Couverture de CM_099

Article de revue

Espèces phobique et ludique de l’espace dans l’enfance

Pages 205 à 214

Notes

  • [1]
    Voir l’article de P. Le Maléfan, « La “sortie hors du corps” », Recherches en psychanalyse, n° 11, 2011. On se demande si cette « sortie hors du corps » dont l’auteur nous parle n’est pas de la même étoffe que l’objectivation de la peur chez le phobique.
  • [2]
    Voir Allouch, 2015, p. 22. On cite : « L’expression “relation d’objet” […] c’est, chez Lacan, l’investissement lui-même de l’objet qui localise cet objet en ce lieu qu’il disait “de l’Autre”. Il n’y a pas, d’abord, l’objet en son lieu, puis un investissement de l’objet en son lieu. Il n’y a d’investissement d’un objet que par cette opération – “l’incarpation” – qui situe l’objet au lieu de l’Autre. »
  • [3]
    Voir l’intéressant travail de Frédéric Vinot sur les traces de l’espace urbain : « J’ai été puissamment interpellé par la présence insistante de traits, de traces, de marques inscrites sur les sols, les murs ou d’autres supports. Ces tracés sont parfois compris comme étayant une fonction de “marqueurs de territoire” » (2011, p. 140).
  • [4]
    Nous remercions les remarques de Jean-Michel Vives sur ce point dans son rapport de thèse. Voir aussi Vives, 2004.
  • [5]
    Sur ce point là, nous rejoignons la thèse d’Isabelle Morin. Elle écrit : « Les masques ou les visages grimés font souvent partie des phobies enfantines. Cependant, nous remarquons immédiatement qu’il y a deux types de masques : le premier, du type de celui de Méduse, est une face pleine sans trous pour les yeux, effrayante, qui confronte le sujet à l’horreur ; le second, que nous appelons ici le masque à trous, fait valoir, non pas l’horreur, mais une énigme. […] Le masque à trous est celui qui permet au fantasme de se constituer » (2005a, p. 14 -15).
  • [6]
    « Ce qui s’opère en effet, c’est le nouage du totémisme et de tabou en leur racine même : l’interdit de l’inceste. [...] le petit phobique civilisé […] pratique en effet un culte totémique secret du père qui éclaire en retour le secret social qui se profile » (Assoun, 2008, p. 75).
  • [7]
    Voir sur la « schize » de l’œil et du regard P.-L. Assoun, « L’image médicale à l’épreuve de la psychanalyse. Le fantasme iconographique », Recherches en psychanalyse, n° 8, 2009.
  • [8]
    Voir aussi Birraux, 1994.
« L’espace de notre vie n’est ni continu, ni infini, ni homogène, ni isotrope. […] Le problème n’est pas d’inventer l’espace, encore moins de le ré-inventer […], mais de l’interroger, ou, plus simplement encore, de le lire ; car ce que nous appelons quotidienneté n’est pas évidence, mais opacité : une forme de cécité, une manière d’anesthésie. »
Georges Perec, 2000

1 Jeux et phobies cohabitent dans cette période initiale de l’humanité durant laquelle, entre un Fort et un Da, un espace est constitué. Ce sont ces espèces d’espaces que nous allons tenter de lire : la composition du lieu dans la scène ludique et la délimitation contraignante que la phobie exerce sur son territoire.

2 Relativement au fonctionnement de la phobie, Sigmund Freud explique, qu’une fois établi l’objet cheval cause de la peur, s’installe une délimitation de l’espace pour éviter justement une rencontre angoissante. Mais Freud explique aussi que cette objectivation de la peur permet à la phobie de faire abstraction de l’espace [1].

