Notes
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[1]
Naissance de la psychanalyse, p. 196. Il désigne ici par neurotica la théorie des névroses qu’il a élaborée antérieurement et qui voit dans la séduction sexuelle précoce de l’enfant par un adulte la cause des troubles ultérieurs. Edmond Marc Lipiansky, professeur de psychologie, université Paris X-Nanterre.
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[2]
La dramatisation et la généralisation de cette affirmation ne peuvent que nous alerter.
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[3]
Ces aspects du mythe d’Œdipe ont été soulignés par plusieurs commentateurs, et notamment par Mary Balmary dans L’Homme aux statues (cf. biblio.).
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[4]
Cette hypothèse est soutenue par Jeffrey Masson dans son ouvrage Le Réel escamoté.
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[5]
Il lui écrit le 3 décembre 1895 : « S’il s’était agi d’un fils, je te l’aurais annoncé par télégramme puisqu’il aurait porté ton prénom. Mais comme c’est une fille appelée Anna, je te l’apprends plus tardivement. »
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[6]
On saisit la difficulté non surmontée de Freud à ce niveau dans la violence de sa réaction à la conférence de Ferenczi « Confusion des langages entre l’enfant et l’adulte » ; violence dont on ne peut comprendre rétrospectivement la raison, sinon comme un symptôme de la réactivation d’un conflit toujours actif chez Freud.
1Gustave Flaubert disait : « Les époques de transition sont ce qu’il y a de plus difficile à vivre et de moins glorieux. L’avenir nous tourmente et le passé nous retient. »
2Si le passé nous retient, c’est qu’en lui résident notre expérience et nos ancrages, que nous ne pouvons lâcher sans anxiété. Si l’avenir nous tourmente, c’est qu’il est fait de possibles et qu’il implique des choix dont nous sentons confusément qu’ils comportent des enjeux existentiels forts. Ainsi les transitions sont plus souvent des moments de crise et de rupture que d’évolution.
3Je voudrais, dans cet article, explorer un tel moment dans la vie et la pensée de Freud, moment qui a eu un impact décisif sur l’avenir de la psychanalyse. L’enjeu est de montrer que le développement d’une pensée ne se situe pas seulement dans une sphère cognitive, mais qu’il implique la totalité de la personne, située dans son contexte social, et qu’il obéit autant à des motifs inconscients qu’à une logique strictement rationnelle.
Freud change de théorie
4Le 21 septembre 1897, Freud écrit à son ami intime et confident Wilhelm Fliess : « Il faut que je te confie tout de suite le grand secret qui, au cours de ces derniers mois, s’est lentement révélé. Je ne crois plus à ma neurotica [1]… »
5Cette lettre célèbre a été abondamment citée et, pour les commentateurs, elle constitue en quelque sorte l’acte de naissance de la psychanalyse. Freud évoque lui-même ce tournant dans sa pratique et sa construction théorique dans Ma Vie et la psychanalyse : « Il me faut faire mention d’une erreur dans laquelle je tombai pendant quelque temps et qui aurait bientôt pu devenir fatale à tout mon labeur » (p. 43). Il s’agit de l’étiologie traumatique des névroses, et plus précisément de la thèse de la séduction sexuelle de l’enfant par un adulte, le plus souvent son père. Or il dit reconnaître que ces scènes de séduction n’étaient que des fantasmes liés aux désirs incestueux de l’enfant.
6Freud parle donc d’une erreur rectifiée qui devait le mettre sur la voie du complexe d’Œdipe. E. Jones, son biographe, écrit à ce propos que « Freud découvrit la vérité » ; il loue le courage du chercheur qui a su remettre en cause ses premières hypothèses à partir des données auxquelles il était confronté. Jones écrit : « Arrivé à ce tournant, il n’hésite point à manifester dans toute leur ampleur son intégrité, son courage, sa perspicacité psychologique » ( 1958, p. 293). Courage d’autant plus grand qu’en renonçant à sa théorie de la séduction, il renonçait aussi, comme il le souligne lui-même dans sa lettre, aux espérances qui l’accompagnaient : « Une célébrité éternelle, la fortune assurée, l’indépendance totale, les voyages, la certitude d’éviter aux enfants tous les graves soucis qui ont accablé ma jeunesse. » Cette image du grand savant, capable par honnêteté scientifique de renoncer à l’argent et aux honneurs, a été célébrée par tous ses biographes.
