Jacques Hochmann. Les Arrangements de la mémoire –Autobiographie d’un psychiatre dérangé, Odile Jacob, 2022
1 L’autobiographie de Jacques Hochmann s’intitule Les Arrangements de la mémoire – Autobiographie d’un psychiatre dérangé (Odile Jacob, avril 2022). Si le titre assume explicitement l’impossibilité de produire un récit de soi impartial, le sous-titre apporte une nuance inattendue : l’auteur pourrait être un psychiatre un peu fou, contaminé par ses malades – mais aussi un homme que certains faits politiques ou professionnels ont délogé de ses certitudes. Et de fait, quand Hochmann raconte d’où il vient et comment il a rencontré la folie, on comprend qu’il ait pu se sentir dérangé.
2 Il naît en France en 1934 dans une famille juive originaire de Lwów, en Pologne, qui a fui l’antisémitisme à la fin des années vingt. Sioniste attaché à la laïcité, à la démocratie et au socialisme, son père travaille comme ingénieur dans la Loire et élève ses enfants dans un athéisme libéral, tout en leur transmettant ce qu’il sait des traditions hassidiques. Comme beaucoup de ses contemporains, Jacques Hochmann découvre donc sa judéité à travers la folie d’Hitler ou de Pétain : l’ostracisme qui le frappe dès la promulgation des lois antijuives, l’obligation de se cacher et de changer de nom. Par chance, sa famille habite en territoire protestant, près du Chambon-sur-Lignon, où des Justes participent au sauvetage de centaines d’enfants – dont lui. Après la guerre, il apprendra le sort de parents déportés et, pour beaucoup d’entre eux, assassinés par les nazis.
3 Adolescent passionné de littérature, il souhaite passer le concours de Normale Sup’ et devenir journaliste ou critique. Mais son père lui conseille de s’orienter vers la médecine, métier plus facile à monnayer en cas de nouvelle émigration forcée : c’est dire si l’inquiétude forme la toile de fond de la vie familiale. Comme beaucoup d’étudiants en médecine attirés par les Lettres, il opte vite pour la neuropsychiatrie, spécialité censée accorder plus d’importance à la parole. Il y découvre d’abord le mépris dans lequel sont tenus les fous, et les pratiques sadiques dont ils sont souvent l’objet. La guerre d’Algérie divise alors l’opinion, l’oppression coloniale métaphorise la violence soignante, de sorte que l’engagement d’Hochmann en psychiatrie comporte une dimension politique et militante consciente. Par le biais de Marcel Colin, il découvrira, au début des années soixante, la psychiatrie pénitentiaire et les institutions de la pjj. Puis Jean Guyotat et Pierre Fédida l’initieront à une psychiatrie de secteur toute neuve et mal accueillie par un système de soins encore hospitalocentré.
4 Au mitan des années soixante, une bourse lui permet de se former à la psychologie humaniste auprès de Carl Rogers en Californie. Son année sabbatique le conduit aussi à New York, où il découvre la psychiatrie communautaire bricolée par un confrère du Bronx ; à Palo Alto où naît le systémisme ; et dans plusieurs berceaux de thérapies plus ou moins exotiques. De retour en France, lesté de ce bagage, il travaille en psychiatrie générale, poursuit son analyse et compagnonne avec Marcel Sassolas. En 1968 il crée l’association Santé mentale et communauté, destinée à implanter dans l’agglomération lyonnaise les principes de psychiatrie communautaire. Puis il est nommé professeur, s’oriente en 1981 vers la pédopsychiatrie et le soin de l’autisme, publie des livres majeurs dans ce domaine, ainsi qu’un dialogue heuristique avec son ami Marc Jeannerod, neuroscientifique de renom. Retraité, il continue d’assurer des missions de transmission, la passion qui court comme un fil rouge d’un bout à l’autre de sa vie professionnelle. En outre, comme un contrepoint à sa trajectoire intellectuelle, Hochmann confie des éléments plus intimes de sa vie personnelle et familiale, dont les lignes croisent et recroisent son parcours professionnel.
