1 Notre psychisme a plusieurs modalités de fonctionnement, les espaces les plus communément considérés étant le « conscient » et l’« inconscient ». Quand nous cherchons à comprendre ce qui nous arrive, pourquoi nous agissons comme ceci plutôt que comme cela, comment nous vient telle ou telle idée, saugrenue ou simplement surprenante, nous réfléchissons. À la différence d’une pensée consciente, notre inconscient ne réfléchit pas à proprement parler. Il est le domaine d’un autre mode de pensée. Généralement, on relie ce mode de pensée à ce qui s’en révèle dans une pratique clinique référée à la psychanalyse : associations libres et transfert en sont les principales notions.
2 Depuis la naissance de la psychanalyse et de son usage, le rêve, c’est-à-dire son récit et les associations qui y sont liées, reste le meilleur accès à l’inconscient et son outil d’exploration le plus intéressant. « [L]’inter-prétation des rêves est la via regia qui mène à la connaissance de la vie psychique », nous dit Freud dans L’interprétation du rêve (1900, p. 651, note ajoutée en 1909), ouvrage dans lequel il détaille tout à la fois sa technique d’interprétation et la manière dont les rêves s’élaborent. Si la relation transférentielle caractérise le travail qui s’effectue avec un psychanalyste, un psychologue clinicien..., les associations libres par contre peuvent être sorties de l’espace clinique pour devenir un outil personnel de compréhension de soi.
3 C’est aux rêves, envisagés d’une façon plus commune, un peu comme dans la banalité, dans la quotidienneté de leur surgissement nuit après nuit, que je vais m’intéresser dans cet article. Je vais placer mon point d’observation dans ce que chacun peut remarquer de ses rêves sans être pour autant particulièrement réceptif à la notion d’inconscient. C’est de la même façon que je dirais que les lapsus obéissent tous aux mêmes mécanismes mais qu’ils ne sont pas tous saisis comme signifiants. Le décryptage d’un lapsus peut en effet aller d’une simple collision et substitution de sons, sans que cela puisse prendre sens, à une interprétation d’une extrême profondeur, révélatrice de l’inconscient s’y dévoilant. Le degré d’attention à accorder aux lapsus se déplacera d’une moins grande importance, sans véritable intérêt, vers un contenu d’une envergure interprétative allant de l’utile au révélateur. Il en va ainsi des rêves : les décrypter a plus ou moins d’intérêt ; cependant s’exercer à y repérer l’éventuel travail éclairant auquel s’y sera livré l’inconscient peut permettre de se familiariser avec le fait qu’ils peuvent compléter en un apport fructueux nos réflexions, nos pensées diurnes.
4 Je me propose donc d’interroger ce qui constitue le ressort exploratoire et thérapeutique du rêve en partant de ce que Freud nomme les « restes diurnes », ce « matériel psychique dont a besoin le travail du rêve, tout comme les excitations sensorielles ou corporelles survenant d’une manière contingente, ou les conditions introduites expérimentalement, forment son matériel somatique » (1913, p. 204), et du rôle qu’ils jouent, insiste-t-il à plusieurs reprises, dans l’élaboration du rêve.
Du jour à la nuit, des représentations « à travailler »
5 Dans Études sur l’hystérie (Freud et Breuer, 1895), quatre ans avant la parution de L’interprétation du rêve, Freud avait déjà mentionné l’importance de ces « restes diurnes ». Dans quel contexte ?
Les restes diurnes : entre idées fortuites et représentations non liquidées
6 Lorsqu’il décide de renoncer à l’hypnose qui ouvrait par un « élargissement du domaine de la conscience » (Freud, 1904, p. 4) l’accès au matériel psychique (souvenirs, représentations, émois, etc.) et permettait la disparition du symptôme par la libération de l’affect, il a à trouver ce qui va « remplacer l’élément manquant, sans quoi aucune action thérapeutique n’eût été possible » (ibid.). C’est dans les associations de ses patientes, d’abord à travers le traitement de Mme Emmy von N. (Freud et Breuer, 1895, p. 35), qu’il va découvrir le « substitut » à l’hypnose, c’est-à-dire dans ces idées surgissant de façon involontaire, souvent dérangeantes, qui, « sans aucun rapport logique au contexte actuel du discours » (Rolland, 2003, p. 99), troublent le cours de la pensée et qui sont alors écartées de la conscience pour toutes sortes de raisons, qu’un jeu de formulations par exemple peut mettre au jour (Pradelles-Monod, 2001).
