chef de service qu’il avait lui-même engagé quelque temps auparavant. Ce dernier acceptera d’assurer cet intérim et se retrouvera immédiatement attaqué et disqualifié par le groupe éducatif, qui l’accusera par courrier officiel auprès des tutelles d’« abus de pouvoir », de « maltraitance », et ce moins de trois mois après sa prise de poste. Le directeur-fondateur avait pris soin de poser un dernier acte, qui jouera le rôle de bombe à retardement, via le refus de l’embauche d’une personne contractuelle. Ce dernier acte de « sabotage » du directeur-fondateur sera attribué par le groupe des professionnels à l’intérimaire. Ce qui est alors cassé, c’est le processus des affiliations au sein du groupe des professionnels, puisque cette procédure faisait jusqu’alors office de règle tacite de recrutement. La filiation est alors signifiée comme échappant au groupe. Les configurations et les processus qui auraient pu permettre au groupe d’établir des transitions et de survivre au départ de ce directeur en s’appropriant le projet antérieur sont entachés de violence et/ou détruits, ne permettant pas qu’une pensée puisse se déployer, et l’histoire se poursuivre. Tout s’est déroulé comme si ce directeur avait voulu effacer lui-même le passé, et transformer l’institution en une structure anonyme, à défaut de détruire l’institution elle-même.
Les directeurs qui dérobent l’idéal du groupe à l’occasion de leur départ
28A contrario de ce que s’est joué dans cette institution, on rencontre plus fréquemment des directeurs qui s’arrangent pour incarner jusqu’au jour de leur départ « l’idéal du groupe ». De ce fait, il ne reste à celui qui arrive qu’à hériter de la violence. Le nouvel arrivant est refusé par le groupe, mis en position de « voleur », voire de meurtrier imaginaire de son prédécesseur. Il devient le destinataire de toutes les déceptions, et de la violence issue de la dépression, elle aussi refusée. Dans ces cas de figure on assiste alors à de fréquents licenciements de ces successeurs refusés, de ces directeurs seconds. Toute dynamique de « don » est absente : ni le directeur partant ni le groupe ne sont à même de faire le « don du pouvoir » au nouvel arrivant. Toute la légitimité a fait l’objet d’un rapt par le faux partant. On trouve alors dans ces institutions des fonctionnements « sacralisés », intouchables, puisque « signifiants » de l’illusion antérieure ; certaines pièces, certains lieux se transforment en mausolées.
Les héritiers et la « tentation révolutionnaire », l’écrasement de l’histoire
29Considérons à présent la deuxième modalité de l’éviction de l’historicité par les directeurs.
30La « tentation révolutionnaire » consiste à déclarer « nulle et non avenue » toute pratique antérieure. Le nouveau directeur se présente comme celui à partir duquel s’instaure une « nouvelle lignée », une nouvelle « légitimité ». À l’identique avec toutes les configurations révolutionnaires, le nouveau disqualifie l’ancien et propose une révolution culturelle et un cheminement vers des lendemains radieux.
31Les disqualifications et les agirs meurtriers portent sur les ancêtres et le « temps d’avant », le temps des pères.
Le révolutionnaire et l’instauration de la terreur
Un nouveau directeur d’hôpital : réformateur et terroriste
32Une configuration institutionnelle comme il en est tant d’autres : un centre hospitalier, dont le directeur vient de partir en retraite après avoir « fini sa carrière » dans l’établissement, veillant essentiellement à ce que le climat social demeure suffisamment paisible et ne vienne pas troubler ses dernières années d’exercices. Ce directeur est décrit par des soignants comme « laissant couler », fermant les yeux sur des dysfonctionnements, n’activant pas certaines réformes ou réorganisations nécessaires au maintien d’une dynamique vitale. L’hôpital est alors en perte de vitesse, et certains services, comme celui de la maternité, sont menacés.
