Connexions 2001/1 no75

Couverture de CNX_075

Article de revue

Les enseignants, professionnels solitaires de la transmission du savoir ?

Pages 85 à 96

Notes

  • [1]
    Cependant, les agrégés, à la suite de revendications, en ont été dispensés, ce qui suggère que la compétence en matière de discipline académique (lettres, histoire, mathématiques, etc.) évite d’avoir à écrire sur ses pratiques.
  • [2]
    BO n° 27,11 juillet 1991, p. 1795-1801. Michèle Guigue, maître de conférences, UFR sciences de l’éducation, Lille III.
  • [3]
    Les mémoires de futurs professeurs documentalistes et de futurs professeurs de lycée d’enseignement professionnel ne sont pas pris en compte ici.
  • [4]
    Notamment le poids respectif, dans l’accompagnement du mémoire, des maîtres formateurs, des professeurs d’IUFM, des maîtres de conférence, des inspecteurs, et de leurs spécialisations respectives.
  • [5]
    Dix-neuf correspondait au nombre de mémoires disponibles en sciences de la vie et de la terre. Soulignons que la production de mémoires professionnels – plusieurs milliers par an – ne peut permettre d’envisager une quelconque représentativité pour une recherche qualitative. Il faut donc considérer comme systématique la limitation suivante, même si elle n’est pas énoncée répétitivement : les analyses et interprétations proposées dans cette contribution concernent des corpus limités de 3 x 19 mémoires et 15 mémoires tout-venant en ce qui concerne l’usage des instructions officielles. Cependant, les questionnements de ces recherches sont le résultat d’investigations antérieures, et la constitution de corpus à partir de mémoires issus d’IUFM différents assure une diversification et une consolidation de ces analyses.
  • [6]
    Seul un mémoire de sciences de la vie et de la terre fait exception en s’interrogeant sur les modalités concrètes d’organisation de travaux pratiques tournants.
  • [7]
    L’enfant subit un dépaysement plus ou moins marqué, dû en partie aux locaux, aux dimensions des salles, des couloirs.
  • [8]
    Mémoire d’un futur enseignant de lettres modernes.
  • [9]
    Par contre, les mémoires de professionnels du social sont en lien avec des champs de pratiques très diversifiés. Par exemple, un éducateur spécialisé peut exercer sa profession dans toutes sortes d’institutions, en internat aussi bien qu’en « milieu ouvert », auprès d’enfants aussi bien qu’auprès d’adultes, etc. De plus, les jurys sont composites et intègrent des membres extérieurs à la formation et parfois, comme dans le cas des assistantes sociales, appartenant à d’autres corps professionnels.
  • [10]
    SVT : sciences de la vie et de la terre ; LMO : lettres modernes ; PE : professeur des écoles.
  • [11]
    « Les mœurs scolaires sans norme en Europe au XV e siècle ont un caractère arbitraire et cruel. [… ] La correction brutale et le mignotage alternent de façon inattendue, variable en fonction essentiellement de l’humeur d’un maître qui prend tour à tour figure d’un despote bienveillant ou tyrannique » (R. Gasparini, 2000, p. 23).
  • [12]
    Certes, le manque de temps est un leitmotiv. Cependant, l’impact pédagogique, dès le collège, du découpage en disciplines ayant un horaire hebdomadaire fractionné en séances de 55 minutes n’est pas reconnu explicitement. On pourrait ajouter que la semaine, caractéristique de l’enseignement primaire, a subi, plus ou moins subrepticement, des découpages liés d’une part au développement des temps partiels, mais surtout à l’émergence d’intervenants spécialisés, rémunérés par les municipalités, en éducation physique, en arts, en langues… au nom de la pertinence de compétences spécialisées. Les répercussions pédagogiques de ce découpage et de cette discontinuité n’ont pas été prises en compte, encore moins étudiées.
  • [13]
    Quand A. Davisse et J.-Y. Rochex rassemblent et publient un ensemble de mémoires intitulé Pourvu qu’ils m’écoutent… Discipline et autorité dans la classe, les composantes relationnelles de la vie de la classe sont appréhendées sous l’angle statutaire et institutionnel plus que dans une perspective psychosociologique ou clinique.
  • [14]
    Un point mérite d’être noté : dans les mémoires lus, les références à l’appartenance ethnique sont plus fréquentes que celles à l’appartenance sociale.
  • [15]
    En ce qui concerne le CDI, structure spécifique des lycées et collèges, ne sont donc pas comptés les mémoires de futurs professeurs des écoles.
  • [16]
    Un détail est intéressant : sur les quinze mémoires (de l’année 1994) lus pour ce travail, un seul ne mentionne aucun texte officiel. M. Guigue, 1996.
  • [17]
    Une exception notable, la publication coordonnée par A. Davisse et J.-Y. Rochex de mémoires professionnels et intitulée : Pourvu qu’ils m’écoutent… Discipline et autorité dans la classe.