7 Dans la théorisation de Freud, ces idées fortuites, qu’il désigne sous le terme d’Einfall, vont être à penser comme des « dérivés de structures psychiques refoulées » (Freud, 1904, p. 4), déformées par une force qui s’oppose à ce qu’elles viennent à jour et soient reproduites : la résistance. Or ce sont ces idées, le plus souvent négligées, qui sont en relation avec le matériel refoulé. Elles offrent par là même une accessibilité à l’inconscient, permettant par des voies associatives une conscientisation de ce qui a été refoulé.
8 Résistance, refoulement… Dans une moindre mesure, on parlera d’élaboration éclairante qui se fraye un chemin vers l’émergence d’un mouvement de refoulement non encore abouti, au carrefour entre refoulement possible et possible conscientisation.
9 En relation avec le traitement de Mme Emmy von N., dans une très longue note (Freud et Breuer, 1895, p. 52, note 1) concernant la compulsion à l’association qui entraîne la personne à construire un lien causal, fictif, entre des phénomènes psychiques qui deviennent conscients et des éléments déjà présents dans la conscience, Freud évoque une situation qui a provoqué chez lui l’élaboration d’une série importante de rêves. Il en vient à conclure que leur grand nombre peut s’expliquer, par « la nécessité d’élaborer les représentations sur lesquelles [il] n’avai[t] fait que jeter un coup d’œil pendant la journée et qui n’avaient pas été liquidées » (ibid., p. 53). Ces « représentations » peuvent être non pas à liquider mais à travailler. Le psychisme, l’inconscient, s’en charge, quelquefois sur des séries de rêves s’enchaînant la même nuit, de nuit en nuit, nuits rapprochées ou distantes. Ce peut être aussi des rêves récurrents, éventuellement très espacés.
10 Quel est le rôle de ces « représentations non liquidées » dans la formation des rêves ?
L’impulsion psychique
11 Pour l’expliciter, il faut en passer par ce qui se présente comme la « force motrice » (Freud, 1900, p. 584) du rêve : une « impulsion psychique » (ibid., p. 594) à satisfaire mais non reconnaissable. En effet, le contenu des représentations est déformé sous l’influence de la censure psychique, il subit un processus de condensation et est transformé en images sensorielles. « Une pensée, en règle générale celle qui est désirée, est objectivée dans le rêve, figurée dans une mise en scène, ou encore, à ce que nous croyons, vécue » (ibid., p. 577). Mais seules les pensées qui sont en relation étroite avec des souvenirs qui ont été réprimés ou qui sont demeurés inconscients, souvenirs le plus souvent de l’ordre de l’infantile, vivent cette transformation. C’est ce que Freud nomme la « régression » : « [L]e rêve pourrait aussi se décrire comme l’ersatz de la scène infantile modifié par transfert sur quelque chose de récent » (ibid., p. 589). La pensée du rêve qui arrive à figuration est vécue non pas sur le mode optatif, c’est-à-dire sous la forme d’un souhait, mais comme une réalisation présente. Le désir dont est porteur le rêve est figuré comme satisfait au présent. Le temps du rêve c’est le présent de l’indicatif.
12 D’où provient cette impulsion psychique dont la réalisation s’effectue dans le rêve ? Freud en indique plusieurs « origines » puisant toutes à la même source des désirs inconscients, tout à la fois « toujours en mouvement et pour ainsi dire immortels » (ibid., p. 596). Il distingue parmi ces impulsions psychiques, celles qui sont dites « désirantes », en relation avec la vie diurne, et celles qui « subsistent de la vie diurne et qui ne sont pas des désirs » (ibid., p. 597), et que l’on peut différencier par le mode de « non-liquidation », entre autres :
13 – Il y a ce qui a été suscité pendant la journée, et n’a pas été mené jusqu’à son terme, par le fait de « réalités extérieures » (ibid., p. 594) ou d’un « empêchement contingent » (ibid., p. 597).
14 – Ce qui a surgi pendant la journée et qui a été « repoussé » ou « réprimé ».
15 – Ce qui n’a pu être résolu du fait d’une « paralysie de notre faculté de penser » (ibid.).
16 – Et, plus particulièrement pour notre propos, les impressions le plus souvent fugaces qui jalonnent notre journée et qui, du fait de leur caractère indifférent, sont passées inaperçues et donc n’ont pas été réglées.