33C’est dans ce contexte qu’est recruté un jeune directeur, la quarantaine fringante, dont c’est le premier poste en tant que directeur d’établissement. Ce nouveau directeur est attendu par le personnel comme susceptible d’impulser les réformes nécessaires et de redonner un peu de « punch », un peu de tonus à cet établissement.
34Et de fait, c’est ce que cet homme va s’employer à faire au-delà des espérances les plus audacieuses du personnel. S’il était attendu comme un « réformateur », il se transformera rapidement en révolutionnaire zélé, à tel point que l’hôpital se retrouvera pris sous un régime de labeur forcené. S’installera alors un règne de la terreur. Le nouveau contrat sera énoncé clairement, et le personnel (soignant) gardera en mémoire les premières phrases de cet homme : Il y a tout à faire ici ! Il faut que les gens se mettent au travail ! Je veux faire de cet établissement « le meilleur ». Et de se mettre à agir un management qui sacrifie à l’idéologie « bougiste ». C’est la valse des personnes : ainsi de ces cadres soignants qui revenant de leurs jours de congés se retrouvent changés d’affectation sans en avoir été le moins du monde avertis…, de ces groupes de travail qui se multiplient et des personnels qui croulent sous la charge de travail (projets et comptes rendus en tout genre) sous le couvert de l’accréditation. Dès lors, les arrêts maladie et les départs (volontaires ou suscités) se multiplient, toute opposition est verrouillée à coup de menaces et de promotions.
35À l’occasion d’une réunion officielle, le groupe des cadres soignants sidérés entendra ce directeur lui dire : … et n’oubliez pas que je peux vous tuer ! Au travers d’un tel propos, il se pose alors comme celui qui joue de cette posture de tyran, sans le moindre embarras, faisant travailler ses esclaves soumis, séduits et/ou corrompus (à coup de primes narcissiques).
Le pouvoir et l’envahissement fantasmatiques
36Ces tous derniers propos menaçants disent crûment l’envahissement fantasmatique dans lequel s’englue ce directeur, sans parvenir à trouver d’opposition à sa toute-maîtrise. Il semble qu’à ce moment-là ne se soit trouvé aucun groupe à même de faire barrage à sa « folie d’emprise » et à la puissance de mort mobilisée. Une rumeur a ainsi circulé dans l’établissement qui attribue un accident cardio-vasculaire survenu à l’un des responsables syndicaux à ce directeur. La puissance imaginaire du tyran est alors validée dans le fantasme des personnels : il vient agir la mort dans le corps des professionnels.
37Ce que dit explicitement ce tyran zélé de son pouvoir de mort concerne, bien entendu, le pouvoir de nomination dans le contexte de l’établissement qu’il dirige. Il est donc question des différentes attributions de postes, et ce pouvoir est donc toujours contingent au regard du droit du travail. Or ces propos sont entendus par le groupe non pas du côté des rôles professionnels, mais bien comme contrainte et meurtre sur les sujets – la profession n’est plus pensée dans un écart, mais vaut ici comme identité en soi [14] . De fait, la pensée est mise hors jeu. Un seul est habilité à penser, et s’y emploie, transformant toutes les capacités de penser des différents personnels en force de travail au service de « son projet d’établissement ». Les résonances que les stupéfiantes menaces de mort proférées trouvent dans la psyché groupale témoignent clairement des équivalences imaginaires entre les évictions qui ont cours dans le champ institutionnel et les menaces vitales qu’un tyran est à même de faire peser sur un groupe social. Ces dynamiques de meurtre trouvent d’autant plus d’échos qu’elles concernent des personnes occupant des postes à responsabilité, des postes donc pour lesquels elles ont eu elles-mêmes à jouer de la rivalité, et à s’approcher de fantasmes d’évictions, voire de meurtres professionnels, des autres candidats à ces postes ; les enjeux œdipiens et leurs lots de violences sont alors saillants.