5 Psychiatre dérangé ? Oui, par le totalitarisme, le colonialisme, l’inertie asilaire et les dogmatismes contre lesquels il a ferraillé sans relâche. Mais aussi, n’en déplaise à sa modestie, dérangé parce que hors du rang, exceptionnellement doué pour comprendre les situations cliniques et institutionnelles, attentif à la dimension profondément politique de la psychiatrie, « répressive pendant les périodes autoritaires » et qui « se libéralise quand la démocratie l’emporte » (p. 282). Nous retrouvons ou découvrons sa pensée nourrie de celle des psychanalystes les plus originaux – Winnicott, Bion, Racamier entre autres – mais aussi de cognitivisme, de neurophysiologie ou de philosophie – en particulier celle de Ricoeur. Au long d’un plaidoyer vibrant pour une psychiatrie relationnelle et casuistique, ce livre promeut de manière convaincante l’effet thérapeutique de la narrativité, et invite à ne pas mépriser la fonction poétique du langage. C’est une manière de nous rappeler que l’art psychothérapeutique doit autant à la littérature qu’à la médecine.
6 Lwów s’appelle aujourd’hui Lviv et se situe en Ukraine. La folie du monde ne semble pas près de guérir…
7 Emannuel Venet,
8 Psychiatre 7 avenue Berthelot, F-69007 Lyon ;
Pierre Delion. La constellation transférentielle, érès, 2022
10 Voici un livre dense, court et concis qui a le double mérite de pointer l’essentiel de la psychiatrie française d’après-guerre et de nous donner des raisons d’espérer sortir de sa désaffection et de sa quasi disparition. L’ouvrage tourne autour de cette institution dont François Tosquelles donna la première esquisse : la constellation transférentielle. Définie par Pierre Delion comme « l’ensemble des soignants qui sont au contact du patient présentant une pathologie archaïque », elle est la matrice de toute l’extraordinaire expansion de la psychothérapie institutionnelle et de la psychiatrie de secteur depuis Saint Alban et les années d’après-guerre.
11 Deux idées fortes guident le propos : la distinction a priori/ a posteriori et la notion de pathologies archaïques. La première permet de lire la crise actuelle comme le triomphe sans partage de l’a priori dans les soins psychiques : les protocoles sont fixés avant toute expérience clinique, ils nous mettent à l’abri de la rencontre. « A posteriori » désigne au contraire la rencontre elle-même, le contact et l’expérience. Un tel dépérissement de l’expérience engendre inévitablement des querelles médiatiques absurdes. Comme lors des interminables diatribes pour dénoncer l’abandon de la méthode syllabique dans l’apprentissage de la lecture, suivies un temps par la réaction, elle aussi dogmatique, de la méthode dite globale. Les enseignants expérimentés savent bien qu’un élève commence par voir le mot globalement (voie d’adressage), mais qu’il tente ensuite de vérifier sa vision en découpant le mot en entités discrètes, phonèmes ou syllabes (voie d’assemblage). Ce que nous dit ici Pierre Delion de la psychiatrie relève du même aveuglement conservateur ou scientiste, comme dans les controverses sur l’autisme ou comme dans les deux approches de la schizophrénie restituées ici : l’approche de Bleuler et Henri Ey et celle du dsm 5. La première relève de l’expérience, car elle sait que, s’il nous faut des concepts nouveaux (la dissociation par exemple), seul le singulier existe. Les statistiques sont loin d’être inutiles, mais elles ne sauraient se substituer à l’accueil et à la parole clinique. La « raison statistique » est le produit de la rationalité instrumentale qui a envahi tout le champ de l’expérience. La notion de « rapport complémentaire » permet de ne rien exclure et de ne pas tomber dans l’abstraction. Complémentaires sont les regards : de l’infirmier, de la personne d’entretien, du psychologue, du psychiatre. La constellation permet de les croiser et de les prendre en compte, hors statuts (le psychiatre n’a pas forcément raison parce qu’il est psychiatre). Mais complémentaires sont aussi les recherches, du moins tant que les comités de lecture des revues scientifiques n’éliminent pas certaines contributions a priori : on peut le voir aujourd’hui dans les approches de l’autisme, après des années de controverses épuisantes et intéressées.
