Notes
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[1]
La tonalité sadomasochiste de nombreuses scènes pubertaires trouve d’ailleurs son origine dans la scène primitive construite dans l’enfance, relue à la jeune adolescence à la lumière de l’accès à la sexualité génitale.
1 En partant du cas clinique d’un adolescent inhibé suivi en psychothérapie puis en médiation thérapeutique par l’improvisation théâtrale, nous cherchons à analyser d’un point de vue métapsychologique l’intérêt de la médiation thérapeutique au sein de la prise en charge bifocale de cet adolescent. Nous suivrons ainsi une méthodologie du cas unique. L’exposition de ce cas nous servira de fil conducteur pour discerner les enjeux processuels des prises en charge à médiation groupales avec les adolescents. Cela nous permettra d’approfondir les connaissances sur la clinique psychopathologique à l’adolescence, mais aussi de mettre en avant la mise en circulation de la topique psychique au sein des différents dispositifs thérapeutiques.
2 Nous commencerons donc par exposer le cas pour ensuite ouvrir la discussion sur une métapsychologie de la prise en charge d’adolescents inhibés.
Clinique
3 Jules est un patient de 12 ans, amené en consultation en maison d’adolescent par sa mère qui le trouve trop timide. Comme toujours dans cette institution, ils avaient d’abord été reçus par le psychiatre. Selon ce dernier, difficile de savoir ce que Jules pensait. Il semblait se laisser conduire par sa mère. Il disait tout de même se sentir trop petit, complexé par sa taille par rapport aux autres de sa classe. Sur cet élément et parce que Jules semblait présenter une capacité à se représenter psychiquement ses mouvements de pensée, le psychiatre lui proposa d’entamer avec lui une prise en charge psychothérapique, à raison d’une séance par semaine. Jules accepta, mais se montra très vite réservé, taciturne. Il semblait investir cette psychothérapie « en négatif », vidant l’espace de la séance de contenus d’idées, engageant avec le psychiatre, un bras de fer, défiance par le silence. De plus, Jules semblait avoir beaucoup de mal à laisser libre court, dans son discours, à des motions agressives envers son entourage. Au bout de quelques mois, le psychiatre adressa Jules à la médiation théâtrale, tout en restant son référent, continuant à le voir en consultation à intervalles réguliers.
4 Cette médiation par l’improvisation théâtrale pouvait accueillir jusqu’à dix adolescents de 10 à 15 ans et était animé par Tamara Guénoun, comédienne, assistée d’une stagiaire psychologue. Les séances étaient constituées par un premier temps d’accueil, un temps d’échauffement, puis un temps d’improvisation. Les consignes au groupe étaient proches de celles du psychodrame de groupe. Les consignes de jeu étaient pensées comme un cadre dans lequel les patients pouvaient inventer leurs propres scénarios (consignes telles que « dans un parc », « avec doublage »…). Les séances n’étaient pas préparées à l’avance, mais s’inspiraient de la dynamique de groupe pour des thèmes de jeu qui soient au plus près de ce qui est abordé dans le groupe. En ce sens, les propositions de jeux peuvent être comprises comme des tentatives de mise en sens et de figuration de la dynamique de groupe et des fantasmes exprimés en groupe.
5 Fait notable, cette médiation se déroulait dans des locaux que nous partagions avec un accueil pour personnes âgées. Notre matériel fait de balles et de jeux de cartes côtoyait les fauteuils roulants et autres déambulateurs. Cette ambiance empreinte du monde du troisième âge a eu des répercussions sur les scénarios mis en scène et fantasmes exprimés par les jeunes patients.
6 Lorsque Jules arriva en médiation, en cours d’année, la fréquentation des jeunes y était très aléatoire : cette médiation de groupe ne faisait pas groupe. Seul un autre patient, Victor, venait régulièrement. Victor avait une symptomatologie bruyante, dans une confusion importante entre réel et imaginaire. Il avait, en effet, de grandes difficultés à construire un fil narratif cohérent. Ce patient semblait aux prises avec un fonctionnement psychotique, en dysharmonie du développement datant de l’enfance. D’un point de vue relationnel, Victor était dans un contact à fleur de peau avec tous les garçons de son âge. Ces derniers étaient alternativement idéalisés et chéris, dans une excitation qui s’apparentait à un rapproché homosexuel, puis rejetés, expulsés avec violence de son champ de grâce.