« Du passé faisons table rase ! »
38Ce qu’énonce ce directeur, cette volonté de refaire le monde, « du passé faisons table rase », s’entend couramment dans la bouche de tous ces directeurs qui se trouvent assignés (et qui prétendent) à réformer les institutions. Celles-ci sont alors immédiatement diagnostiquées et considérées comme vieillissantes ou moribondes. La menace de fermeture ou de déclassement de l’institution une fois énoncée, sa refondation s’impose comme indispensable, et le tyran peut se grimer en sauveur magnanime. L’alibi posé, il ne reste plus qu’à tuer les pères et à disqualifier l’ensemble du personnel qui n’a pas eu la correction de les attendre pour exister et savoir comment travailler.
39Lors de ces arrivées de jeunes (et parfois moins jeunes) directeurs qui se vivent comme de « nouveaux conquérants », il est ainsi presque banal d’assister à une hémorragie du personnel, et en tout premier lieu du personnel d’encadrement et du personnel de direction. Parfois ces dirigeants arrivent avec leurs corps d’élite, ou font rapidement appel à leurs anciens collaborateurs (directeur des ressources humaines, directeurs des services de la comptabilité, directeur des services de soins infirmiers… ). Ils font alors main basse sur l’institution, se mettent en position d’en verrouiller tous les rouages, en position de possession.
40Dans ces équipes de directions renouvelées, de facto, il n’est plus de témoin du passé. Une nouvelle temporalité est proposée : le temps doit dès lors être pensé à partir de l’arrivée du « réformateur ».
Les institutions du soin et du travail social, lieux de la répétition
41Les institutions du soin et du travail social sont aux prises avec l’ensemble des avatars du processus d’historisation. Ces institutions sont sujettes à des éradications de l’histoire, éradications qui restaurent l’empire de l’archaïque et donnent libre cours à la violence mortifère de la déliaison. On se trouve alors fréquemment en présence de formes extrêmes d’agirs pulsionnels qui confinent avec des agirs de meurtre, sous la forme de disqualifications professionnelles.
42Au travers de l’élaboration du mythe de Totem et Tabou, Freud inscrit la question du meurtre du père, et le renoncement qui lui fait suite, comme le mouvement d’émergence hors de l’archaïque et de la barbarie, et comme l’assomption de la loi, au travers du « signifiant père ». La clinique institutionnelle nous montre que ce mouvement n’est jamais acquis, sinon dans une configuration momentanée et fragile. En tant que dépositaires des « ratés » des processus de liaison de la pulsion [15], et qu’héritières de la demande sociale de masquer le malaise qui taraude la culture, ces institutions se retrouvent à devoir re-découvrir et re-jouer sans cesse le processus de civilisation (P. Fédida 1998 ; N. Zaltzman 1999 [16]).
« Conquête et conservation indéfinie de cette conquête
44Selon les modalités de rapport à l’histoire et à l’institution que les différents directeurs vont développer (corrélativement à la dynamique de l’ensemble du groupe des professionnels), l’inévitable déliaison qui a cours lors des changements généalogiques va se trouver potentialisée ou amortie, et avec elle le déploiement de la violence destructrice.
45Déliaison et éradication de l’histoire se potentialisent l’une l’autre.
46Toute personne en place de directeur se retrouve ainsi aux prises avec deux tentations, deux écueils principaux – au travers des personnes des directeurs, ces tentations concernent l’ensemble des professionnels qui composent l’institution.
47Conserver, telle est la tentation des pères – illustrée au mieux par ces directeurs en place de directeurs-fondateurs. Il s’agit ici de ne pas laisser son œuvre construite avec force sueur, aux mains d’un fringant prétendant. Se joue alors le fantasme et la violence du filicide, la négation des descendants. Avec le départ de ces directeurs, l’œuvre (l’institution) ne peut que s’entacher de deuil, et jouer la mise à mort professionnelle du successeur, afin de tenter de se déprendre d’une position mélancolique, et d’éviter toute confrontation à un mouvement dépressif.