3

« Un jour Hans tombe malade d’angoisse dans la rue. Il ne peut pas encore dire de quoi il a peur [...]. Entre-temps, nous obtenons des indices de ce sur quoi est fixée la libido devenue angoisse. Il manifeste la peur tout à fait spéciale qu’un cheval blanc ne le morde. Nous dénommons un tel état de maladie une “phobie” et pourrions mettre le cas de notre petit au compte de l’agoraphobie, si cette affection n’était pas caractérisée par le fait que l’action, par ailleurs impossible dans l’espace, devienne chaque fois aisément possible grâce à l’accompagnement d’une certaine personne choisie pour cela… La phobie de Hans ne respecte pas cette condition, elle fait bientôt abstraction de l’espace et prend de plus en plus nettement le cheval pour objet » (Freud, 1998, p. 101).

4 Cette description met en évidence ce rapport troublant de l’objet à sa place, de la tension entre la présence de l’objet et l’espace ainsi occupé. Lorsque l’objet de la peur n’est pas encore choisi, c’est l’espace qui devient angoissant et impossible à traverser. Or, une fois que l’objet de la peur est détaché, l’espace ne fait plus problème. Cette opération sur l’espace nous semble riche en conséquences.

5 En fait, une série de questions peuvent se poser sur l’enfance et la phobie, qui concernent l’espace et l’Autre. La présence de l’objet dans la scène phobique détermine-t-elle l’espace ainsi affecté ? Investir un objet, ludique, phobique ou autre, implique-t-il d’investir un lieu ? Quel lien entre l’objet et sa place ? Quel rapport est situé entre ce lieu investi, occupé par l’objet et le lieu de l’Autre ? L’Autre est-il un lieu qui ne serait occupé que par le langage mais aussi par des objets [2] ?

6 En ce qui concerne la scène ludique, on sait que la bobine de Fort-Da (Freud, 1920) donne à la parole la possibilité d’être efficace, même si cet objet, comme disait Lacan, est négligeable. La bobine est cet objet contingent que la pulsion contourne pour ensuite se laisser écarter, en laissant à sa place un simple vide. En ce qui concerne l’espace dans la phobie, on sait que l’objet de la phobie, au contraire de l’objet ludique, est celui qui ne se laisse pas effacer, cet objet a un fort ancrage scopique – qui est toujours dans le viseur et à partir duquel la phobie délimite son espace fréquentable [3].

7 Le nom de phobie vient du grec phobos, qui veut dire crainte ou effroi devant un danger. Mais la peur n’est pas la phobie. La phobie constitue la marque de la faiblesse du moi face à une situation du danger qui lui est propre. Depuis Sigmund Freud, cette situation du danger a un nom, c’est l’angoisse de castration (Julien, 2005, p. 47-50). Dans ce sens, Paul-Laurent Assoun (2000) explique : « J’ai peur de la bête – elle me procure de l’angoisse –, mais, me menaçant, elle me protège du pire, soit de l’angoisse pure. » La phobie prend donc position (Wiener, 2005, p. 9) face à cette angoisse avec une tactique qui implique l’objectivation de la peur, la réinvention de la peur.

8 Ainsi, dans le cas de Hans, le cheval est cet objet construit pour mettre à distance la peur. L’opération, pour éviter l’angoisse, est le fait que l’objet soit circonscrit, ce qui permet au phobique de prendre distance avec cet objet, de produire un écart entre lui et l’objet.

9 Le besoin de la présence d’un objet imaginaire pour faire tenir la scène phobique témoigne d’une différence évidente avec la scène fantasmatique et la scène ludique. La bobine, le petit bateau, la poupée ou bien n’importe quel objet ludique (Diez, 2011) a pour unique fonction de servir comme instrument de figuration, ce qui implique la perte de l’objet en soi et donc l’articulation de la présence et l’absence de l’objet ainsi représenté sur la scène fantasmatique. Par contre, l’objet phobique se présente comme une figure de la peur, incarnant une valeur de culte qui répond à la condition d’hypnotisme propre au sentiment de l’inquiétante étrangeté. Donc, l’objet phobique est loin d’être pris dans cette articulation présence-absence propre au champ de la représentation. Il s’agit plutôt d’une présence de l’objet qui détermine un espace raréfié : un lieu fixé dans la réalité matérielle.

