Notes
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La parenthèse est de l’auteur.
1 S’alimenter, marcher, dormir, parler sont des jalons incontournables du développement du bébé. Les parents portent un regard sur ces acquisitions tantôt tranquilles, tantôt inquiets, généralement attentifs. Ces différentes étapes sont des points de repère du développement, donc des indices de bonne santé, des signaux de « normalité » dans la trajectoire de l’enfant.
2 Compte tenu de la nécessité physiologique de s’alimenter, la nourriture prend chez le bébé une dimension incontournable. Pourtant, a priori solidement ancrée dans la physiologie, elle s’avère plus fragile qu’il n’y paraît. En effet, les difficultés d’alimentation sont courantes en clinique pédiatrique ordinaire (Cascales et coll, 2014). Avec les douleurs digestives (Olives et Cascales, 2013) et les difficultés liées au sommeil, les difficultés d’alimentation font partie des causes de consultation les plus répandues chez les pédiatres de ville. Pour certains bébés et jeunes enfants, ces difficultés peuvent devenir plus importantes et se chroniciser. Dans ce cas, on ne parle plus de difficulté d’alimentation mais de trouble du comportement alimentaire (TCA) ou d’anorexie du nourrisson, afin de souligner la permanence du symptôme.
3 Les professionnels de la petite enfance savent que les troubles du comportement alimentaire précoces sont complexes et hétérogènes (Cascales, 2015). Les protagonistes sont nombreux (parents, nounou, grands-parents…), les causalités multiples et les intrications somatopsychiques importantes. C’est pourquoi, au-delà des grilles de lecture pédiatrique et nutritionnelle, il était nécessaire d’étudier les ressorts psychiques qui sont à l’œuvre dans les troubles alimentaires du bébé. Nous découvrirons dans l’article comment les interactions contenues dans la relation parents/bébé mettent en musique le concept freudien de co-excitation libidinale et la dialectique interactionniste intrapsychique/intersubjectivité.
4 Pour notre argumentation, nous débuterons par les concepts freudiens de pulsion, d’excitation et d’oralité. L’aspect intemporel de la métapsychologie freudienne garantissant la pertinence des concepts dans leur application concrète que ce soit dans la clinique ou dans la recherche sur l’anorexie du bébé. Fort des travaux freudiens, nous affinerons notre réflexion sur l’anorexie du bébé et les troubles de l’oralité précoces en abordant les travaux d’auteurs plus contemporains allant de Donald Woods Winnicott à Jacques Lacan et Bernard Golse.
La théorie de l’étayage
5 Dans son ouvrage célèbre sur les théories sexuelles infantiles, Freud (1905) développe l’idée d’un étayage de la pulsion sexuelle sur la pulsion d’autoconservation. Il conçoit le plaisir de succion comme une sensation héritée des premières tétées maternelles. La zone érogène labiale étant stimulée par la succion nutritive du sein maternel. Pour lui, une zone érogène est « un endroit de la peau ou des muqueuses dans lequel des stimulations d’un certain type suscitent une sensation de plaisir d’une qualité déterminée », cependant « n’importe quel autre endroit de la peau ou des muqueuses peut servir de zone érogène et doit par conséquent posséder une certaine aptitude à cela » (Freud, 1905, p. 107). Une oralité opérante repose donc sur une stimulation progressive de cette zone érogène. « Au début, la satisfaction de la zone érogène était sans doute associée à la satisfaction du besoin alimentaire. L’activité sexuelle s’étaye tout d’abord sur une des fonctions servant à la conservation de la vie et ne s’affranchit que plus tard » (ibid., p. 105). Un peu plus tard, « le besoin de répétition de la satisfaction sexuelle se sépare du besoin de nutrition, séparation qui est inévitable au moment où les dents font leur apparition et où la nourriture n’est plus exclusivement tétée, mais mâchée » (ibid.). À partir de là, des procédés auto-érotiques comme la succion du pouce ou la succion de la tétine permettent à l’enfant de découvrir des leviers d’auto-apaisement de son excitation interne. Pour Freud « le suçotement, qui apparaît déjà chez le bébé et qui peut se poursuivre jusqu’à la maturité ou se maintenir durant toute la vie, consiste en une répétition rythmique avec la bouche (les lèvres) d’un contact de succion, dont la finalité alimentaire est exclue » (ibid., p. 102). Ce qu’il nomme la « succion voluptueuse s’accompagne d’une distraction totale de l’attention et conduit, soit à l’endormissement, soit même à une réaction motrice dans une sorte d’orgasme » (ibid., p. 103). Parce que le principe d’étayage des pulsions sexuelles sur les pulsions d’autoconservation relève aussi bien d’un modèle d’organisation que de confusion du développement du bébé, le principal enjeu de cette acquisition sera d’organiser la concomitance entre les succions nutritives et les succions plaisir. Une alimentation cohérente dépend donc des caractéristiques du bébé et de la manière dont l’environnement facilite l’ajustement entre les valences sexuelles et nutritives. Le stade oral est génétiquement le premier stade de l’évolution libidinale de l’enfant. Ce stade est fondateur pour le psychisme du sujet parce qu’il permet l’installation de la volupté suscitée par le remplissage de l’estomac et l’activation érotique de la succion. Mais comment est-ce que cela fonctionne ? Pour essayer de répondre à cette question, faisons un détour par le concept de libido.