48Conquérir, telle est latentation des successeurs – illustrée au mieux par ces directeurs révolutionnaires. Il s’agit là de « prendre de force », de « posséder » l’institution, d’imposer son nom et sa présence là où il en était d’autres (parfois des anciens), en place de pères symboliques. Se joue alors le fantasme et la violence du parricide, le déni des ascendants, et s’instaure le temps de la terreur.
49Les fonctions de directeurs constituent de superbes pièges narcissiques. Occuper une telle place ne se fait pas sans visées de « faire trace », de laisser son nom (P. Fustier [18]). La captation et la mise sous emprise de l’institution sont ainsi des tentations permanentes. À l’occasion d’un travail de réflexion, mené avec un groupe de directeurs d’établissements s’efforçant de penser les nouages institutionnels et les enjeux de cette place particulière, l’un d’entre eux aura ce questionnement saisissant : Est-on condamnés à être mégalomanes ?
Le renoncement au meurtre et la question du don Le sacrifice du sacrifice [19]
50S’il nous faut constater que l’on rencontre fréquemment des dynamiques institutionnelles où le pouvoir est captif, la temporalité entravée, les identifications mises à mal, et les visées meurtrières agies, nous avons toutefois laissé entendre au fil de cette réflexion que dans leur relation au pouvoir, les groupes professionnels pouvaient aussi consentir à l’assomption de l’organisateur œdipien, en consentant à l’histoire et en s’appropriant cette histoire aux fins de la poursuivre et de la transformer. Il conviendrait de développer plus avant les conditions de ces dynamiques ; contentons-nous pour l’heure de rappeler qu’historisation et travail de la pensée sont les deux faces du processus identifiant (P. Aulagnier). C’est donc du côté de la capacité d’un groupe de professionnels à conserver ou à retrouver de la pensée qu’il conviendrait de poursuivre la réflexion. Soulignons que les dispositifs dits « d’analyse de pratique » ou « supervision » ont mission de soutenir la pensée et/ou de restaurer l’appareil de pensée, contribuant ainsi à lutter contre la déliaison et à préserver les professionnels de la fascination de l’archaïque.
51Le travail de « civilisation », le travail de la « Kultur » suppose le renoncement au meurtre. Ce mouvement dynamique peut aussi s’entendre comme la question du don. Tout travail d’identification (professionnelle et institutionnelle) requiert un travail d’historisation, un travail psychique d’inscription dans la chaîne généalogique et temporelle. La conservation peut alors faire place à un travail de transmission (suffisamment détaché) ; la conquête peut alors céder le pas à un travail d’appropriation.
52Intégrer la part de la mort, accorder une place à la dépression, tel est le travail qui incombe à tout groupe humain comme à chaque sujet. Véritable travail de Sisyphe, il y faut du consentement à ce que chute une part de l’idéal; il y faut de la production de liens, une appropriation de l’histoire qui ne soit pas d’emprise mortifère.
53Envisager les crises institutionnelles à partir de la perspective du travail d’historisation et de ses avatars permet de les appréhender comme des opportunités de prise en compte de l’histoire. Le temps de la crise peut ainsi devenir un temps de re-déploiement de ce qui a été écrasé, de (re)mise en mots et en pensées de ce qui s’est trouvé effacé, dénié, et ce faisant permettre que l’institution échappe à chacun. L’origine rejoint alors la place et la dimension du mythe dans un récit partagé, et le groupe peut alors consentir aux faux-pas, aux difficultés et aux ratés des prises en charge : à l’ensemble de ces tribulations qui réclament un incessant recentrage sur la banalité du quotidien et des mises en liens dans la pensée.
Bibliographie
- ASSOUN, P.-L. 1989. « Fonctions freudiennes du père », dans Le Père. Textes du Colloque « Rencontres avec la psychanalyse », mai 1987, Paris, Denoël, p. 25-51.
- ASSOUN, P.-L. 1991. « Freud, la psychose et l’institution », postface à : Ansermet, F. ; Sorrentino, M.-G. Malaise dans l’institution, Paris, Anthropos, p. 83-97
- ASSOUN, P.-L. 1999. Le Préjudice et l’Iidéal, pour une clinique sociale du trauma, Paris, Anthropos, 253 p.