10 Je souhaiterais aborder ici ces espèces d’espace : le lieu de la phobie et la topologie ludique. Nous verrons à partir d’un cas clinique comment l’objet phobique opère à l’inverse de l’objet ludique et les conséquences subjectives dans le type d’espace ainsi constitué.

Orfèvrerie pour un masque

11 Au moment de la consultation, Guillaume a 4 ans et ses parents me consultent au motif que leur fils a peur d’un masque représentant un personnage d’un conte pour enfants dont la traduction en français serait « Grand pied ». Selon les parents, Guillaume a des cauchemars et des peurs devant ce masque, acheté lors d’un voyage. Il faut expliquer que la panique commence lors d’un jeu avec le père : le père se cachait derrière le masque en jouant à l’effrayer, ce qui effectivement arriva. Après ce jeu, quand Guillaume passe près du lieu où le masque se trouve, même avec ses parents, il court, pleure, il s’énerve, s’agite et se couvre les yeux, ou il lui tourne le dos.

12 Il nous faut ajouter un élément de l’histoire familiale : le père est orfèvre, héritier d’une longue tradition familiale. Il existe dans le patrimoine familial une série de masques de bronze.

13 Je vais raconter trois moments du trajet analytique avec Guillaume. Dans ce parcours, c’est une mutation de l’objet et de l’espace qui est produite. Il s’agit d’une transformation par laquelle l’objet phobique devient un objet ludique et les conséquences de ce virage dans la détermination de l’espace subjectif.

Le masque qui cache le visage

14 Quand Guillaume arrive la première fois à mon cabinet, il reste silencieux, ne répond pas à certaines de mes questions et se concentre sur les jouets. Il en choisit quelques-uns qui l’attirent plus spécialement, ainsi que des lunettes et des masques. Parfois, il choisit aussi des chapeaux qui sont utilisés pour se couvrir les yeux.

15 Guillaume invente des scènes avec des bonshommes de Playmobil pour lesquels il construit des maisons et des toits. Ces scènes impliquent une séquence :

16

  • Il déconstruit les assemblages et enlève les têtes aux bonshommes. Il leur soustrait les parties interchangeables. Il sépare les chapeaux, les lunettes, les moustaches. Quand il n’y a plus rien à démonter il enlève toute la tête.
  • Il commence à mettre les pièces soustraites d’une tête sur les autres têtes. Cette circulation des pièces produit un effet intéressant parce qu’il change le geste des personnages en leur donnant une autre signification et en les détachant du signe qui les caractérise comme pilote d’avion ou motocycliste, etc.
  • Il construit des maisons, des petits toits pour abriter ces bonshommes, les couvre complètement.

17 Je lui demande alors si ces personnages doivent se cacher de quelque chose. Il répond qu’ils doivent être tous couverts afin que le monstre ne les voit pas sinon il va les manger. Or, il faut souligner que cette séquence montre aussi un travail en progression de déconstruction et reconstruction de l’apparence de ces personnages, notamment en ce qui concerne les visages, les têtes.

Le masque ludique

18 Peu de temps après, Guillaume me propose de faire un masque avec un abat-jour qu’il a trouvé dans le cabinet. Il dessine les yeux et il y colle des papiers pour faire les cheveux. En dernier, des bandeaux sur les yeux comme des paupières qui permettent au masque de « cligner les yeux ». Il écrit son nom et il m’avertit qu’avec ce masque on allait pouvoir effrayer le monstre.

19 Ainsi, le masque commence à jouer et à circuler d’une autre façon ; il n’est plus utilisé pour fixer un lieu mais peut alors prendre d’autres aspects, ouvrir et fermer ses yeux et se déplacer dans l’espace.