17 Ces éléments de la vie diurne, ces reliquats aux significations nombreuses – appréhensions qui surgissent, problèmes non réglés, projets, avertissements, soucis qui nous submergent, tentatives pour s’adapter à des situations difficiles, etc. – participent à la formation des rêves. Comme l’écrit Denis Vasse, « se trouvent réinvestis la nuit ce dont nous n’avons rien voulu savoir le jour : ce que seulement nous avons perçu sans le savoir et qui de n’avoir pas été investi, métabolisé par le savoir de la veille, soumis à la censure donc, se trouve libre pour être investi en temps que “traces” par le désir inconscient » (1988, p. 23-25). Les éléments diurnes se caractérisent par le fait qu’ils sont porteurs d’intensités psychiques et qu’ils vont puiser leur force motrice, par voie associative, dans ce que recèle l’inconscient en termes de désirs, tensions… désirs à satisfaire, tensions à apaiser…
18 Et plus banalement, communément à l’œuvre dans tous les rêves, se déroule un travail psychique propre à l’espace psychique dans l’état de sommeil. Si le rêve est gardien du sommeil, c’est entre autres pour garantir ce travail.
Le rêve, sa finalité et son ressort thérapeutique
19 Dans une pratique clinique, il n’est pas rare de constater que les insomnies sont le moyen que trouve le psychisme pour échapper aux risques de cette élaboration dans le sommeil. À celui qui se réveille en sursaut et dans l’oubli immédiat du rêve sur lequel il s’est réveillé, demandons quelle était la sensation la plus prégnante de ce réveil. À celui qui traverse une insomnie, conseillons de ne plus chercher à dormir à tout prix, de laisser flotter sa pensée pour attraper au vol le ou les élément(s) qui « le travaillent », de les identifier. Puis de « les travailler », de les analyser, d’associer le plus librement possible.
20 Bien mené, ce travail d’association peut aboutir à des trouvailles, voire des conclusions, qui permettront d’évacuer ce qui peinait à se dire inconsciemment durant le sommeil.
21 C’est à cela que je veux en venir : le rêveur a emporté dans son sommeil tout un matériel, éléments très lointains dans le passé aussi bien qu’éléments récents glanés dans la journée, dont va se servir l’inconscient pour apaiser les tensions, reprendre et questionner l’histoire du sujet, choisir les solutions, aborder les problèmes, etc.
Le temps du récit, d’une logique à l’autre
22 La particularité de ce travail psychique est de se référer à une autre logique que celle de la pensée diurne rationnelle, à condition de « prendre le temps » adapté à cette logique de l’inconscient.
23 La logique du conscient, qui nous mène d’un point à un autre dans un lien de pensée, inclut de fait le temps. La logique du conscient est démonstrative. Que l’on soit d’accord ou non avec ce qui est énoncé, on doit d’abord pouvoir le suivre. Le parcours en est fléché, et si un repère manque, l’interlocuteur dira qu’il ne comprend pas.
24 La logique de l’inconscient n’a que faire de la compréhension. Le rêve ne peut être interprété que par le rêveur lui-même : il est le seul à pouvoir associer sur les éléments du rêve à partir du récit qu’il en fait.
25 Tenter d’interpréter le rêve de quelqu’un d’autre, même si l’on connaît bien cette personne, ne fait appel qu’à la logique de la pensée consciente. Si l’on pense à des « pistes associatives » éventuelles, ce seront nos propres associations sur ce que l’on sait de cette personne. Ces suggestions auront toutes les chances d’être littéralement hors sujet.
26 Pour amener quelqu’un à interpréter son rêve, il est important de le pousser à le raconter avec un maximum de détails. Souvent, spontanément, le rêveur s’en tient à l’action du rêve ou aux éléments qui lui paraissent les plus frappants. Amené à étoffer son récit, le rêveur va alors livrer une masse d’éléments supplémentaires. Se constituant ainsi, le récit en soi porte déjà une sorte d’interprétation.
27 Donc, lorsque je précise que ce travail psychique du rêve dans la logique de l’inconscient est possible à condition d’en prendre le temps, il s’agit moins du temps chronologique et minuté, linéaire, que d’un espace de parole « ignorant le temps ». La pensée consciente est comme mise de côté au profit d’un déroulement d’associations pouvant aller dans tous les sens, qui ne cherchent pas à rester cohérentes ou inscrites dans le présent. Cette temporalité est « liée au transfert comme éternel retour d’un temps jamais révolu que l’analyse remettra sur orbite » (Green, 1990, p. 961). C’est d’ailleurs tout un apprentissage pour l’analysant afin de parvenir à ce lâcher prise de la pensée.