Le concept de libido
6 Pour Freud, le concept de libido se définit « comme une force quantitativement variable permettant de mesurer les processus et les transpositions dans le domaine de l’excitation sexuelle » (ibid., p. 158). La libido est à l’origine des processus psychiques les plus divers. Elle s’origine dans le moi et varie quantitativement par la nature qualitative de ses investissements. C’est-à-dire que la libido du moi ne devient active que par ses investissements d’objets sexuels. Ainsi, quand elle est devenue libido d’objet « nous la voyons se concentrer sur des objets, s’y fixer ou au contraire abandonner ces objets, passer de ces objets à d’autres et, de ces positions, diriger l’activité sexuelle de l’individu, qui conduit à la satisfaction, c’est-à-dire à l’extinction partielle et temporaire de la libido » (ibid., p. 158). Lorsque la libido est retirée des objets, elle se retranche dans le moi pour redevenir libido du moi ou libido narcissique. Dans cette logique, à partir de l’étayage des pulsions, le tout premier objet libidinalement investi est l’objet maternel. La transformation de la libido d’objet en libido narcissique entraîne une mise en parenthèses du processus objectal d’investissement maternel et un développement des auto-érotismes. Pour ainsi dire, le retour de la libido dans l’objet maternel est un après-coup de l’investissement qui fera dire à Freud que « la découverte de l’objet est à vrai dire une redécouverte » (ibid., p. 164). Ainsi, le développement libidinal de l’enfant passe par le découplage de la pulsion sexuelle et de la pulsion d’autoconservation, la traversée des stades prégénitaux (oral, anal) et l’installation des auto-érotismes, l’accession à la génitalité, la mise en latence du processus psychosexuel et l’entrée dans la puberté. Toutes ces étapes du développement de l’enfant ne sont possibles qu’en raison de la proximité affective et de la mutualisation de l’investissement libidinal des parents (particulièrement la mère pour Freud) et de l’enfant. D’une certaine manière, l’investissement objectal du bébé n’est rendu possible que par l’investissement objectal de la mère. En cas de deuil ou d’absence de l’objet, l’alimentation peut être profondément perturbée en raison de l’identification à l’objet du moi du sujet. Freud souligne d’ailleurs qu’« Abraham a sans doute raison de rapporter à cette relation (identification) [1] le refus d’alimentation qui se manifeste dans les formes sévères de mélancolies « (Freud, 1915b, p. 157). Quand « l’ombre de l’objet tombe sur le moi », l’appétit peut être emporté par les tentacules du système libidinal et ses vicissitudes.
