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Article de revue

D’un fantasme de corps pour deux à un fantasme de corps pour trois. Différenciation et séparation en périnatalité

Pages 23 à 34

1 « Tout au long de ses deux premières échographies, Mme N. m’a parlé avec insistance de ses terribles craintes de l’accouchement. Elle est complètement tétanisée sur ce point. Je lui ai parlé de toi lors du premier examen et à la dernière écho, elle a accepté de te rencontrer. »

2 C’est en ces termes qu’une échographiste m’évoque Mme N. pour la première fois. Dans le cadre des échanges interdisciplinaires entre échographistes et psychologues de la maternité, initiés au départ par une recherche-action, notre équipe a progressivement donné à l’examen échographique « tout-venant », une dimension d’accueil de la parentalité en souffrance et des dysharmonies relationnelles précoces parents/fœtus/bébé (Soulé et coll., 2011).

3 La salle d’attente de mes consultations se trouve à l’étage de la maternité où l’incessant ballet des soignants, des parturientes et des visiteurs signe, avec les vocalises des bébés, une incontournable atmosphère d’après-naissance. À peine assise dans mon bureau, Mme N. me signale qu’elle est arrivée avec un bon quart d’heure d’avance et qu’elle vient justement de « vivre un cauchemar ».

4 « Je n’y arriverai jamais. » « Pour en arriver là, il faut d’abord avoir accouché et ça, c’est vraiment impossible pour moi. » Le décor est ainsi rapidement planté. Mme N., une jeune primipare, enceinte de six mois, a bien souhaité avec son ami avoir un enfant mais, sa « peur panique » des « douleurs » de l’accouchement augmentant, elle en arrive à regretter ce projet qui tient désormais plus à cœur à son conjoint qu’à elle même.

5 Ce qui me frappe dans la présence de Mme N., c’est que sa plainte verbale explicite, quoique forte, est supplantée en intensité par ce que je ressens de son malaise somatique : elle est rouge avec une tache écarlate dans le bas du cou et probablement la poitrine. Elle est en apnée quand elle parle avec un flux tendu et frôle l’hyperventilation lors de pauses imposées par le manque d’air. Inquiète, elle évite mon regard mais son observation en vision périphérique trahit son hypervigilance : elle change de position en écho dès que j’esquisse le moindre mouvement.

6 Quand j’invite Mme N. à me livrer sa vision de cette « peur panique », elle reste sans mot. L’idée même qui sous-tend mon interrogation – qu’elle puisse disposer d’une théorie sur cette peur – semble lui paraître énigmatique. Après un long silence où son habillement de collégienne sage me frappe avec un ensemble bleu et des chaussures plates qui m’évoquent les tenues des pensionnaires d’autrefois, elle me répond sur un ton subitement très régressif : « Non, je ne sais pas du tout et c’est justement pour ça que j’ai accepté de vous rencontrer pour que vous me disiez ce qui ne va pas. » À la fin de sa phrase, elle se met dans une attitude d’attente passive de questions sur le mode passif d’un « interrogatoire » médical ou scolaire.

7 Non, sa propre mère n’a pas connu d’accouchement difficile et véhiculé un discours alarmiste sur ce point. Ce ne sont ni des souvenirs ni certaines images précises ou un contexte particulier qui favorisent cette appréhension : « Depuis que je sens mon enfant dans mon ventre, je stresse tout le temps en pensant à la douleur de l’accouchement, quand il va devoir sortir. » Une de ses amies a accouché récemment sous péridurale mais elle a dû affronter en début de travail des contractions « très douloureuses ». Mme N. n’attend donc rien de bon d’une quelconque analgésie à l’exception d’une seule, radicale : « J’aimerais vraiment avoir une césarienne sous anesthésie générale et ne pas être là du tout. »

8 À l’issue de cette première rencontre, Mme N. est poliment intéressée par ma proposition de mener ensemble une enquête « pour tenter d’explorer plus avant ses craintes ». Je l’invite donc, en compagnie de son conjoint si elle le souhaite, à poursuivre. Sur le seuil de la porte, Mme N. regarde avec attention si « elle n’a rien oublié » puis me demande si elle doit passer de nouveau à l’accueil avant le prochain rendez-vous pour finalement me demander où se trouve la borne de paiement pour le parking. Je la salue répétitivement ressentant une grande adhésivité de sa part. Elle est écarlate à nouveau.