20 En ce qui concerne l’objet phobique, la perte se laisse entrevoir par sa mutation de réel à signifiant. Nous sommes partis d’un masque dont les trous qui figurent les yeux (rappelons-nous le jeu du père avec le masque) étaient occupés par le regard du père [4] à la construction en analyse d’un masque qu’on appelle ludique [5]. Il faut noter que ce masque ludique a des paupières qui permettent de créer une alternance entre ce qu’on voit et ce qu’on ne voit pas. Ainsi, nous pourrions dire que ces paupières font barrière face au regard hypnotique du père. Raturer ce regard implique la mise en place d’une absence.

La porte masquée

21 Petit à petit dans l’évolution des séances, la porte du cabinet prend de plus en plus d’intérêt pour Guillaume. Il colle dessus des papiers jusqu’à la couvrir complètement. Il me demande de l’aider à faire des cartes, des panneaux interdits et des flèches que nous accrochons sur le cadre de la porte. Il m’explique que lorsque le monstre passe devant la porte, il va s’effrayer à cause de la peur que cette porte lui aurait donnée. Un monstre qui a peur ! La toute-puissance du monstre est ainsi mise en échec.

22 Ensuite, il joue à épier par le judas de la porte ce monstre imaginaire. L’espace se troue. Il situe des endroits pour épier mais aussi un parcours lié à une série d’interdictions : « ça ne se regarde pas », « ça ne se voit pas ». Des interdictions propres à l’ordre symbolique (Askofaré et Combres, 2012, p. 22-30). Notons que pour regarder, pour avoir un point de perspective propre, il a fallu percer un judas qui, comme cadre, délimite un endroit vide par où glisser son propre regard. Ainsi, c’est un autre espace qui se tisse, un espace hétérogène qui a des catégories de dedans-dehors. Un espace qui se découpe et s’oriente différemment.

Un trait du père

23 Dans une rencontre avec la mère de Guillaume, elle décrit son fils comme la copie vivante du père. Elle parle de son fils comme « l’image incarnée » du père. Ce qui me renvoie à une interprétation que Guillaume m’avait chuchotée près de la fin de nos rencontres. Un matin, Guillaume entre dans le cabinet et me raconte qu’il a appris à jouer aux échecs en regardant son père jouant avec d’autres adultes. Il dit : « Mon papa, je ne le copie pas parce que c’est mon papa. Il n’aime pas qu’on le copie, les autres papas ne voient pas que je les copie et c’est comme ça que j’ai appris. […] Je n’ai pas dit à ma copine que je venais ici parce qu’elle copie tout, alors je lui ai menti. »

24 Identification à un trait du père : plus besoin de masque effrayant ! La phobie au masque intervenait comme une sorte de solution à l’enjeu d’incarner cette image vivante du père.

25 Freud, dans Totem et tabou, situe le totémisme comme base de l’interdiction de l’inceste. Le totem [6], en général, le visage de l’animal, fonctionne comme emblème du lignage, il expose une relation avec le lignage, la généalogie. Joël Birman affirme que :

26

« Quoi qu’il en soit, pour le sujet […] c’est son inscription dans une généalogie qui est en jeu. C’est par la médiation de celle-ci que le sujet est marqué par l’altérité, qui provoque sa division, d’une part, et son identification primaire, d’autre part. En plus, il découle de cette inscription généalogique primordiale que la dette symbolique est, sans aucun doute, constitutive du sujet » (2013, p. 11-22).

27 S’inscrire dans une généalogie implique d’entrer dans un ordre des générations. Ainsi la filiation définit une position dans le lignage. Rappelons-nous la série des masques du patrimoine familial dans notre récit clinique. Le choix du masque comme objet phobique n’est sûrement pas hasardeux. Cette fonction phobique du masque indique une présence pulsionnelle non suffisamment détachée par l’effet du symbolique (Morin, 2005b, p. 51-65). Il ne faut pas oublier que l’objet phobique a une forte valeur d’image [7]. Il suscite une aversion d’ordre scopique, un « hors de ma vue » [8]. C’est cet arrêt sur l’image, ce besoin de fixer l’objet dans l’espace, qui fait trace (Nioche, 2012, p. 124) symptomatique dans la phobie.