12 La notion de « pathologies archaïques » permet de regrouper le champ de l’approche psychiatrique autour des psychoses et d’oser implanter parmi elles la relation transférentielle qui ne peut plus être réservée aux seules névroses. Si la lecture de Freud nous permet toujours de voir le transfert in statu nascendi dans la cure-type, son extension aux pathologies archaïques, chez l’adulte comme chez l’enfant, s’est imposée progressivement à travers le « transfert multiréférentiel » (Tosquelles) ou le « transfert dissocié » (Oury).
13 Pour sortir des polémiques stérilisantes et des procès d’intention, l’auteur propose un « pacte éthico-pratique ». Le premier article en serait « ma responsabilité » envers l’enfant ou l’adulte reçu en consultation : elle m’engage dans une « contrainte éthique ». Elle ne va pas sans la liberté du patient, si l’on a présent à l’esprit que la psychiatrie est « une pathologie de la liberté » (Henri Ey). Le deuxième article serait le « respect » pour l’individu dont j’écoute le récit (a posteriori), ce qui m’oblige à mettre entre parenthèses le raisonnement statistique (a priori). Mais il ne faut pas se méprendre : Pierre Delion ne nous propose pas une nouvelle « charte éthique ». Il ne s’agit pas de dresser l’une contre l’autre la raison statistique et la position éthique. En ramenant chacune à son ordre, elles ne cessent pas d’être irréductibles, mais elles peuvent devenir compatibles. La sagesse pratique du thérapeute est là : « rouvrir ce que l’angoisse de la souffrance psychique familiale a tendance à fermer avec les généralisations statistiques » (p. 41).
14 C’est dans le dernier chapitre que l’auteur, récapitulant tous les enseignements de la psychothérapie institutionnelle, nous met au défi d’inventer une psychothérapie « sécure » pour les patients contre la vision politico-policière d’une psychiatrie sécuritaire. On en arrive à formuler ainsi six propositions pratiques comme autant de déclinaisons de la position éthique :
15 Assomption d’une position désirante dans son travail
16 Assurer la libre circulation des personnes
17 Qui favorisera la libre circulation de la parole
18 Inventer des « costumes thérapeutiques » sur mesure pour chaque patient
19 Promouvoir une autogestion relative des outils de production psychiatrique.
20 On ne nous demande pas d’adhérer à un programme écrit d’avance ou gravé dans le marbre. Pas plus qu’on ne cède à la mélancolie de célébrer un âge d’or révolu. Mais on sort de la lecture de ce livre avec une question : « que m’est-il permis d’espérer ? » Et l’on commence à espérer lorsque revient la visibilité : les neurosciences, qui ont toute leur place dans la recherche et dont on attend beaucoup pour cela, peuvent cesser d’être un horizon indépassable. Tous ceux qui ont cru à un horizon indépassable (le marxisme pour les uns, le néolibéralisme pour les autres) en sont pour leurs frais. Espérer, c’est d’abord renoncer à une telle clôture.
21 Jean-François Rey,
22 Philosophe, professeur honoraire iufm,
23 178, rue d’Artois, F-59000 Lille ;
François Marty et Mélanie Georgelin. La latence à tous les âges de la vie. Un bouclier pour défendre le moi, Éditions In Press, 2021
25 Suspendre, voiler, couver. Telle la cigale, enfouie dans le sol durant deux ou trois ans « pour se préparer au grand concert de sa vie qui ne durera qu’une saison » (p. 37), l’humain connaîtrait au cours de son développement psychosexuel une période d’« hibernation » pulsionnelle, à l’image de l’humanité des premiers âges qui aurait traversé l’ère glaciaire en se repliant dans des grottes, tout en développant les premières expressions artistiques et culturelles. Le modèle freudien d’un biphasisme du développement sexuel, dans lequel l’ontogenèse récapitulerait la phylo-genèse, est connu. Ce temps de mise en suspens, de refoulement et d’inhibition quant au but des pulsions sexuelles et agressives, serait une caractéristique et peut-être même une condition de l’humanité, entendue comme une animalité en capacité de sublimer ses pulsions. La latence dans ce modèle est conçue comme une période, se situant entre les acmés pulsionnelles et fantasmatiques de la période œdipienne puis de l’adolescence. Ce serait chez l’enfant la phase de consolidation du développement subjectif et de renforcement des défenses du Moi. Ce serait également le temps de la rêverie, des apprentissages, des investissements culturels.
