Notes
-
[1]
Les termes « imaginaire », « symbolique » et « réel » sont à entendre au sens lacanien du terme dans cet article
1 Depuis le siècle dernier, la médecine découvre progressivement comment pratiquer des greffes d’organes, réalisant ainsi un des fantasmes les plus anciens de l’homme. Les figures chimériques des mythologies grecque et égyptienne qui ont suscité tant de fascination et de craintes, ressurgissent alors de ces temps anciens avec une résonance particulière pour ceux qui empruntent le chemin de la transplantation. En effet, accueillir l’organe d’un autre en soi introduit dans une dimension étrange où son propre corps, amputé d’une partie de lui même, se voit soudain redéfini par une forme hybride sans laquelle il ne pourrait survivre. Pour les patients transplantés, la question identitaire se pose alors souvent avec une acuité douloureuse, ouvrant des interrogations tant sur sa propre unicité qu’à propos du donneur.
2 Mais il faut ici préciser que si la vie du receveur est bien souvent l’enjeu principal de la décision de greffe, la transplantation d’organes tels que les poumons ou le coeur, présuppose par ailleurs le décès du donneur. Dans ce cas, les greffés se trouvent alors confrontés à des problématiques imaginaires [1] particulièrement complexes et comportant une forte potentialité traumatique dans leur rapport au greffon et à celui qui en a fait don.
Effraction traumatique du réel de la greffe : le corps transplanté
3 Les suites de l’opération de greffe exposent brutalement le sujet à la réa-lité crue du bouleversement corporel qu’a subi son être. La cicatrice, les perfusions, l’intubation, les effets secondaires des immunosuppresseurs, toutes ces intrusions et ouvertures du corps se font sentir plus fortes au fur et à mesure que le patient tout juste greffé émerge de son anesthésie. Ces sensations, ce réel feront désormais partie de son quotidien avec une intensité et une présence variables selon la distance à l’opération et les complications éventuelles rencontrées. « Ce n’est pas qu’on m’ait ouvert, béant, pour changer de coeur. C’est que cette béance ne peut pas être refermée. (D’ailleurs chaque radiographie le montre, le sternum est recousu avec des bouts de fil de fer tordus.) Je suis ouvert fermé. Il y a une ouverture par où passe un flux incessant d’étrangeté », écrit J.-L. Nancy qui témoigne ici de son vécu de greffé cardiaque (2000, p. 35).
4 Ainsi, la transplantation confronte le sujet à un réel dont l’irruption peut faire trauma, débordant ses capacités d’intégration psychique, c’est-à-dire ne permettant pas de nouage à des trames symbolique et imaginaire. Les informations transmises au patient lors de son bilan prégreffe cherchent notamment à limiter cet effet traumatique en proposant au patient un travail d’appréhension de ces suites opératoires. En effet, comme l’a observé Freud, un « apprêtement par l’angoisse » (1920, p. 303) permet d’éviter un débordement émotionnel traumatogène. Néanmoins, se représenter un tel vécu corporel reste la plupart du temps difficile et la réalité se révèle souvent trop violemment au sujet pour éviter une projection dans une dimension traumatique.
5 Les patients greffés sidérés par le réel de ces modifications corporelles, sont alors en quête d’un sens pouvant recouvrir la déchirure du voile fantasmatique avec lequel ils interprétaient la réalité. L’enjeu est alors de parvenir à ce que ce réel puisse être « bordé par des images et pris dans les mailles du discours » (Bedrihen, 2011, p. 142). Ce travail de symbolisation et de tissage avec des motifs imaginaires ramène alors fréquemment sur le devant de la scène le rapport qu’entretient le sujet avec le donneur.
6 Or, comme précisé ci-dessus, le don de ce dernier est indissociable de sa mort dans certains types de transplantation. Un nouvel écueil surgit alors pour le greffé : la charge imaginaire qui va accompagner ce geste du donneur et peser sur celui qui se trouve être son destinataire.