La relation d’objet
7 Cependant, à l’instar de l’investissement libidinal du bébé, l’investissement libidinal maternel n’est pas sans point d’achoppement. Freud a longuement développé l’influence externe de la séduction sur les perturbations du développement de l’enfant, il en donne une illustration qui concerne spécifiquement le bébé : « Le commerce de l’enfant avec la personne qui le soigne est pour lui une source continuelle d’excitation sexuelle et de satisfaction partant des zones érogènes, d’autant plus que cette dernière – qui en définitive, est en règle générale la mère – fait don à l’enfant de sentiments issus de sa propre vie sexuelle, le caresse, l’embrasse et le berce, et le prend tout à fait clairement comme substitut d’un objet sexuel à part entière » (Freud, 1905, p. 166). La tendresse prend donc une place singulière dans l’économie libidinale du bébé. Par exemple, une tendresse excessive peut perturber sa maturation libidinale en empêchant la liaison de l’excitation. Les conséquences peuvent être diverses, allant d’état anxieux à des troubles fonctionnels qui se chronicisent. La tendresse peut donc être inductrice d’excitation sexuelle non liée. Un des moyens dont dispose le bébé est le refoulement. En effet, lorsque les stimulations externes induisent une excitation sexuelle qui dépasse la quantité gérable par le moi, « les excitations concernées continuent d’être produites comme auparavant, mais sont tenues éloignées de la réalisation de leur but par empêchement psychique et poussées vers de nombreuses autres voies, jusqu’à ce qu’elles viennent à s’exprimer sous forme de symptômes » (ibid., p. 189).
8 Ainsi, le développement psychoaffectif du bébé est conditionné par la relation première à la mère qui garantit les prémices d’une relation d’objet à travers laquelle sucer, mordre et avaler l’objet se succèdent afin de contribuer au développement du bébé. « L’induction de la sensation de plaisir dépend donc davantage de la qualité du stimulus que des propriétés de l’endroit du corps concerné » (ibid., p. 108). Le terme de « qualité » est employé pour définir la nature et la qualité de l’investissement maternel. Finalement, ce n’est pas la constitution de la zone érogène qui est décisive dans le développement du bébé mais la manière dont elle est traitée par l’environnement humain qui procure les soins. L’érogénéisation du corps du bébé dépend donc de la qualité de l’investissement libidinal parental. Les premiers soins donnés aux bébés sont donc déterminants pour son organisation libidinale future.
De l’excitation à la pulsion
9 Au-delà des qualités de l’environnement, le bébé freudien a-t-il les outils psychiques pour autoréguler son excitation interne ? Pour Freud, le refoulement originaire apparaît à travers la concomitance du plaisir et de la satisfaction du besoin vital. Le refoulement a pour fonction principale de maintenir l’excitation des zones érogènes à un niveau tolérable par le moi. Dans le cas où le niveau d’excitation de la zone érogène déborde les capacités maternelles de pare-excitation, « le refoulement se portera sur la pulsion alimentaire » (ibid., p. 106). Les conséquences du refoulement peuvent être d’ordre différent. Freud envisage les troubles de l’alimentation, les sensations d’étranglement et les vomissements comme les conséquences possibles de la mise en place du refoulement. Pour lui, le processus érogène peut être compris comme « un sentiment singulier de tension, qui a plutôt un caractère de déplaisir, et par une sensation de démangeaison ou de stimulation d’origine centrale et projeté dans la zone érogène périphérique » (ibid., p. 109). Ainsi, la transformation de l’excitation en pulsionnalité nécessite la participation d’un tiers subjectivant. Freud explique en des termes quantitatifs ce processus qualitatif de transformation subjective. Le passage de l’excitation à la pulsion se produit à travers les organisations prégénitales de la vie sexuelle. En tant que stade inaugural, l’organisation orale valorise l’incorporation de l’objet en vue de préparer les identifications futures. La mère contribue à la transformation de l’excitation en pulsion durant ce parcours vers la génitalité. Elle est en même temps à l’origine de la pulsion et paradoxalement la première protectrice du psychisme du bébé en occupant le rôle de pare-excitation. Par défaut de système pare-excitant, c’est la mère qui fait fonction de barrière protectrice face aux stimuli de l’environnement (externe) et aux sensations corporelles et psychiques (interne). En relevant la similitude entre satisfaction sexuelle et satiété, Freud souligne la concomitance des deux satisfactions pulsionnelles (autoconservation et sexuelle) : « lorsque l’on voit un enfant rassasié quitter le sein en se laissant choir en arrière et s’endormir, les joues rouges, avec un sourire bienheureux, on ne peut manquer de se dire que cette image reste le prototype de l’expression de la satisfaction sexuelle dans l’existence ultérieure » (ibid., p. 105). Cependant, est-ce que le bébé qui arrive à satiété exprime par son endormissement la chute de l’excitation ou la satisfaction de la pulsion ? Pour tenter de répondre, précisons les termes d’excitation sexuelle et de pulsion pour Freud.
