Notes
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Les TICE sont les techniques d’information et de communication appliquées à la formation et à l’enseignement auxquelles on forme massivement les stagiaires au nom d’une nécessaire adaptation à la modernité, sans qu’à aucun moment le sens et les limites de l’informatique soient véritablement interrogés, ni que ces stagiaires soient informés des risques que comportent, pour leur propre avenir professionnel, des techniques qui sont au cœur de la marchandisation qui se met en place.
1Au moment de leur création, les Instituts universitaires de formation des maîtres, prenant la relève des Écoles normales d’instituteurs, s’étaient donné pour but, notamment, la construction d’une professionnalisation rigoureuse des enseignants du premier degré, dans le même temps que l’élévation du niveau de recrutement des futurs professeurs des écoles, et leur regroupement avec les enseignants du second degré avaient pour visée d’unifier le corps professoral et de travailler à une meilleure articulation entre enseignements primaire et secondaire.
2La réforme de la formation amenait donc deux cultures institutionnelles à cohabiter sans qu’aient été véritablement interrogés le sens profond de l’abandon du noble titre d’instituteur et les enjeux d’une telle unification, au moment même où une subtile dérive amenait certains à vouloir mettre l’Éducation nationale au service du public, dans l’abandon des valeurs fondamentales du service public.
3Les valeurs et les pactes dénégatifs fondateurs de l’école de la République, et singulièrement la laïcité, se trouvaient radicalement remis en question par le travail de sape de l’idéologie libérale et le retour massif, dans le réel, du refoulé (différences des sexes, des générations, des cultures, différences du rapport au savoir et des positions de classe… ), engendrant du même coup et simultanément la glaciation des pactes de déni et une fuite en avant évitant toute interrogation. La remise en question, dans les faits, de la laïcité républicaine et du sens de l’école libératrice se double ainsi, depuis quelques années, d’une disqualification des missions de transmission, de l’universalité et de la raison au profit du culte de l’image et de la rentabilité caractéristique de la culture d’entreprise. Dans un contexte de crise économique proclamée, exclusion, échec, violences posent avec acuité la question de la pratique enseignante et de la formation, puisque partout s’impose sous des masques divers le développement d’une violence symbolique secondaire sans limite alors que la légitimité de la violence symbolique primaire instituante (référence aux savoirs savants, place de l’interdit et de la castration, dissymétrie des places de l’enseignant et de l’enseigné, nécessité d’avoir à renoncer pour grandir et apprendre… ) se trouve récusée. L’école semble n’avoir plus de sens pour personne, sauf à se soumettre de plus en plus directement aux exigences de la société civile – c’est-à-dire des intérêts idéologiques et économiques de la classe dominante – et aux demandes de plus en plus pressantes des parents devenus consommateurs d’école.
4Dans ce contexte libéral et consumériste, dans lequel l’imaginaire des besoins est érigé en ordre, les enseignants sont dès la maternelle mis en situation d’avoir à gérer les souffrances et les difficultés d’enfants de plus en plus éloignés de la norme de l’élève – quelle que soit la définition qu’on s’en donne – et, dans le même temps, de devoir répondre à la demande des parents, souvent elle-même décalée par rapport aux injonctions institutionnelles, ce qui les place face à une problématique des mondes superposés de plus en plus difficilement élaborable. Ce qui apparaît d’autant plus difficile que la féminisation du corps enseignant s’accompagne d’une surqualification universitaire et d’une augmentation de la distance sociale avec les plus démunis des élèves, repérable dans les différences d’habitus et des incorporats culturels.
5Dès lors, dans ce contexte d’une remise en cause générale des principes de l’école républicaine, à un moment où l’incertitude et le doute règnent aussi bien en ce qui concerne les contenus que les modalités pédagogiques de l’enseignement, il est plus que jamais nécessaire d’interroger le sens et les modalités de la formation des professeurs des écoles et de comprendre pourquoi la professionnalisation souhaitée semble aboutir trop souvent à « produire » des enseignants en grande difficulté pour accomplir sereinement leur difficile mission. C’est dans ce sens que, conscient des difficultés organisationnelles que rencontrent les IUFM, du fait surtout de l’ignorance complète de la sociologie des organisations et de la psychosociologie qui règne à l’Éducation nationale, mais aussi de son infiltration par les logiques libérales gestionnaires et parfois sectaires, nous tenterons ici de mettre en sens les difficultés rencontrées dans la formation et les souffrances qu’elle engendre, notamment dans la difficulté pour tous à percevoir clairement les limites, le sens et la finalité de la professionnalisation et d’y trouver les appuis solides pour une pratique pédagogique soucieuse de respecter les élèves comme sujets et comme citoyens en devenir sans renoncer aux valeurs républicaines et à la référence fondatrice à la transmission du savoir savant et à la « culture noble »… C’est à partir de notre expérience d’enseignant formateur et de clinicien que nous proposerons cette analyse.