7Mais elle risque de masquer la transition douloureuse, faite de crises, de doutes et de ruptures, qui a marqué ce changement théorique.
Une conversion intellectuelle ?
8Comment Freud a-t-il été amené à ce tournant épistémologique ? Il s’en explique dans sa lettre et invoque quatre arguments :
- La difficulté d’obtenir un « succès total » dans certaines cures ;
- « La surprise de constater que, dans chacun des cas, il fallait accuser le père de perversion » ;
- « La conviction qu’il n’existe dans l’inconscient aucun “indice de réalité”, de telle sorte qu’il est impossible de distinguer [… ] la vérité et la fiction » ;
- Et le fait que « dans les psychoses les plus avancées, le souvenir inconscient ne jaillit pas ».
9Si l’on reprend cette argumentation (en tenant compte, en plus, des développements ultérieurs de la psychanalyse), elle nous apparaît bien fragile. Le dernier point montre (ce que Freud confirmera par la suite) que la psychose ne relève pas de la cure type (dans la psychose, il y a forclusion du souvenir traumatique). Le troisième pose le problème de la distinction entre fantasme et réalité ; contrairement à ce qu’il affirme ici, Freud défendra toujours l’idée que les souvenirs retrouvés grâce au travail psychanalytique renvoient à des éléments réels de la vie. D’ailleurs, il avait lui-même réfuté l’objection du souvenir inventé dans un article de mars 1896 intitulé « L’hérédité de l’étiologie des névroses ». Il y écrit : « Comment peut-on rester convaincu de la réalité de ces confessions d’analyse », puis « comment se prémunir contre l’inclination à mentir et la facilité d’invention attribuée aux hystériques ? » (Freud, 1973, p. 56).
10Freud répond longuement et rigoureusement à cette question. Il note que « l’événement précoce en question a laissé une empreinte impérissable dans l’histoire du cas ; il y est représenté par une foule de symptômes et de traits particuliers, qu’on ne saurait expliquer autrement ». Il ajoute encore : « Je m’accuserais de crédulité blâmable moi-même, si je ne disposais de preuves plus concluantes. Mais c’est que les malades ne racontent jamais ces histoires spontanément, ni ne vont jamais dans le cours d’un traitement offrir au médecin tout d’un coup le souvenir complet d’une telle scène [… ]. Aussi faut-il leur arracher le souvenir morceau par morceau, et pendant qu’il s’éveille dans leur conscience, ils deviennent la proie d’une émotion difficile à contrefaire » (p. 56).
11Ce n’est donc pas par crédulité que Freud a accordé foi à l’importance du traumatisme sexuel précoce ; c’est, à l’issue d’une dizaine d’années de recherche, pour l’avoir mainte fois rencontré dans le cours de ses analyses. D’ailleurs, chaque fois qu’il l’a pu, il a cherché à vérifier l’exactitude des faits allégués auprès de l’entourage et à en confirmer la réalité. Par la suite, Freud s’efforcera toujours de distinguer vérité et fiction, fantasme et souvenir (comme on le constate, par exemple, dans « L’homme aux loups » où il traque, avec un soin de détective, les éléments de la réalité qui sous-tendent les souvenirs de son patient).
12Tout ceci relativise aussi le premier argument. Que dans certains cas, ses analyses n’aient pu être poussées jusqu’à leur véritable achèvement n’invalide pas les autres cas, très nombreux, où il a pu montrer l’existence d’une séduction précoce. Le problème de fond n’est-il pas d’ailleurs de vouloir trouver une cause unique à l’ensemble des troubles psychiques ?
13Quant à la deuxième objection, elle paraît particulièrement paradoxale : si son hypothèse est juste, il est normal que dans chaque cas on retrouve l’existence d’un séducteur pervers, notamment le père. Au fond, Freud se plaint que chez la majorité des patients son hypothèse se trouve vérifiée : étrange attitude pour un chercheur ! Quant à la fréquence des cas de perversion, d’inceste et de pédophilie, les investigations actuelles dans ce domaine tendent, hélas, à la confirmer.
