Couverture de CM_109

Article de revue

Pierre Delion, Urgence de la psychothérapie institutionnelle, Éditions Campagne Première, 2023

Pages 298 à 300

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1 Des propos malveillants ou imprudents de la part de politiques à l’égard des personnes travaillant en psychiatrie, ajoutés à des chiffres alarmants, des documentaires qui lèvent un coin du voile (le film de Martine Deyres, Les Heures heureuses, le documentaire de Nicolas Philibert, Sur l’Adamant). Et aujourd’hui ce cri d’alarme de Pierre Delion, qui permet de mesurer ce que nous perdons au fil du temps dans la destruction en cours de la pensée et des pratiques de la psychiatrie.

2 C’est toute la culture qui est touchée à travers le sort fait aux patients traités et à ceux qui sont privés de soins. Rien ne justifie le rejet de la psychanalyse, qui n’a pas achevé son processus et continue à se renouveler. Rien ne justifie le mépris, le silence et les projections fantasmatiques autour de la psychothérapie institutionnelle, car la psychiatrie aujourd’hui connaît beaucoup de maux : administrativement sinistrée, elle court le risque, aussi, de priver de parole ceux qui y sont admis (à défaut d’y être accueillis), ou reclus (la prison, mais pas seulement), ou exclus (dans la rue). Il est temps que tous ceux qui vivent ou accompagnent l’épreuve de la souffrance psychique, avec son cortège de difficultés sociales, reprennent la parole. Pour cela, il faut que les études et la formation ne se laissent pas intimider par le retour d’un nouveau modèle naturaliste. Il faut surtout apprendre à conjuguer une communication existentielle avec un service médical.

3 Or, que voyons-nous ? Une crise de la culture qui affecte tous les secteurs publics d’éducation, de soin et de travail social. C’est-à-dire la promotion d’une pensée servile, différente de la « pensée captive » du passé stalinien. Elle se reconnaît à trois tendances : la réduction de la pensée à son seul usage instrumental, le dépérissement de l’expérience, et l’évitement de la rencontre.

4 Ce que l’on appelle « psychothérapie institutionnelle » n’est pas né d’une recherche livresque, documentaire, théorique. Elle brasse les références, les usages, s’approprie des concepts, se refuse à présenter un corpus constitué. Elle ne rejette rien sans examen, car elle est attentive à l’expérience, au vécu douloureux des patients, aux questions des soignants, tout ce domaine de l’a posteriori qui fait que l’on interroge sans cesse sa propre pratique. Et surtout, ces questions sont portées par les collectifs (les constellations transférentielles, les ateliers, les réunions).

5 S’il n’y a pas, par bonheur, de corpus officiel et fermé sur lui-même, il y a toutefois des invariants accommodés par les soins des personnes travaillant dans les établissements qui pratiquent la psychothérapie institutionnelle, l’actualisent sans cesse, avec un sens du bricolage et de l’expérimentation. Ce sont des pratiques sans cesse remises à l’épreuve. Créer des espaces de tranquillité, sur le modèle de l’espace transitionnel de Winnicott, ou de la jachère de Massud Kahn. « Programmer le hasard. » C’est l’art de la rencontre, de provoquer des surprises, de jouer avec l’imprévisible. Créer des espaces du Dire : là où le silence enferme et où, sans effraction, on sollicite la parole, on s’interdit d’enfermer le Dire dans un Dit une fois pour toutes. Veiller à une analyse inlassable des « axiomes de la quotidienneté ». Être accueilli le matin quand on se lève. Comment fait-on ? À quel moment commence-t-on à comprendre ? Il faut de l’écoute, du temps, de l’audace. Mettre en œuvre pratiquement l’accès au « pathique ». Pour Jean Oury, la « pathoplastie » constituait la base même de la psychothérapie institutionnelle : elle joue un rôle analogique à celui de l’asepsie en chirurgie. Les effets délétères et pathogènes d’un établissement se rajoutent aux symptômes des patients qui y sont accueillis et pèsent de toute leur inertie sur ceux qui y travaillent. Assurer une fonction diacritique collective : la distinctivité est une nécessité pour lutter contre l’uniformité qui pourrait faire douter du lieu qu’on occupe. Suis-je dans une prison, une clinique, un collège ? Organiser des constellations transférentielles. Pierre Delion les a remarquablement exposées dans ses ouvrages précédents. Elles sont le fruit de maintes observations. Elles suspendent les différences hiérarchiques et se jouent des appartenances professionnelles et statutaires rigides. On est là dans le « sur-mesure » cher à Pierre Delion comme à tous ceux qui le pratiquent en toute liberté. Accueillir et encourager la narrativité. Il est bon de savoir distinguer la vie comme Zoé (le vivant) et comme Bios (l’histoire singulière de chacun). En encourageant l’émergence d’un fragment du passé, en rapportant telle exclamation à une confidence faite autrefois par le patient, on s’achemine vers une mise en récit. Beaucoup en font la pratique. Encore faut-il qu’un tel récit n’ait pas pour modèle un cv ! Nous ne pouvons pas négliger ce fait social contemporain : le cours de la vie s’assimile à une carrière à l’aune de laquelle chacun est sommé de mesurer sa réussite. Il n’y manquerait qu’un diplôme de normopathe, si une telle distinction existait.

6 Or, en psychothérapie institutionnelle, on balaie ces poncifs. C’est sa jeunesse même, ce à quoi on la reconnaît : son air de famille. C’est bien pourquoi il faut se précipiter pour lire ce livre. Ce n’est pas un « tombeau pour » au sens de Mallarmé en deuil de son fils Anatole. C’est un livre qui ouvre sur un avenir qui ne sera pas la réédition du passé. S’il y a bien un air de famille, ce n’est pas pour autant un récit de famille : tout le monde peut y être accueilli, soit qu’il (elle) cherche un abri pour poser son fardeau, soit qu’il (elle) cherche à travailler enfin sans crainte des carcans, et surtout avec le plaisir du sens retrouvé.


Mise en ligne 27/03/2024

https://doi.org/10.3917/cm.109.0298
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