Du pédagogisme : fantasme et idéologie
6On ne saurait rendre compte des dysfonctionnements constatés dans la formation, ni des psychopathologies institutionnelles qui s’y développent, sans prendre en compte l’anomie actuelle qui se développe au sein de l’Éducation nationale dans la confusion qui met simultanément en œuvre et de manière méconnue des logiques et des modèles contradictoires (bureaucratique, technocratique… et sectaire-totalitaire). Les difficultés à maintenir une pratique pédagogique cohérente avec des enfants pour qui l’école n’a pas de sens et dans une école qui ne sait plus quel sens elle a, et doit avoir, amènent en résonance l’inévitable surgissement de conflictualités, de clivages, de collages et de paradoxalités entre les conceptions, les contenus et les modalités de la formation. Dès lors, les acteurs institutionnels sont, comme sujets, mis dans l’impossibilité de rendre figurables et élaborables les contradictions et les incohérences dans lesquelles ils sont pris. D’où des sentiments de découragement, d’inanité et d’impuissance, aussi bien dans ce qu’ils vivent entre eux dans le cadre institutionnel que dans les différences, autrefois relativement dialectisables et élaborables dans les anciennes écoles normales, entre théorie et pratique, institut et terrain.
7Aux difficultés réelles de la pratique, qui ne font que s’aggraver très au-delà de ce que les mises en scène médiatique, les polémiques idéologiques ou les dénis officiels enjoignent de le penser, s’ajoutent désormais les difficultés à situer le sens même que doit prendre la formation, puisqu’elle est soumise à des exigences contradictoires d’origine aussi bien interne qu’externe et que l’anomie généralisée laisse chacun libre de faire n’importe quoi pour, de toute façon, avoir tort et échouer…
8La perte de sens de l’instituant et du symbolique, la forclusion de l’interdit et de la fonction paternelle aboutissent, de la classe maternelle à l’université, au surgissement d’une revendication illimitée de jouissance que rien ne vient ni ne peut contenir. Faute de cadre clairement défini, investi et garanti, l’imaginaire se donne libre cours jusqu’au passage à l’acte et à la butée sur l’impossible du réel. Faute de limites et de repères, la mission de transmission étant elle-même déniée, ce sont désormais les différences et non le partageable qui s’imposent, la séduction et non l’autorité symbolique qui devient le mode de relation pédagogique généralisé, quitte à ce que le relent d’incestuel qu’elle véhicule n’amène un évitement phobique de toute relation intersubjective et le recours à un formalisme contraignant. Se trouvent ainsi, dans ces nouvelles conditions, massivement renforcés les dénis qui affectent l’existence de l’inconscient, l’importance des liens groupaux et le rôle instituant des organisateurs psychiques et culturels, le sens du savoir, les problématiques de la dette et de la transmission.
9Ces éléments constitutifs des pactes dénégatifs fondateurs de l’Éducation nationale et de la laïcité sont passés du statut d’objet de la dénégation à celui de cause de nouveaux pactes de dénis, mettant du même coup en cause la fonctionnalité même des pactes fondateurs en invalidant leur face positive (laïcité, rationalité, universalité, progrès). Dès lors, quelles que soient la force et l’importance des enjeux géopolitiques, idéologiques et économiques à l’œuvre dans les conceptions de l’enseignement et la formation des enseignants – et singulièrement de la marchandisation qui s’annonce dans le champ de l’éducation –, on ne peut faire l’économie des enjeux psychiques de l’éducation et de la façon dont les éducateurs sont éduqués.
10Aux angoisses et aux incertitudes contemporaines, ce que nous définirons comme pédagogisme propose, aussi bien aux praticiens en formation qu’à leurs enseignants formateurs, un modèle totalisant et totalitaire qui prétend résoudre tous les problèmes de la relation pédagogique et de la transmission du savoir, par l’éviction délibérée et systématique de toute interrogation sur le sens psychique, culturel et social des apprentissages, au nom d’un pragmatisme technique et d’une prétention à réduire la formation à l’acquisition de compétences dont on ne voit que trop bien que la finalité se réduit à produire de « l’employabilité » et de la « flexibilité ». Le faire et le faire faire se substituent à l’apprendre et à l’enseigner.
11Aux angoisses et aux incertitudes des pédagogues en fonction, à l’inquiétude des jeunes en formation, en quête d’identité, aux interrogations des formateurs, de plus en plus mal à l’aise face à la déstabilisation de leur pratique par la logique gestionnaire et l’oubli de la tâche primaire, le pédagogisme s’impose comme solution magique dans le registre d’une toute-puissance et d’une maîtrise imaginaire rationalisant l’emprise comme modèle obligé.
12Cette idéologie, dans ses formes explicites aussi bien qu’implicites, est en accord profond avec les utopies de la communication et de la santé parfaite (L. Sfez), spécifiques du libéral-totalitarisme. Elle promeut, dans l’espace pédagogique, le système « managinaire » (N. Aubert et V. de Gaulejac, 1991) dans le registre d’une fantasmatisation obligée d’autant plus subtile qu’elle passe par des scripts et des procédures (A.L. Diet, 2000) au cœur même des pratiques de formation et d’enseignement, et s’infiltre dans des problématiques obligées où injonctions contradictoires et doubles contraintes promeuvent les logiques opératoires et l’interdit de penser.
13Le fantasme de maîtrise est promu comme idéal et la visée totalitaire s’affiche dorénavant sans complexe, depuis les programmes du primaire qui prétendent produire et évaluer non seulement les compétences de savoir des élèves, mais aussi leur savoir-faire et leur savoir-être, jusqu’aux modalités souvent paradoxales de l’évaluation de la formation des enseignants. À la maîtrise des savoirs et à la mise en sens de leur transmission, la conception actuelle de la formation, tend, sous prétexte de professionnalisation, à substituer l’instrumentalisation programmée des apprentissages.