1Les années quatre-vingt ont vu se développer d’importants bouleversements dans le fonctionnement du système éducatif, liés à l’impact de la politique de décentralisation, à la différenciation volontariste des établissements par la création de zones d’éducation prioritaire (ZEP) et le développement de projets d’établissements ouvrant sur une certaine autonomie. En 1992, la création des IUFM a correspondu à un changement de la politique de recrutement et de formation des enseignants : revalorisation du statut des enseignants du premier degré par l’harmonisation de leur niveau de recrutement avec celui des enseignants certifiés de collège et de lycée, refonte de la formation initiale instaurant, notamment, des enseignements de tronc commun pour tous les futurs professeurs et la rédaction d’un mémoire professionnel [1].

2Comment ces transformations qui concernent, notamment, l’établissement et qui se greffent sur une identité professionnelle enseignante centrée sur la classe et la transmission de savoirs se manifestent-elles dans la formation des enseignants ?

3La lecture du Bulletin officiel précisant le « contenu et validation des formations organisées par les instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM )  [2] » permet de s’apercevoir qu’un certain nombre de recommandations d’ordre thématique figurant dans « les principes généraux de la formation » correspondent à l’évolution du fonctionnement des établissements :

4« L’enseignant : acteur responsable au sein du système éducatif.
« L’enseignant doit se situer à la fois au sein du système éducatif et par rapport à son environnement (finalités de l’éducation, objectifs du système éducatif, connaissance du système, de ses partenaires : parents, collectivités locales, associations, entreprises… ). »

5Dans cette perspective, « le travail des stagiaires ne doit pas être isolé. [… ] Ce travail doit être soutenu par des équipes pédagogiques (disciplinaires ou non), trouver sa place dans la vie de l’établissement, voire s’inscrire dans une véritable politique menée par le lieu d’accueil (projet d’école ou d’établissement) ».

6Ainsi est solidement affirmé que le métier d’enseignant ne se limite pas aux frontières de la classe, qu’il s’inscrit dans des équipes pédagogiques, qu’il s’étend au fonctionnement de l’établissement et à ses relations avec l’extérieur.

Les mémoires professionnels, un lieu d’observation

7Au carrefour des logiques de formation, d’évaluation et d’intégration professionnelle, les mémoires professionnels constituent des traces de pratiques caractéristiques du fonctionnement institutionnel ordinaire des IUFM. En cela, ce sont des lieux d’observation intéressants. Certes, les mémoires professionnels ne constituent pas une mise en perspective systématique de tout ce qui a été appris et réfléchi pendant la formation. Cependant, ce qui fait l’objet d’un travail d’écriture, ce qui est donné à voir à l’institution pour être validé, compose un ensemble qui, par ce processus d’écriture d’une part et par cette reconnaissance institutionnelle de l’autre, émerge de l’opaque et du tacite des pratiques quotidiennes. On peut donc considérer que les manières dont les futurs professeurs présentent, à cette occasion, leurs activités et en situent le contexte contribuent à construire et à cristalliser des pôles forts de leur identité professionnelle.

8Les instructions mentionnées au cours de l’accompagnement du mémoire sont souvent limitées aux paragraphes intitulés « le mémoire professionnel »; elles sont, de ce fait, séparées des orientations générales de la formation, c’est-à-dire du contexte dans lequel elles s’insèrent. Des inventaires thématiques des sujets traités manifestent, justement, l’absence d’axes de réflexion qui ne rentrent dans aucun cadre disciplinaire. N’apparaissent que rarement dans les préoccupations de futurs professeurs des écoles ou de futurs professeurs de lycée ou de collège [3] des aspects suggérés par les orientations générales comme la politique menée par le lieu d’accueil, la connaissance et la prise en compte des partenaires locaux.