7 Dans ce contexte, Jules était d’abord très réservé (ce qui concordait avec ce qui avait été transmis, d’un garçon inhibé). Par des allusions, il me faisait comprendre qu’il ne pensait pas qu’il aimerait ce genre d’activités théâtrales. Sur la défensive, l’imaginaire de Jules tournait au ralenti, incapable de se raconter. Puis, Jules a doucement commencé à investir l’atelier. Avec l’arrivée d’une nouvelle patiente, Marise, je leur proposais des jeux plus corporels, dont un exercice de mime. Ce jour-là, Jules manifesta une grande dextérité dans l’expression physique. En effet, là où il semblait bloqué pour imaginer des histoires, il se montrait d’une grande ingéniosité sensorielle pour figurer dans son corps des animaux, des personnes âgées ou des nourrissons. De plus, il semblait prendre du plaisir à entendre les spectateurs rire de ses prestations.
8 En même temps qu’il explorait un plaisir à jouer, Jules et Victor établirent un lien privilégié. Ils jouaient des improvisations ensemble, ils s’asseyaient côte à côte… Ce lien avait de quoi surprendre, tant il y avait un décalage entre les deux patients. Mais Jules semblait s’accommoder de l’étrangeté de caractère de Victor. Il lui passait ses caprices. Il répondait à ses sollicitations. Il semblait même tirer de la satisfaction aux moments de désorganisation de son camarade, allant jusqu’à le provoquer. Il cachait alors à peine son sourire lorsque Victor se mettait en état de rage. Lors d’un déplacement, Jules donnait un coup discret à Victor qui n’en attendait pas moins pour se sentir blessé au plus profond de lui-même. Jules supportait ensuite patiemment toutes les déclarations passionnées d’amitié de Victor et le rapport en collage qu’il générait.
9 Le Jules timide et dans une réserve passive agressive s’était progressivement ouvert aux possibilités d’expression du médium théâtre, mais aussi ouvert à un lien privilégié à un autre patient, lien qui prenait une tonalité agressive à la limite du sadisme.
10 Au fur et à mesure de l’année, cette agressivité se porta sur moi en tant que thérapeute de l’atelier. Il attaquait le cadre dans une entreprise souterraine qui cachait mal son intention. Il s’insurgeait contre une indication. Il faisait sciemment l’opposé de ce qui était proposé. Il singeait mes expressions. Il semblait en campagne politique contre le cadre en place. Plusieurs fois, cela suscita chez moi un vif énervement que j’eu beaucoup de peine à canaliser.
11 Au bout de quelques mois, un groupe de cinq patients s’était constitué autour de Jules et Victor. Alors, dans un groupe maintenant constitué, fort de ses premières mises en forme et expérimentations de la médiation, l’imaginaire de Jules est peu à peu sorti du carcan dans lequel il semblait l’avoir figé. Dans ce groupe, cela faisait quelques séances que les patients demandaient à faire des improvisations avec le fauteuil roulant. Laissés libres de son utilisation, ils jouaient aussi bien la mamie en sortie de maison de retraite qu’un faux handicapé, camouflant sa carrière dans le grand banditisme.
12 Une séance, alors que nous venions juste de faire quelques jeux de mime, Jules bondit sur scène et demanda s’il pouvait faire une improvisation. Sa demande fut soudaine. Il improvisa alors une courte scène, qu’il joua seul, incarnant un père en fauteuil roulant, entrant dans le salon de sa maison. La mise en espace suggérait l’existence d’une chambre pour le fils en coulisses. À peine entré dans la pièce, Jules appela son fils, mais ce dernier ne répondit pas. Jules en personnage du père se dirigea alors vers la chambre du fils, figurée dans les coulisses. Il l’ouvrit et découvrit en criant son fils en compagnie d’une jeune fille. Il sortit alors de la chambre et exigea de son fils qu’il en fasse autant. Mais le personnage de ce père, le corps embarrassé par son fauteuil roulant, était physiquement impuissant et incapable de se mettre en action pour faire sortir son fils de cette chambre. L’improvisation finissait sur le départ du père de la maison.