- AULAGNIER, P. 1975. La Violence de l’interprétation (cf. Castoriadis-Aulagnier, P.), Paris, PUF, 363 p.
- AULAGNIER, P. 1979. Les Destins du plaisir, Paris, PUF, 268 p.
- AULAGNIER, P. 1984. L’Apprenti historien et le maître sorcier, Paris, PUF, 276 p.
- BERGERET, J. 1984,2000. La Violence fondamentale, Paris, Dunod, 251 p.
- ENRIQUEZ, E. 1987. « Le travail de la mort dans les institutions », dans Kaës, R. et al., L’Institution et les institutions, Paris, Dunod, p. 62-94.
- ENRIQUEZ, E. 1991. Les Figures du maître, Paris, Arcantère, 287 p.
- FAIMBERG, H. 1993 b. « Le mythe d’Œdipe revisité », dans Kaës, R. et al., Transmission de la vie psychique entre générations, Paris, Dunod, p. 150-169.
- FERRANT, A. 2001. Pulsion et liens d’emprise, Paris, Dunod, 205 p.
- FREUD, S. 1912/1913. Totem et tabou, traduction française, Paris, Gallimard, 1993, 353 p.
- FREUD, S. 1920. « Au-delà du principe de plaisir », dans Essais de psychanalyse, traduction française, Paris, Payot, 1981, p. 41-115.
- FREUD, S. 1929. Malaise dans la civilisation, traduction française, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 1995,89 p.
- FUSTIER, P. 1996. « Le cas fondateur en recherche clinique », Bulletin de psychologie, tome XLIX, n° 425, p. 471-475.
- FUSTIER, P. 1998. L’Équipe institutionnelle : fondation et travail psychique, Paris, Institut français d’analyse de groupe et de psychodrame, colloque du 17 janvier 1998, p. 15-22.
- FUSTIER, P. 1999. Le Travail d’équipe en institution. Clinique de l’institution médicosociale et psychiatrique, Paris, Dunod, 212 p.
- GAILLARD, G. 2001. « Identifications professionnelles, assignations institutionnelles et paralysies de la pensée », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 35, Toulouse, Érès, p. 185-200.
- GANTHERET, F. 1981. « De l’emprise à la pulsion d’emprise », Nouvelle Revue de psychanalyse, n° 24, « L’emprise », p. 103-116.
- GOUX, J.-J. 1991. Œdipe philosophe, Paris, Aubier, 223 p.
- HASSOUN, J. 1996. « Du père de la théorie psychanalytique (de Freud à Lacan)», dans Godelier, M. ; Hassoun, J. (sous la direction de), Meurtre du Père, sacrifice de la sexualité, Paris, Arcanes, p. 13-18 et 53-65.
- HENRI, A.-N. à paraître. « Le secret de famille et l’enfant improbable », dans Mercadier, P. ; Henri, A.-N. (sous la direction de), La Psychologie : filiation bâtarde, transmission incertaine.
- JAQUES, E. 1955. Des Systèmes sociaux comme défense contre l’anxiété dépressive et l’anxiété de persécution, traduction française, dans Lévy, A., Psychologie sociale, textes fondamentaux, tome 2, Paris, Dunod, 1990.
- KAËS, R. 1980. L’Idéologie, études psychanalytiques, Paris, Dunod, 284 p.
- KAËS, R. 1985. « Filiation et affiliation. Quelques aspects de la réélaboration du roman familial dans les familles adoptives, les groupes et les institutions », Gruppo 1, p. 23-46.
- KAËS, R. 1992. « Pacte dénégatif et alliances inconscientes », Gruppo 8, p. 117-132.
- KAËS, R. 1999. « Une conception psychanalytique de l’institution », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 32,1999,1, Groupe et institution, Toulouse, Érès, p. 9-22.
- LEGENDRE, P. 1985. L’Inestimable Objet de la transmission, Paris, Fayard, 408 p.