9Ainsi, les tendances qui s’expriment dans les mémoires professionnels, si elles sont conformes à la lettre des instructions officielles, ne le sont pas tout à fait à leur esprit, plus ouvert sur la vie de l’établissement, le travail en équipe et les relations avec les parents. Cela pose, notamment, la question des statuts et de la spécialisation des formateurs et accompagnateurs, de leur poids dans la détermination des sujets, de la représentation du métier ainsi véhiculée, mais aussi des registres de compétences travaillés (les stratégies didactiques) ou négligés (la conduite du groupe-classe, l’identification des modes de fonctionnement spécifiques de l’organisation complexe qu’est un établissement). Les institutions ne sont pas des blocs monolithiques. Les mémoires professionnels fonctionnent à la marge de la politique ministérielle, dans un champ de forces complexe, en relation avec des traditions établies et des équilibres locaux [4].

Qu’est-ce qu’une classe, dans les mémoires IUFM ?

10Tous les futurs enseignants dont j’ai lu les mémoires faisaient leur stage dans des classes, décrivaient des activités qu’ils avaient mises en œuvre dans une salle de classe et allaient, au moins pendant toute une partie de leur carrière, enseigner dans des classes. Or, la lecture de ces mémoires donne l’impression d’une centration si dominante sur les modalités de transmission du savoir (choix thématique, découpage, progression) que la présentation de la classe dans laquelle s’opère cette transmission semble succincte et formelle.

11Comment la classe dans laquelle se déroule le stage et les pratiques qui vont être exposées et analysées est-elle présentée ? Pour répondre à cette question, j’ai composé un corpus comparatif de dix-neuf mémoires de futurs professeurs de sciences de la vie et de la terre [5], dix-neuf mémoires de futurs professeurs de lettres modernes, dix-neuf mémoires de futurs professeurs des écoles. Le terme « classe » étant polysémique, l’analyse de son usage s’avère fécond.

La classe, un niveau dans le cursus scolaire

12La classe désigne quasi systématiquement, dans ces mémoires, un niveau institutionnellement défini : cours élémentaire, classe de cinquième, classe de seconde, etc. Ce moment détermine des compétences et des savoirs sur lesquels l’enseignant espère pouvoir compter du fait des acquis construits, en principe, au cours des classes antérieures. Cette conception commence dès la maternelle. À partir du collège, la classe (ou le niveau) est plus précisément un moment dans un itinéraire disciplinaire. Elle désigne alors les savoirs acquis précédemment, les savoirs à transmettre et une enveloppe horaire hebdomadaire. Cependant, la classe, ainsi institutionnellement et formellement identifiée, suscite des attentes que la classe réelle, estampillée 5e D, 2e A, etc., semble presque toujours décevoir.

La salle de classe, un lieu quasi invisible

13L’espace classe fait tellement partie de ce qui va de soi qu’il en est fort peu question. Dans les mémoires de futurs professeurs des lycées et collèges, toute l’attention se concentre sur le déroulement des séquences d’enseignement  [6]. Par contre, quelques mémoires de professeurs des écoles portent un intérêt à l’aménagement de l’espace, surtout lorsque la jeunesse des élèves [7] ou les activités mises en œuvre conduisent à faire l’expérience de difficultés liées aux contraintes spatiales. Certaines activités motrices, les répétitions de spectacles…, parce qu’elles supposent un aménagement particulier pour lequel l’espace disponible dans l’école n’est pas toujours adapté, fonctionnent comme un révélateur. Elles font surgir des difficultés qui n’avaient pas été anticipées; ainsi, l’impact du contexte spatial et de ses contraintes est évoqué dans l’analyse finale, c’est une découverte.

La classe comme groupe

14La description de la classe comme groupe est globalisante, stéréotypée et laconique : « La classe est composée de vingt-six élèves d’un milieu social plutôt favorisé, habitant dans une zone pavillonnaire assez résidentielle en grande banlieue. Seuls deux élèves appartiennent à une culture différente [8]. » Et même ce type de description est rare. Les indications relevées sont plus souvent fractionnées, dispersées au gré des associations d’idées.

Le contexte d’enseignement, entre savoir partagé et spécificité

15Les enseignants en formation qui rédigent des mémoires professionnels savent qu’ils s’adressent à des destinataires qui partagent un savoir de sens commun sur leur cadre de fonctionnement quotidien, sur les conditions d’enseignement : il y a une grande homogénéité professionnelle entre l’auteur et les membres du jury, et ses éventuels lecteurs [9]. Dès lors, on peut se demander si la présentation de la classe dans laquelle s’est déroulée la séquence exposée, laconique quand elle est présente, n’est pas en lien avec ce contexte d’énonciation. Le nom de l’établissement, le niveau de la classe sont souvent considérés comme des informations suffisantes, compte tenu, de plus, de la brièveté requise du mémoire : trente pages maximum, plus des annexes.