13 À la fin de cette scène, quand Jules revint s’asseoir parmi les spectateurs, il y eu un effet de sidération du groupe, qui succédait à une atmosphère d’intense concentration. Une des patientes du groupe, Marise, se leva alors et alla rejouer l’improvisation de Jules. Elle incarnait cette fois-ci une mère qui disputait sa fille. À la différence de Jules, elle ne prit pas le fauteuil et elle changea l’issue de l’improvisation : cette fois-ci la mère jetait sa fille hors de la maison, punition drastique pour avoir fauté avec un jeune homme.
14 Les séances suivantes, les patients continuèrent à mettre en scène des situations très similaires. Deux séances plus tard par exemple, un autre patient joua un handicapé, se préparant à un rendez-vous amoureux, reprenant le scénario d’un fameux film avec un héros en fauteuil roulant. Ces scénarios semblaient pourtant tourner en rond, comme si ces scènes pubertaires répétées incessamment ne trouvaient pas d’issues élaboratives au sein du groupe.
15 La séance suivante, où le sujet revenait une nouvelle fois dans les discussions de groupe, je leur proposais de reprendre l’improvisation de Jules, cette fois-ci en y faisant figurer tous les personnages. Les patients étaient quatre ce jour-là : Jules, Victor, Marise et Emmy. Tous souhaitaient prendre un rôle. Jules choisit d’incarner le fils, Marise sa camarade et ils choisirent les coulisses (en fait une salle d’art plastique au fond de la salle) comme lieu de figuration de la chambre. Victor et la dernière patiente, Emmy, incarnaient le couple parental qui regardait la télé dans le salon, figuré sur la scène plongée dans une demi-pénombre car Victor voulait que le couple soit « dans le noir ».
16 Une fois tout installé, ils jouèrent la scène. Cependant, la réalisation fut très chaotique. Jules notamment faisait des bruits sexuels à outrance, n’écoutant plus le jeu. Victor et Emmy étaient débordés par l’excitation et n’arrivaient pas à tenir leurs personnages. Après plusieurs tentatives infructueuses où ils riaient, sortaient de leur rôle, s’agitaient, j’entrais incidemment dans les coulisses et vit que Jules et Marise étaient en fait en pleine partie de dominos, pendant que Jules hurlait ses bruits sexuels. Ils étaient donc en train de jouer à un jeu de société, un jeu d’enfance mais au contenu quelque peu sexualisé, pendant qu’ils interprétaient des adolescents transgressant le cadre parental pour explorer une sexualité naissante. Je leur proposais alors de changer le scénario : les adolescents transgressaient en « jouant aux dominos », alors que les parents croyaient qu’ils étaient tranquillement en train de faire leurs devoirs. Le groupe accepta cette proposition et la joua. Dans cette nouvelle configuration, les signifiants trop clairement sexuels disparurent. Nous entendions les personnages de Jules et Marise s’agiter en coulisse. Les parents, pendant ce temps, regardaient enlacés Les feux de l’amour à la télévision. Ils s’interrogeaient sur ce que faisait leur progéniture, mais n’intervenaient pas, trop occupés à passer du bon temps ensemble.
17 Dans cette dernière version du scénario, l’excitation semblait régulée et les patients concentrés sur leur jeu, jusqu’à arriver tout naturellement à une issue à cette situation improvisée. Ainsi, à la fin de cette dernière improvisation, le groupe paraissait satisfait de la scène réalisée. L’excitation du groupe avait notamment considérablement baissée.
18 À la suite de cette séance, le groupe ne semblait plus préoccupé par ces scènes pubertaires. D’autres questions vinrent à la place, notamment celle de la séparation pour les vacances.
19 Après cette série d’improvisations, Jules continua à venir régulièrement au groupe. Puis avec le démarrage d’une nouvelle année scolaire, il se désinvestit progressivement de la médiation. Dans le même temps, il fut élu délégué de sa classe. Lui qui était venu pour une trop grande timidité, l’atelier semblait avoir réussi quelque chose dans une approche de ses pairs. Il eut cependant beaucoup de mal à m’annoncer qu’il souhaitait quitter le groupe. Jules était très investi par les autres membres du groupe et ils parlèrent de lui longtemps après son départ.