10 Tout d’abord l’excitation sexuelle. L’excitation sexuelle du bébé provient de multiples sources. « Les excitations provenant de toutes ces sources ne s’assemblent pas encore, mais poursuivent chacune isolément leur but, qui n’est autre que le gain d’un certain plaisir. Il en résulte que pendant l’enfance, la pulsion sexuelle n’est pas centrée et qu’elle est d’abord sans objet, auto-érotique » (ibid., p. 182). Ainsi, l’excitation sexuelle naît d’abord « de la reproduction d’une satisfaction éprouvée en connexion avec d’autres processus organiques », ensuite, « sous l’effet d’une stimulation périphérique adéquate des zones érogènes », enfin, « en tant qu’expression de certaines pulsions…telles que la pulsion scopique et la pulsion de cruauté » (ibid., p. 132). Le premier point faisant référence à l’étayage du sexuel sur l’autoconservation, le deuxième point à la succion du pouce par exemple et le troisième point à la vision et à la cruauté. Cette excitation sexuelle agit en tant que stimulation sur : « l’appareil sensoriel des nerfs vestibulaires », « la peau » et « les parties profondes (muscles, articulations) » (ibid., p. 133). Le premier point fait référence aux situations stressantes, émotions intenses et douleurs pouvant susciter de l’excitation, le deuxième concerne la peau en tant que surface réceptive des stimulations et le troisième point évoque les stimulations liées aux contacts entre deux corps qui s’affrontent. Finalement, la source de l’excitation sexuelle est déterminée par « la qualité des stimulations bien que le facteur constitué par l’intensité » (ibid., p. 139) soit aussi important.
11 Ensuite, la satisfaction de la pulsion. Dans « Pulsions et destins des pulsions », Freud (1915a, p. 18) liste les éléments qui composent la pulsion. Selon lui, la pulsion est un processus dynamique consistant dans une poussée qui fait tendre l’organisme vers un but. Quatre éléments composent la pulsion : la poussée qui est la force, le facteur moteur de la pulsion. Par exemple, concernant la pulsion sexuelle, la poussée sera désignée sous le terme de libido ; le but : « le but d’une pulsion est toujours la satisfaction, qui ne peut être obtenue qu’en supprimant l’état d’excitation à la source de la pulsion » ; l’objet de la pulsion « est ce en quoi ou par quoi la pulsion peut atteindre son but », c’est l’objet d’investissement de la pulsion, un objet étranger ou bien faisant partie du corps propre ; la source de la pulsion est « le processus dynamique qui est localisé dans un organe ou une partie du corps et dont l’excitation est représentée dans la vie psychique par la pulsion ». Ainsi, deux registres sont en jeu dans le parcours de la pulsion. La satisfaction de la pulsion passe par l’investissement de l’objet maternel (registre qualitatif) qui entraîne la chute de l’excitation (registre quantitatif). En revanche, si la mère par ses défaillances n’incarne pas sa fonction objectale de source de la pulsion, l’excitation peut pousser sans but à atteindre dans le vide.
L’alimentation, un temps d’organisation pour la pulsion
12 Ainsi, durant l’alimentation, la mère – objet des investissements précoces du bébé – en tant que source pulsionnelle oriente la poussée d’excitation somatique vers la satisfaction du besoin. La mère est donc à la fois objet et source de la pulsion. Par défaut ou par excès d’investissement objectal, « si, par exemple, l’occupation de la zone labiale par les deux fonctions est la raison pour laquelle l’ingestion d’aliments engendre une satisfaction sexuelle, le même facteur nous permet aussi de comprendre les troubles de l’alimentation qui s’installent lorsque les fonctions érogènes de la zone commune sont perturbées » (ibid., p. 140). L’alimentation comme but à atteindre doit devenir indépendante de la satisfaction sexuelle pour que la poussée, au départ indifférenciée, d’excitation somatique puisse se transformer et se séparer en pulsion sexuelle et pulsion d’autoconservation. Dans ce cas, l’alimentation d’un côté et la succion du pouce de l’autre peuvent représenter un modèle d’organisation constructif pour le développement prégénital du bébé, l’étayage pulsionnel étant une étape de l’organisation prégénitale du bébé en relation.