26 L’ouvrage de François Marty et de Mélanie Georgelin ouvre à partir de cette notion freudienne une perspective particulièrement féconde, sur le plan métapsychologique et sur le plan clinique, en nous amenant à envisager la latence non pas comme une simple période mais comme un processus, actif tout au long de la vie. Suspendre, voiler, couver, tels seraient les mots de la latence, permettant d’en approcher la dynamique processuelle. « Un bouclier pour défendre le moi », tel que le nomment les auteurs, qui pourrait évoquer le système de pare-excitation évoqué par Freud, consistant à protéger l’organisme contre les excitations externes. La latence comprendrait ces caractéristiques, mais pas seulement. Elle fonctionnerait comme une peau, enveloppe contenante, délimitante, du moi (Anzieu), face aux excitations externes, mais aussi face aux débordements pulsionnels, internes. La latence comme processus s’appuierait notamment sur l’intériorisation par le nourrisson de la fonction de contenance maternelle (Bion, Winnicott), ce qui en situe les premiers effets dès les phases précoces du développement psychique. Contenir, pas seulement dans le sens de maîtriser mais d’apprendre à différer la décharge vers la satisfaction, « supporter de ne pas avoir tout et cependant accepter d’être » (p. 98). Le mécanisme à l’œuvre ne serait pas le refoulement au sens fort mais plutôt un refoulement partiel, laissant la possibilité d’un va-et-vient entre conscient et préconscient des éléments voilés, suspendus. Telle la peau, la latence ne pourrait être envisagée uniquement comme une fonction barrière mais plutôt comme un processus souple et perméable. La topique de la latence serait, comme Freud l’avait indiqué, le préconscient plutôt que l’inconscient.
27 Là s’ouvre la seconde perspective novatrice de l’ouvrage, consistant à envisager la latence comme un travail au service des fonctions du moi. La latence œuvrerait chez l’enfant, au décours de la traversée de l’Œdipe, à « ensommeiller » la pulsion sexuelle (« dormition du complexe d’Œdipe », Belle au bois dormant), mais également à opérer un décentrage dans les investissements d’objet œdipiens, tout en favorisant « un travail du sexuel en soi, à l’abri, dans l’attente de la rencontre » (p. 123). Telle une couvaison, le travail de latence serait ainsi une condition nécessaire et préparatoire à la survenue du génital, œuvrant dans les « coulisses » de l’adolescence, puis susceptible de se réactiver à chaque nouvelle épreuve de la vie. Les ratages de ce travail dans sa dimension pare-excitante se repéreraient chez les enfants violents, hyperactifs ou hypopassifs (Chagnon), en lutte angoissée contre la passivité, le renoncement, la suspension de la satisfaction et, dans sa dimension de travail d’intériorisation progressive du sexuel génital, chez les enfants figés dans une latence interminable, en difficulté pour déplacer leurs investissements d’objets œdipiens et narcissiques vers d’autres objets. Les ratages de la latence mèneraient parfois, à l’adolescence ou à l’entrée dans l’âge adulte, vers des aménagements pervers ou des addictions, fonctionnant comme des pseudo-latences. Au secours de la latence, dont les vertus seraient plurielles (anti-psychotique, préventif à la violence, anti-traumatique, d’intégration du féminin), les auteurs mettent en avant l’institution, avec ses dimensions de contenance, de sas entre l’expression de la violence et son traitement, ainsi que les thérapies non brèves chez l’enfant, lui laissant le temps de se déployer, de s’autoriser à jouer et à exprimer sa souffrance au rythme de sa temporalité psychique propre. Couver pour laisser éclore…