14Dans le même temps, à la visée universaliste de l’école de Jules Ferry, qui ne prenait en compte les différences que dans le cadre d’une laïcité qui les relativisait dans leur principe, succède et s’oppose actuellement un éloge inconditionnel des différences, aux forts relents communautaristes et consuméristes, quitte à prétendre résoudre l’hétérogénéité par un formatage comportemental et cognitif visant à produire du même.
15Au risque de la rencontre et de la liberté pédagogiques, les méthodologies et les technologies cognitivo-comportementales, ainsi que la promotion fanatique de l’informatique (les TICE [1]), prétendent substituer une maîtrise infaillible dans le déni de tout manque et de tout conflit. C’est donc le modèle fétichiste et son déni des différences à visée d’emprise qui prend la place de la dynamique intersubjective et de la référence à la culture. La formation des enseignants tend alors à être réduite à l’apprentissage d’un certain nombre de techniques et de savoir-faire, susceptibles de permettre de maîtriser et « gérer » un groupe-classe réduit à une pure existence instrumentale, de produire chez les élèves des comportements opératoires normalisés, après les avoir « scientifiquement » motivés par des interventions individualisées.
16La formation comme l’enseignement tendent donc à se réduire à la mise en œuvre et à l’appropriation de procédures didactiques et cognitives supposées permettre la résolution de tous les problèmes par l’exclusion du sens et de la subjectivité. Cette nouvelle forme d’illusion pédagogique et les risques de désubjectivation perverse qu’elle véhicule reposent sur la mise en place d’objectifs pour l’atteinte desquels l’opératoire de la didactique vient occulter le sens même de l’enseignement comme transmission de la culture et formation du sujet. Le déni des conflictualités culturelles, intersubjectives et intrapsychiques, à l’œuvre dans tout apprentissage et dans toute formation, se réalise par la mise en œuvre de fantasmes non fantasmes (P.C. Racamier, 1995) rationalisés dans une technicité rassurante puisque, au nom de l’objectivité, elle rationalise et justifie l’évitement des contraintes du savoir et de sa consistance épistémologique, la crainte phobique de la relation pédagogique et le déni des processus groupaux.
17Le fantasme de toute-puissance et de maîtrise sans limites que met en œuvre le pédagogisme s’appuie sur un appel incantatoire à la scientificité qui se traduit dans les faits par une déformation et une instrumentalisation perverses de la science. Tout se passe comme si la transposition mécanique des savoirs disciplinaires établis dans l’espace pédagogique, en instrumentalisant les logiques et les contenus disciplinaires dans une visée de maîtrise promue par la logique institutionnelle, ne pouvait qu’aboutir à de monstrueuses déformations destructrices de leur sens même et contradictoires avec les finalités proclamées.
18Ainsi le pédagogisme a-t-il donné lieu successivement à une utilisation pervertie et pervertissante de la psychologie génétique constructiviste de Piaget, de la linguistique et de la mathématique moderne, de la « nouvelle histoire », jusqu’à opérer aujourd’hui la même subversion destructrice à partir des acquis de la sociologie critique et des approches cognitives de l’apprentissage. La perversion intellectuelle à l’œuvre, dont les élèves sont les premières victimes, et qui, de réforme en réforme, déstabilise enseignants, formateurs et responsables institutionnels dans leurs représentations de la légitimité de leur pratique et de leur identité professionnelle, passe d’abord par la diffusion et l’imposition d’une « nov-langue » spécifique qui présente toutes les caractéristiques du langage sectaire. En effet, l’usage magique des mots, la promotion de signifiants majeurs (l’« apprenant », par exemple), l’utilisation de notions conceptuelles désinsérées de leur contexte produisent, dans les discours officieux et officiels, une confusion de pensée bien propre à faciliter les dominations symboliques les plus arbitraires et à maintenir les interdits de penser concernant la réalité effective des pratiques.
19L’instrumentalisation institutionnelle des analyses et des savoirs scientifiques en prescriptions et injonctions censées définir et fonder la légitimité des pratiques est ainsi à l’origine d’une emprise aussi destructrice qu’irrepérable pour les sujets, puisqu’elle prétend se légitimer d’une référence aux valeurs qu’ils ont investies et passe, dans le réel, par l’édiction et la mise en œuvre des politiques institutionnelles. Du même coup, et dans la même logique, l’imaginaire de la transparence et du zéro défaut amène à tous les niveaux et dans tous les registres, à faire de l’évaluation l’axe central de l’enseignement au détriment de ses contenus et de son sens, tandis que se trouve évacuée dans les faits une véritable élaboration des conditions de l’appropriation du savoir et de la constitution de l’identité professionnelle dans la dynamique initiatique de la formation.
20Le pédagogisme tend donc à s’imposer comme un organisateur totalitaire sur la destitution des organisateurs psychiques et culturels, et à instituer comme fondateur le déni de la tâche primaire de l’institution, singulièrement au moment où, face aux difficultés contemporaines, l’école se trouve clairement vouée au formatage libéral des élèves et considérée non plus comme un lieu de savoir et de transmission, mais comme un lieu de vie. Car, le pédagogisme dans sa logique même, aboutit dans le même temps et de manière paradoxale à confondre espace pédagogique et espace social, savoir chaud et savoir froid, culture vécue et culture savante, information et formation.