14Peut-être un autre facteur – la culpabilité – intervient-il ici dans le fait d’avoir à accuser le père. Mais nous y reviendrons ultérieurement.
L’isolement de Freud
15Autre chose nous alerte dans cette fameuse lettre à Fliess, que nous avons déjà évoquée : Freud souligne qu’en renonçant à sa première théorie, il renonce à la gloire et à la fortune. Car là, il semble bien qu’il confonde fantasme et réalité. En effet, la situation, à l’époque, est bien différente de ce qu’il suggère. Loin de lui apporter reconnaissance et clientèle, sa théorie de la séduction a fait scandale dans les milieux médicaux viennois et l’a plongé dans un profond isolement dont il ne cesse de se plaindre amèrement. Elle a été la cause de sa brouille avec son confrère J. Breuer (qui l’accuse de « folie morale » et de « paranoïa scientifica »).
16Lorsqu’il rendit publique sa théorie dans les milieux médicaux et psychiatriques, les réactions furent entièrement négatives : « J’eus le sentiment, dit Freud, d’être méprisé et que tout le monde me fuyait. » Le 21 avril 1896, il fit à la Société viennoise de psychiatrie et de neurologie une communication sur « l’étiologie de l’hystérie ». L’accueil fut glacial. Krafft-Ebing qui présidait la séance se contenta de dire : « Ça ressemble à un conte de fées scientifique. » Ses collègues l’accusèrent de prêter foi à ce qui n’était que fantasmes et affabulations hystériques. En défendant l’hypothèse de la séduction, Freud dressait donc contre lui l’ensemble des milieux médicaux d’Autriche et d’Allemagne ; au contraire, en y renonçant et en adoptant la théorie du fantasme, il se rapprochait des positions psychiatriques dominantes et retrouvait l’approbation de ses collègues. Ses allusions à la gloire et à la fortune peuvent apparaître ainsi comme une remarquable dénégation de la réalité et de l’influence que l’environnement social a pu exercer sur les idées du chercheur.
17On peut donc penser que les raisons invoquées dans la fameuse lettre du 21 septembre 1897 ne sont pas très convaincantes et peuvent apparaître comme une forme de rationalisation de motifs plus profonds qui expliqueraient ce tournant théorique.
18Telle est du moins l’hypothèse que je voudrais soutenir en montrant que cette transition est non seulement en rapport avec le contexte social, mais est aussi étroitement liée à un tournant de vie : celui que représente pour Freud la mort de son père.
Le travail du deuil
19Le père de Freud est mort à l’âge de 81 ans dans la nuit du 23 octobre 1896. Ce deuil va l’affecter très profondément et le plonger pour plusieurs années dans la dépression et les troubles psychiques. Il passe par une alternance de phases d’exaltation et d’abattement. Dans ses lettres à Fliess, il se plaint d’être atteint de « paralysie intellectuelle » et d’une sorte de névrose : « Drôles d’états que le conscient ne saurait saisir : pensées nébuleuses, doutes voilés et à peine, de temps en temps, un rayon lumineux » ( 12 juin 1897). C’est cet état qui le pousse à se lancer dans une autoanalyse de ses productions oniriques, qui va sous-tendre la rédaction de L’Interprétation des rêves. Dans la préface à la seconde édition, il fait lui-même le lien entre cet ouvrage et son travail de deuil : « Toute une partie de ma propre analyse était, écrit-il, une réaction à la mort de mon père, c’est-à-dire à l’événement le plus important, à la perte la plus cruelle qui puisse survenir au cours d’une existence [2]. »
20On peut distinguer, à partir de sa correspondance avec Fliess, deux périodes qui marquent l’influence du travail du deuil sur l’élaboration de sa pensée.
21Une première phase dure environ six mois ; elle se traduit par un intense effort intellectuel : « Je suis, écrit-il, en pleine fièvre de travail durant dix à onze heures chaque jour et me sens, grâce à cela, en bon état » ( 6 décembre 1896). Il s’occupe activement de sa psychologie de l’hystérie dont il confie à Fliess qu’elle « sera précédée de ces fières paroles : Introite et hic dii sunt [Entrez car les dieux sont ici] ( 4 décembre 1896). Cet épigraphe montre toute l’importance qu’il accorde à ses découvertes.