28 Références :
29 Anzieu, D. 1985. Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995.
30 Bion, W. 1962. Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.
31 Chagnon, J.-Y. 2005. « Hyperactifs ou hypopassifs ? », La psychiatrie de l’enfant, 1 (vol. 48), p. 31-88.
32 Winnicott, D.W. 1971. Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975.
34 Erwan Quentric,
35 Psychologue clinicien,
36 Docteur en psychologie clinique,
37 13 rue de Rome,
38 F-13001 Marseille ;
Bernard Vandewiele. Brigitte, l’œuvre à vif, Autre incertain, 2020
40 Avec cet ouvrage, le lecteur rencontrera le récit détaillé d’un processus thérapeutique, ainsi que celui de l’affirmation d’une vocation artistique.
41 Brigitte est autiste. Initialement, son quotidien est perclus de souffrances et de symptômes clastiques. L’auteur les décrit notamment dans la première partie « survivre ». Ils répondent à un environnement particulier et aux événements que rencontre Brigitte.
42 Son mieux-être passe par ce qui peut être qualifié d’adoption en actes. Bernard Vandewiele raconte dans la deuxième partie « vivre » comment il s’est constitué assistant maternel de l’enfant, puis tuteur par la suite. L’ouvrage présente tour à tour Brigitte, bébé puis enfant en proie aux affres d’une vie allant d’établissements sanitaires en instituts, Bernard, alors jeune infirmier, ainsi que les autres protagonistes : compagne, amis, collègues, famille d’origine, concernés de loin ou de près par leur évolution.
43 Durant ces deux parties, l’auteur dresse un tableau sans fard d’un hôpital qui ne compense pas la misère sociale. Il souligne le délitement de la psychiatrie publique du fait de la pénurie de moyens et des discours managériaux. Il met en évidence la dégradation des liens, donnant lieu à une toxicité des établissements. Ce constat datant de la fin des années 1970 – Brigitte a 10 ans lorsqu’elle sort du service de pédopsychiatrie qui l’héberge, est fort malheureusement toujours d’actualité. Pour autant, l’antipsychiatrie comme telle est problématisée.
44 Sans concession également, sont les analyses que l’auteur propose de certains de ses propres positionnements à l’égard de sa protégée. Il est tout à son honneur de faire état de ses erreurs. Il met en avant ses doutes, tâtonnements et stratagèmes, avec leur lot de questionnements. L’ouvrage décrit les transformations spectaculaires de Brigitte enfant, dès qu’une alternative de mode de vie (hors instituts) lui est proposée : accessions au langage, à la propreté, aux jeux…
45 Mais l’autisme n’est pas une sinécure ! Les violences mortifères de Brigitte en sont un exemple édifiant, dans leur radicalité qui ressort chez elle jusqu’à la période de jeune adulte. L’auteur nous permet ainsi d’imaginer quels désarrois peuvent habiter les accompagnants et intervenants auprès d’autistes. Heureusement, il ne nous laisse pas sans explication à propos des symptômes. Ses interprétations minutieuses donnent de la cohérence à la logique d’un inconscient dont les conflits s’expriment au grand jour.
46 Le récit nous permet de cerner pourquoi l’engagement de Bernard en psychanalyse est essentiel pour favoriser le développement de Brigitte, dans le sens où il parviendra à « barrer l’Autre », et à accepter de se constituer lui-même Autre barré. Il est également une occasion supplémentaire, s’il en était besoin, de se rendre compte des ravages d’une agression sexuelle (ici incestueuse) sur une vie psychique encore en devenir.