16Néanmoins, ce principe d’économie a un aspect paradoxal. Ce qui est connu, le niveau, fait l’objet de développements circonstanciés en référence aux textes officiels qui le déterminent, tandis que ce qui correspond au cadre particulier, unique, du stage, comme l’effectif de la classe, se trouve négligé. L’étude de cette information chiffrée, factuelle, sa présence, mais aussi ses modalités d’énonciation, peut être analysée avec finesse et précision. En voici le bilan.

Tableau n°

1 : l’effectif de la classe et ses modalités d’énonciation [10]

Tableau n°
Tableau n° 1 : l’effectif de la classe et ses modalités d’énonciation10 Effectif Effectif connu inconnu Colonne 1 Colonne 2 Colonne 3 Colonne 4 Présentation Indication Comptage de la classe indirecte fait par le (au détour lecteur d’une phrase) SVT (n = 19) 8 3 2 6 LMO (n = 19) 6 5 3 5 PE (n = 19) 13 2 1 3 Total n = 57 27 10 6 14

1 : l’effectif de la classe et ses modalités d’énonciation [10]

17Les indications fournies dans ce tableau permettent de considérer que l’effectif de la classe est véritablement indiqué dans 10 mémoires (colonne 2) et qu’il est hors du champ de préoccupation des auteurs dans 41 mémoires (addition de la première et de la dernière colonne), cela sur un total de 57.

18L’effectif de la classe est-il donc un détail anecdotique ?

19Les effectifs surchargés sont un lieu commun professionnel convenu. Ils peuvent être invoqués, dans ces mémoires, alors même que le lecteur n’aura aucun moyen de les connaître. Le bilan de ce comptage est à mettre en relation avec le sens donné au terme « classe », principalement considéré comme une étape dans le cursus scolaire, perçu plutôt comme un programme que comme un groupe d’élèves. Le poids de l’attention portée aux savoirs disciplinaires semble gommer, en grande partie, les dimensions relationnelles.

20Or, la variabilité des effectifs n’est pas négligeable dans cet ensemble de 57 mémoires ; parmi les effectifs connus, la classe la moins chargée est composée de 19 élèves, la plus chargée de 35. Conçoit-on une séquence pédagogique de la même façon avec 19 élèves ou avec 35 ? Les supports pédagogiques, les types de questions, le rythme prévu… ne sont-ils pas à adapter en fonction de l’effectif ? À lire les mémoires professionnels, il est légitime de penser que ni les formateurs, ni les futurs enseignants ne se posent de questions à ce sujet.

Le groupe-classe et la pratique pédagogique

21La description du contexte dans lequel se déroulent les pratiques professionnelles peut être considérée comme caractéristique de la façon dont on perçoit son métier. C’est en fonction de la représentation de ce contexte que l’enseignant conçoit ses interventions, se prépare aux multiples imprévus et complications des situations réelles et imagine ses réactions. Or, ce qui ressort des mémoires professionnels laisse penser que les futurs enseignants privilégient une démarche intellectuelle qui vise d’une part la maîtrise du savoir qu’ils ont à transmettre, d’autre part la planification de leurs cours.

22La forme scolaire est devenue si prégnante et si évidente que ses aspects concrets tendent à être négligés (Foucault, 1975). Pourtant, les travaux anglo-saxons de sociologie (Forquin, 1989,1997), les développements de P. Perrenoud ( 1994) sur le métier d’élève insistent sur les particularités du fonctionnement d’une classe : un enseignant et un groupe d’élèves qui passent du temps ensemble, s’observent, travaillent les uns devant les autres, et cela dans un espace restreint où rien ne se passe à l’abri des regards et de l’écoute des autres. La classe fait vivre ainsi, au quotidien, tout au long de l’année scolaire, des interactions intenses et durables entre l’enseignant et ses élèves, et entre les élèves eux-mêmes.

23La relation pédagogique implique un important engagement personnel des uns et des autres; pourtant, paradoxalement, le cadre scolaire et ses modes de régulation tendent à dépersonnaliser cette situation. En effet, si l’apparence de ce mode de fonctionnement fait croire à une relation duelle particulière, puisqu’il y a en quelque sorte deux partenaires en présence, il ne faut pas s’y arrêter. Au-delà de ces deux partenaires, il y a le savoir qui fonde et légitime l’autorité de l’enseignant (Houssaye, 1988). Il est ce tiers dont la psychanalyse a souligné le caractère indispensable pour sortir de l’enfermement et des risques fusionnels de toute relation duelle.