28 Incarner une image, représenter une image, ou connaître cette image : Lacan (1936) distingue ces trois façons de faire et il suggère de possibles passages entre elles. Chaque passage implique une perte du support de l’image et donc un changement de surface d’inscription de cette image et donc une modification de cette surface. Ainsi, dans le cas présenté, il a fallu une transformation dans l’économie libidinale qui a permis de se libérer d’incarner l’image du père, pour « représenter cette image dans la scène ludique ». Autrement dit, il a fallu que cette image puisse changer de surface, perdre corps. Ce qui implique une perte de jouissance et un pas de plus dans le processus d’inscription symbolique.

29 Enfin, il nous semble que notre contrepoint entre l’objet phobique et l’objet ludique entre en résonance avec cette différenciation de l’image traumatique :

30

« Telle est a contrario la caractéristique de l’image traumatique (flashs ou rêve cauchemardesque), celle justement d’en abolir le mouvement pour faire régresser le cinéma (défilé d’images) à la photographie (instantané figé) » (Cabassut et Marti, 2014, p. 14).

31 Les images doivent, en quelque sorte, être effacées pour être transmissibles subjectivement. Ce que Guillaume nous montre lorsqu’il peut transformer un espace en souffrance dans un travail ludique et donc signifiant sur l’image et sur la scène. Cette opération sur l’espace implique un clivage entre : ce qui passe de l’image à la parole ; ce qui, dans l’intervalle entre l’un et l’autre, ne passe pas ; et, enfin, ce qui demeure comme investissement au niveau de l’image : son côté indélébile.

Pour finir

32 Dans le trajet de subjectivation de la langue, un jour les enfants quittent les jeux, les objets ne sont plus nécessaires. Une porte se ferme. Les enfants passent à autre chose en abandonnant ces objets-jouets. Freud écrivait :

33

« De même, l’adolescent, quand il cesse de jouer, n’abandonne rien d’autre que l’étayage sur des objets réels ; au lieu de jouer, maintenant, il se livre à sa fantaisie. Il se construit des châteaux en Espagne, il crée ce qu’on appelle des rêves diurnes » (1908, p. 37).

34 Dans ce parcours logique, l’appui sur les objets se perd ; la fantaisie et enfin le fantasme vont prendre le relais. Même si, dans l’enfance, les phobies ont pour caractéristique d’être apparemment transitoires, nous croyons que lorsque la phobie s’installe structurellement au-delà de la puberté, ce passage à la fantaisie ne peut pas devenir effectif. Au contraire, la phobie resterait littéralement engagée dans une topologie imaginaire qui distribue ces espaces en extérieur et intérieur, sans impliquer un passage au symbolique de cette distribution spatiale.

35 Les conséquences subjectives sont bien différentes si la scène est construite par des objets ludiques ou par l’objet phobogène. L’objet ludique d’emblée montre la perte dont il souffre ; il n’a pas d’autre fonction que d’être un instrument de figuration. Et cette fonction implique son travail comme signifiant. Par contre, l’objet phobique impose une certaine exclusivité de la jouissance qui fait signe.

36 L’objet phobique en tant qu’image produite, signalée, à la différence de l’objet ludique, montre que ladite image n’est pas « dialectisable » par le signifiant, et qu’elle reste inséparable de sa désignation.

37 Tandis que la phobie fixe son objet dans un même espace réduit à une présence qui résiste à l’absence, le jeu – comme alternative opposée à la phobie – permet la chute de l’objet, en perforant l’espace et en générant une perspective. Enfin, lorsque l’espace est saisi par une opération du langage, cet espace n’est pas homogène et angoissant ; au contraire, il devient un espace hétérogène, divisé, marqué du sceau de l’altérité. Ce qui permet de découper une scène et de séparer le familier de l’étrange.

38 Rappelons-nous ce que Freud soulignait sur le rapport entre l’objet et sa place. Lorsque l’objet cheval a été choisi, on peut faire abstraction de l’espace, car celui-ci devient moins angoissant. Cette invention de l’objet qui condense la peur protège donc de l’angoisse de castration. Ainsi, l’objet phobique est situé en un certain lieu qui servirait de « garde-corps » face au trou de la castration.