47 La troisième partie de l’ouvrage, « peindre », est une magnifique analyse des processus à l’œuvre dans l’activité picturale de Brigitte. Elle ravira les adeptes des arts visuels et des arts « bruts », tout autant que ceux qui s’intéressent à la psychologie de la création. Les peintures sont à la fois des conséquences et des facteurs de « guérison », supports d’inscription subjective de Brigitte dans le monde – Bernard Vandewiele nous brosse d’ailleurs l’évolution de sa signature. On trouve là une illustration concrète du concept lacanien de sinthome. Bernard Vandewiele se rapporte à des données anthropologiques et culturelles, et s’appuie sur différents auteurs d’obédience psychanalytique : Sigmund Freud, Sabina Spielrein, Mélanie Klein, Jacques Lacan…
48 Ce ne sont pas les seuls. Tout au long du livre les réflexions de l’auteur s’appuient sur une multitude de références fondamentales : Jenny Aubry, René Spitz, Maud Mannoni, Bruno Bettelheim, Fernand Deligny (ces deux-là rencontrés en personne durant le récit), Gregory Bateson… Le livre comporte 34 reproductions d’œuvres de Brigitte, ainsi que 5 illustrations, ce qui en fait un bel objet.
49 Une remarque peut être soulevée vis-à-vis de la tonalité de l’écriture. Érudite, rythmée et soignée, elle met à distance les accents épiques de l’histoire, autant que l’ampleur des affects et incertitudes qui ont dû jalonner ces quarante années. Le lecteur rencontrera en effet le sérieux et l’exigence d’une approche universitaire, en quelque sorte « adoucie » par la présentation d’écrits intrinsèquement poétiques de Brigitte, un post-scriptum de l’auteur, ainsi que la troisième de couverture.
50 Au-delà de la posture de scribe, Bernard Vandewiele se constitue à la fois porte-parole de Brigitte, témoin de son évolution, et défenseur d’une conception a-théorique et artisanale de l’action thérapeutique, au chevet du patient. Ce récit mérite d’être élevé au rang de paradigme d’un accompagnement réussi.
51 Carole Bouzidi,
52 psychologue ,
53 cio, 46 rue Abel Ferry,
54 F-88000 Épinal ;
55 carole.bouzidi@gmail.com
Dina Germanos Besson. Le Brouillon des sens : procédés et figures à l’épreuve de la psychanalyse, Langage, 2021
56 Le fil de l’ouvrage Le Brouillon des sens de Dina Germanos Besson pourrait être paradoxalement celui de la coupure, de la non-identité du sujet. Sujet de l’inconscient bien sûr, mais aussi celui traité par l’auteure dans son livre ou encore dans son cabinet. Il en va de même de l’approche choisie, celle de la linguisterie – hybridité de la linguistique et de la psychanalyse – qui porte en son essence la marque de ce qu’elle soutient : l’entre-deux, la coupure, le sujet de l’énonciation au cœur de toute prise de parole.
57 Dans les sillons tracés par cette voie, le Lexique en guise de notes de Christian Bonnefoi est un véritable poème qui fait écho au texte de la psychanalyste par une sorte de mise en abyme stylistique et de fond. En effet, ces deux écrits se répondent en faisant résonner par « le brouillon des sens » ce qui ne cesse pas de ne pas s’écrire. Les figures et les tropes ou encore l’« Inachevant » au cœur du désir du peintre se présentent comme autant de modalités d’expression d’un réel indicible, par une articulation entre signifiants et images qui traverse l’ensemble de l’ouvrage.
58 C’est cette même articulation qui dessine « l’espace poétique d’une cure » qui, à travers la métaphore, la parataxe, l’anaphore, la litote et autres touches de l’inconscient, offre un terrain de jeu à « l’étranger », une toile d’expression au « non lieu », au lieu de l’Autre. À cet égard, le livre de Dina Germanos Besson, ponctué d’illustrations cliniques, est un précieux témoignage de l’espace de créativité qu’ouvre la cure pour un sujet, quelle que soit sa structure, pour peu que l’analyste en soutienne la possibilité par son écoute singulière. Ici s’énonce la thèse originale de l’auteure : ce qu’une écoute à la fois clinique et ludique des tropes et des figures permet de nouveauté dans la cure analytique.