24Le savoir vaut pour l’enseignant comme pour les élèves, c’est en son nom que cette situation de transmission est organisée et régulée. Ainsi, l’engendrement de la forme scolaire se perpétue et se renouvelle par la soumission à des règles impersonnelles. Ces règles concernent la gestion de la discipline et, plus largement, la justice, comme le souligne Rachel Gasparini [11].

25Cependant, dans les mémoires professionnels, c’est l’accent mis sur les savoirs et sur l’organisation de la démarche didactique qui est, le plus souvent, la pièce centrale dans le processus de dépersonnalisation constitutif de la forme scolaire. Le savoir qui, dans un cadre à référence psychanalytique, renvoie à la loi et à une construction psychique socialisée, renvoie souvent désormais à la science, et cela doublement, science dont le savoir est issu et science de sa transposition pour en faciliter l’apprentissage, c’est-à-dire didactique (Joshua et Dupin, 1993). Le triangle didactique conduit à penser, non plus la relation maître/élèves, mais la relation enseignant/apprenant, et les stratégies de transmission sur le mode de processus se heurtent à des obstacles épistémologiques. La légitimité ainsi fondée développe une dimension scientifique et technique pour laquelle l’objectif de structuration cognitive l’emporte sur tout autre. L’élève est devenu un « apprenant », son statut institutionnel se trouve ainsi mis de côté au profit de son attitude cognitive et intellectuelle. De plus, cette approche tend souvent à négliger les conditions contextuelles dans lesquelles l’apprentissage se déroule, conditions temporelles [12] , spatiales, organisationnelles et relationnelles, comme si la noblesse et l’importance du savoir tendait à occulter les conditions concrètes dans lesquelles s’effectue sa transmission.

L’enseignant, un professionnel isolé

26L’enseignant apparaît, de fait, comme un professionnel du savoir dont les caractéristiques personnelles s’effacent derrière la technicité et le statut [13]. Isolé face aux apprenants, sa supériorité est presque naturelle puisqu’elle se superpose à la hiérarchie adulte/enfant. Cependant, le monde pénètre indirectement dans cet espace clos qu’est la classe, comme un parasite, par l’intermédiaire de l’appartenance socioculturelle et ethnique des élèves [14], et il met en cause, subrepticement, l’objectif noble, abstrait, éthéré qu’est apprendre.

27Les dimensions relationnelles sont quasi absentes du fonctionnement de la classe présenté dans les mémoires, elles le sont aussi de celui de l’établissement. Un repérage systématique montre la rareté des autres professionnels, toutes catégories confondues. À ce titre, un point est symptomatique : jamais le ou (la) documentaliste n’est évoqué(e), seul le lieu, le CDI, est nommé, mais dans seulement 6 mémoires sur 38 [15]. Cet isolement de l’adulte qui se double de l’isolement de l’enseignant contribue à l’effacement de ce qui pourrait composer une structure sociale : les collègues, les parents d’élèves, les partenaires, le chef d’établissement, l’inspecteur…

28Pour se rendre dans sa classe, l’enseignant traverse un établissement qui semble transparent, au point que l’on peut se demander si celui-ci tient vraiment la place d’une organisation. Les aspects de coopération organisationnelle liés aux professionnels qui entrent en interaction, qui entretiennent des relations simultanément institutionnalisées et personnalisées sont gommés au profit d’une médiation par les textes, par l’écrit qui formalise le savoir et les prescriptions.

Le recours aux instructions officielles, contrepartie de l’isolement

29Dans le contexte de travail solitaire décrit dans les mémoires professionnels, l’usage des I.O., très fréquent et très visible, attire l’attention, par contraste, avec ce qui est marginalisé : les échanges entre collègues [16]. Cette confrontation conduit à considérer que les textes officiels assurent une fonction médiatrice essentielle. En l’absence de concertation structurée et régulière, ils constituent une référence commune, ils garantissent une forme de continuité et de cohérence, quelque peu formelle et lointaine, mais englobante et régulatrice de l’action des différents professionnels qui se succèdent. L’Éducation nationale se présente comme un édifice institutionnel immense, à la fois lointain et prégnant, dans le cadre duquel l’isolement est grand et le liant constitué, en partie, par les Instructions, que chacun est censé connaître et respecter.