L’alimentation, un temps de liaison des éléments sensoriels primaires
13 D’une autre manière, nous pouvons concevoir l’allaitement comme une expérience de satisfaction (réplétion de l’estomac et stimulation érogène de la tétée) qui laisse une trace perceptive permettant de lier l’excitation physiologique et l’objet qui procure la satisfaction. Au moment où le besoin se répète, l’image de l’objet et le souvenir de l’excitation sont réinvestis afin d’actualiser la perception. Ainsi, avant même que l’expérience de nourrissage se répète, le bébé est en capacité d’halluciner la satisfaction à partir des traces perceptives et du renouvellement du besoin. Freud parle d’une « identité de perception » (Freud, 1900). La perception au sens de Freud est donc une activité de liaison psychique qui garantit une marge d’autonomie pour le bébé. C’est parce qu’il peut halluciner l’expérience de satisfaction que le bébé peut tolérer (dans une certaine mesure) l’attente du nourrissage et la poussée de l’excitation liée à la faim.
14 À partir de ce modèle théorique et ces propositions conceptuelles, de nombreux auteurs vont reprendre le flambeau de « l’excitation » et poursuivre l’œuvre freudienne de compréhension du rôle joué par la libido (de l’excitation à la pulsion) dans l’établissement des premiers liens parents/enfant.
La co-excitation parents/bébé
L’excitation du bébé
15 Pour François Ansermet, une des caractéristiques du bébé est de naître dans l’inachèvement. L’inachèvement « amène à cette forme de chaos des effractions intéroceptives et extéroceptives qui submergent potentiellement le nouveau-né, le plongeant dans la détresse (Hiflosigkeit) » (Ansermet, 2010, p. 6). Le bébé est confronté à « un bombardement d’agencements de couleurs, de formes et de sons, dont l’intensité s’accroît tellement à la naissance » (Meltzer, 1987, p. 46) qu’il est nécessaire de s’interroger sur ses compétences initiales et ses capacités sensorielles précoces. Nous savons par Freud que le bébé est doté d’un système de « pare-excitation » psychique (Freud, 1920) qui aide au filtrage des stimulations qui proviennent de son environnement immédiat. L’objectif est de faciliter le travail de l’appareil psychique qui, dans sa logique d’intégration, donc d’harmonisation des stimuli, ne peut accueillir que de petites quantités d’énergies. L’adulte va prendre en charge une partie de ce système pare-excitation en s’efforçant de placer le bébé dans un environnement « sensitivo-sensoriel » (Golse, 2006, p. 21) qui ne soit ni carencé ni trop important. Du côté du bébé, « une autre partie de ce système se trouve d’emblée placée sous le contrôle de l’enfant lui-même comme en témoignent, par exemple, ses réactions d’extinction progressive face aux stimuli répétitifs qui sollicitent ainsi de moins en moins ses capacités d’attention » (ibid., p. 22). En atteste les expériences de tété non-nutritive dans lesquelles les chercheurs constatent que la succion de l’enfant augmente ou diminue en fonction de l’accroissement ou de l’épuisement de l’intérêt du bébé.
16 Par exemple, dans un scénario de sur-stimulation environnementale, le système pare-excitant du bébé peut être débordé par le bombardement sensitivo-sensoriel qui provient de son environnement immédiat. Dans ce cas, une trop grande quantité d’énergie peut envahir l’appareil psychique du bébé et contraindre celui-ci à détourner son attention de la tâche conjointement éprouvée de la prise alimentaire. Autrement, nous pouvons envisager les conséquences, pour le psychisme du bébé et son équilibre somatopsychique, d’une exposition continue à un environnement peu stimulant (Spitz, 1949). La faim en tant que stimulation intéroceptive est à l’origine de l’accroissement d’une tension interne chez le bébé. Freud en donne l’exemple dans son ouvrage Inhibition, symptôme et angoisse. Il précise que « la situation à laquelle il donne [le bébé] une valeur de “danger”, contre laquelle il veut être assuré, est donc celle de la non-satisfaction, de l’accroissement de la tension de besoin, face à laquelle il est impuissant » (Freud, 1926, p. 51). Enfin, nous pouvons envisager une dérégulation de l’état de vigilance interne du bébé par l’accroissement de stimulations intéroceptives (par exemple, fièvre, inflammation). Avant d’aller plus loin, précisons ce qu’est l’état de vigilance du bébé.