9 Au deuxième rendez-vous, Mme N. a dix minutes d’avance. En ouverture, elle m’affirme tout de go avec une certaine fierté infantile « ne pas avoir avancé du tout » sur sa peur d’accoucher. Comme une enfant qui parle d’un parent, elle ajoute que, son mari, soumis à des horaires de travail très contraignants, n’a pas pu venir mais il souhaite qu’elle me raconte « ce qui s’est passé autrefois ». Je suis subitement frappé par la distance entre moi et elle : avec dextérité, Mme N. a rapproché d’un bon mètre sa chaise de la mienne avant de s’asseoir. Intérieurement, je me dis que j’ai rarement senti avec autant d’intensité le poids d’un appui anaclitique.

10 En se cachant derrière la recommandation maritale, Mme N. me raconte avec une attitude d’élève concentrée qui récite sa leçon. J’apprends ainsi sur un ton anodin qu’elle a vécu seule avec sa mère jusqu’à l’âge de 19 ans. Son père les a « laissées tomber » quand elle avait « quelques mois ». Il était très jeune et, à l’occasion d’une permission lors du service militaire, il a rencontré une autre femme et a disparu. Sa mère le hait fondamentalement et son évocation était bannie à la « maison ».

11 Sur un ton plus affecté mais sombre, Mme N. me dit que sa mère et elle ont vécu dans un « collé-serré très fort » : habitant dans un studio jusqu’à ses 11 ans, elles dormaient ensemble. Quand la situation financière s’est améliorée, un déménagement dans un deux-pièces a permis une certaine indépendance. Très relative néanmoins car, quand elle n’arrivait pas à s’endormir, elle partageait encore le lit de sa mère qui ne s’est jamais remariée.

12 « Ma mère et moi on ne faisait qu’un : elle n’avait rien d’autre dans sa vie que moi et, si je m’intéressais à l’extérieur, j’avais l’impression de la trahir, de lui faire très mal. C’est pour ça, j’ai pris l’habitude de ne jamais lui parler de ce que je faisais dehors. D’ailleurs, il n’y avait pas grand chose à raconter… »

13 De nouveau, je suis frappé par mon sentiment d’oppression face à Mme N., ma respiration devient consciente face à la sienne qui est irrégulière avec, notamment, des suspensions qui me paraissent bien longues puis des reprises sur le mode de l’urgence. Comme pour me dégager défensivement de cette pesanteur claustrophobe contre-transférentielle, je m’entends lui demander si elle a revu son père.

14 Son père ? Elle ne l’a revu qu’après son mariage à deux reprises grâce aux encouragements de son mari. Il a refait sa vie : il a deux fils. Ces derniers propos sont formulés sur un ton faussement trivial et ponctués de nombreux « voilà tout ! » qui m’invitent à ne pas traîner sur ce sujet et à ne pas m’attarder dans l’exploration de sa rage mal contenue à son égard.

15 Alors que le silence s’installe après cette évocation paternelle et cette réaction de fermeture, Mme N. se touche le ventre avec insistance et fait des grimaces exprimant un ressenti douloureux. Face à mon visage interrogatif, elle me dit sur un ton d’évidence que sa mère lui fait des massages qui l’apaisent beaucoup.

16 Je lui demande surpris : « Votre mère est chez vous ? » Elle me répond que oui et « qu’elle est à la fois très contente de faire la petite fille mais aussi très irritée de cette présence qui lui donne l’impression qu’elle a besoin d’elle ». Son mari était contre la venue de sa mère mais, ajoute-t-elle avec fatalisme, « il sait bien que je ne peux pas m’en passer ». Cinq minutes après la fin de l’entretien, Mme N. frappe à mon bureau où je suis avec une famille en consultation : elle ne retrouve plus son ticket de parking et se demande si elle l’a perdu chez moi. Nous ne le retrouvons pas. Mme N. est écarlate.

