Connexions 2001/1 no75

Couverture de CNX_075

Article de revue

Éditorial

Pages 7 à 10

English version

1Comme toutes les institutions, l’école de la République est aujourd’hui gravement déstabilisée par la casse du symbolique produite par la mondialisation néo-libérale. Les symptômes de la crise – violence, illettrisme, exclusion – sont désormais irréductibles à la seule reproduction sociale mais semblent trahir et traduire un malaise structurel dont l’importance anthropologique ne saurait être méconnue. Dans le contexte de la marchandisation généralisée, l’institution scolaire se trouve, à l’intérieur comme à l’extérieur, remise en question par les valeurs post modernes de la gestion, de l’individualisme consumériste et du communautarisme. Ce sont dès lors les principes fondateurs (rationalité, universalité, laïcité, égalité, transmission culturelle et éducation de la citoyenneté) qui se trouvent, dans les faits, mis en déshérence, quels que soient les discours rassurants qui prétendent masquer la réalité de la dérive à l’œuvre. L’errance pédagogique de ces dernières années, juxtaposant ou clivant des discours et des pratiques souvent contradictoires, a profondément déstabilisé l’identité professionnelle des enseignants – désormais dans l’incertitude quant aux finalités de leur mission et au sens de leur pratique – et pose radicalement la question du sens de la professionnalisation visée par leur formation.

2Cette situation, qui ne peut être comprise sans évoquer la prégnance du modèle anglo-saxon – dont la médiocrité des résultats est pudiquement passée sous silence – est révélatrice de conflictualités politiques et axiologiques fondamentales. Elle donne d’ailleurs lieu à d’âpres querelles idéologiques dont la presse se fait l’écho.

3Nous refuserons ici de rentrer dans le jeu de dupes des mises en miroir simplificatrices, des anathèmes et des soupçons d’intention.

4Plutôt que d’opposer une école de Jules Ferry idéalisée par la nostalgie au fantasme d’une pédagogie postmoderne garante du zéro défaut, il apparaît plus important de mettre en perspective, de relativiser et de dépasser les vraies fausses oppositions entre pédagogues et républicains, théoriciens et praticiens. Si le débat conflictuel est nécessaire en situation de crise, encore convient-il d’en déterminer les véritables enjeux. Dans cette perspective, les stéréotypes obligés qui opposent apprentissage et enseignement, pédagogie active et enseignement magistral, transmission culturelle et formation pragmatique, apprenant et élève, théoriciens des sciences de l’éducation, décideurs institutionnels et praticiens de la formation, etc., apparaissent comme autant de leurres qui masquent les logiques à l’œuvre et interdisent de penser la réalité des pratiques. Mais, par ailleurs, il convient, dans le même temps, de penser que positions et discours contradictoires ne sont pas sans influence sur la pratique et ce, notamment, parce qu’ils traversent et structurent l’espace et le temps de la formation, produisent des doubles contraintes, effacent le sens même de la tâche primaire et traversent les plans de formation.

5L’anomie à l’œuvre est telle que l’institution, oublieuse de ses fins, est en peine de définir comment et à quoi les éducateurs doivent être éduqués et les Instituts universitaires de formation des maîtres ont grand mal à donner un sens cohérent à la professionnalisation des enseignants, qui caractérise leur fonction spécifique.

6Dans ces conditions, ce sont les logiques de l’entreprise qui tendent à s’imposer, le souci de l’image prend le pas sur l’effectivité des pratiques de formation, la gestion des flux sur le projet pédagogique et l’on demande aux formateurs de « s’adapter aux désirs des formés » (sic), la logique libérale consumériste du service du public et de l’intérêt individuel tendant à s’imposer comme substituts légitimes aux valeurs du service public et à l’intérêt général. Dans le même temps, didactique et technologies opératoires tendent à s’imposer comme solutions magiques aux difficultés de la pratique alors que, clairement, la question posée est celle de l’investissement et du sens de la scolarisation pour la majorité des élèves.

7Il est d’autant plus curieux et inquiétant de constater la multiplication des pompiers pyromanes, experts dans l’art de cautériser les jambes de bois, que l’institution dispose, avec les rapports de l’Inspection générale, les études de la Direction des études et de la prospective (DEP) du ministère, les travaux de l’INRP (Institut national de la recherche pédagogique) et des chercheurs en sciences de l’éducation, de tous les éléments pour identifier et comprendre les dysfonctionnements, malaises et échecs constatés.

8Par ailleurs, les personnels formateurs, dans leur pluralité de statuts et d’expériences, représentent un énorme potentiel de compétences ; leur attachement à leur mission ne saurait être remis en question sans soupçon d’intention et l’immense majorité d’entre eux est prête à s’engager dans les nécessaires réformes, tout en refusant légitimement de renoncer à l’idéal laïque et républicain.

9Il convient donc d’interroger les causes de cet énorme gâchis qui produit des enseignants incertains de leur identité, de leur pratique et de leur légitimité professionnelle et met en danger l’avenir scolaire, culturel et psychique des élèves qui leur seront confiés sans céder au chantage consumériste ni minimiser les changements psychosociaux à l’œuvre dans l’éducation et le rapport à l’école.