- MISSENARD, A. 1972. « Identification et processus groupal », dans Missenard et al., Le Travail psychanalytique dans les groupes, tome I, Paris, Dunod, p. 217-250.
- M’UZAN, M. de 1973. « Notes sur l’évolution et la nature de l’idéal du Moi », dans De l’art à la mort, Paris, Gallimard, 1977, coll. « Tel » p. 106-112.
- PINEL, J.-P. 1996. « La déliaison pathologique des liens institutionnels », dans Kaës, R. et al., Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels, Paris, Dunod, p. 48-79.
- PUJET, J. 1996. « En quête d’une ineffable reconnaissance », Topique, Revue freudienne, n° 61, Paris, Dunod, p. 467-480.
- ROUCHY, J.C. 1999. « Analyse de l’institution et changement », Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 32,1999.1, Groupe et institution, Toulouse, Érès, p. 23-38.
- ROUSSILLON, R. 1999. « La capacité d’être seul en face du groupe », Revue française de psychanalyse, Groupes - 3, tome LXIII, p. 785-800.
- VERNANT, J.-P. 1999. L’Univers, les dieux les hommes, Paris, Le Seuil, 245 p.
- ZALTZMAN, N. 1999. « Homo Sacer : l’homme tuable », dans Zaltzman, N. (sous la direction de), La Résistance de l’humain, Paris, PUF, p. 1-4 et 5-24.
Notes
-
[1]
René Char ( 1947-1949), « Rougeur des Matinaux XIII » Les Matinaux, Paris, Gallimard, p. 332.
-
[2]
Un large ensemble de travaux témoigne de ces aspects : notamment ceux réunis par René Kaës dans R. Kaës et al., Souffrance et psychopathologie des liens institutionnels, Paris, Dunod, 1996 ; J.-P. Pinel, « La déliaison pathologique des liens institutionnels », 1996, p. 48-79, ainsi que dans l’ouvrage : L’Institution, et les institutions, ( 1987) notamment E. Enriquez, « Le travail de la mort dans les institutions », p. 62-94.
-
[3]
Pour un développement de cette perspective, cf. Georges Gaillard ( 2001), « Identifications professionnelles, assignations institutionnelles et paralysies de la pensée », dans Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, n° 35, Toulouse, Érès, p. 185-200 ; et pour un point de vue plus large du nouage entre professionnels du social, usagers et demande sociale : Paul Laurent Assoun( 1999), Le Préjudice et l’Idéal, pour une clinique sociale du trauma, Paris, Anthropos.
-
[4]
Pour une appréhension des concepts désormais « classiques » dans la clinique des ensemble intersubjectifs de « contrat narcissique » et de « pacte dénégatif », cf. Piera Aulagnier ( 1975), La Violence de l’interprétation (cf. Castoriadis-Aulagnier), Paris, PUF, 363 p., et René Kaës ( 1992), « Pacte dénégatif et alliances inconscientes », Gruppo n° 8, p. 117-132.
-
[5]
Les dispositifs dit d’« analyse de la pratique » participent d’une tentative de dénouage de ces intrications, donc du processus d’historisation.
-
[6]
Jean-Pierre Pinel mentionne ainsi « La négativité relevant de la fondation institutionnelle, comme l’un des “attracteurs de la déliaison pathologique”» ( 1996), « La déliaison pathologique des liens institutionnels », dans R. Kaës et al., Souffrance et pathologie des liens institutionnels, Paris, Dunod, p. 64.
-
[7]
Parmi les nombreuses et fécondes recherches actuelles portant sur la transmission psychique dans les ensembles intersubjectifs et transgénérationnels, outre les travaux pionniers de Nicolas Abraham et de Maria Torok, 1987, il convient de mentionner les noms de R. Kaës, 1993 b; J.-C. Rouchy, 1995 ; S. Tisseron, 1995 ; A. Eiguer, 1997 ; A. Ciccone, 1997,1999.