59 Mais si cet ouvrage revêt sans aucun doute une valeur intemporelle au regard du sujet qu’il aborde, il ne faudrait pas pour autant perdre de vue les pistes de réflexions tout à fait actuelles et essentielles auxquelles il contribue. Si l’auteure nous invite à la suivre avec légèreté dans sa linguisterie, nous ne pouvons en effet manquer de prendre la mesure de la manière dont cette défense du « superflu » prend les allures d’un acte d’écriture engagé, acte de résistance face à l’« adieu du langage » de notre monde contemporain. En faisant la part belle aux tropes et aux figures, Dina Germanos Besson redonne ainsi sa place d’exception au manque au sein d’un discours social où prévaut le rejet de l’altérité et donc l’univoque, « sans surprise ni reliefs, sans scansion ni césure ».
60 C’est ainsi tout un pan de la recherche sur la manière dont les mutations de notre discours social contemporain modifient le rapport du sujet à la langue qui est ouvert. Pour ne prendre qu’un exemple, alors qu’au sein d’un discours social soutenu par le manque et la place d’exception une figure d’atténuation telle que l’euphémisme peut se faire l’un des procédés privilégiés de la langue totalitaire au regard du rapport occultant à la réalité qu’elle articule, les procédés langagiers semblent aujourd’hui s’être modifiés en écho à ce que récuse notre discours contemporain : la dimension du manque. La langue tend à se revendiquer « toute », positivée, sans manque, objet manufacturé, de consommation, à corriger ou améliorer selon les revendications de chacun. Puisque le « pouvoir est désormais au cœur de la langue » et que « le terrorisme commence par elle », une attention toute particulière est alors à porter à la prévalence des procédés linguistiques du discours de l’Autre social au sein duquel le sujet est appelé – ou non – à advenir. L’abord au premier degré et le rejet de toute forme d’humour et de dialectique de nombre de discours revendicateurs de l’offre du marché de l’identité – et la recrudescence de sujets sans énonciations qui s’en soutiennent – ne nous indiquent-ils pas ce qu’il en est aujourd’hui d’une pente à l’extrémisme soutenue par la récusation de l’Autre ?
61 Il s’agit alors de tendre l’oreille à la présence ou non de tropes et de figures dans les discours et à la manière dont ils permettent de soutenir le lien social. Le monde d’aujourd’hui ne souffre plus l’humour, l’équivoque, la dialectique.
62 C’est tout l’art de Dina Germanos Besson que de rejouer des tropes et figures. Un art qui se fait acte, acte analytique face à l’analysant sur le divan, acte d’analyste par le dévoilement du reste, de tout ce qui est tu mais s’entend du « Je » dans les procédés stylistiques étudiés dans ce livre par le truchement de cette discipline hybride : la linguisterie. L’hybridité, féconde et créative, traverse l’ensemble de l’ouvrage – entre linguistique et psychanalyse, entre art et linguisterie, entre frivolité et sérieux… Une insoutenable légèreté qui nous rappelle le poids des mots et leur portée, éthique et politique.
63 Ce livre est, en somme, une véritable « trouvaille »…
64 Mathilde Marey-Semper,
65 Psychologue clinicienne, psychanalyste,
66 44 rue Victor Hugo, F-93170 Bagnolet ;
67 mathildemareysemper@gmail.com
Bertrand Hénot. Sauver Dora – Enquête policière et thérapie narrative dans le monde de Freud, Vérone éditions, 2021
68 Anton Schwarzschild, un policier français est envoyé en mission à Vienne afin d’enquêter sur les théories et les pratiques du docteur Freud et de construire une alliance qui éviterait la guerre en Europe. Waldeck-Rousseau qui lui confie la mission, lui demande de comprendre de quelle manière « les derniers développements de la psychologie pourraient contribuer à établir une paix permanente entre les peuples… Sinon, à quoi servirait la psychologie ? »
69 L’enquête commence à la morgue de Paris chez le légiste Paul Brouardel, devant le corps meurtri d’une enfant abusée, elle se poursuit à la Salpêtrière ou Schwarzschild est fasciné par la puissance thérapeutique de l’hypnose.
70 À Vienne, le policier français croise la route de plusieurs patientes de Freud, dont la célèbre Dora, de son vrai nom Ida Bauer.
71 Le roman s’ouvre sur la dernière séance de la jeune Ida chez Freud le 31 décembre 1900.
72 Que pense Freud de sa patiente ? Et surtout, que pense Ida de son analyste ? Bertrand Hénot nous livre les deux points de vue.