Le donneur, lieu d’ancrage de l’imaginaire dans la transplantation
7 Penser que sa greffe prend origine, bien au-delà de sa propre décision, dans l’intention de don d’une personne décédée projette le sujet dans un rapport d’ambivalence avec cet autre si proche par son acte salvateur et si étranger à la fois, puisque restant inconnu ainsi que le prévoit la législation. Il en résulte une relation souvent décrite par les patients comme étrange au sens où elle leur inspire un sentiment d’« inquiétante étrangeté » ainsi que le conceptualise Freud dans son texte de 1919.
8 Par ailleurs, dans l’attente du greffon, le lien à ce donneur a parfois été marqué par la culpabilité résultant de l’espoir qu’a pu nourrir le sujet qu’un décès survienne afin qu’il puisse survivre à sa pathologie. On entrevoit alors ici combien, selon l’histoire du sujet, le rapport au donneur peut se teinter de culpabilité, à l’image de ce qui est décrit par Freud dans Totem et tabou (1913) concernant la tendance inconsciente chez le survivant à se désigner coupable.
9 Enfin, s’ajoutent à cela les effets de dépersonnalisation et de vacillement de ses propres limites liés à la présence en soi d’un corps étranger qui se rappelle quotidiennement à la mémoire par le biais des soins infirmiers, des traitements antirejet, des douleurs cicatricielles et des limitations physiques qu’entraînent malgré tout la condition de transplanté. Ainsi, le patient greffé fait aussi face à une possible déconstruction de son « illusion [d’une] consistance identitaire » (Cupa et coll., 2008, p. 29) et d’une unicité. Cela situe alors le lien complexe du sujet greffé au donneur sur un terrain souvent déjà friable ou du moins fragilisé.
10 Les points évoqués ci-dessus montrent combien l’émergence du lien fantasmatique au donneur peut alors aussi être l’occasion d’un trauma pour les patients transplantés, mais prenant cette fois origine dans le champ de l’imaginaire.
11 Les stratégies défensives utilisées par le sujet pris dans ce type de problématique peuvent alors être massives, évacuant le donneur de la scène psychique. En effet, certains patients semblent se protéger d’un imaginaire traumatique véhiculé par la figure du donneur avec les moyens suivants: rationaliser la transplantation à son extrême en la considérant comme une opération purement mécanique où il s’agirait simplement de remplacer une pièce organique par une autre, ou encore envisager l’organe transplanté comme une partie corporelle immédiatement intégrée à son propre corps, se l’appropriant de facto sans ambiguïté apparente, ainsi que l’évoque M. Fellous (2005, p. 49). Le donneur se trouve alors éjecté de la scène fantasmatique, permettant ainsi au sujet greffé de faire l’économie d’une confrontation traumatique à un imaginaire désorganisateur.
12 Néanmoins, certains patients transplantés appréhendent au contraire leur greffon comme un objet partiel provenant du donneur. L’ambivalence et les fantasmes liés à ce dernier sont alors mis au jour, et c’est dans ce cas de figure que la question du don qui relie le sujet greffé à cette figure imaginaire du donneur peut provoquer une sidération traumatique sur des interrogations identitaires et propres à une problématique de dette.
13 C’est alors en se penchant sur l’histoire de patients aux prises avec un tel abord de la transplantation et du rapport complexe au donneur qu’elle fait émerger, que nous pourrons penser l’enjeu au cœur de l’appropriation d’un organe greffé.
14 Nous nous intéresserons donc au parcours de deux hommes greffés pulmonaires, témoignant chacun d’angoisses liées à une perte de repères identitaires d’une part et à un lien fantasmatique traumatique au donneur d’autre part.
15 Néanmoins, comprendre les enjeux intrinsèques à la relation de don demande d’abord de s’intéresser à ce qu’elle peut recouvrir dans le champ social, puisque le don est une modalité de lien social. C’est donc en remontant à ses racines anthropologiques que nous essaierons ici d’en saisir l’essence.
Le potlach et le hau, repères anthropologiques pour penser la relation de don
16 Dans son Essai sur le don (1923), M. Mauss pointe un fonctionnement paradigmatique de la relation de don qu’il a observé entre des tribus du Nord-Ouest américain et du Sud-Est asiatique. Il s’agit du potlach, qui est une modalité d’échange nécessaire à l’organisation sociale de la tribu. Le potlach s’articule autour de trois obligations : donner, recevoir et rendre. Le don n’est donc pas ici pensé comme un lien unilatéral qui exclut un retour contrairement à ce qui est communément considéré dans notre société occidentale contemporaine. M. Mauss explique la nécessité de rendre par l’introduction de la notion de hau.