17 Au troisième entretien, Mme N. réaffirme avec force être toujours sous l’emprise constante de sa crainte envahissante des douleurs de l’accouchement. Pourtant, elle est fière d’avoir vu à la télévision, blotti dans les bras de son mari, un reportage où on voyait un accouchement. « J’ai même regardé le moment où le bébé est parti » me dit-elle. Surjouant alors mon étonnement anxieux, je reformule interrogatif : « Le bébé est parti ? » Après un contact visuel franc, et un sourire esquissé qui injecte une pointe d’humour réflexif, Mme N. m’explique qu’elle fait allusion au moment où le bébé sort du ventre de sa mère mais que je me rassure, il ne va pas bien loin et que le papa le suit pour son premier bain...

18 Le rayon de soleil me paraît furtif et Mme N. associe aussitôt sur le fait qu’elle a dû venir deux fois aux urgences de la maternité pour de fortes « douleurs abdominales »… que les massages de sa mère n’ont pas réussi à calmer.

19 Après divers examens, ces douleurs sont intitulées « ligamentaires » et ne donnent lieu à aucune inquiétude médicale. Cette « incompréhension » médicale a beaucoup irrité Mme N. qui était convaincue d’être hospitalisée… Après un silence, Mme N. rajoute avec ce ton de petite fille espiègle et invasive que je commençais à pressentir : « Comme ça j’aurais été chez vous (elle montre du doigt le sol de mon bureau) : on aurait pu se voir plus souvent ! »

20 Puis revenant très vite à un ton plus mature et rageur, elle poursuit : « Ma mère me dit aussi que ces douleurs ne sont pas pathologiques et qu’elle peut tout à fait les soigner avec ses massages. » Elle ajoute : « Elle me disait pareil avec mon eczéma et quand j’ai enfin consulté un spécialiste à 14 ans, elle a bien dû convenir que j’étais réellement malade. » J’apprends à cette occasion que Mme N. a le souvenir d’avoir toujours eu des plaques d’eczéma sur tout le corps et que sa mère la pommadait matin et soir avec des crèmes à la cortisone, ce qui lui était insupportable à l’adolescence.

21 Mme N. exprime alors de grandes difficultés pour mettre en mots son ressenti. De nouveau, sa respiration devient saccadée, ses rougeurs apparaissent. Elle esquisse combien elle se sent « engloutie » quand elle partage le même espace que sa mère tout en ayant le sentiment que c’est impossible de s’éloigner d’elle. Ce sentiment l’habite du plus profond de sa mémoire. Mme N. me regarde avec de grands yeux ronds. Intérieurement, je me dis subitement que je mesure la limite de l’adjectif adhésif pour qualifier sa présence et que le terme de pénétrance est bien plus adapté.

22 Cette aspiration de Mme N. d’être en moi (« d’être chez moi ») m’évoque à ce moment précis, Georgette, la patiente de Joyce McDougall qui lui inspire les précieuses formulations de « transfert osmotique » et de « fantasme d’un corps pour deux » (1986, 1989, 1992). Georgette est prisonnière de la fusion avec Mère-Univers qui veut « à tout prix écarter l’image du père comme ayant une place, réelle ou symbolique » et où toute fantasmatisation organisatrice de la scène primitive est exclue (1992). Vient ensuite, Pierre Marty et sa méconnue « relation objectale allergique » (1958) où le patient, commémorant une fixation archaïque prénatale, s’identifie au thérapeute « au sens d’interpénétration » et « n’a qu’un seul désir, unique, et capital : se rapprocher le plus possible de l’objet jusqu’à se confondre avec lui ». Mais cette fois, « transfert osmotique » et « relation objectale allergique » ne sont pas intellectualisés à partir d’une rencontre livresque distanciée : c’est bien la massivité du transfert de Mme N. qui, sensoriellement, me traverse et me force à ressentir dans mon corps cette invasion fusionnelle.