17 Si pour les neurosciences, l’état de vigilance peut être défini comme un état subjectif d’attention et de sentiment (Andrieu, 2010), pour Bernard Golse, la psychanalyse périnatale « désigne sous le terme de “vigilance”, le degré de disponibilité de l’enfant à l’égard des différents stimuli en provenance de son environnement » (2006, p. 21). Ainsi, dans tous les cas de figure évoqués ci-dessus, l’état de vigilance du bébé est perturbé profondément, c’est-à-dire, pour reprendre la formule de Bernard Golse, que la disponibilité du bébé est parasitée par la qualité des stimuli extéroceptifs et intéroceptifs et par la qualité propre de l’appareil corporel devant les métaboliser. Ainsi, la disponibilité du bébé, conceptualisée par son état de vigilance, dépend de son équilibre somatique et proprioceptif, qui lui-même dépend des capacités transformatrices de son équipement corporel et neurologique et des compétences de son environnement à trouver les dosages singuliers de quantité de stimulation à dispenser à son égard. Pour René Roussillon, « toute quantité tend à devenir effractive, non pas tant à cause de son intensité que de la faiblesse des capacités de traitement interne » (Roussillon, 1991, p. 206). Cependant, comment pouvons-nous expliquer cette faiblesse du traitement interne de l’excitation chez le bébé ? Essayons de comprendre comment la dyade ou la triade parents/bébé peut dysfonctionner dans sa dimension intersubjective. Une explication peut être trouvée dans la capacité de contenance psychique parentale.
La contenance psychique parentale
18 Certains parents ayant des modulations affectives « insuffisantes » peuvent contribuer à l’installation chez leur bébé d’un fonctionnement somatopsychique limité à la seule décharge de l’excitation. Si l’adaptation parentale est défaillante, le bébé peut ne plus réussir à compenser la tâche exigeante de différenciation de son monde interne et de son monde externe. Le corps du bébé devient à la fois « l’objet et le reflet des investissements et des projections des adultes, dont le développement normal est dévié » (Alvarez et coll., 2012, p. 2). Les bébés, faisant face « aux fantasmes de leurs parents, surtout quand ceux-ci sont soutenus par des agirs » (Denis, 2008, p. 78), sont soumis précocement à une excitation que leur psychisme ne peut traiter de façon opérante. Dans ce cas, par défaut de structuration psychique, le bébé peut être assailli par « une excitation désorganisante surchargeant la tâche intégrative » de son organisme (Kreisler et coll., 1974, p. 62). Dans cette perspective, le symptôme deviendrait une alternative psychique au défaut d’installation d’une fonction alpha transformatrice (Bion, 1962). Comment marche cette fonction contenante du psychisme maternel ?
19 Cette fonction alpha a pour principe de « recevoir et d’héberger dans le psychisme de la mère, les projections du bébé puis de les métaboliser et les restituer pour qu’elles deviennent assimilables pour lui » (Mellier, 2004, p. 12). D’une certaine manière, Bion « divise la vie mentale en zones symboliques et non symboliques (fonction alpha et éléments bêta), et envisage l’esprit comme un instrument pour penser des expériences émotionnelles » (Meltzer, 1987, p. 38). À partir de cette « expérience émotionnelle », les premières préperceptions sensorielles et les expériences affectives se transforment pour permettre l’ébauche des premiers processus de symbolisation. Cette fonction contenante et transformatrice protège « la qualité de perception de la réalité externe de l’impact venant des émotions internes, et inversement » (Lechevalier et Lechevalier, 2007, p. 448). Dans cette perspective économique du fonctionnement psychique, le bébé peut être sous la menace d’un véritable débordement d’excitation. Il ne peut, en l’absence de mouvement psychique parental spécifique, avoir accès aux défenses appropriées pour se protéger contre l’afflux d’excitations venant des objets externes, mais aussi de l’excitation venant du dedans, de la source même du corps. À nouveau, en l’absence d’un système de « pare-excitation » psychique opérant, le bébé ne peut organiser de façon efficace les modalités interactives qui sont nécessaires à la mise en place d’un développement harmonieux. Ainsi, l’appareil psychique du bébé « et sa capacité à métaboliser des contenus ne se développent que progressivement, ils ne naissent pas en même temps que l’enfant. Des circonstances défavorables peuvent en entraver le développement » (Williams, 1997, p. 39). Le risque de désorganisation s’accentue proportionnellement à l’aggravation des carences parentales de contenance psychique. L’hypothèse proposée s’affilie à la relecture classique de la théorie freudienne du traumatisme, définie par l’envahissement pulsionnel non régulé d’un afflux massif d’excitation dans le moi. En quelque sorte, sans la décharge progressive en petite quantité, le risque de débordement de l’excitation se trouve majoré.