17 En effet, dans des tribus polynésiennes, chaque entité, chaque objet possède un hau, qui se traduirait par l’« esprit des choses » (Mauss, 1923, p. 79). Ainsi « accepter quelque chose de quelqu’un, c’est accepter quelque chose de son essence spirituelle, de son âme » (ibid., p. 82) et il ajoute alors l’idée suivante : « Ce qui, dans le cadeau reçu, échangé, oblige, c’est que la chose reçue n’est pas inerte. Même abandonnée par le donateur, elle est encore quelque chose de lui. Par elle, il a prise sur le bénéficiaire » (ibid., p. 80).
18 Ces considérations anthropologiques nous éclairent alors bien sur le lien des sujet greffés aux donneurs à travers le don de l’organe transplanté. En effet, la relation de don inhérente à la greffe introduirait de fait le receveur dans un lien au donneur par le biais de l’esprit de ce dernier, indissociable de l’organe transmis. Ainsi envisagé, le don d’organe invite finalement le receveur à imaginer quelles intentions du donneur accompagnent son geste, puisque ce dernier est et restera un inconnu pour lui. On comprend alors mieux pour quelle raison le receveur se trouve en posture d’imaginer ce qui lui a été transmis par le donneur au-delà de l’aspect matériel de l’organe.
19 Par ailleurs, une des propriétés du hau est qu’il cherche à retrouver son point d’origine d’une manière ou d’une autre, c’est à dire que le contre-don peut prendre une forme différente de celle de l’objet initial et s’inscrire dans un circuit qui introduit un tiers, mais il installe bien toujours le receveur dans une « spirale du don », ainsi que K.L. Schwering (2014) la définit. Le contre-don peut donc prendre la forme qui fera sens pour le receveur et n’est en aucun cas un retour du même ou d’un équivalent quantitatif comme cela peut être le cas dans un échange marchand.
20 Ainsi pensé, le don d’organe n’inscrit pas le sujet greffé dans un rapport quantitatif où il serait face à une dette de vie inégalable par essence et par là même aliénante. À l’inverse, il l’introduit dans un système où l’endettement contracté se situe sur un registre qualitatif, suscitant une dynamique de liaison sociale : le receveur fait le choix d’un contre-don enrichi d’un apport subjectif, à la hauteur de ce qu’il a interprété du geste du donneur.
L’enjeu clinique du rapport à la relation de don
21 La pratique de la greffe pulmonaire se développe dans les années 1980 avec l’apparition d’un immunosuppresseur, la ciclosporine, permettant d’éviter le rejet des poumons transplantés. Ce type de transplantation présuppose le décès du donneur, pouvant donc confronter le receveur aux problématiques évoquées ci-dessus. Les deux patients dont il est question ici ont été greffés des poumons, suite à des pathologies pulmonaires qui les condamnaient à court terme.
22 Léon était en retraite depuis deux ans quand on lui découvre une fibrose pulmonaire idiopathique, une maladie dégénérative avec une évolution rapide sans perspective de guérison. Dans la perspective d’une greffe, il est rapidement orienté vers le service de pneumologie, afin de procéder à un bilan prétransplantatoire. Je le rencontre à cette occasion. Il est très anxieux à l’idée d’une issue dramatique de l’opération mais se dit prêt à prendre un tel risque puisque sa pathologie lui serait certainement fatale dans les mois qui suivent. Après huit mois d’attente, Léon reçoit enfin l’appel lui annonçant que l’hôpital l’attend pour l’opération de greffe, qui se déroulera sans complications particulières.
23 Je le retrouve à sa demande dans le service de réanimation chirurgicale dans les jours qui suivent sa transplantation. Il m’explique se sentir débordé émotionnellement, et ce particulièrement quand un de ses proches le visite. Dans les entretiens qui suivent, il insistera sur son mal-être, évoquant un sentiment de culpabilité vis à vis du donneur qui « a donné sa vie pour lui », et ce, d’autant plus que toute l’attention de sa famille ne se tourne que vers lui, Léon.