73 Lors de cette dernière séance, Freud explique à Ida de quoi elle souffre : son désir refoulé pour Hans Zellenka, ami de son père, ses penchants masturbatoires révélés par son énurésie infantile et par sa manière de jouer avec son aumônière… Selon Freud, Ida souffre du refoulement de ses désirs sexuels pour Hans.
74 De son côté, Ida a peur d’être l’objet d’un scénario pervers entre Hans et son père : celui-ci l’aurait offerte à son ami Hans pour pouvoir entretenir tranquillement une relation amoureuse avec Peppina Zellenka, épouse de Hans.
75 « Dora (Ida), nous dit Freud, avait écouté sans me contredire comme à son habitude. » Que signifie cette absence de protestation ? Est-elle convaincue par les arguments de Freud ? Est-ce la levée du refoulement ? L’acceptation de ses désirs sexuels pour Hans ?
76 Bertrand Hénot nous propose une autre lecture : au début de sa cure, Ida se sent écoutée par le docteur, elle n’est pas folle quand elle laisse entendre que Zellenka a des comportements déplacés. Elle espère être reconnue comme une victime, comme l’objet d’une transaction perverse entre des adultes. Et la fin de ses protestations, ne serait-ce pas la fin de ses espoirs d’être entendue ?
77 Au fil des pages, un autre récit émerge de la rencontre entre le policier français et la jeune fille : si la guérison ne vient pas avec la révélation d’expériences traumatiques ou de fantasmes inconscients, elle pourrait venir d’un changement de position subjective, permettant le retour vers une vie qui a du sens, avec des relations où l’on se sent reconnu et aimé.
78 Dans cette histoire alternative, où les valeurs ont du sens, le policier rencontre la dimension intentionnelle de Dora dans ses actes de protestation. Elle dit non à sa mère qui veut la contraindre à des tâches domestiques, elle dit non à son père et aux propositions déplacées de Zellenka, elle proteste contre les interprétations de Freud, contre le fait d’être asservie, assujettie en tant que femme. Si elle proteste, c’est pour retrouver sa propre subjectivité s’exprimant dans l’art ; elle espère pouvoir enfin être respectée en tant que femme et aimée comme un sujet original et libre.
79 En s’inspirant de la thérapie narrative de Michael White, Bertrand Hénot imagine des conversations entre le policier français et la jeune fille, que ce soit au musée d’art devant de célèbres tableaux, en mangeant d’appétissantes pâtisseries, ou en déambulant dans les rues de Vienne. Rejointe par son père, la jeune fille peut revendiquer bien plus pour sa vie que ce qui était accordé à une jeune fille de son milieu à cette époque : étudier, apprendre un métier, et être aimée.
80 Anton Schwarzschild poursuit de son côté ses conversations avec Freud à propos de la théorie de la séduction, de son abandon, de la théorie du fantasme, de l’Œdipe. Le policier cherche à comprendre l’énigme du désir féminin chez ces femmes qualifiées d’hystériques : de quoi souffrent-elles ?
81 Du réel traumatique avec comme preuve cette jeune fille à la morgue ?
82 De fantasmes sexuels inconscients dirigés d’abord vers le père ?
83 De l’assujettissement des femmes dans une vie normalisée ?
84 Autant de questions qui parcourent ce roman historique et font émerger d’autres versions de notre subjectivité moderne.
85 Julien Betbèze, Psychiatre,
86 6 allée de la Galissonnière
87 F-44120 Vertou ;
Bibliographie
Références
François Marty et Mélanie Georgelin. La latence à tous les âges de la vie. Un bouclier pour défendre le moi, Éditions In Press, 2021
- Anzieu, D. 1985. Le Moi-peau, Paris, Dunod, 1995.
- Bion, W. 1962. Aux sources de l’expérience, Paris, Puf, 1979.
- Chagnon, J.-Y. 2005. « Hyperactifs ou hypopassifs ? », La psychiatrie de l’enfant, 1 (vol. 48), p. 31-88.
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