20 La dimension quantitative est donc incontournable mais ne doit pas faire oublier la dimension qualitative de l’intervention parentale de contenance psychique. Ainsi, « il y a une ambiguïté dans l’idée de réduction de la quantité d’excitations, dans la mesure où il faudrait dire « quantité d’excitations non liées» en raison de la définition du processus primaire » (Golse et Roussillon, 2010, p. 175). Deux réponses pare-excitantes se présentent aux parents : la première consiste à réguler l’excitation et la seconde à lier l’excitation. Dans le deuxième cas, comment lier l’excitation ? La continuité et la constance dans les soins données aux bébés sont déterminantes, « c’est le sens donné par la mère, c’est-à-dire la manière dont est interprétée l’intensité du bruit qui régule le sens » (ibid., p. 176).
Discussion : l’exemple de l’anorexie du bébé
21 Tout au long de l’article, nous avons constaté que dans le cadre de l’alimentation, la capacité des parents, mais plus précisément de la mère, à calmer l’excitabilité physiologique du bébé conditionne le bon déroulement du nourrissage. Une mère trop angoissée (excitée pour Winnicott) ne permet pas au bébé de profiter pleinement de la situation d’alimentation. L’excitation peut être endogène (la faim) mais aussi exogène (les interactions). Cette excitation prend valeur de message au moment où le parent la constate. Selon Freud, elle devient pulsion grâce à la médiatisation des investissements parentaux. Ainsi, le parent peut répondre à la stimulation endogène (la faim) du bébé en proposant par exemple un biberon, ce qui génère de surcroît une stimulation exogène (l’interaction). Cette proposition s’appuie, du point de vue formel, sur la théorie freudienne de l’étayage. Que se passe-t-il lors des interactions parent/bébé au cours de l’alimentation ? Est-ce le sexuel précoce qui s’étaye sur les pulsions d’autoconservation ou bien la mutualisation du partage d’expériences (fantasmatique/corporelle/affective) qui prend corps à partir de la relation vectorisée par la situation de nourrissage ?
22 L’interaction en tant qu’agir de la relation prend en compte la mutualisation d’expériences et la confrontation de deux excitations orientées par des fantasmagories plus ou moins conscientes (du côté parental) et des protoreprésentations synonymes des traces perceptives (du côté du bébé) (Pinol-Douriez, 1984). La co-excitation libidinale étant elle-même vectorisée par l’investissement parental et les caractéristiques du bébé (tempérament/développement/disponibilité).
23 Ainsi, si l’on reprend l’exemple de la faim du bébé (stimulation/excitation, endogène) à laquelle répond le parent par une proposition du biberon (stimulation/excitation, exogène), en abaissant l’excitation endogène par la proposition du biberon, le parent augmente simultanément l’excitation exogène par sa sensorialité agissante (regard/toucher/voix/odeur/goût). De la même manière, la rencontre avec l’objet-bébé stimule l’excitation parentale et peut générer soit la reprise de l’excitation, soit, défensivement, le gel de l’excitation par répression. C’est-à-dire qu’à la fois le parent peut diminuer et augmenter l’excitation chez son bébé tout en s’autostimulant dans la relation.
24 Ainsi, en termes conceptuels, deux couples processuels peuvent témoigner de l’intrication de la part psychique et comportementale chez le bébé : le couple excitation/agitation et le couple excitation/répression. Certains bébés sont soumis au processus excitation/agitation alors que, pour d’autres, le fonctionnement corporopsychique est gouverné par le couple excitation/répression. Précisons. Par exemple (Cascales, 2013), pour certains bébés et leurs parents, le conflit durant l’alimentation en tant qu’expression du débordement de la co-excitation libidinale génère et révèle un ensemble de fantasmagories dominées par l’agressivité. La co-excitation libidinale ne peut être pulsionnalisée par la dialectique sujet/objet. L’expression de la co-excitation libidinale est dans ces cas « en excès ». Trop de stimulations endogènes couplées à trop de stimulations exogènes (versant parent, versant bébé) génèrent un excès d’excitation potentiellement ingérable pour le psychisme de l’enfant (et des parents) selon la logique des petites quantités freudiennes.