24 Ce donneur se situerait quelque part en lui : « On est deux... » et il sent qu’il doit lui faire une place. Précisons que Léon a bien conscience que son ressenti n’est pas une réalité physique, il n’est visiblement pas délirant ou dans une forme hallucinatoire d’effet secondaire parfois observé dans les surdosages en traitement antirejet. Par ailleurs, bien que sachant qu’un prélèvement de poumon n’est envisagé que si le donneur est en état de mort cérébrale, Léon insiste sur l’idée que ce dernier « a payé de sa vie ce don d’organe ».
25 On voit alors ici émerger le fantasme que le donneur serait mort dans le but de le sauver, et les termes utilisés, « payer », « coûter la vie » témoignent que le lien à ce dernier se situe dans un registre de l’échange, de la transaction, annihilant la possibilité d’envisager ce don sans qu’il s’accompagne d’une dette imaginaire sans limites – si ce n’est celle de la mort. Au fur et à mesure que Léon déploie sa pensée, le vacillement identitaire qui semble le saisir se fait plus explicite : « Par moment je ne sais plus si c’est moi ou lui qui est là, qui parle et à qui l’on s’adresse... » Il m’apparaît par ailleurs de plus en plus clairement que la dualité qu’il ressent, signe son sentiment qu’il doit payer lui aussi pour sa vie sauvée et que le seul contre-don à la hauteur serait de faire en lui une place entière à ce donneur : sa famille ne doit donc pas le visiter, lui, mais ce donneur, à qui il doit une vie, et chaque geste, chaque mot, chaque respiration devrait entièrement appartenir à cet autre. La question qui émerge alors est la suivante : si je rends au donneur une place totale pour vivre en moi, où puis-je exister ?
26 Léon se dit persuadé que son donneur est un homme. « Il devait être mieux que moi, fabuleux, je me demande si je mérite bien ce greffon » se désespère Léon. À partir de son impasse, à savoir l’impossibilité de rendre à la hauteur du don reçu, à moins de céder entièrement son propre corps et son existence, Léon semble n’avoir d’autre perspective que de se dévaloriser et tomber dans des affects dépressifs. M. Mauss précisait d’ailleurs bien à ce sujet que « le don non rendu rend inférieur celui qui l’a accepté » (1923, p. 213).
27 Néanmoins, à la séance suivante, son discours évolue : « Mon donneur m’a permis la vie, c’est un peu comme mon père, ...un deuxième père ». Léon cherche donc à se figurer cet autre disparu, ce qui m’évoque le cheminement d’un endeuillé où se produit un moment de figuration du disparu. En effet, selon L. Laufer, « L’expérience du deuil mettrait radicalement en jeu le « rapport d’intimité » que l’endeuillé entretient avec le mort […]. De fait, le vivant doit retrouver le mort en un point de rencontre de son fantasme » (Laufer, L. 2006, L’énigme du deuil, 26). Ainsi, la figure imaginaire du donneur disparu prend forme pour Léon, instituant un rapport d’altérité et une élaboration possible du lien tissé jusqu’ici avec ce dernier. Et c’est précisément en s’appuyant sur cette représentation fantasmatique que Léon va trouver un frayage vers la libération de son impasse.
28 Le parallèle avec son père s’étoffe ensuite. Il précise que ce dernier lui a transmis le savoir pour être chef d’entreprise, mais il s’agit là selon lui d’une « transmission partielle », sous-entendant ici qu’elle ne lui a pas coûté la vie... L’entretien suivant prend alors une tournure nouvelle. Léon revient sur l’idée de ce donneur-parent qui s’est « sacrifié » pour lui, mais il cerne ici un point qui le dérange en déplaçant le problème sur sa personne : il évoque brièvement l’existence de ses deux filles et précise que selon lui, un parent n’est pas dans une position sacrificielle, puisqu’en donnant la vie, il réalise un désir qui lui est cher. Enfin, il ajoute que finalement lui aussi a pu être dans une posture similaire au donneur, celle de celui qui donne la vie à un autre. J’arrête alors l’entretien sur cette parole qui me semble suffisamment signifiante. Il reviendra me voir une fois ensuite et me dira avoir oublié ce qui s’est dit exactement lors de notre dernière séance mais que depuis, il se sent en paix avec son donneur et a repris pleinement possession de son corps, « sans état d’âme ». Dans les mois qui suivront, Léon reviendra régulièrement dans le service en ambulatoire pour des contrôles médicaux, et n’évoquera plus son sentiment de dette insoluble.