23 Alors que je m’attendais à de nouvelles péripéties à la fin de la séance sanctionnant la séparation redoutée, rien ne se passe… ce qui me permet en prenant quelques notes rêveur de réaliser enfin que Mme N. a un parfum capiteux qui persiste bien longtemps après son départ. Je conçois à cette occasion que le parfum pénètre résolument à l’intérieur et crée un commerce aérien bien intime.

24 Si j’avais à définir la trajectoire des six consultations thérapeutiques suivantes jusqu’à la naissance, je dirais que les douleurs ligamentaires de Mme N. ont pris petit à petit le pas sur sa peur panique des douleurs de séparation de l’accouchement. Sa participation à des séances de préparation à la naissance avec une sage-femme que je lui avais recommandée (et dont je connaissais les qualités de femme bisexuée et de mère « suffisamment faible ») n’était pas étrangère à cette mutation.

25 Une piste émergeait peu à peu dans notre espace : les douleurs ligamentaires – dans la mesure où sa hargne contre elles étaient l’objet d’une hospitalité bienveillante – offraient un miroir réflexif propice à une mise en récit intersubjective. L’affectation de sa plainte à leur égard lui permettait de rompre avec sa passivité initiale face à une mère archaïque toute-puissante interdisant l’évocation d’une scène primitive vivante. L’évocation de ces douleurs abdominales en début de séance constituait un rituel introductif efficient pour affronter le transfert et le vertige biographique ; la douleur ligamentaire, en accord avec son étymologie – en latin ligamentum signifie « lien » –, remplissait son office. À plusieurs reprises, je ressentis le plaisir musical qui me traverse en écoutant quelques bons morceaux affectionnés de blues où les peines des champs de coton de la vie sont simultanément nommées et partiellement désamorcées.

26 En sens inverse de ses anciennes régressions somatiques, le discours sur ses douleurs abdominales dévoila peu à peu leurs virtualités subjectivantes. Grâce à elles, Mme N. entreprend une exploration inédite de son enfance résolument dyadique. Il y avait une mère idéalisée, d’une disponibilité parfaite et une mère carcérale déniant le reste du monde en général et toute évocation aimante ou rageuse envers son père absent. Mais l’une et l’autre me semblent ne faire qu’un.

27 Progressivement s’est imposée à moi l’hypothèse que son eczéma d’autrefois et ses craintes initiales de douleurs de l’accouchement constituaient une parade psychosomatique archaïque face à cette absence de clivage entre bonne et mauvaise mère. Joyce McDougall (1989) écrit au sujet de Georgette : « Nous pourrions supposer que les images d’une mère qui incarne la vie et une autre qui est une menace de mort ont fusionné, n’ayant jamais subi le clivage normal de l’enfance entre objet bénéfique et objet maléfique. »

28 A contrario, dans le transfert, les douleurs ligamentaires me semblaient constituer une nouvelle alternative synonyme de promesses de différenciation et de « tiercéité » (Green, 1990) recomposée. Là où l’interdit absolu de fantasmer la scène primitive avec un père reconnu régnait, une esquisse rebelle s’amorçait.

29 Dans la reconstruction de ce huis clos fusionnel avec sa mère, les règles douloureuses s’imposèrent après coup comme un autre espace de dégagement anticipant celui des douleurs ligamentaires d’aujourd’hui. Ces règles douloureuses lui permettaient autrefois de ne pas aller au lycée et de rester seule à la maison, sa mère travaillant. Ces absences scolaires représentaient un territoire identitaire inaliénable en compagnie des rares photos de son père et de romans fleuves où, dit-elle, le prince charmant enlève la belle.