Discussion
20 Le cas de Jules nous intéresse pour ce qu’il vient mettre en lumière des processus psychiques sollicités dans les différents espaces institutionnels. Comment comprendre que la médiation thérapeutique par le théâtre réussit avec ce patient, alors que la psychothérapie avait échoué, et alors que ce patient semble dans une symptomatologie névrotique à même d’être prise en charge par le dispositif de soin en face à face ? La médiation thérapeutique semble s’offrir comme espace d’exploration des problématiques des limites, constitutif de la subjectalité, comme travail psychique nécessaire en deçà de la symptomatologie, voire en deçà du fonctionnement psychique principal. La médiation théâtrale permettrait l’exploration du processus de subjectivation, comme une problématique accrue posée par notre société contemporaine, chez des patients qui d’apparence touchent plutôt à des questionnements névrotiques.
21 Ce cas montre exemplairement les processus psychiques en jeu au sein de la médiation thérapeutique par le théâtre avec adolescents. Sous-jacent à ces enjeux processuels, qu’en est-il de la mise en circulation de la topique psychique au sein de la médiation théâtrale ? Ainsi, pour ce faire, nous considérerons trois niveaux d’analyse propre à cette médiation groupale : un niveau individuel – sur la problématique propre de Jules et la manière dont elle a été mise en mouvement par la médiation –, un niveau interindividuel – d’alliances entre patients – et un niveau groupal – appareil psychique groupal, mise en partage des scénarios fantasmatiques, poids du dispositif scénique dans sa dimension réflexive comme catalyseur de la fonction phorique (Guénoun, 2016).
22 Au niveau interindividuel, la relation entre Jules et Victor est une alliance inconsciente, un pacte assujettissant au sens de Kaës (2009). L’un et l’autre, pour des raisons inconscientes différentes, semblaient tirer parti de cette mise en duo: Victor pour assoir une identification spéculaire non complètement advenue, Jules pour sortir d’une aliénation à un Moi Idéal coercitif.
23 Dans la prise en charge de groupe, la motion agressive et plus spécifiquement la pulsion sadomasochiste chez Jules semblaient s’offrir à traitement. Elle n’était pas simplement réprimée comme cela était le cas dans la psychothérapie. En se laissant sadiser, Victor s’est offert à Jules comme possibilité de traiter à l’extérieur de lui-même des questionnements d’ordre masochique qui ne trouvaient pas d’issues dans son théâtre intérieur en proie aux changements pubertaires.
24 Mais ces jeux de soumission répétés dans l’alliance inconsciente avec un autre patient ne suffisent pas à expliquer le processus thérapeutique de la médiation théâtrale avec Jules. En effet, cliniquement, l’objectalisation sadique d’un autre-pair n’a duré qu’un temps. Jules s’est ensuite appuyé sur ce pulsionnel sadomasochiste, dans le lien à la thérapeute, pour mettre en représentation des contenus de ses scénarios fantasmatiques.
Improviser pour dévoiler la scène pubertaire
25 Jules a alors mis en scène une improvisation qui sollicitait très directement des problématiques pubertaires et qui était un point nodal d’élaboration psychique de ses pulsions agressives. En effet, dans cette scène, Jules représente un père handicapé, qui cherche à exercer sa discipline sur son fils, mais s’en montre incapable. Cette improvisation a été le point de départ d’une élaboration en groupe sur la scène pubertaire [1].
26 Pour Gutton, la scène pubertaire a pour fonction de mettre en sens de ce qui se passe pour l’adolescent dans la poussée pubertaire de la relecture de l’œdipe. Gutton (1991) écrit : « Le pubertaire n’est pas un retour au corps, mais la formidable implantation de la nouveauté génitale qui a jeté l’ancre dans la chair et exige significations ouvertes ». À un niveau inconscient, la scène pubertaire vient mettre en scénario l’énigme de cette nouvelle sexualité génitale. Les changements du corps conduisent les adolescents à des réaménagements de la psychosexualité fondée dans l’enfance, marquée par l’œdipe. Histoire fantasmatique qui sous-tend le travail du pubertaire, qui est aussi l’« animateur secret » de la névrose infantile qui reprend ses droits. Ainsi, si dans le pubertaire, l’enfant suit tragiquement le destin d’Œdipe, « par l’adolescence, il désexualise la violence de ses pulsions et procède à un travail de subjectivation et d’historicité » (Gutton, 1991, p. 13).