29 Ainsi, c’est en prenant appui sur le fantasme d’un donneur-parent que Léon semble s’être libéré de l’endettement sans limite qu’il a fantasmé à l’endroit du donneur. Le cheminement de ce patient montre bien combien un changement d’éclairage sur ce que représentait ce geste a pu lui permettre de sortir de l’aliénation mortifère qui le reliait au donneur. On pourrait alors ici repérer ce qui se rapproche du hau de M. Mauss : l’intention du donneur, ici interprétée comme un désir parental par Léon. Ce qui était en jeu, était finalement de pouvoir se sentir dans une modalité relationnelle où il ne s’agissait pas de rendre quantitativement du même, mais de trouver où, dans sa vie, il a pu lui aussi être inscrit dans une « spirale de don », où chacun fait don à un tiers d’un élément signifiant car riche d’une empreinte subjective et par là même singulière.
30 Marius a 60 ans quand il lui est proposé une transplantation pulmonaire. Cela fait dix ans qu’il souffre d’une BPCO (Broncho-pneumopathie-chroni-que-obstructive) et d’un emphysème, l’ayant privé progressivement de son autonomie.
31 Cette lente dégradation de son corps l’a progressivement confronté à l’idée qu’il pourrait un jour mourir d’asphyxie, ou d’une complication liée à sa maladie. Ainsi, la greffe constitue pour lui une perspective tant espérée que redoutée pour les risques qu’elle entraîne.
32 Après l’opération suivie de deux semaines en réanimation, Marius retrouve le cadre du service de Pneumologie qu’il connaît mieux. Le chemin qui se dresse devant lui semble moins périlleux que ces premiers jours en réanimation, où tout peut basculer d’un moment à l’autre avec une infection, un rejet aïgu, ou toute autre complication de ce type de transplantation si complexe : un temps suspendu dans un service où la surveillance constante et renforcée par une multitude d’appareils de mesure rappelle à chaque instant le fil ténu qui rattache à la vie.
33 Néanmoins, le chemin qu’il a devant lui s’avère aussi compliqué : il faut réapprendre à marcher, manger, se laver mais aussi à respirer. Or, après ces longues années sans parvenir à se déplacer, tous ses muscles se sont étiolés et aujourd’hui, chaque mouvement, chaque effort épuise, fait souffrir et par là même confronte à la fragilité de ce corps affaibli.
34 Je retrouve Marius dans sa chambre d’hospitalisation, exténué et sidéré par la violence de l’épreuve qu’il vient de traverser : Il dit avoir besoin de temps « pour reprendre son souffle ». Enfin, il a pu « se débarrasser de ses poumons malades ». Rapidement, sa principale préoccupation est de témoigner sa reconnaissance à sa femme, à l’équipe soignante, aux chirurgiens. Puis surgit celui qui semblait resté caché derrière ces différentes figures : « Comment remercier le donneur, sa famille ? ». L’infirmière coordinatrice de greffe évoque la possibilité d’écrire à l’agence de biomédecine qui transmettrait sa lettre anonymée aux proches du donneur, ce procédé ayant permis à d’autres patients greffés de se libérer de leur sentiment d’endettement. Mais l’enjeu, à savoir remercier à la hauteur de sa dette, semble trop lourd et cette possibilité ne suffira pas à apaiser Marius.