21Ainsi, le déni de la dette et de l’héritage culturel, l’effacement des valeurs instituantes de la République, au nom d’une modernité inquestionnée, aboutissent à une dédifférenciation significative et à la casse du symbolique. La destruction des hiérarchies fonctionnelles et des dissymétries productrices de sens redouble, dans l’espace pédagogique et plus encore dans l’espace de la formation, l’anomie présente dans la société globale aux prises avec la mondialisation néolibérale.
22Cet aspect socio-anthropologique, qui met en cause le sens même de la scolarisation républicaine, se traduit dans l’institution par la fétichisation de « l’apprendre à apprendre », dont les très problématiques origines sectaires seraient pour le moins à questionner puisque, sous l’apparence d’une référence au cognitivisme, il risque de promouvoir, dans l’enseignement et la formation, la « McDonaldisation » précisément décrite par Paul Ariès comme déculturation programmée à partir de la casse organisée des conteneurs et des contenus symboliques.
Formateurs et formes dans la tempête : de la déqualification à la disqualification
23Le pédagogisme décrit ci-dessus tend, dans ses formes implicites ou explicites et quelles que soient les bonnes intentions proclamées mais dont nous n’avons pas ici à juger, à constituer l’ordre pédagogique dans un registre pervers et incestuel dont les conséquences destructrices se repèrent d’abord dans le malaise et la souffrance vécus par les sujets dans les IUFM comme dans les classes. Ce malaise est d’ailleurs perceptible dans la multiplication des dépressions, somatisations graves et, plus généralement, du sentiment d’impuissance, de fatigue et de découragement qui règne de manière endémique chez les différents acteurs de la formation, quelles que soient leur place institutionnelle, leur compétence et leur idiosyncrasie.
24La pathologie des liens institutionnels et l’insatisfaction vécue par tous concernant les modalités et les effets de la formation sont si importantes qu’elles ont nécessité la prochaine mise en œuvre d’une réforme des IUFM, qui vise à la fois à pallier aux graves dysfonctionnements constatés et à mieux adapter la formation professionnalisante aux réalités du terrain et aux conditions effectives de la pratique. Mais il faudra d’abord prendre la mesure des difficultés repérées et de la violence à l’œuvre. C’est dans ce sens que nous nous proposons d’examiner maintenant les causes de la souffrance psychique dans la formation et les effets pathologiques qu’elle induit.
25Nous examinerons comment s’articulent les dynamiques et les conflits repérables dans les registres trans-, inter- et intrasubjectifs en nous appuyant sur notre expérience de la formation des professeurs des écoles. Nous proposerons d’une part, de penser les effets de résonance institutionnelle entre les directives, les programmes et les recommandations s’appliquant dans les classes et ce qui se joue dans les instituts de formation et, d’autre part, nous situerons notre analyse dans l’hypothèse que, dans l’espace partagé de la formation, formateurs et formés, comme groupe et comme sujets, se trouvent confrontés à des conflictualités, des mises en miroir, des clivages ou des confusions, eux-mêmes à référer à la mise en déshérence ou à la perversion du conteneur institutionnel. Notamment, il semble nécessaire de prendre la mesure des conséquences délétères de l’oubli de la tâche primaire et de son cadre instituant, mais aussi de la référence au savoir et à la réalité de la relation d’enseignement et de sa dimension inconsciente et groupale.
26Dans le contexte actuel, le premier élément qui rassemble, dans une souffrance à la fois partagée et différenciée, formateurs et stagiaires est un vécu de disqualification qui trouve son origine dans le caractère insatisfaisant, voire pervers, du contrat narcissique (P. Aulagnier, 1975) qui leur est imposé dans le fonctionnement organisationnel. En effet, les enseignants formateurs, quel que soit leur statut, se trouvent d’abord dans l’obligation et dans l’impossibilité de travailler avec des collègues dont les cultures, l’expérience et les pratiques s’avèrent fort différentes. Même s’ils sont réunis pour une mission commune de formation, se vivent comme collègues et sont soumis aux mêmes dérégulations et à la même annualisation de leur service, les universitaires, les enseignants du secondaire affectés dans l’établissement d’enseignement supérieur qu’est l’IUFM, les instituteurs, maîtres formateurs, les conseillers pédagogiques et les inspecteurs se trouvent, de fait, non seulement avoir à partir de leur pratique une perception différente des priorités et des modalités de la professionnalisation, mais se vivent tous paradoxalement disqualifiés dans leur compétence spécifique, quelles que soient leur bonne volonté et leurs capacités personnelles.
27En effet, le formateur d’IUFM est soumis, quelle que soit sa position, à la mise en déshérence de ses compétences spécifiques au nom de la polyvalence et de l’employabilité. Ainsi, les universitaires, le plus souvent appelés à des tâches de direction, perdent les références identifiantes à leur discipline d’origine, les enseignants du secondaire voient le plus souvent invalidée l’expérience qu’ils ont pu acquérir sur le terrain et, singulièrement pour les anciens professeurs d’école normale, les compétences acquises dans leur expérience institutionnelle passée. Les maîtres formateurs, instrumentalisés plus que d’autres comme personnesressources, ont grand peine à faire reconnaître la valeur de leur expérience pratique, surtout lorsqu’ils sont à même de la théoriser. Quant aux conseillers pédagogiques et aux inspecteurs, ils se trouvent écartelés entre leur mission d’encadrement, de conseil et d’évaluation et leur souhait de participer à la formation avec la légitimité que leur donne leur responsabilité sur le terrain. Ce déni des compétences spécifiques peut d’ailleurs être lui-même instrumentalisé en harcèlement et donner lieu à des alliances psychopathiques (J.-P. Pinel, dans ce numéro) contre tout professionnel résistant à la logique managériale à l’œuvre, puisque la seule obligation des formateurs est désormais d’accomplir leur temps de service et surtout de « satisfaire leur public » (sic !).