27 Cette improvisation de Jules avait des traits de retournement de la scène primitive où l’actif devient passif, le passif actif. Ainsi, ce n’est plus l’enfant qui assiste à un ébat parental, qu’il prend pour un acte de violence envers la mère. C’est l’adolescent qui flirte et filtre le père, débordé par ce qu’il voit sous ses yeux. Cette scène était aussi éminemment œdipienne dans sa représentation, avec une condensation sur le personnage du père, incarné par Jules, d’un père castré, impuissant, mais aussi de Jules lui-même, incapable d’obtenir l’accomplissement œdipien.
28 Au travers de cette improvisation, Jules semble interroger la manière d’accéder soi-même à une sexualité d’adulte. Faut-il en passer par « handicaper » le père ? Comment se départir aussi des fantasmes sadomasochistes qui imprégnaient la scène primitive originaire ?
Incarner un personnage pour se figurer sa conflictualité psychique
29 Au travers de la reprise de ce scénario fantasmatique en groupe, Jules passe d’une incarnation du père à l’incarnation d’un adolescent jouissant, aux oreilles des adultes – les parents, mais aussi la thérapeute. Comment expliquer ce parcours effectué par Jules au sein de la médiation, où il peut prendre une place de sujet désirant ?
30 Au niveau familial, il semblait que cet adolescent était dans un interdit de penser majeur. Au sein de sa famille, il était en effet très affilié à sa mère, une femme décrite par ailleurs comme fragile. C’est elle qui avait amené son fils en psychothérapie en premier lieu et elle se montrait très angoissée de l’évolution de son fils. Le père était présent dans la prise en charge sur sollicitation de sa femme, l’accompagnant tout en la décrédibilisant, qualifiant ses inquiétudes de « lubies », renforçant par la même une idée familiale de défaillance et de fragilité psychologique chez cette dame. Il circulait à mon sens dans cette famille un certain interdit de penser la chose psychique pour Jules, tenaillé entre un père rétif et une mère en investissement narcissique fort de son petit garçon. En ce sens, la médiation théâtrale a permis à Jules de mettre en scène sa problématique œdipienne, alliée à sa crainte de castration. Cependant, sous-jacent à cela se dessinait une difficulté de la transformation du lien à la mère. Il semblait incapable d’adresser à son environnement familial l’agressivité nécessaire à l’acte de grandir, de devenir sujet adolescent. La médiation théâtrale semble en ce sens avoir accompli un travail de réarticulation entre cette difficile relecture de la position dépressive de l’enfance chez ce patient et la reviviscence des enjeux œdipiens. Jules a pris possession de la scène à la manière dont il avait besoin de prendre possession de son espace psychique propre. Sur cette scène, dans le lien transférentiel au thérapeute et au groupe, il a pu adresser ce qui était au cœur d’une difficulté actuelle qui n’osait se formuler.
31 Ainsi, quand Jules joue un père handicapé, nous pouvons faire l’hypothèse qu’il utilise ce personnage comme possibilité de sortir d’un travail du négatif (Green, 1993) pour accéder à une représentabilité de sa conflictualité psychique.
32 De plus, ce cas nous montre combien cette reprise des processus de subjectivation advient grâce à l’élaboration groupale. En effet, les patients utilisent au départ le jeu comme support pour figurer des scénarios fantasmatiques. Proche d’un travail de rêve, l’improvisation porte en elle le désir inconscient de l’adolescent, entrant ensuite en résonance à un niveau grou-pal. Ainsi, les improvisations en travail de rêve, accomplissement masqué de désirs peuvent être amenés jusqu’à une reprise élaborative en groupe, permettant d’aller au bout d’un processus subjectivant pour le patient. En effet, cliniquement, en médiation thérapeutique par le théâtre, le groupe d’adolescents permet d’ouvrir la question de l’étranger, autre adolescent, vers l’étrangeté de sa propre vie pulsionnelle.