35 Le premier mot qu’il associe au donneur est « le néant », indiquant ici combien l’anonymat de ce dernier lui posait question. Puis l’imaginaire vient combler le vide : « c’était certainement un homme méritant, qui mérite justement que l’on préserve son organe. Finalement, le donneur, c’est comme une mère qui m’a sauvé en me donnant une deuxième vie ! » explique Marius dans un élan d’émotion. La figure du donneur prend alors forme, à l’image d’une mère aimante qui a voulu protéger son fils. On pourrait voir dans cette intention maternante prêtée par Marius au donneur, ce qui se rapprocherait du hau, transmis avec les poumons. L’interprétation du don comme un geste maternel protecteur se retrouve souvent chez les patients greffés (Pandoula-Kafchitsas, G. ; Grann, L.M., « Les fantasmes de maternité dans la transplantation d’organes »), néanmoins nous allons voir ici que cette identification va réactualiser un passé extrêmement douloureux et traumatique pour Marius. En effet, dans les jours qui suivent, il ne mange plus, et parfois même, il va jusqu’à vomir lorsqu’il fait face à son plateau repas. Il me décrit du dégoût à la vue et à l’odeur des aliments, impossible de se nourrir. Cela inquiète l’équipe soignante, ce qui ne lui échappe pas. Lui-même semble anxieux : « Je suis anorexique, non ? ». Marius désigne son corps cachexique, sa maigreur est effectivement impressionnante.
36 Puis, après plusieurs entretiens, vient péniblement le récit du vécu à l’origine de cet écoeurement. À voix basse, prostré dans sa honte et son désespoir, Marius me confie qu’il a été abusé par son père quand il était petit. Ce sont des fellations que son père l’obligeait à faire, et sa parole aurait été scellée jusqu’à la mort de ce dernier par une injonction de silence impérieuse. Mais le drame de Marius ne s’arrête pas là. Dans son souvenir, sa mère est toujours à l’étage, elle sait, mais ne fait rien. Ainsi, il n’a jamais pu compter sur elle pour le protéger de ce père maltraitant. Par ailleurs, sa petite sœur a, elle aussi, subi ces violences et Marius insiste sur le fait que « lui non plus » ne l’a pas protégée.
37 Emerge alors chez Marius un mouvement dépréciatif, où il se décrit comme fragile et incapable d’être heureux car « trop brisé » par ce passé. Il exprime très clairement l’idée qu’il n’a jamais pu affronter « les difficultés de l’existence », et en conséquent, ne s’est jamais senti digne d’être estimé. Selon lui, il aurait fallu pour cela connaître un enracinement dans une famille étayante, sans un tel vécu traumatique. Il donne pour preuve de cette conviction, son divorce et le refus de ses filles de le voir depuis plusieurs années, imaginant qu’elle se sont détournées de lui par lassitude de son mal-être. Marius semble maintenant entièrement se définir à travers son trauma et va lentement se laisser glisser dans une dépression profonde, replié dans son lit dans une impression écrasante de fatigue, perdant tout désir et insistant sur l’idée que prendre soin de son greffon lui semble finalement insurmontable et qu’il n’est pas à la hauteur du donneur.
38 Le cheminement de Marius montre combien il est parfois difficile pour les sujets greffés de s’inscrire dans une forme de « spirale du don ». En effet, l’intention qui a été attribuée fantasmatiquement au donneur, peut parfois faire émerger des traumatismes qui entravent toute possibilité de contre-don. Dans le cas de Marius, l’identification du donneur à une mère protectrice réactualise le trauma d’un viol sous le regard indifférent de sa propre mère et semble réveiller la culpabilité de ce patient, témoin impuissant face à sa sœur abusée. Or, on voit bien ici que l’intention, le hau, attribuée au donneur révèle justement ce que Marius pointe en lui comme une défaillance insupportable – du fait de sa culpabilité –, à savoir son incapacité à fournir à l’autre une quelconque protection du fait de sa propre fragilité. Considérant alors le paradigme du potlach, on pourrait dire que le hau lié à l’organe transmis écrase Marius par la charge fantasmatique qu’il véhicule, si bien qu’aucun contre-don ne peut être imaginé sans être immédiatement indigne du don d’origine. On comprend alors comment Marius n’a pu avoir accès à une forme de « spirale de don » qui lui aurait permis d’être en paix avec le donneur et d’accepter le greffon transmis.