28 La question de la temporalité liée à l’inconscient est un thème abordé à plusieurs reprises par Freud. Pour en faire un balisage sommaire, rappelons qu’en 1897, dans un écrit adressé à Fliess, parlant de la formation des fantasmes, « à partir de choses vécues et entendues », il pose les bases d’une temporalité « qui implique un mépris des rapports chronologiques » en l’opposant à « l’activité du système conscient » qui, lui, prend en compte ces mêmes rapports chronologiques (Freud, 1897, p. 180). Il affine cette remarque, dans une note ajoutée en 1907, au dernier chapitre de son ouvrage Psychopathologie de la vie quotidienne. En relation avec la question des souvenirs et de l’oubli, Freud écrit : « L’inconscient se trouve, d’une façon générale, en dehors du temps » (1901, p. 342). Enfin, dans son article sur l’inconscient, décrivant « [l]es propriétés spécifiques du système Ics », il insiste sur la caractéristique de cette temporalité : « Les processus du système inconscient sont atemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas temporellement ordonnés, ne sont pas modifiés par le temps qui s’écoule, n’ont absolument aucun rapport avec le temps » (1915, p. 161), toujours dans une opposition avec le système qui, lui, est en relation avec le temps. Dans cette temporalité inconsciente les « événements qui ne finissent pas, qui n’ont pas de terme et qui ne deviennent pas passés […] ne demeurent pas immobiles et identiques pour autant. » (Le Poulichet, 2006, p. 48).
29 Comment ces éléments diurnes, fournissant « au promoteur du rêve, par les restes diurnes qui leur sont associés, ses éléments d’architecture » (Chervet, 2008, p. 1138), prennent-ils place dans une logique du récit ?
La mise en mots du rêve et ses effets
30 La petite histoire que je présente ici me semble exemplaire du temps que prend le rêve pour créer une histoire porteuse, à travers le tissage des éléments diurnes et nocturnes, de problématiques psychiques sous-jacentes soulevant l’hypothèse que la connexion entre rêve et transfert n’est pas forcément inscrite dans un cadre thérapeutique, qu’elle peut se jouer aussi dans les relations de la vie quotidienne.
31 À l’île Maurice, il est banal de parler de ses rêves, sans avoir à l’esprit une interprétation « occidentale » de ceux-ci. Marie, une jeune mauricienne d’une trentaine d’année, me raconte souvent ses rêves, comme elle le fait avec sa mère ou ses sœurs. Aujourd’hui, elle est très émue. Elle a fait un rêve qui l’a beaucoup secouée : « Je suis dans mon bureau et je réalise que mon grand-père n’est pas mort. Il est en fait à l’hôpital et je comprends que je l’ai laissé seul pendant des années. » Elle me raconte ensuite qu’il est mort d’une crise cardiaque lorsqu’elle avait 15 ans. Elle était très proche de son grand-père, repère paternel en l’absence de son père, décédé lorsqu’elle était enfant : « Je vais bientôt avoir passé plus de temps sans lui qu’avec lui. En fait cela me donne le cafard », me dit-elle au sujet de son anniversaire approchant. Nous nous séparons là, Marie rejoint son fiancé avec qui elle va se marier dans quelques semaines, le jour de ses 30 ans.
32 Quelques jours plus tard, Marie me raconte un autre rêve : « Je suis dans l’église prête à me marier, ma robe est blanche et rose, et je vois mon grand-père qui me regarde. Je réalise alors qu’il n’est pas mort et que je l’avais oublié sur la liste des invités. Je regarde alors ma robe et je vois un insecte qui grimpe sur le volant et qui s’envole. Ça me dégoûte un peu. Ça ressemble à un cafard. »
33 Marie me dit que son rêve l’a à nouveau bouleversée. Je la questionne. « Me marier sans mon grand-père est une grande difficulté pour moi, c’est maintenant que je le réalise. » Elle enchaîne sur sa robe de mariée et me raconte sa journée de la veille où elle a essayé sa robe pour la première fois. Elle y est allé avec Paul, son futur époux qui, dit-elle, lui a offert des roses de couleur rose. Elle insiste sur cette couleur. Je ne lui en dis rien mais note la présence des éléments diurnes dans son rêve : la robe blanche qui porte en elle la couleur des roses de Paul. Nous y retrouvons aussi, comme un jeu de mots, le « cafard » sur sa robe. Elle qui me dit avoir « le cafard », rêve « d’un insecte qui grimpe sur le volant et qui s’envole » sur sa robe de mariée « cela ressemble à un cafard » dit-elle.