28Les difficultés de collaboration effective ne tiennent donc pas simplement aux charges horaires et aux obligations des uns et des autres, mais aussi aux différences de perspective et aux enjeux narcissiques inélaborés, présents dans leur confrontation. Chacun étant, à sa manière, disqualifié dans les faits par l’institution qui l’investit et qu’il investit, se trouve, de fait, dans une situation de relation persécutive qui tend à rendre douloureux, voire impossible, l’échange avec les autres formateurs. Le vécu de malaise partagé, faute d’une organisation cohérente qui fasse cadre partagé et restitue à chacun sa parole légitime, produit de manière endémique les conflictualités liées au narcissisme de la petite différence et accentue les sentiments d’isolement et d’impuissance, dans la logique du flux tendu et dans l’urgence du faire.
29L’expérience montre cependant que lorsqu’une cohérence explicite ou même implicite peut articuler les positions et les pratiques entre formateurs et intervenants dans un même module ou sur un même groupe, on assiste de manière spectaculaire, non seulement à des restaurations narcissiques dynamisantes, mais aussi à des effets immédiatement repérables de formation effective. Car les liens tissés dans la pratique, lorsqu’ils sont suffisamment élaborés, permettent aux stagiaires d’identifier et de reconnaître un sens à l’action de formation, de se l’approprier et d’accomplir le travail psychique nécessaire à leur identification professionnelle. Autrement dit, lorsque les formateurs peuvent faire lien, dans la reconnaissance mutuelle de leurs compétences différenciées, au service de leur mission commune, ils peuvent, malgré les défaillances du conteneur institutionnel, proposer aux stagiaires une structure de contenance permettant une véritable dynamique de formation.
30Cette heureuse éventualité ne demeure malheureusement qu’exceptionnelle. Plus généralement, assignés à des tâches multiples et à des injonctions contradictoires, les formateurs ne peuvent faire lien et l’on assiste alors à la mise en place de défenses plus ou moins régressives leur permettant de survivre dans un contexte objectivement disqualifiant. De la rétraction disciplinaire à la séduction démagogique, du retrait autistique et du fonctionnement opératoire à la fuite dans un ailleurs (recherche, activités associatives, publications… ) leur offrant la reconnaissance minimale nécessaire à leur survie psychique, ils font face comme ils le peuvent à une situation qui leur rend la tâche impossible et les met en concurrence au lieu de faciliter leur nécessaire collaboration.
31Dans ces conditions, les stagiaires ne trouvent guère à s’étayer sur un projet mobilisateur et un collectif contenant. Soumis à des discours et à des pratiques parfois contradictoires et souvent paradoxaux, ils ne peuvent vivre la transition formative comme initiatique et structurante. Qu’ils aient peine à faire le deuil de leur ancien statut d’étudiant ou de travailleur inscrit dans la société civile, ils sont en difficulté pour identifier et investir leur statut de fonctionnaire stagiaire, et ce d’autant plus que, selon les lieux, les temps et les personnes en charge de leur formation, ils se retrouveront successivement, voire simultanément, considérés comme des élèves, des étudiants ou des jeunes collègues, et piégés dans les conflictualités de leurs différents groupes d’appartenance (J.-C. Rouchy).
32Pour cette raison, l’important travail psychique qu’exige une identification professionnelle subjectivée apparaîtra singulièrement difficile. Ceci d’autant plus qu’ayant été recrutés pour assumer la fonction polyvalente de professeur des écoles, ils auront été mis dans l’obligation de renoncer à leur compétence disciplinaire ou professionnelle antérieure. Ainsi, confrontés aux mêmes problématiques que leurs formateurs, avec le désétayage qu’implique l’effacement de leur passé, ils se retrouveront obligés d’investir les procédures formelles de la professionnalisation sans pouvoir procéder, avec leurs condisciples, à de fructueux échanges de savoirs et, faute d’exigence et de structuration de la formation, sans pouvoir compenser systématiquement leurs défaillances dans les domaines qui ne leur sont pas familiers.
33Du même coup, disqualifiés et angoissés, ils auront tendance à disqualifier les formateurs disqualifiés qui les disqualifient… dans une mise en miroir et en abîme sans solution. Le vécu chaotique des uns et des autres aura pour conséquence l’investissement désespéré d’un fonctionnement formel et opératoire dans une résignation d’où le plaisir de l’échange sera exclu ; le remplissage de l’emploi du temps et les obligations de service excluant, pour les uns comme pour les autres, la possibilité d’une pratique subjectivée et entraînant un vécu persécutif partagé souvent formulé en termes d’infantilisation.