30Aussi, ne voir dans cet usage des I.O. qu’un indice de formalisme et de conformisme serait préjuger hâtivement du sens de cette façon de faire. Les I.O. marquent un lieu sensible lié tant à l’activité professionnelle qu’à la démonstration de professionnalité.

31Au-delà de l’effet d’autorité et de l’acte d’allégeance, autour de ces références et citations se cristallisent, selon des configurations complexes, des éléments concernant les fonctionnements institutionnels et les stratégies des acteurs. Les évocations de relations professionnelles avec des collègues sont rares et tout à fait ponctuelles. Pourtant, quand elles apparaissent en filigrane, c’est souvent, justement, à l’occasion des conditions de mise en œuvre des prescriptions formulées par les I.O. Le statut de ces textes permet d’aborder, de façon autorisée, discrète, des dimensions délicates liées aux pratiques et à leur évolution.

32Les I.O., sont pour les nouveaux enseignants, des points d’appui importants. D’un point de vue défensif, elles sont susceptibles de garantir la légitimité de leur différence ; d’un point de vue offensif, elles constituent une force de proposition. Elles stimulent des innovations en questionnant et remettant en cause des pratiques traditionnelles. Les nouveaux enseignants des écoles maternelle et élémentaire bénéficient des changements récents, importants, dans le niveau de recrutement. Ils s’insèrent aujourd’hui dans un corps professionnel dont l’expérience acquise est en partie dévalorisée par d’autres composantes, hétérogènes mais convergentes, parmi lesquelles le niveau de diplôme et l’âge des entrants, l’évolution des savoirs et des stratégies didactiques (Collonges et al., 1997). Dans ce contexte, leur connaissance des textes entre en rivalité avec les compétences acquises ou renforcées par l’expérience de leurs collègues plus anciens. Les I.O. sont un atout non négligeable pour assurer leur autonomie sur le terrain.

Apprentissage en situation et relations à autrui

33L’isolement de l’enseignant manifesté dans les mémoires étonne. Les composantes relationnelles de ce métier ne sont-elles pas importantes ? On peut y voir, malgré les évolutions du fonctionnement du système éducatif, une constante de l’identité professionnelle liée à l’autonomie de l’enseignant dans sa classe (Paty, 1991). On peut y voir aussi les effets cumulés de l’écriture et de l’évaluation, une partie de ce qui s’apprend en situation, par l’expérience, n’étant pas formalisée dans le cadre de la rédaction d’un mémoire, notamment parce qu’il s’agit de points sensibles tant du point de vue de la démonstration de professionnalité que de l’éthique.

34Or, l’absence de formalisation des composantes relationnelles d’activités professionnelles n’est pas spécifique aux enseignants. Dans un ouvrage sur la formation des adultes, G. Malglaive ( 1990), qui travaille plus particulièrement sur les formations en alternance d’ingénieurs, remarque : « Agir, c’est s’insérer dans le fonctionnement social, et les procédures d’action obéissent à des règles et des conditions qui ne portent pas seulement sur la transformation du réel mais aussi sur les modalités de l’organisation de cette transformation, sur les relations à autrui. Le plus souvent absentes des savoirs procéduraux codificateurs de l’action, les conséquences de la co-action se découvrent dans les pratiques effectives. » Dans les métiers de l’ingénierie, les savoirs procéduraux techniques nécessaires à la confrontation avec la matière et les machines font passer au second plan les savoirs procéduraux permettant la coopération. Dans les métiers de l’enseignement, ce sont les savoirs théoriques et didactiques qui sont présentés dans les mémoires. On peut voir une extension à un autre champ professionnel de la conclusion de Malglaive : les enjeux de la co-action, les savoirs relationnels et organisationnels, sont de l’ordre des savoirs pratiques. Ils ne font pas l’objet de savoirs procéduraux formalisés qui seraient explicitement transmis en formation. Ils se découvrent et s’expérimentent en situation, et cet apprentissage, de même qu’il n’est pas impulsé par un enseignement, est rarement traité dans les mémoires [17].

Savoirs pratiques et savoirs formalisés par écrit

35Dans cette perspective, il serait intéressant de repérer à partir de quels noyaux durs s’organisent tant les savoirs attendus que l’écriture des pratiques et l’intégration des normes dans les mémoires de formations initiales touchant des professionnalités liées à l’éducation : enseignants, éducateurs spécialisés, animateurs socioculturels et assistantes sociales. Dans ce champ de pratiques sociales fortement marqué par les interactions, la dissociation entre ce qui serait de l’ordre des savoirs pratiques et ce qui serait de l’ordre des savoirs théoriques ou procéduraux mérite attention.