30 Avec une troublante émotion, Mme N. se remémora les « délices » de ces journées alitées en évoquant ses rêveries romantiques lors de ses moments de libération de l’enfermement dyadique. À en croire ma partition contre-transférentielle en séance, les règles douloureuses comme les douleurs abdominales contrastaient nettement avec l’eczéma car elles permettaient à Mme N. et à moi-même de nous distancier de l’oppression de son fantasme « d’un corps pour deux ». Didier Anzieu (1985) parle lui du fantasme d’une « peau commune » : je sentais la passion de Mme N. pour cet habitat commun avec moins de pesanteur indifférenciatrice.

31 Un rêve mettant en scène un père aimant venant la voir à la maternité après la naissance marqua l’acmé de notre cheminement et sa trajectoire transférentielle. « C’est vraiment drôle, quand je me suis réveillée, j’ai pensé que cet homme ressemblait un peu à mon père, un peu à l’obstétricien mais aussi à mon mari mais, c’est bizarre, ça se passait ici dans votre bureau ! »

32 Vers le début du neuvième mois, les douleurs n’apparaissaient plus dans son discours. À la dernière échographie, le couple avait, contrairement aux examens précédents, demandé à connaître le sexe de leur enfant. Ils attendaient un petit garçon. C’est lui, l’enfant à naître, qui occupait désormais l’essentiel des pensées de Mme N.

33 Fait notable s’il en est, elle appela son père pour lui annoncer la nouvelle du sexe de son enfant. En dépit des réticences de sa mère, un repas en présence de ses deux parents et de son conjoint inaugura une nouvelle alliance filiale. Il fait des efforts pour « rattraper le temps perdu, me dit-elle, mais je lui en veux encore beaucoup de son ˝abandon˝ ». Le ton était explicitement affecté, engagé et conflictuel ce qui contrastait beaucoup avec ses propos faussement distanciés et sa passivation au départ.

34 Mme N. a accouché par voie basse après un travail assez long et douloureux. La péridurale qu’elle avait souhaitée a, dit-elle, « moyennement marché ». Quand je suis passé dans la chambre le lendemain de la naissance, M. N. m’affirma avec beaucoup de fierté que sa femme avait été très courageuse. Mme N. traversa un peu plus tard un post-partum blues assez vif qui réactualisa la douleur sourde avant de se métamorphoser en une préoccupation ligamentaire primaire ajustée à l’égard de son fils. Deux rendez-vous parents/bébé, un et six mois après la naissance, confirmèrent cette évolution favorable d’une efficacité symbolique différenciatrice de M. N. et d’un plaisir conjugal confirmé par l’enfantement : « Quand l’archaïque du sexuel est pleinement intégré dans la jouissance amoureuse, et que les parents y ont droit, à son tour l’enfant aura la potentialité d’y accéder, et de découvrir que la ˝petite mort˝ est une re-naissance » (McDougall, 1992).

L’angoisse, ligament de la douleur ?

35 Au fond, cette illustration clinique met singulièrement en avant la fécondité du paradoxe de la menace prénatale de la douleur de l’enfantement : elle est rejet et appel del’altérité. La dialectique entre les fantasmes de maintien/retour dans le ventre maternel et de scène primitive s’y actualise.

36 On considère aujourd’hui comme cliniquement pertinent de définir le processus de devenir mère comme une crise qui ramène d’abord le soi sur lui-même et, dans le meilleur des cas, l’ouvre, secondairement, sur l’accueil d’un autre. Ce qui se joue individuellement et culturellement autour de la douleur de l’accouchement suggère une dynamique analogue, où l’altérité objectale a pour nid la révision souffrante du même narcissique.

37 D’abord, telle une Gorgone effrayante, l’évocation de la douleur à venir, risque d’isoler absolument. Elle menace d’être muette car elle prive l’individu de son statut de sujet le coupant de toute symbolisation et le condamnant à subir, dans une grande solitude, une suspension passive du dynamisme de sa réalité psychique.