34C’est, ainsi, dans le registre de la relation persécutive réciproque que s’installera la relation de formation. Bien entendu, dans ce contexte déprimant, subsisteront heureusement des îlots de plaisir et d’authentiques échanges, pour maintenir en vie les rencontres groupales et la poursuite du processus de formation, même si le sens en demeure pour l’essentiel irreprésentable. C’est à cause de cette difficulté de figurabilité d’un projet cohérent que les stagiaires risquent toujours de s’enfermer dans l’utilisation massive de clivages défensifs et de manipulations perverses, en opposant la théorie et la pratique, l’institut de formation, le terrain et les différentes catégories de formateurs, tandis que ces derniers seront tentés de compenser par l’emprise ou la séduction le manque de reconnaissance dont ils souffrent dans leur fonction.
35Comme si, pour les uns et pour les autres, l’oubli de la tâche primaire conduisait à asservir le groupe de travail aux dynamiques émotionnelles des hypothèses de base (W.R. Bion). Contre cet envahissement méconnu de l’émotionnel, les procédures les plus formelles de la didactique ou de l’évaluation apparaîtront, de manière illusoire, comme la seule possibilité de contenance. Le morcellement et la confusion régnant, la peur du vide et du conflit, l’absence de conteneur fiable amènent alors les uns et les autres à un désinvestissement forcé de la tâche primaire, la logique gestionnaire dans tous les domaines s’imposant comme seul recours dans le registre de la fantasmatisation obligée. Du même coup, la finalité professionnalisante, d’abord traduite en référentiel de compétences puis transformée en plan de formation, finit par se réduire à la gestion technocratique des multiples modules, des groupes, des locaux et des emplois du temps.
36Dans l’obsession de la maîtrise d’un réel effectivement complexe, l’idée et la représentation d’un projet de formation doté d’un sens clair et identifiable disparaissent, ce qui donne aux inévitables dysfonctionnements une dimension à la fois dramatique et dérisoire. Les errances et les dérives institutionnelles, dans la méconnaissance fondamentale du rôle instituant du cadre et de l’organisation, laissent place à une solidarité régressive désubjectivante ou à des rivalités incontrôlables, puisqu’aucun conteneur symbolique ne permet aux formateurs de se constituer en une véritable équipe, capable d’offrir aux stagiaires un étayage suffisamment fiable et des repères identificatoires partageables.
Paradoxalités et souffrances dans l’identité professionnelle
37Les incohérences repérables dans le fonctionnement institutionnel, qui mettent en place une relation persécutive partagée entre formateurs et formés, se traduisent dans le quotidien de la pratique par la mise en place de logiques paradoxantes et de double contrainte dans lesquelles les partenaires de la formation se trouvent piégés. Nous en relèverons quelques-unes sans prétendre être exhaustif, ni oublier que, dans le processus réel de la formation, les bonnes volontés et les compétences peuvent permettre d’élaborer et de dépasser des situations anomiques, conflictuelles ou structurellement contradictoires.
38Alors que les textes officiels prescrivent le travail en équipe, ni les formateurs, ni les stagiaires ne disposent effectivement de temps institutionnalisés pour les échanges et aucune formation ne les y prépare. Bien plutôt, sous prétexte de prise en compte des différences, l’individualisme est objectivement promu en règle, sans qu’aucun organisateur ne permette d’articuler les singularités. Alors qu’il est partout question de « gérer le groupe classe », aucune information ni formation autres qu’instrumentales ne sont programmées pour sensibiliser les stagiaires aux dynamiques de la relation pédagogique et de la groupalité, notamment dans sa dimension inconsciente.
39Les efforts de mise en place de séances de coordination et de régulation des groupes de stagiaires s’avèrent le plus souvent dérisoires, puisque, malgré leur bonne volonté, les formateurs coordonnateurs de groupe n’ont eux-mêmes reçu aucune formation dans ce domaine, que le collectif des formateurs référents n’a le plus souvent d’existence que sur le papier et que les groupes de stagiaires, constitués en groupes de base, de type groupe classe, se trouvent par ailleurs soumis à un emploi du temps à la fois saturé et morcelé qui ne leur permet guère de tisser des liens groupaux autonomes.
40Dans cette mesure même, l’injonction pédagogique de prendre en compte l’hétérogénéité et d’individualiser l’enseignement est formulée dans des conditions paradoxales puisque, ayant renoncé, du moins en principe, à l’unification que permet l’enseignement frontal dans le rapport au savoir, les formateurs ne sont pas non plus en mesure, ne seraitce que faute de temps, d’organiser des groupes de travail véritablement fonctionnels et permettant la reconnaissance de chacun par tous dans une tâche partagée. En fait, bon gré, mal gré, le discours sur la pédagogie différenciée et l’individualisation de l’enseignement – une fois dénoncée la transmission du savoir définie comme contrainte autoritaire inadmissible (!) – aboutit au formatage par des procédures désubjectivantes et désubjectivées et au clivage institué entre cognitif et affectif, didactique et relationnel, qu’aucune démagogie ne parviendra à combler.
41De la même manière, il y a une contradiction interne à exiger la polyvalence normalement requise des stagiaires au regard de leur mission et de leur fonction futures et de les inciter dans le même temps à une position de consommateurs de formation choisissant librement parmi les modules et les options ceux qui leur conviennent – alors que dans les faits leurs vœux ne pourront pas toujours être réalisés –, formateurs et formés étant ici confrontés au fait de devoir renoncer à des projets qu’on leur avait permis d’investir, tandis que, d’autre part, des lacunes subsisteront dans la formation au regard des exigences de la pratique réelle (nécessité de mise à niveau disciplinaire, connaissance juridique et administrative, formation clinique à la relation pédagogique, pédagogie maternelle, etc.). La « mise en activité », les discussions thématiques et l’usage intensif des polycopiés dispenseront de toute confrontation véritable aux œuvres de la culture et de l’interrogation du désir d’enseigner. En pratique, les professeurs stagiaires cessent de lire tout autre ouvrage que les petits vade mecum pratiques qui constituent le fonds de commerce du pédagogisme.