36Le contexte de l’écriture d’un mémoire professionnel est complexe et délicat : l’étroite articulation entre l’institution de formation et les lieux de stage empêche tout anonymat ; comment, alors, écrire sur les pratiques observées ou sur ses propres pratiques ? Le stagiaire ne risque-t-il pas de devenir une sorte d’espion qui divulgue à l’extérieur ce qui se passe à l’intérieur ? On peut alors se demander si ces obstacles ne sont pas contournés par le privilège accordé, selon les formations et les cadres institutionnels, à des orientations qui désamorcent les difficultés liées à l’implication et à l’interconnaissance. En effet, dans ces métiers où les relations entre adultes et les modalités d’organisation ont un impact au quotidien sur la vie des jeunes, il semble que celles-ci apparaissent fort peu dans les mémoires qui valident les formations qui y préparent. Une analyse des contextes décrits, de fait, dans ces mémoires pourrait donner accès aux modalités de construction de manières de voir et de manières d’agir caractéristiques des cultures professionnelles concernées, sortes de matrices professionnelles, comme il y a des matrices disciplinaires.

37Au-delà de l’analyse en termes de professionnalité et de catégories de savoirs, cet évitement soulève une question éthique : comment traiter des relations avec les autres ? Comment peut-on séparer ce qui serait composantes personnelles et ce qui serait appartenance à un groupe, et à quel groupe ? D’autant que, dans de nombreuses organisations éducatives, la pluralité (voire la multiplicité) des professionnalités et, conjointement, le petit nombre, sinon même l’isolement de leurs membres, permet difficilement, à l’échelle d’un établissement, d’identifier ce qui peut être de l’ordre de la personne et ce qui peut être de l’ordre du statut et de l’identité professionnelle. La proximité et l’implication semblent conduire, paradoxalement, à des stratégies, prudentes, de distanciation et de dépersonnalisation.

En conclusion

38Certes, à côté des pratiques de formation et de réflexion qui s’inscrivent dans un processus de rédaction et de communication par l’écrit, il y a place, ici ou là, pour des groupes d’analyse de pratiques. Il y a place aussi, comme le souligne Malglaive, pour le développement de savoirs pratiques construits en situation dans le cadre de stages. Mais quand la logique de l’écrit paraît si prégnante, comment penser le sens et l’impact de l’expérience et des pratiques orales ?

39Les mémoires professionnels de formation initiale ne correspondent qu’à certains aspects des conceptions et des pratiques de formation comme des conceptions et des pratiques personnelles et professionnelles (d’ailleurs novices) de leurs auteurs. Néanmoins, on peut se demander si rédiger un mémoire ne suscite pas ce que Panovsky ( 1967) nommait une « force créatrice d’habitudes » liée à ce dont on parle et ce que l’on oublie ou néglige. L’écriture participe au processus de socialisation par l’intériorisation de ce qui est institutionnellement reconnu, valorisé. Mais ne participe-t-elle pas aussi à la construction de cadres mentaux ? Alors, la conception du contexte privilégiée et la hiérarchisation de ses éléments n’induisent-elles pas des façons de gérer les tâches à assumer, de penser les problèmes susceptibles de survenir et la manière de les résoudre ? Le développement des didactiques ne conduit-il pas à la formation de techniciens de la transmission ? Or, l’école ne s’adresse pas seulement à des apprenants, elle s’adresse à des élèves, à des jeunes inquiets et, parfois, revendicatifs.

Bibliographie

Références bibliographiques

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  • PANOVSKY, E. 1967. Architecture gothique et pensée scolastique, Paris, Éditions de Minuit.
  • PATY, D. 1981. Douze collèges en France. Le fonctionnement réel des collèges publics, Paris, La Documentation française (réédition 1996).
  • PERRENOUD, P. 1994. Métier d’élève et sens du travail scolaire, Paris, ESF.
  • VINCENT, G. 1994. L’Éducation prisonnière de la forme scolaire ? Scolarisation et socialisation dans les sociétés industrielles, Lyon, PUL.