25 Différemment, pour d’autres familles, un défaut d’investissement libidinal, lié à des carences affectives parentales, peut entraver la mise en place d’une co-excitation libidinale cohérente. Cependant, l’investissement parental ne peut profiter pleinement au bébé qu’à condition de sa disponibilité. Dans tous les cas, « le sujet se fait objet pour l’autre » (Lacan, 1994, p. 14). L’interaction génère une mutualisation des investissements à travers la dialectique sujet/objet. Le sujet-bébé devient l’objet du sujet parent et inversement.
26 La co-excitation libidinale est donc régulée en excès ou en défaut par la capacité d’investissement parental. La fonctionnalité de cette capacité est liée à l’intensité des scénarios phantasmatiques parentaux, à la liaison des processus psychiques censés secondariser les processus primaires et à la nature des mécanismes de défense psychiques qui sont à l’œuvre.
27 Dans d’autres cas, par exemple dans celui de bébé avec une pathologie organique, nous pouvons faire l’hypothèse que la fragilité narcissique parentale peut venir coïncider avec l’indisponibilité de l’objet, indisponibilité qui peut se définir par la fragilité subjective (représentation de la fragilité organique, développementale et organique) qui trouve les limites de son déploiement face aux carences objectales parentales. Typiquement, les failles narcissiques parentales font souvent le jeu des carences objectales parentales dans l’investissement pour le bébé (Cascales et Olives, 2013). Plus précisément, « l’objet est instrument à masquer, à parer, le fond fondamental d’angoisse qui caractérise, aux différentes étapes du développement du sujet, son rapport au monde » (Lacan, 1994, p. 22). En d’autres termes, la co-excitation naît, comme le feu de deux silex, de la dialectique sujet/objet et des étincelles qui en découlent.
Conclusion
28 En conclusion, nous pouvons avancer que la capacité de contenance parentale dépend de deux préconditions : l’investissement libidinal des parents et la disponibilité du bébé. Si ces deux préconditions ne sont pas réunies, la faim du bébé (à l’origine de son excitabilité physiologique) peut être perturbée dans son expression par le débordement du processus de co-excitation libidinale (versant interne et externe pour le bébé et pour le parent). Sur un plan phénoménologique, la perturbation peut être de deux ordres : le maintien de la faim associé aux maladresses interactives parentales et la perte de l’appétit associée aux maladresses interactives.
29 Ainsi, il est commun de repérer chez les parents de bébé avec une anorexie des attitudes de forçage, d’énervement et de contrainte physique et psychologique du bébé par ses parents au moment de l’alimentation. Ces comportements parentaux peuvent être interprétés comme des maladresses dans l’interaction. En revanche, l’appétit peut être conservé chez certains bébés qui se mettent à table ou en position d’être alimentés et qui, dans un second temps, refusent l’alimentation. Différemment, d’autres bébés ne manifestent pas d’appétit et ne sont pas mis en situation d’être alimentés. Nous pouvons donc faire le lien entre le projet d’alimentation du bébé par les parents et la conservation/activation de l’appétit chez le bébé. Nous pouvons constater assez souvent qu’il y a un lien entre l’absence (inconscient) de projet parental d’alimentation et l’absence d’appétit chez le bébé.
30 Ainsi, pour éviter « l’excès » ou le « défaut » de co-excitation, il est nécessaire que les parents donnent du temps à leur bébé. « En donnant du temps à votre bébé pour des expériences complètes et en y participant, vous fondez peu à peu, en fin de compte, l’aptitude de l’enfant à jouir sans précipitation de toutes sortes d’expériences » (Winnicott, 1957, p. 52). La dimension de partage d’expériences est donc prépondérante chez Winnicott mais également chez d’autres auteurs comme Golse (2006) et Roussillon (2010). Le temps passé ensemble dans un projet commun garantit « la richesse » de la rencontre. C’est parce que le bébé éprouve et partage ses éprouvés avec le parent qu’il parvient à une « bonne » connaissance de qui il est. La réciproque est évidemment de mise. C’est parce que le parent éprouve et partage ses éprouvés avec le bébé qu’il parvient à une « bonne » connaissance de qui il est.
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Mots-clés éditeurs : anorexie, libido, bébé, pulsion, Co-excitation
Mise en ligne 21/09/2017
https://doi.org/10.3917/cm.096.0077Notes
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La parenthèse est de l’auteur.