38 La perspective de la douleur extrême, écrit Paul Ricœur (1994), laisse craindre une rupture. Elle initie sur sa victime une « impuissance » à dire, à faire et à s’estimer soi même qui se cristallise, in fine, dans un « désastre du narratif » qui porte atteinte à « la fonction du récit ». Cette « rupture du fil narratif » s’enracine dans une « focalisation sur l’instant ». Cette emprise « n’est plus qu’interruption du temps » car elle est coupée de la dialectique entre la mémoire et l’anticipation.

39 Mme N. donnait à entendre en creux cet inénarrable avec sa position passive et sa « peur panique de la douleur de l’accouchement ». Dans sa démesure, cet horizon actualisait le caractère non psychiquement contenable, transformable, symbolisable, de la douleur brute de l’empiétement radical de son enfance. Maintenue, hier et aujourd’hui, psychiquement prisonnière dans le ventre maternel, elle ne pouvait s’étayer sur la fantasmatisation d’une scène primitive avec deux imagos parentales différenciées où « la métaphore virtuelle, inconsciente, de la scène originaire, créative, peut alors se déployer, dans le sens d’une jubilation de réunion mentale, aussi bien que dans les idéaux partagés » (Rosolato, 1992).

40 Contrairement à l’effroi paralysant et irreprésentable des douleurs de séparation de l’accouchement à venir et de l’eczéma, les douleurs ligamentaires offrent une voie de dégagement : la double promesse d’élaboration des angoisses de séparation actuelles et, en après coup, originaires. Ambassadrices dynamiques de son aspiration identitaire se rebellant contre les fantasmes maternels d’un corps pour deux, d’une peau commune, ces douleurs ligamentaires jettent un pont entre la douleur archaïque impensable de l’infans et la souffrance symbolisée partagée, entre la douleur traumatique initiale et l’angoisse signal. Rappelons que Freud (1926) considère la douleur corporelle – résolument non objectale – commela meilleure métaphore de l’angoisse traumatique inaugurale. Pour lui, « le passage de la douleur corporelle à la douleur psychique (l’angoisse signal d’alarme) correspond à la transformation de l’investissement narcissique en investissement d’objet ».

Se différencier et se séparer

41 Chez la femme devenant mère, ce seuil du « natal » ressurgit, d’abord et surtout, à travers une partition archaïque incarnée, sensori-motrice, préverbale, dont la crainte panique des douleurs de l’accouchement de Mme N. est exemplaire. Dans ce registre, ce que Piera Castoriadis-Aulagnier (1975) nomme « pictogramme », Monique Pinol-Douriez (1984) « protoreprésentations », Didier Anzieu (1987) « signifiant formel »… constituent une excellente cartographie du soubassement archaïque de la « transparence psychique maternelle » de la femme enceinte, décrite par Monique Bydlowski (1991).

42 Dans le cadre de ces reviviscences maternelles, « le passage de la douleur corporelle à la douleur psychique », de la « transformation de l’investissement narcissique en investissement d’objet » se joue sur de nombreux plans simultanés et insécables de la réalité psychique : à l’égard de soi-même, des « devenant grands-parents », du « devenant père », de l’enfant à naître, des professionnels du réseau périnatal, de ses groupes d’appartenance... La dialectique entre ces différents brins de la tresse des liens intersubjectifs est au cœur de la réalité psychique du « devenir mère ».

43 L’évolution de cette gestation biopsychique, toujours spécifique, est bien sûr indissociable de l’histoire individuelle, conjugale et générationnelle de chaque femme. Et le cheminement de Mme N. dans ce domaine, illustre combien la commémoration de ce parcours originaire peut insuffler une douleur inénarrable « dont l’expérience n’a pas encore été éprouvée » par l’infans dirait Winnicott (1974), ni « contenue » et « rêvée » par les parents formulerait Bion (1962). Ces deux auteurs ont jeté les bases de ce que René Roussillon décrit aujourd’hui avec « les restes » inélaborés de la « symbolisation primaire » du bébé, si dépendante de la qualité intersubjective des êtres-humains-proches qui occupent une fonction de « miroir primaire » (1999).