42Dans ce contexte, les tentatives de rapprochement et de dialogue entre formateurs et stagiaires, lors même qu’ils resteront dans le registre symbolique de la séduction initiatique sublimée ouvrant la voie à l’identification professionnelle, finiront toujours par être vécues comme des séductions traumatiques et perverses, puisqu’au bout du compte, c’est l’emprise de l’évaluation formelle qui resurgira sans que puisse lui être donnée une valeur de castration symboligène et formative. Là encore, le manque de cadre cohérent et de mise en sens feront surgir des angoisses archaïques et des craintes de mutilation narcissique traversant les protagonistes, pris dans des logiques irreprésentables au-delà de leurs intentions, y compris inconscientes, et en deçà de toute parole.
43C’est-à-dire qu’ici, faute de limites et d’interdits symboligènes mis en scène dans le fonctionnement institutionnel, la fantasmatisation obligée sera à l’œuvre avec son cortège de craintes imaginaires et de peurs de l’effondrement, puisque individuellement comme dans le fonctionnement groupal, c’est le registre narcissique qui sera massivement convoqué. Il le sera d’autant plus que l’anomie, présente dans tous les registres, est l’origine d’une régression programmée dans l’indifférenciation. La neutralité opératoire remplaçant la rationalité scientifique et l’éthique de l’intersubjectivité, c’est une indifférenciation traumatogène qui se met en place. La taille des groupes, leur instabilité, la multiplicité des intervenants et des activités de formation rendent impossible la reconnaissance intersubjective, et les groupalités effectives se trouvent dans une oscillation paradoxale entre illusion groupale instrumentalisée et fantasme de casse (D. Anzieu).
44Dans le même mouvement et pour les mêmes raisons, c’est l’uniforme et le conforme qui viennent prendre la place d’une collaboration dans l’être ensemble et d’un partage de l’universel, les sujets étant transformés, quelles que soient leur place et leur idiosyncrasie, en agents désubjectivés, dans le déni des différences des sexes, des générations et des appartenances.
45L’inconsistance du conteneur institutionnel tend ainsi à produire une disqualification des sujets à partir de la mise en déshérence des organisateurs œdipiens. Cette désubjectivation structurellement produite aboutit alors quasi mécaniquement à la fantasmatisation d’une indignité congénitale, face à l’exigence surmoïque conséquence d’une idéalisation imaginaire de l’institution, réifiée et dotée par la projection d’une toute puissance écrasante, d’autant plus inéluctable que toute espace transitionnel a été écrasé.
46Ainsi, faute d’une représentabilité suffisante de la cohérence et du sens de la formation, formateurs et stagiaires, dans leurs différences statutaires et subjectives, se trouvent de fait pris dans une problématique des mondes superposés (J. Puget et al., 1989) qu’aucun tiers ne vient mettre en perspective. La formation s’enlise alors dans un processus d’oscillations paradoxales entre déliaison et glaciation, l’imaginaire n’ayant plus pour contrepoids que le retour destructeur du réel. Par exemple, lorsque enseignement, conseil et évaluation n’ayant pu être mis en sens et intégrés dans une dynamique élaborative par le sujet, le professeur stagiaire se trouve démuni – parfois jusqu’à la catastrophe psychique – pour faire face aux exigences pratiques de l’apprentissage et de la conduite de la classe, tandis que, de leur côté, les formateurs auront à s’affronter à leur sentiment d’incompétence ou d’impuissance pour n’avoir pas su, pas pu, permettre aux stagiaires de s’approprier une identité professionnelle suffisamment cohérente et solide pour assurer leur pratique.
Des nécessaires défenses à un problématique dépassement
47Nous avons jusqu’ici décrit et analysé le processus structurel par lequel les conditions actuelles de la formation en IUFM pouvaient engendrer, par la casse du symbolique et la mise en place involontaire de doubles contraintes désubjectivantes, des logiques destructrices de la possibilité même d’une formation de l’identité professionnelle. Nous avons insisté sur les effets de résonance, de clivage et de collage entre formateurs et formés, aussi bien en ce qui concerne les sujets individuels que les groupes, et indiqué les risques présents pour tous de catastrophe psychique par désétayage de l’identité et perte des repères symboligènes faute de conteneurs structurants.
48Bien entendu, ainsi que nous l’avons déjà fait remarquer, le pire n’est pas toujours sûr et des mouvements existent dans la relation formative, qui visent à reconstruire du sens et à réinstituer l’ordre symbolique là où il fait défaut. Il serait pourtant dangereux de surestimer la dynamique de ces sursauts de vie dans un contexte où la déliaison trouve massivement son origine et une partie de sa force dans la perversion des conteneurs, et l’on ne saurait d’un trait de plume effacer les souffrances engendrées par les dysfonctionnements constatés et la perte d’un sens représentable. Et d’abord, parce que cette réalité traumatique, bien sûr diversement perçue, ressentie et interprétée par les sujets singuliers, engendre des résistances et des défenses qui, elles-mêmes, contribuent à mettre un peu plus en péril l’identification professionnelle que la formation a pour but de promouvoir.