La fonction réflexive de la scène et du groupe
33 En médiation théâtre, le jeu partagé permet que s’établisse un appareil psychique de groupe dans lequel peut se développer une réflexivité chez chacun de ses membres. Car, la spécificité de la dynamique de groupe en atelier théâtre est cette constante reproblématisation du lien à l’autre par la figuration réflexive du jeu d’improvisation. À travers ce cas, de la première accroche par le lien groupal, que nous avons décrit au travers cette alliance entre Jules et Victor, nous voyons comment des personnages émergent sur scène comme tentative de mettre en sens les fantasmes de scène pubertaire et problématiques d’accès à une sexualité à coté de celle des parents qui animent le groupe. La première proposition de Jules a ensuite été réinterprétée par Marise et par plusieurs autres patients avant une création collective sur l’initiative du thérapeute. Progressivement, les adolescents du groupe ont travaillé à cette interchangeabilité des places, dépossession, reprise et traduction théâtrale de ce nœud fantasmatique. En médiation théâtre, le comédien-en-herbe est à la fois celui qui désire, qui agit et s’offre au regard des autres, mais aussi et surtout, celui de qui les scénarios fantasmatiques et les désirs inconscients peuvent être repris par les autres membres du groupe pour créer une œuvre à valeur culturelle. La théorie de la subjectivation, en se référant à Freud et à Lacan (Hoffmann, 2012), peut d’ailleurs être comprise dans cette nécessaire réversibilité pulsionnelle entre passivité et activité. Le processus de subjectivation advient dans une possibilité de supporter la passivité comme moyen de connaître son propre désir dans l’ouverture au désir de l’autre. Au fil de cette alternance regardant-regardé, possédé-dépossédé, nous pouvons en ce sens penser que Jules a pu s’approprier progressivement la place de celui qui peut penser ses pensées et porter un certain discours qui l’engage (mais dont le ludique l’a temporairement désengagé). Il a pu se représenter comme être désirant, avec une sexualité à côté de celle des adultes grâce à la transformation et reprise de ses fantasmes par le groupe, de lui comme adolescent au sein d’un groupe d’adolescents. Cela est garanti par le regard bienveillant et cadrant du thérapeute. Grand Autre, ce dernier assure la mobilité des adolescents autour de ce système.
34 Symbolisation, paradoxe du jouer seul en présence de l’autre, mise en jeu de sa place au sein du groupe, de sa position de porte-parole, mais aussi de porte-symptôme familial et groupal, sont autant d’éléments convoqués par la médiation thérapeutique par le théâtre avec les adolescents. L’analyse successive des différents volets de ce dispositif thérapeutique et artistique au travers de ce cas nous a permis de mettre en lumière la « lignée subjectale » dans la pratique du jeu en médiation théâtrale avec les adolescents. La médiation théâtre propose une thérapeutique bien spécifique. L’enjeu de « se faire autre, parmi des autres » permet une réappropriation de son espace corporel et une réintégration symbolique dans un champ culturel et social. Le jeu théâtral fait toucher à la singularité de son désir et à la singularité de soi malgré les changements qui se sont opérés avec la puberté. Ce jeu permet aussi de mettre en sens l’agressivité nécessaire du travail de séparation d’avec ses objets d’investissement de l’enfance pour l’adolescent.
35 Ce cas, en ce qu’il est représentatif du travail mené avec les patients adolescents en médiation thérapeutique par le théâtre, nous permet d’approcher combien les adolescents d’aujourd’hui sont aux prises avec ces problématiques identitaires narcissiques. Les médiations groupales comme celles-ci permettent ainsi de traiter ces moments limites chez les patients, au-delà de leur symptomatologie principale dans leur paysage psychique. Comme si la société contemporaine convoquait l’individu à traiter ces questions, comme si l’enjeu principal de notre société était devenue cette question : advenir sujet, question éminemment paradoxale, tant cela se joue dans un lien d’affiliation.
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Mots-clés éditeurs : psychopathologie, thérapie bifocale, médiation thérapeutique, inhibition, Adolescence, groupe d’adolescents
Mise en ligne 21/09/2017
https://doi.org/10.3917/cm.096.0277Notes
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La tonalité sadomasochiste de nombreuses scènes pubertaires trouve d’ailleurs son origine dans la scène primitive construite dans l’enfance, relue à la jeune adolescence à la lumière de l’accès à la sexualité génitale.