10C’est dans cette perspective que se situent les collaborateurs de ce numéro. Cliniciens praticiens de la formation, c’est à partir de l’expérience qu’ils proposent ici une mise en sens des difficultés et des problématiques contemporaines. De longues années de fréquentation des classes, d’observation des pratiques, d’écoute des stagiaires et des enseignants en formation initiale et continue, d’enseignement à visée professionnalisante, de familiarité avec l’institution scolaire, les amènent à proposer de penser que les dysfonctionnements et souffrances constatés dans la formation comme sur le terrain relèvent de glissements ou de confusions structurels qui sapent les conditions mêmes de toute transmission et de toute formation.

11Qu’il s’agisse de la professionnalisation des enseignants ou de l’instruction des élèves, ce qui est d’abord en question, c’est la perte d’un sens repérable, conséquence inéluctable de l’abandon de la référence fondatrice au savoir savant, figure de l’interdit structurant et représentant de la loi paternelle, garante du désir de transmettre.

12La non-imposition de la violence symbolique primaire abandonne les stagiaires comme les élèves à la toute-puissance d’une parole vide dans et par laquelle ils ne peuvent ni se sentir reconnus comme sujets, ni investir le plaisir de penser en découvrant le pouvoir de connaître.

13La méconnaissance systématique de l’inconscient et du groupe, l’absence de toute formation à la réalité relationnelle de la pédagogie en actes, le clivage institué entre les registres cognitifs, affectifs et sociaux et le manque de soutien à l’analyse et à l’élaboration de la pratique laissent les jeunes professionnels désorientés et démunis face à la réalité de la groupalité scolaire et des interactions dans la classe comme à leurs obligations statutaires de travailler en équipe et de dialoguer avec les familles. Enfin, la méconnaissance de la dimension institutionnelle et organisationnelle dans le fonctionnement des IUFM comme dans la formation semble être la cause première de culpabilisations et de psycho-logisations qui renforcent les dénis à l’œuvre et empêchent leur traitement.

14Dans un premier temps, le retour à la réalité des pratiques amène à poser le rapport au savoir et à l’autorité (G. Roquefort), la méconnaissance du lien groupal (J.-P. Vidal) et les effets de résonance entre formateurs et formés (E. Diet) comme l’origine et la cause des dysfonctionnements et des souffrances constatés (L.-M. Bossard), des régressions et des doubles contraintes produites par l’oubli du sens de la tâche primaire.

15Dans un second temps, l’analyse des pratiques permet de définir les enjeux cliniques de la scolarisation en maternelle (M. Libratti), de montrer la fécondité et les difficultés de la mise en place d’une formation à la relation pédagogique dans l’institution (J. Nimier) ou par le soutien au soutien (J. Lévine), la mise en place d’un dispositif intercatégoriel (J.-P. Pinel) ou de jeu dramatique (C. Page).

16L’analyse des mémoires professionnels (M. Guigue) révèle dramatiquement l’oubli de la réalité vivante de la classe et de la présence des élèves comme résultat final de la réduction de la professionnalisation à la maîtrise didactique.

17À un moment où les pactes dénégatifs de l’école, transformés en purs pactes de déni, ont perdu toute fonctionnalité, il apparaît plus que jamais nécessaire de rendre au savoir et à la laïcité leur valeur fondatrice, de restituer à la parole enseignante et au dialogue pédagogique tout son sens dans sa dimension groupale et de donner aux futurs enseignants les moyens et les occasions d’élaborer leur position subjective et leur pratique dans le cadre de leur formation. Face à l’anomie contemporaine, il est grand temps de considérer la pratique enseignante comme relevant nécessairement d’une psychopédagogie clinique, seule susceptible de mettre en sens, en liens et en dynamique les différents registres de l’action pédagogique, de permettre transmission et appropriation des savoirs, de rendre à l’élève, aux élèves et au professeur leurs places de sujets coopérant dans l’apprentissage de la pensée et l’investissement de la connaissance. Rendre à la pédagogie sa dimension clinique déniée est une tâche urgente pour donner sens et effectivité à la formation des enseignants et combattre, autant que faire se peut, le malaise dans la civilisation. C’est à rappeler cette nécessité que s’attache ce numéro.

18 Concernant la formation des enseignants, on consultera :
BOURDONCLE, R. ; ORSINI, M.A. (dir.). 1997. Les Travaux sur la formation des enseignants et des formateurs. Banque de données bibliographiques ( 1970-1994). 1 : Méthodologie, guide de l’utilisateur, plan de classement, Paris, INRP, 145 p.
BOURDONCLE, R. ; ORSINI, M.A. (dir.). 1997. Les Travaux sur la formation des enseignants et des formateurs. Banque de données bibliographiques ( 1970-1994). 2 : Les thèses sur la formation des enseignants et des formateurs, Paris, INRP, 165 p.


Date de mise en ligne : 01/12/2005

https://doi.org/10.3917/cnx.075.0007

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