49Le découragement vécu par tous, l’écrasement de toute dynamique élaborative et la difficulté à se projeter dans l’avenir engendrent, outre les retraits déjà signalés, des réactions paradoxales à une situation paradoxale. Ainsi, un cercle vicieux s’instaure entre refus et soumission à partir du vécu de disqualification, l’oscillation entre les deux pôles de l’investissement narcissique paradoxal aboutissant en fin de compte à un conformisme opératoire lui-même disqualifiant. Par exemple, le refus de la théorie, l’impossibilité de la relier à la pratique, aboutiront à une impossibilité de penser celle-ci, donc à des échecs pédagogiques qui eux-mêmes renforceront l’impression de l’inanité, de la vanité de toute référence théorique et la recherche désespérée de procédures opératoires comme solutions magiques aux difficultés pédagogiques.
50Dans le même temps, la difficulté, voire l’impossibilité structurelle à effectuer leur tâche dans lesquelles les sujets se trouvent mis développent chez tous une culpabilité dirimante, d’autant plus difficilement élaborable que les causes en demeurent irreprésentables, puisque c’est l’emprise de l’incohérence organisationnelle et les logiques de l’agir qui sont ici à l’œuvre. C’est pourquoi, pour quelques-uns, un événement anodin, un conflit ou un échec partiel pourront être l’occasion de véritables catastrophes psychiques, mais aussi de la production d’authentiques thanatophores (E. Diet dans Kaës, 1976), qui, à leur tour, diffuseront la déliaison.
51Par ailleurs, les dysfonctionnements et l’incohérence institutionnels, au lieu de pouvoir être investis comme des occasions de liberté et d’innovation, feront resurgir chez tous l’image d’une institution folle, toute-puissante et imprévisible, et, singulièrement chez les stagiaires, un conformisme désabusé qui prendra toutes les caractéristiques de la pathologie du banal (M. Sami Ali). On ne saurait trop insister sur les effets délétères d’une telle représentation imaginaire et du vécu de relation persécutive alors que, en réalité, exigences, sanctions et sélection ne menacent guère l’avenir professionnel des stagiaires, mais, de fait, désir de former et désir de se former se trouvent mis à mal.
52Ainsi, la formation en IUFM, apparaît extrêmement problématique dans tous les registres psychiques : dans le transsubjectif, elle promeut une errance axiologique déstabilisante qui atteint les formateurs comme les stagiaires. Dans l’intersubjectif, elle ne permet pas l’établissement de liens sécurisants et la construction d’une collaboration groupale dans la tâche commune. Dans le registre intrapsychique, elle prive les sujets des étayages nécessaires au travail psychique que requiert l’élaboration d’une véritable identité professionnelle. Les paradoxalités à l’œuvre activent chez tous un vécu persécutif, dans une atmosphère incestuelle directement responsable de l’impossibilité d’investir le savoir comme tiers et de donner sens à la formation en l’intégrant dans un projet personnel, au point que c’est la réalité même de la pratique enseignante, et singulièrement les conditions de la transmission du savoir dans la relation à des enfants réels, qui se trouvent effacées. Les stages, pourtant fortement investis, sont vécus dans l’angoisse, avec un fort sentiment d’abandon et de trahison lorsque la réalité vient démentir l’illusoire toute-puissance des procédures didactiques et que les jeunes enseignants se trouvent renvoyés à eux-mêmes dans leur rencontre avec le groupe-classe, dans sa diversité et sa dynamique.
53Pourtant, lorsque les conditions de mise en sens de la formation sont réinstituées, lorsque les compétences et le savoir retrouvent leur place, lorsqu’une groupalité vivante réussit à se déployer, que les échanges et la prise en compte de la réalité des élèves dans ses composantes culturelles et psychiques sont à nouveau prises en considération par des formateurs qui se constituent en véritable équipe, il apparaît possible de mettre en œuvre une effective formation professionnelle, notamment dans le cadre des modules professionnels, de l’accompagnement des stages, des analyses de pratiques et du mémoire professionnel… Mais aussi, lors d’un cours théorique magistral, lorsque l’occasion est donnée à l’enseignant formateur de faire la preuve de ses compétences.
54Ces éléments permettent de penser qu’une volonté politique forte pourrait promouvoir une formation respectueuse des valeurs de la République, rendant au savoir et à la transmission leur fonction de référence formatrice et soutenant, par une formation clinique appropriée, l’intériorisation par les stagiaires des capacités de conduite et d’élaboration de la pratique pédagogique. Il s’agit là d’un choix politique fondamental, seul susceptible de préserver l’école de la République du formatage libéral, des tentations communautaristes, de l’emprise gestionnaire et de la bêtise opératoire. Car, au bout du compte, c’est l’avenir des enfants comme sujets et comme citoyens qui dépend de la formation des enseignants qui les auront pour élèves.
Bibliographie
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Notes
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[1]
Les TICE sont les techniques d’information et de communication appliquées à la formation et à l’enseignement auxquelles on forme massivement les stagiaires au nom d’une nécessaire adaptation à la modernité, sans qu’à aucun moment le sens et les limites de l’informatique soient véritablement interrogés, ni que ces stagiaires soient informés des risques que comportent, pour leur propre avenir professionnel, des techniques qui sont au cœur de la marchandisation qui se met en place.