44 Or, « quand la Mère-Univers dans la reconstruction du passé infantile émerge comme celle qui a voulu posséder son enfant corps et âme, qui a voulu respirer et digérer pour deux, bien qu’une partie de l’enfant trouve gratification dans cet amour narcissique et fusionnel, une autre partie de lui vit l’emprise maternelle dans la haine, l’interprétant comme un refus radical qu’il existe en tant qu’individu » (McDougall, 1992).

45 Si l’environnement humain de Mme N. n’a pas permis l’apprivoisement de la séparation, si les restes maternels invasifs d’interdit de fantasmer la scène primitive sont chez elle sources compulsives de répétition traumatique douloureuse, la mise en récit et en sens sont alors muselés.

46 Ici sur la scène prénatale chez Mme N., c’est l’attente redoutée de l’accouchement qui suspend l’élaboration du devenir mère, du devenir parents en couple et de l’accueil du nouveau-né. Dans ce contexte, la passion anaclitique de la fusion primitive, le fantasme invasif de séjour ininterrompu dans le ventre maternel de la partition maternelle, viennent parasiter le déploiement de ce que j’ai nommé la « relation d’objet virtuelle » prénatale (Missonnier, 2009), à l’interface de l’intersubjectivité primaire mère/fœtus et de la proto-intersubjectivité fœtus/bébé.

47 Grâce à des liens interdisciplinaires à la maternité favorisant la reconnaissance et l’élaboration de ce piège, Mme N. a pu bénéficier d’un espace de consultation thérapeutique pour lier sa peur panique d’une douleur brute, non symbolisée, condensant l’originaire et l’actuel. Le passage de la douleur impensable de l’accouchement aux douleurs ligamentaires, verbalement partageables et animées d’une scène originaire créative, témoigne de ce chemin qui va d’un travail douloureux de différenciation à l’esquisse d’un travail de deuil de séparation.

48 Je crois en effet très heureuse et cliniquement clarificatrice, cette distinction de Jean-Michel Quinodoz (1991) entre angoisses archaïques initiales de « différenciation » d’une époque où les limites entre le Moi et l’objet ne sont pas établies et, chemin faisant, angoisses ultérieures de « séparation » entre des sujets constitués engagés dans la dynamique œdipienne.

49 Les angoisses archaïques initiales de différenciation correspondent à un fantasme d’un corps pour deux en intime résonance avec le fantasme originel de retour dans le ventre maternel.

50 Les angoisses de séparation s’inscrivent dans le registre du fantasme d’un corps pour trois où le scénario originaire de la scène primitive est porteur d’une triangulation source potentielle d’œdipification dynamique.

In fine

51 En appui sur la clinique, soulignons une ultime fois combien la grossesse est par excellence le temps des reviviscences croisées des restes inélaborés de la symbolisation primaire archaïque du travail de différenciation et de la symbolisation secondaire du travail de séparation.Parfois, des consultations thérapeutiques périnatales à la maternité peuvent soutenir ce travail de symbolisation. Mais, mettons en avant in fine la modestie et les limites de ce type de cadre thérapeutique : pour apprivoiser sa solitude et permettre à son enfant d’être seul en présence de l’autre, Mme N. a encore un long périple à entreprendre que ce travail n’a en rien magiquement résolu.

52 D’ailleurs, pour que les psychanalystes travaillant en institution puissent affronter cet inachèvement, ce sont bien les angoisses archaïques initiales de différenciation et leurs fantasmes nostalgiques de retour dans le « ventre maternel » de leur propre(s) cure(s)-type(s) qui méritent d’être analysés pour leur permettre de proposer des dispositifs psychanalytiques ajustés au contexte institutionnel, et au prix d’une séparation du divan et d’une longévité du cadre.

Bibliographie

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : séparation, fantasme d’un corps pour deux, Consultations thérapeutiques périnatales, différenciation, grossesse

Mise en ligne 27/02/2018

https://doi.org/10.3917/cm.097.0023

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