-
[8]
Certains autres événements tels que nouvelle construction, changement dans les affiliations et les structures administratives des institutions (fusion, assimilation dans des institutions plus larges… ) présentent des potentialités de déliaisons similaires. Ces événements jouent également comme des marqueurs temporels et donc des séparations et/ou de re-mobilisations de l’idéal.
-
[9]
Précisons que nous entendons cette notion d’emprise, dans son aspect mortifère, selon les acceptions de R. Dorey ( 1981) qui la caractérise ainsi : « Appropriation par dépossession de l’autre, domination, empreinte. » Nous ne nous référons donc pas ici aux aspects d’appropriation subjectivante qui peuvent aussi être rattachés à cette notion d’emprise ainsi que le proposent les théorisations de Paul Denis ( 1997, Emprise et satisfaction) et ceux d’Alain Ferrant ( 2001, Pulsion et liens d’emprise).
-
[10]
Pour un approfondissement de cette mise à jour du primat du filicide dans le mythe d’Œdipe, voir notamment J. Bergeret ( 1984,2000), La Violence fondamentale, Paris, Dunod.
-
[11]
La mise en récit de la mythologie grecque que Jean-Pierre Vernant a récemment proposée ( 1999, L’Univers, les dieux les hommes, Paris, Le Seuil) permet de revisiter l’émergence du Panthéon grec, comme ce cheminement qui va du chaos à mise en place de l’Olympe, et à la stabilisation du pouvoir, via la captation opérée par Zeus. Du côté des immortels, la lutte pour le pouvoir va ainsi être interrompue avec Zeus. Les mortels, eux, n’auront de cesse de perpétrer le meurtre. En ce sens, la tragédie œdipienne constitue un aboutissement avec la disparition de la lignée des Labdacides.
-
[12]
Sur cette notion de disqualification professionnelle, cf. Paul Fustier ( 1999), Le Travail d’équipe en institution. Clinique de l’institution médico-sociale et psychiatrique, Paris, Dunod, notamment les p. 157-159.
-
[13]
R. Kaës a souligné l’équivalence entre utopie et uchronie. La visée utopique nécessite une négation de la temporalité, et de la séparation, qui renvoie à la castration et fait pièce à la complétude narcissique ( 1980), L’Idéologie, études psychanalytiques, Paris, Dunod.
-
[14]
Dans ces professions du soin et du travail social, le primat des compétences relationnelles sous-tend en effet un des paradoxes identitaires.
-
[15]
Dans une parution prochaine, Alain-Noël Henri propose de désigner l’ensemble de ces pratiques sous le terme de « pratiques de la mésinscription ». A.-N. Henri, « Le secret de famille et l’enfant improbable », dans P. Mercader et A.-N. Henri (sous la direction de), La Psychologie : filiation bâtarde, transmission incertaine.
-
[16]
Pierre Fédida propose l’idée que, dans la constitution du sujet, « le primitif est au centre ». Il assimile alors le devenir du sujet à un « processus de civilisation » (séminaire centre Thomas-More, 1998). Autour de la primauté du travail de la Kultur, voir également Nathalie Zaltzman ( 1999), « Homo Sacer : l’homme tuable », dans N. Zaltzman (sous la direction de) La Résistance de l’humain, Paris, PUF, p. 1-4 et 5-24.
-
[17]
En écho à la phrase de René Char posée en exergue de ce texte.
-
[18]
Paul Fustier ( 1999), Le Travail d’équipe en institution, notamment le chapitre « Narcissisme et direction ». Dans ce même ouvrage, l’auteur fait référence aux temps de mise en place des premières structures du travail social, durant lesquelles les institutions étaient désignées par le nom de leurs directeurs. Cette assimilation de l’institution au patronyme de son directeur est toujours valide pour beaucoup de structures de petites tailles.
-
[19]
L’expression est de Jacques Hassoun ( 1996), « Correspondances », dans M. Godelier et J. Hassoun (sous la direction de), Meurtre du Père, sacrifice de la sexualité, Paris, Arcanes.