22Il précise et développe la théorie du traumatisme dans l’étiologie des névroses ; il écrit notamment : « L’hystérie me semble toujours davantage résulter de la perversion du séducteur ; l’hérédité s’ensuit d’une séduction par le père. Il s’établit ainsi un échange entre générations : première génération : perversion ; deuxième génération : hystérie » ( ibid. ). Chaque lettre à Fliess apporte de nouveaux éléments pour étayer sa thèse (« Je construis, écrit-il, sur les plus solides fondations qu’il te soit possible d’imaginer »).
23Il élabore dans ce sens plusieurs points théoriques. Il établit la distinction entre psychose et névrose par la plus ou moins grande précocité du traumatisme. Il présente le cas d’une famille où un père pervers et alcoolique est responsable de la démence précoce de son fils, de la psychose hystérique de sa fille et d’une névrose hystérique chez son neveu. Le 8 février 1897, il écrit : « Mon travail progresse brillamment. » Il constate de plus en plus que même les fantasmes hystériques « se rapportent à des choses que l’enfant a entendues de bonne heure et dont il n’a que longtemps après saisi le sens ».
24Cette période culmine avec l’aveu déchirant de la lettre du 11 février 1897. Il confie à Fliess que son père lui-même a exercé des actes de séduction sur ses enfants : « Malheureusement, mon propre père était l’un de ces pères pervers et est responsable de l’hystérie de mon frère et de quelques-unes de mes jeunes sœurs » (cité par Anzieu, 1988, p. 142). On peut penser qu’une accusation aussi grave, portée par un homme de 40 ans, rigoureux et scrupuleux, ne repose pas sur de simples présomptions. La phrase est affirmative et ne comporte aucune forme d’hésitation ou de réserve.
25Dans les lettres qui suivent, il apporte de nouvelles preuves à ce qu’il appelle « l’étiologie paternelle »; notamment le cas d’une patiente dont « le noble et respectable père avait pris l’habitude de la faire venir dans son lit pour se livrer sur elle à des éjaculations externes » ( 28 avril 1897); fait confirmé par une sœur plus âgée et une cousine qui ont subi le même sort.
26Dans le manuscrit M (qui accompagne la lettre du 25 juin 1897), Freud élabore la théorie du fantasme qu’il n’oppose nullement à la réalité vécue, mais dont il montre qu’il est « une combinaison inconsciente de choses vécues et de choses entendues »; dans le fantasme, il y a seulement déformation de la réalité vécue et fragmentation du souvenir.
27Dans le manuscrit N, Freud parle des pulsions hostiles des enfants à l’égard des parents ; ces pulsions, écrit-il, sont refoulées dans le deuil et laissent la place à un sentiment de culpabilité et de remords. Dans une sorte de prémonition de ce qui va bientôt lui arriver, Freud ajoute que dans les névroses, « toute créance est refusée aux matériaux refoulés quand ceux-ci tentent de resurgir, alors qu’elle se trouve accordée – par punition, pourrait-on dire – aux matériaux de la défense » ( Naissance de la psychanalyse, p. 184).
Le tournant
28Tout bascule vers la mi-juin 1897. Freud se plaint de surmenage et de difficultés intellectuelles : « Écrire la moindre ligne m’est un supplice. » Un indice du processus de refoulement nous est donné par la lettre du 7 juillet 1897 ; Freud écrit : « Je suis, pour le moment, un correspondant impossible [… ] Je continue à ne pas comprendre ce qui m’est arrivé. Quelque chose est venu des profondeurs abyssales de ma propre névrose et s’est opposé à ce que j’avance encore dans la compréhension des névroses. »
29Le 14 août, il décommande une rencontre prévue avec Fliess et s’en explique ; il se dit en proie à une crise de morosité : « Celui de mes malades qui me préoccupe le plus, c’est moi-même. » Il fait état de torpeur intellectuelle et de « graves doutes » qui le « torturent en ce qui concernent les névroses ».