39 Par ailleurs, la dépression de Marius semble relever d’une forme de mélancolisation, où l’ombre du mort – le donneur – tombe sur lui, l’ensevelissant progressivement dans un corps pétrifié par l’impossibilité d’une inscription dans un mouvement d’échange avec l’autre, c’est-à-dire pétrifié par un endettement imaginaire. L. Laufer dit du mélancolique que « le seul sacrifice qu’il peut consentir à faire est son corps même, par le suicide, parce qu’il est devenu lui-même tout entier “le morceau du sacrifice” » (Laufer, L. 2006, L’énigme du deuil, 48).
40 Ainsi, l’histoire de Marius nous indique aussi combien la possibilité d’inscription dans une modalité de don à l’image de celle décrite par M. Mauss semble être un enjeu essentiel pour ceux qui ont fait le choix de la transplantation.
Conclusion
41 La question du contre-don se pose donc de manière particulièrement aiguë dans les transplantations d’organes présupposant un décès. En effet, dans ce cas, le sentiment de dette latente des survivants à l’égard des morts qu’évoquait Freud dans Totem et tabou, trouve un champ d’expression particulièrement propice à son déploiement.
42 Beaucoup de patients transplantés ont alors recours à des processus de défense massive visant à éjecter le donneur de leur scène psychique. Mais pour ceux qui se confrontent à la problématique de l’endettement, indissociable du rapport imaginaire au donneur et au greffon, se pose le problème d’envisager le don autrement que dans un rapport quantitatif – comme c’est bien souvent le cas dans notre société occidentale –.
43 Envisager de rendre à la hauteur d’un tel don, engagerait en effet le receveur dans une aliénation perpétuelle, le condamnant à régler une dette sans limites, si ce n’est celle de sa propre mort. Dans un tel cas de figure, l’enjeu serait finalement de parvenir à changer de paradigme dans la modalité relationnelle au donneur afin de s’inscrire dans une relation à l’autre libre et féconde. Cela nécessiterait alors que la dette soit pensée en termes qualitatifs, dans un registre symbolique. Le sujet aurait ainsi le choix d’un contre-don signifiant pour lui et susceptible de le projeter dans une dynamique de liaison sociale, à l’opposé d’un rapport d’échange marchand, stérile par essence. En effet, dans une telle logique, seuls son propre corps et sa propre existence pourraient faire contre-poids, pour celui dont le fantasme est d’avoir été sauvé au prix du sacrifice d’une vie.
Bibliographie
- Bedrihen, N. 2011. « En cancérologie : l’épreuve du réel », dans Le psychologue en service de médecine, Issy-les-Moulineaux, Masson, p. 137-152.
- Cupa, D. ; Gourdon, M.-L. ; Riazuelo, H. ; Causeret, C. 2008. « Psychanalyse en néphrologie », Le Carnet Psy, n° 127, p. 29-33.
- Fellous, M. 2005. « Soi-même et un autre : l’identité paradoxale du greffé », Cités, n° 21, p. 45-55.
- Freud, S. 1913. « Totem et tabou », dans OCF.P, XI, Paris, Puf, 2005, p. 189-385.
- Freud, S. 1919. « L’inquiétant », dans OCF.P, XV, Paris, Puf, 2006, p. 147-188.
- Freud, S. 1920. « Au-delà du principe de plaisir », dans OCF.P, XV, Paris, Puf, 2006, p. 273- 338.
- Laufer, L. 2006. L’énigme du deuil, Paris, Puf, 2008.
- Mauss, M. 1923. Essai sur le don, Paris, Puf, 2012.
- Nancy, J.-L. 2000. L’Intrus, Paris, Galilée, 2010.
- Pandoula-Kafchitsas, G. ; Grann, L.-M. 2010. « Les fantasmes de maternité dans la transplantation d’organes », Cliniques méditerranéennes, n° 81, p. 199-207.
- Schwering, K.L. 2014. « La spirale du don en transplantation d’organes », Recherches en psychanalyse, n° 17, p. 8-16.
Mots-clés éditeurs : potlach, Transplantation, dette, don d’organe, hau, greffe, contre-don, donneur
Date de mise en ligne : 21/09/2017
https://doi.org/10.3917/cm.096.0219Notes
-
[1]
Les termes « imaginaire », « symbolique » et « réel » sont à entendre au sens lacanien du terme dans cet article