39 La scène phobique met donc en évidence le rapport de tension entre l’objet et sa place. Mais, ce rapport n’est ni tout à fait exclusif de la phobie ni de l’enfance.

40

« Lacan a repéré dans sa doctrine de la fin de l’analyse ce point de basculement qui fait qu’après que l’objet a occupé son lieu (dit par Lacan “lieu de l’Autre”), c’est ce lieu qui résorbe l’objet. Le nom lacanien de cet objet ainsi perdu est “petit a”, sa perte elle-même faisant advenir l’Autre comme inexistant. Si cette description lacanienne de la fin de parcours analytique est juste, si donc la perte de l’objet a rendu son lieu, le lieu de l’Autre, inexistant, il est clair que l’on est bien ailleurs que dans cette perspective qui fait exister le lieu indépendamment de l’objet, l’objet indépendamment du lieu. Dans un tel cas, la perte de l’objet ne changerait rien au lieu » (Allouch, 2015, p. 186).

41 Nous pourrions conclure que le jeu et la phobie nous ont enseigné que lire l’espace de l’expérience subjective implique l’articulation de deux dimensions : la dimension spatiale et la dimension d’altérité. Ainsi, la dimension spatiale (Kaufmann, 1999) a été appelée à s’ordonner en vertu du rapport du sujet à l’Autre, en sachant que l’expérience de ce déploiement spatial peut nous approcher du bord qui constitue le lieu de l’Autre comme inexistant.

42 Enfin, ces espèces d’espaces occupés, parfois par des animaux comme dans certaines phobies ou par des jouets dans la scène ludique, sont des espaces troublés, des espaces en tension, en constitution dans l’enfance mais ils ne sont jamais neutres. Les espèces troublent l’espace jusqu’au point de pouvoir faire de leur place un trou.

Bibliographie

Bibliographie

  • Allouch, J. 2015. L’Autresexe, Paris, Epel.
  • Askofaré, S. ; Combres, L. 2012. « Symptômes et suppléances. Un essai de problématisation », Recherches en psychanalyse, n° 13, p. 22-30.
  • Assoun, P.-L. 2000. Leçons psychanalytiques sur la phobie, Paris, Anthropos.
  • Assoun, P.-L. 2008. Freud et les sciences sociales. Psychanalyse et théorie de la culture, Paris, Armand Colin.
  • Assoun, P.-L. 2009. « L’image médicale à l’épreuve de la psychanalyse. Le fantasme iconographique », Recherches en psychanalyse, n° 8, p. 182-189.
  • Birman, J. 2013. « Sujet et pouvoir dans la contemporanéité », Recherches en psychanalyse, n° 15, p. 11-22.
  • Birraux, A. 1994. Éloge de la phobie, Paris, Puf.
  • Cabassut, J. ; Marti, M. 2014. « Clinique narrative du trauma », Cliniques méditerranéennes, n° 89, p. 7-20.
  • Diez, V. 2011. « La fonction du jeu chez l’enfant comme figuration et lecture d’un invisible », Recherches en psychanalyse, n° 12, p. 158-168.
  • Freud, S. 1908. « La création littéraire et le rêve éveillé », dans Essais de psychanalyse appliquée, Paris, Gallimard, 1933.
  • Freud, S. 1920. « Au-delà du principe de plaisir », dans O.C., vol. XVIII, Buenos Aires, Amorrortu, 1986.
  • Freud, S. 1998. « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans », dans O.C. Psychanalyse, vol. IX, Paris, Puf.
  • Julien, P. 2005. « La phobie, une protection contre l’angoisse », La clinique lacanienne, n° 9, p. 47-50.
  • Kaufmann, P. 1999. L’expérience émotionnelle de l’espace, Paris, Vrin.
  • Lacan, J. 1936. « Au-delà du “Principe de réalité” », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  • Lacan, J. 1994. Le Séminaire, Livre IV (1956-1957), La relation d’objet, Paris, Le Seuil.
  • Le Maléfan, p. 2011. « La sortie hors du corps », Recherches en psychanalyse, n° 11, p. 38-46.
  • Morin, I. 2005a. « Vivant et féminin dans le parcours phobique », Psychanalyse, n° 2, p. 5-21.
  • Morin, I. 2005b. « La phobie : de la marge à la morsure », La clinique lacanienne, n° 9, p. 51-65.
  • Nioche, C. 2012. « De l’écriture en psychanalyse », Cliniques méditerranéennes, n° 86, p. 123-139.
  • Perec, G. 2000. Espèces d’espaces, Paris, Galilée.
  • Vinot, F. 2011. « Exclusion sociale et non-lieux : des espaces urbains à la pulsion », Recherches en psychanalyse, n° 12, p. 140-148.
  • Vives, J.-M. 2004. « L’art de la psychanalyse. Métapsychologie de la création et créations métapsychologiques », dans Psychisme et création, Paris, L’Esprit du temps, p. 43-65.
  • Wiener, S. 2005. « Grandeur et misère de la phobie », La clinique lacanienne, n° 9, p. 9-20.