30Cette année, Freud ne rentrera de vacances qu’à une date inhabituellement tardive, le 20 septembre. Et c’est le lendemain qu’il écrit la fameuse lettre : « Je ne crois plus à ma neurotica… » Le refoulement a fait son travail : la créance est refusée aux éléments refoulés (la séduction du père) pour être accordée à la défense (tout ceci n’est que fantasme). Ce tournant décisif est confirmé par la lettre du 3 octobre : « Dans mon cas, le père n’a joué aucun rôle actif [… ] Ma “première génératrice” [de névrose] a été une femme âgée et laide, mais intelligente, qui m’a beaucoup parlé de Dieu et de l’enfer » ; ensuite, vers l’âge de 2 ans et demi, explique-t-il, sa libido s’est tournée vers sa mère à l’occasion d’un voyage où il a pu, « sans doute ayant dormi dans sa chambre, la voir nue ». On est étonné de constater que Freud, qui n’accorde aucun crédit aux récits des névrosés, s’appuie, dans l’explication de sa propre névrose, sur cette hypothétique reconstruction. Mais elle lui permet d’innocenter le père pour faire retomber la faute et la culpabilité sur le fils (et accessoirement sur la vieille servante). Ce n’est plus l’adulte qui est responsable, c’est la victime (l’hystérique ou l’enfant) coupable de désirs inconscients.
31On se souvient alors du rêve de Freud au lendemain de l’enterrement de son père : « On est prié de fermer les yeux »; fermer les yeux sur ses propres manquements à l’égard de son père comme il l’interprète ; mais il ajoute aussi : « Le rêve émane d’une tendance au sentiment de culpabilité, tendance très générale chez les survivants » (NP, p. 152). Une autre interprétation serait alors de dire que c’est ce sentiment de culpabilité qui pousse Freud à fermer les yeux sur les fautes du père.
32Ainsi, après un an d’un deuil difficile qui l’a fait sombrer dans la névrose, Freud a enterré la théorie de la séduction et a commencé à s’orienter vers la théorie du complexe d’Œdipe. À propos du complexe d’Œdipe, on peut ouvrir une parenthèse et noter que Freud ne retient qu’une partie du mythe, celle qui montre Œdipe tuant son père et épousant sa mère ; il laisse dans l’ombre tout ce qui concerne Laïos, le père d’Œdipe. Or ce que raconte le mythe est particulièrement éclairant. Il y a, à l’origine de la malédiction qui pèse sur les Labdacides, un crime commis par Laïos : réfugié auprès du roi Pélops, il éprouva une passion violente pour son fils Chrysippe, enleva le jeune homme qui, de honte, se suicida. Voilà la faute de Laïos : un viol homosexuel sur le fils de son hôte. On peut souligner aussi qu’avant qu’Œdipe ne le tue, son père a tenté de le supprimer en l’abandonnant les chevilles transpercées et attachées l’une à l’autre [3]. En recourant au mythe d’Œdipe, même s’il en laisse une partie dans l’ombre, Freud rappelle (peut-être inconsciemment) l’« étiologie paternelle », la transmission entre générations et le viol initial de Laïos, source de la séduction.
33On vient donc d’assister à un triple tournant : dans la vie de Freud ; dans sa construction intellectuelle ; dans sa conception de la névrose.
34Dans sa première conception, la névrose représentait une rupture dans la vie du patient, trace, dans l’après-coup, d’un événement traumatique. Dans la seconde, il n’y a plus de rupture ; la névrose n’est qu’un simple avatar dans le développement linéaire des stades libidinaux, lié au destin des pulsions, destin auquel sont assujettis tous les hommes.
35Une dernière remarque troublante. Alors que Freud faisait part de ses doutes sur l’« étiologie paternelle » à un substitut transférentiel du père, Wilhelm Fliess, il n’est pas impossible que ce dernier ait exercé des sévices sur son fils Robert [4].
36Robert est un peu l’enfant que Freud a donné à Fliess, enfant spirituel bien sûr, fruit d’une amitié intense et passionnelle qui unit les deux hommes pendant plus de dix ans. Il est né quelques jours après Anna Freud, en décembre 1895. Freud espérait un fils qu’il aurait appelé Wilhelm comme son ami [5]. Ce fils, c’est Fliess qui l’a eu. Alors que le père n’adhéra jamais à la psychanalyse, Robert, lui, devient plus tard psychanalyste. Il a même écrit plusieurs ouvrages scientifiques.