Notes

  • [1]
    Cependant, les agrégés, à la suite de revendications, en ont été dispensés, ce qui suggère que la compétence en matière de discipline académique (lettres, histoire, mathématiques, etc.) évite d’avoir à écrire sur ses pratiques.
  • [2]
    BO n° 27,11 juillet 1991, p. 1795-1801. Michèle Guigue, maître de conférences, UFR sciences de l’éducation, Lille III.
  • [3]
    Les mémoires de futurs professeurs documentalistes et de futurs professeurs de lycée d’enseignement professionnel ne sont pas pris en compte ici.
  • [4]
    Notamment le poids respectif, dans l’accompagnement du mémoire, des maîtres formateurs, des professeurs d’IUFM, des maîtres de conférence, des inspecteurs, et de leurs spécialisations respectives.
  • [5]
    Dix-neuf correspondait au nombre de mémoires disponibles en sciences de la vie et de la terre. Soulignons que la production de mémoires professionnels – plusieurs milliers par an – ne peut permettre d’envisager une quelconque représentativité pour une recherche qualitative. Il faut donc considérer comme systématique la limitation suivante, même si elle n’est pas énoncée répétitivement : les analyses et interprétations proposées dans cette contribution concernent des corpus limités de 3 x 19 mémoires et 15 mémoires tout-venant en ce qui concerne l’usage des instructions officielles. Cependant, les questionnements de ces recherches sont le résultat d’investigations antérieures, et la constitution de corpus à partir de mémoires issus d’IUFM différents assure une diversification et une consolidation de ces analyses.
  • [6]
    Seul un mémoire de sciences de la vie et de la terre fait exception en s’interrogeant sur les modalités concrètes d’organisation de travaux pratiques tournants.
  • [7]
    L’enfant subit un dépaysement plus ou moins marqué, dû en partie aux locaux, aux dimensions des salles, des couloirs.
  • [8]
    Mémoire d’un futur enseignant de lettres modernes.
  • [9]
    Par contre, les mémoires de professionnels du social sont en lien avec des champs de pratiques très diversifiés. Par exemple, un éducateur spécialisé peut exercer sa profession dans toutes sortes d’institutions, en internat aussi bien qu’en « milieu ouvert », auprès d’enfants aussi bien qu’auprès d’adultes, etc. De plus, les jurys sont composites et intègrent des membres extérieurs à la formation et parfois, comme dans le cas des assistantes sociales, appartenant à d’autres corps professionnels.
  • [10]
    SVT : sciences de la vie et de la terre ; LMO : lettres modernes ; PE : professeur des écoles.
  • [11]
    « Les mœurs scolaires sans norme en Europe au XV e siècle ont un caractère arbitraire et cruel. [… ] La correction brutale et le mignotage alternent de façon inattendue, variable en fonction essentiellement de l’humeur d’un maître qui prend tour à tour figure d’un despote bienveillant ou tyrannique » (R. Gasparini, 2000, p. 23).
  • [12]
    Certes, le manque de temps est un leitmotiv. Cependant, l’impact pédagogique, dès le collège, du découpage en disciplines ayant un horaire hebdomadaire fractionné en séances de 55 minutes n’est pas reconnu explicitement. On pourrait ajouter que la semaine, caractéristique de l’enseignement primaire, a subi, plus ou moins subrepticement, des découpages liés d’une part au développement des temps partiels, mais surtout à l’émergence d’intervenants spécialisés, rémunérés par les municipalités, en éducation physique, en arts, en langues… au nom de la pertinence de compétences spécialisées. Les répercussions pédagogiques de ce découpage et de cette discontinuité n’ont pas été prises en compte, encore moins étudiées.
  • [13]
    Quand A. Davisse et J.-Y. Rochex rassemblent et publient un ensemble de mémoires intitulé Pourvu qu’ils m’écoutent… Discipline et autorité dans la classe, les composantes relationnelles de la vie de la classe sont appréhendées sous l’angle statutaire et institutionnel plus que dans une perspective psychosociologique ou clinique.
  • [14]
    Un point mérite d’être noté : dans les mémoires lus, les références à l’appartenance ethnique sont plus fréquentes que celles à l’appartenance sociale.
  • [15]
    En ce qui concerne le CDI, structure spécifique des lycées et collèges, ne sont donc pas comptés les mémoires de futurs professeurs des écoles.
  • [16]
    Un détail est intéressant : sur les quinze mémoires (de l’année 1994) lus pour ce travail, un seul ne mentionne aucun texte officiel. M. Guigue, 1996.
  • [17]
    Une exception notable, la publication coordonnée par A. Davisse et J.-Y. Rochex de mémoires professionnels et intitulée : Pourvu qu’ils m’écoutent… Discipline et autorité dans la classe.
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