Mots-clés éditeurs : objet ludique, lieu de l’Autre, Objet phobique, espace subjectif

Date de mise en ligne : 13/03/2019.

https://doi.org/10.3917/cm.099.0205

Notes

  • [1]
    Voir l’article de P. Le Maléfan, « La “sortie hors du corps” », Recherches en psychanalyse, n° 11, 2011. On se demande si cette « sortie hors du corps » dont l’auteur nous parle n’est pas de la même étoffe que l’objectivation de la peur chez le phobique.
  • [2]
    Voir Allouch, 2015, p. 22. On cite : « L’expression “relation d’objet” […] c’est, chez Lacan, l’investissement lui-même de l’objet qui localise cet objet en ce lieu qu’il disait “de l’Autre”. Il n’y a pas, d’abord, l’objet en son lieu, puis un investissement de l’objet en son lieu. Il n’y a d’investissement d’un objet que par cette opération – “l’incarpation” – qui situe l’objet au lieu de l’Autre. »
  • [3]
    Voir l’intéressant travail de Frédéric Vinot sur les traces de l’espace urbain : « J’ai été puissamment interpellé par la présence insistante de traits, de traces, de marques inscrites sur les sols, les murs ou d’autres supports. Ces tracés sont parfois compris comme étayant une fonction de “marqueurs de territoire” » (2011, p. 140).
  • [4]
    Nous remercions les remarques de Jean-Michel Vives sur ce point dans son rapport de thèse. Voir aussi Vives, 2004.
  • [5]
    Sur ce point là, nous rejoignons la thèse d’Isabelle Morin. Elle écrit : « Les masques ou les visages grimés font souvent partie des phobies enfantines. Cependant, nous remarquons immédiatement qu’il y a deux types de masques : le premier, du type de celui de Méduse, est une face pleine sans trous pour les yeux, effrayante, qui confronte le sujet à l’horreur ; le second, que nous appelons ici le masque à trous, fait valoir, non pas l’horreur, mais une énigme. […] Le masque à trous est celui qui permet au fantasme de se constituer » (2005a, p. 14 -15).
  • [6]
    « Ce qui s’opère en effet, c’est le nouage du totémisme et de tabou en leur racine même : l’interdit de l’inceste. [...] le petit phobique civilisé […] pratique en effet un culte totémique secret du père qui éclaire en retour le secret social qui se profile » (Assoun, 2008, p. 75).
  • [7]
    Voir sur la « schize » de l’œil et du regard P.-L. Assoun, « L’image médicale à l’épreuve de la psychanalyse. Le fantasme iconographique », Recherches en psychanalyse, n° 8, 2009.
  • [8]
    Voir aussi Birraux, 1994.
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