34 Ainsi la robe du rêve « condense » tout à la fois le plaisir de son mariage et le chagrin de la mort de son grand-père. La rêveuse donne la clef de son rêve, sans conscience de ce qu’elle révèle et pendant ce temps son psychisme prend le temps de continuer l’histoire.
35 Un peu plus tard, Marie me dit qu’elle rêve à présent chaque soir de son grand-père. Elle se demande si c’est parce que son mariage approche, qu’il vient ainsi la « voir ». Elle me raconte qu’il lui avait, petite, promis qu’il serait celui qui l’emmènerait à l’église. J’attendrai quelques jours pour que Marie continue l’histoire qui se retrace par la voix de l’inconscient.
36 « Cette nuit j’ai rêvé que j’allais à l’église avec Paul et lorsque je me suis retournée vers lui, j’ai vu qu’il s’agissait en fait de mon grand-père. J’étais soulagée de voir qu’il n’était pas parti, qu’il ne m’avait pas quittée. Je réalise que je suis alors face à l’autel et que je vais me marier. »
37 Marie qui, jusqu’à présent, avait employé le terme « mort », l’exprime un peu autrement : « n’était pas parti, qu’il ne m’avait pas quittée ». Or, c’est dans ce rêve qu’a lieu un déplacement entre le visage de son époux et celui de son grand père. Elle en vient à me parler de ce qu’elle ressent en ce moment au sujet de son mariage. Elle me dit avoir beaucoup d’angoisse que « Paul la quitte où qu’il l’abandonne ». Les termes du rêve se répètent ici. Je ne peux m’empêcher de le lui dire. D’une voix pleine d’émotion, elle me raconte alors son sentiment à la fois d’abandon et de culpabilité ressentie à la mort de son grand père. Suite à cette conscientisation d’une problématique inconsciente, Marie a pu aborder ce qui se jouait avec ce mariage, dans son lien à Paul, et n’a plus fait ce rêve.
38 Nous avons ici un exemple qui, au début de ma carrière de psychologue, a profondément orienté mon approche du rêve. Qu’une personne soit en psychanalyse ou non, elle rêve, et à partir du moment où elle le raconte, un travail s’effectue. Déplacement, condensation, ces deux principaux outils du rêve permettent à l’inconscient un vrai travail d’orfèvre. « On sait que le rêve est compréhensible à partir des pensées de la veille, c’est-à-dire à partir de ce qu’il y a de plus familier ; on peut donc considérer que c’est le familier qui acquière grâce au rêve un sens et un éclat nouveaux et devient par là source de question » (Bauer, 1970, p. 139)
39 Le rêve s’effectue en quelques secondes, se raconte en quelques minutes. Et des heures pourraient être consacrées à en reprendre chaque détail. À partir de tous les détails, il est en effet possible de dévider un fil plus ou moins long d’associations, d’éléments, éclairant le sens du rêve.
40 L’inconscient du rêveur a sélectionné chaque parcelle du rêve pour participer au sens de ce rêve précis. Chaque élément existe par ailleurs et pourrait, comme je l’ai dit, être repéré et entrer à l’état de veille dans une élaboration significative. À partir de tel ou tel élément repérable consciemment et se constituant en un espace dans lequel il est possible de circuler par le jeu des associations, ce travail psychique réalisé à partir du rêve pourrait en quelque sorte s’accomplir réveillé à condition de « prendre le temps ».
41 Raconté, le rêve devient un récit. Ce récit raconte ce qui sinon resterait hors du champ de la conscience. Ce dont le rêveur va se rappeler ensuite, ce n’est pas tant le rêve lui-même, il s’évapore souvent instantanément au réveil. Il va se rappeler le récit qu’il en a fait s’il en a eu le temps, même brièvement pour lui-même, même simple mise en mots dans la pensée, pas forcément constituée en véritable récit. Car les quelques mots-clés que le rêveur note quelquefois, pour se rappeler ensuite, souvent ne suffisent pas à remémorer le rêve.