37Dans un de ses ouvrages, il souligne l’« incroyable fréquence de la psychose ambulatoire » (il s’agit de patients qui paraissent normaux aux yeux du monde extérieur, qui peuvent même être des personnalités éminentes et dont seul l’entourage perçoit la folie). Il écrit que l’« enfant d’un tel parent devient l’objet d’une agression générale (maltraité et battu presque à mort) et d’une sexualité perverse qu’arrête à peine la barrière de l’inceste » (cité par Masson, 1984). En note à ce passage sur la psychose ambulatoire, Robert Fliess a écrit : « La publication de la biographie de Freud m’incite plus encore à ajouter une remarque que je n’aurais pu faire autrement. En tout cas, l’initiative ne vient plus de moi. Dans le premier volume de sa biographie, Jones fait une description de mon père qui permet au lecteur psychiatre d’établir son propre diagnostic. Certains de ces lecteurs, se défendant peut-être de reconnaître des cas similaires dans leurs propres familles, pourront donc être tentés d’écarter ce que j’ai remarqué en invoquant ma projection. Pour leur gouverne : suivant le conseil donné par Freud aux analystes de suivre une deuxième analyse, j’ai pu clarifier l’image de mon père au cours de deux analyses profondes et sérieuses, la dernière, à un certain âge, avec Ruth Mack Brunswick ; et j’ai eu une longue conversation avec Freud lui-même à propos de son ancien ami » (p. 154). Cette note suggère assez clairement que le diagnostic que l’on pourrait porter sur Wilhelm Fliess était celui de psychose ambulatoire. Si l’on rapproche ce diagnostic de ce que dit son fils à propos du comportement de telles personnalités à l’égard de leurs enfants, on peut penser que Robert lui-même a été l’objet de tels sévices… cruel retour du refoulé.
Linéarité et rupture
38Cette évocation d’une transition et d’un tournant dans la construction théorique de Freud nous a permis d’entrevoir comment les processus de la création intellectuelle peuvent être intimement liés à des événements existentiels. Même lorsqu’il s’agit de théories scientifiques, la pensée n’est détachée ni du contexte social, ni de la vie du sujet créateur, de son idéologie et de ses mécanismes inconscients.
39La mort de son père, les sentiments et les conflits qu’elle a suscités, conduisent Freud à accorder une place prééminente au fantasme et à découvrir le rôle structurant du complexe d’Œdipe.
40Cependant, cette avancée théorique s’accompagne d’une minimisation du poids de la réalité (car « rendre la lumière suppose d’ombre une morne moitié »). La théorie de la séduction est abandonnée, mais pas complètement. Freud à plusieurs reprises marquera des hésitations ; il écrira en 1924 qu’elle « conserve une certaine importance » ( Névrose, psychose et perversion, p. 66). Le rôle du traumatisme restera par la suite une question floue et controversée dans la théorie psychanalytique. La sous-estimation de l’impact de la réalité reproduira le refoulement, par le père de la psychanalyse, de l’« étiologie paternelle ».
41Un autre point à souligner est l’écart entre l’expérience telle qu’elle est vécue dans l’instant et la façon dont elle est reconstruite et rationalisée par le discours autobiographique.
42Voilà comment Freud rend compte de ce tournant dans Ma Vie et la psychanalyse (passage déjà évoqué au début de cet article) : « Il me faut faire mention d’une erreur dans laquelle je tombai pendant quelque temps et qui aurait bien pu devenir fatale à tout mon labeur. Sous la pression de mon procédé technique d’alors, la plupart de mes patients reproduisaient des scènes de leur enfance, scènes dont la substance était la séduction par un adulte. Chez les patientes, le rôle de séducteur était presque toujours dévolu au père. J’ajoutais foi à ces informations, et ainsi je crus avoir découvert dans ces séductions précoces de l’enfance, les sources de la névrose ultérieure [… ] À quiconque secouera la tête avec méfiance devant une pareille crédulité, je ne puis donner tout à fait tort [… ] Lorsque je me fus repris, je tirai de mon expérience les conclusions justes : les symptômes névrotiques ne se reliaient pas directement à des événements réels, mais à des fantasmes de désir; pour la névrose, la réalité psychique avait plus d’importance que la matérielle » (p. 43-44).