Pour conclure avec le temps du travail psychique
42 L’inconscient ignore le temps, mais le temps se réintroduit dans le déroulement d’un récit. Linéaire, ce récit implique d’emblée un choix spontané de l’ordre dans lequel décrire. Dans un travail clinique, certaines personnes vont se contenter d’énoncer schématiquement ce qui les a frappées, d’autres vont développer plus longuement. Il peut s’avérer profitable d’étoffer les descriptions, de préciser les actions, de citer les termes précis d’une formule, puisque tous les détails sont porteurs.
43 L’inconscient ignore le temps, mais la construction du rêve et son récit « prennent le temps » de faire toute une histoire de ces éléments inscrits dans des espaces psychiques divers et atemporels. Le rêve peut d’autant plus prendre le temps de fignoler des tableaux chargés de sens qu’il le fait libre de toutes les entraves de la chronologie, de la temporalité y compris celle de la linéarité de tout récit.
44 Il n’est pas rare que consciemment la personne soit en pleine réflexion sur un choix à faire et qu’inconsciemment elle ait déjà choisi. Ce qu’un rêve peut nous révéler. L’inconscient est toujours en avance de quelques encablures sur la pensée, la réflexion. Comme il est tout à fait possible de s’endormir volontairement sur une question, de confier à son psychisme le soin d’y travailler, et de se réveiller avec la réponse. Elle sera éventuellement inscrite dans un rêve même si cela n’apparaît pas au premier abord.
45 Dans une pratique clinique centrée sur l’inconscient et ses mécanismes, l’analysant va pouvoir acquérir une connaissance de ces mécanismes et de son fonctionnement. Associations libres et interprétations lui deviennent familières. Leur usage n’est plus cantonné dans l’espace des séances et de la relation transférentielle. Ainsi l’interprétation des rêves est accessible dès que le rêveur s’intéresse à son propre rêve et un travail clinique permet d’aider le rêveur à la compréhension de son propre récit. De même que pour méditer il faut se mettre dans une certaine disposition où la pensée est désarrimée de ses habitudes conscientes, pour découvrir et profiter de ce que le psychisme est capable d’élaborer livré à lui-même, il faut se mettre dans une certaine disposition où la logique propre à l’inconscient va circuler d’association en association. Au quotidien, et bien réveillé.
Bibliographie
Bibliographie
- Bauer, J.-P. 1970. « Le marchand de sable. Remarques sur le fantastique », Études freudiennes, n° 3.
- Chervet, B. 2008. « Incidences et mise en abyme du travail du rêve », Revue française de psychanalyse, vol. 72, p. 1137-1153.
- Freud, S. 1897. « Manuscrit M, notes du 25 mai 1897 », dans Naissance de la psychanalyse, Paris, Puf, 1956.
- Freud, S. 1900. L’interprétation du rêve, Paris, Le Seuil, 2010.
- Freud, S. 1901. « Les lapsus », dans Psychopathologie de la vie quotidienne, Paris, Payot, 2001.
- Freud, S. 1904. « La méthode psychanalytique de Freud », dans De la technique psychanalytique, Paris, Puf, 1953.
- Freud, S. 1913. « Un rêve utilisé comme preuve », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, Puf, 1973.
- Freud, S. 1915. « L’inconscient », dans Métapsychologie, Paris, Gallimard, 1968.
- Freud, S. ; Breuer, J. 1895. Études sur l’hystérie, Paris, Puf, 1967.
- Green, A. 1990. « La remémoration : effet de mémoire ou temporalité à l’œuvre ? », Revue française de psychanalyse, LIV, p. 947-970.
- Le Poulichet, S. 2006. L’œuvre du temps en psychanalyse, Paris, Payot, coll. « Petite Bibliothèque ».
- Pradelles-Monod, M.-L. 2001. « À cela, je n’aurais jamais pensé », Topique, n° 77, p. 127-144.
- Rolland, J.-C. 2003. « L’analogie dans la situation analytique : un processus », Libres cahiers pour la psychanalyse, n° 7, p. 99-124.
- Vasse, D. 1988. « Le rêve, l’oubli et le désir dans la psychanalyse », Le journal des psychologues, n° 54, p. 23-25.
Mots-clés éditeurs : restes diurnes, récit, temporalité, Rêve, travail psychique
Date de mise en ligne : 02/11/2018.
https://doi.org/10.3917/cm.098.0217