43Quel contraste dans ce récit « lisse » et détaché avec l’expérience dramatique que nous avons évoquée ! Il n’y a plus trace des circonstances qui ont accompagné ce changement. Uniquement le froid constat du scientifique qui avoue une erreur et qui montre comment une hypothèse hasardeuse a pu être rectifiée et être remplacée par des « conclusions justes ». La crise exaltée, tourmentée et poignante où Freud a failli être happé par les tourbillons de la névrose s’est muée en un simple méandre dans le cours majestueux d’une pensée tout entière soumise à la raison.
44Ainsi, le récit autobiographique tend, comme souvent, à rétablir de la linéarité là où la transition a été, dans la réalité, un processus de crise et de rupture.
45L’exemple du changement théorique de Freud nous a montré combien ce processus, même lorsqu’il opère dans la sphère intellectuelle, est travaillé par des motifs inconscients masqués par des considérations cognitives. Celles-ci apparaissent relever autant de la rationalisation que de la rationalité.
46Cet exemple nous amène aussi à percevoir l’ambivalence d’un changement théorique que l’on perçoit généralement à travers la figure du « progrès » (dans le sens où un stade ultérieur de la pensée est considéré tout naturellement comme un progrès par rapport au stade antérieur). Cependant, dans le cas étudié, nous constatons que ce changement comporte à la fois un gain et une perte : le gain, c’est la prise en compte de l’importance du fantasme dans la vie psychique, fantasme sous-tendu par la dynamique pulsionnelle du désir; la perte, c’est la sous-estimation de la réalité traumatique et des liens qu’elle peut nouer avec le fantasme; mais c’est surtout l’antagonisme dans lequel ont été situées ces deux dimensions (comme si elles étaient exclusives l’une de l’autre) qui a empêché par la suite de penser leur articulation et leur complémentarité [6].
Bibliographie
- ANZIEU, D. 1988. L’Autoanalyse de Freud et la découverte de la psychanalyse, Paris, PUF.
- BALMARY, M. 1979. L’Homme aux statues. Freud et la faute cachée du père, Paris, Grasset.
- FREUD, S. 1925. Ma Vie et la psychanalyse, Paris, Gallimard ( 1950).
- FREUD, S. 1969. La Naissance de la psychanalyse, Paris, PUF.
- FREUD, S. 1973. Névrose, psychose et perversion, Paris, PUF.
- MASSON, J. 1984. Le Réel escamoté, Paris, Aubier.
- SCHUR, M. 1975. La Mort dans la vie de Freud, Paris, Gallimard.
Notes
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[1]
Naissance de la psychanalyse, p. 196. Il désigne ici par neurotica la théorie des névroses qu’il a élaborée antérieurement et qui voit dans la séduction sexuelle précoce de l’enfant par un adulte la cause des troubles ultérieurs. Edmond Marc Lipiansky, professeur de psychologie, université Paris X-Nanterre.
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[2]
La dramatisation et la généralisation de cette affirmation ne peuvent que nous alerter.
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[3]
Ces aspects du mythe d’Œdipe ont été soulignés par plusieurs commentateurs, et notamment par Mary Balmary dans L’Homme aux statues (cf. biblio.).
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[4]
Cette hypothèse est soutenue par Jeffrey Masson dans son ouvrage Le Réel escamoté.
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[5]
Il lui écrit le 3 décembre 1895 : « S’il s’était agi d’un fils, je te l’aurais annoncé par télégramme puisqu’il aurait porté ton prénom. Mais comme c’est une fille appelée Anna, je te l’apprends plus tardivement. »
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[6]
On saisit la difficulté non surmontée de Freud à ce niveau dans la violence de sa réaction à la conférence de Ferenczi « Confusion des langages entre l’enfant et l’adulte » ; violence dont on ne peut comprendre rétrospectivement la raison, sinon comme un symptôme de la réactivation d’un conflit toujours actif chez Freud.