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Article de revue

Les paradoxes de la filiation d’une adolescence protégée

Pages 255 à 239

Notes

  • [1]
    Le terme d’« accaparement » désigne un mouvement de « capture » d’enfants vis-à-vis d’autres enfants ou d’adultes référents dans une même institution ; le « collage » des uns avec les autres, en réponse à un « trauma précoce d’abandon » (Guillier, Derivois, 2011, p. 127) et/ou à une absence de frontière entre le dedans et le dehors.
  • [2]
    Terme qui tente de caractériser l’impossibilité de nommer ces adolescents, tant au niveau éducatif, qu’au niveau judiciaire et au niveau psychiatrique. Comme l’observe Claude Bynau, les adolescents « ne naissent pas incasables, ils le deviennent, un peu plus encore après chaque nouveau placement ou déplacement dont ils sont à la fois sujets et objets » (2010, p. 80).

1 L’Aide sociale à l’enfance (ase) connaît de grandes difficultés dans la prise en charge de certains adolescents. Ces derniers, qui lui sont souvent confiés depuis plusieurs années, présentent une grande souffrance psychique qui se manifeste par des troubles graves du comportement.

2 Ces adolescents ont connu un parcours chaotique, discontinu, jalonné d’accueils en foyers, familles d’accueil, etc. Ils n’ont pu rester dans ces structures insuffisamment solides pour contenir les débordements trop explosifs de leurs problématiques. Ne sachant plus quelle solution leur apporter, l’ase. « place » ces adolescents dans des hôtels, où ils vivent isolés, avec pour seul étayage, des éducateurs qui se relaient quotidiennement auprès d’eux.

3 Ces adolescents ont connu une exposition durable et prolongée à des risques psychopathologiques multiples se combinant durant l’enfance : carences éducatives, conflits conjugaux, séparation des parents, changements de lieux de vie, pathologie psychiatrique et/ou organique des parents. Ils présentent des troubles graves de l’attachement, des échecs scolaires, des conduites à risque, qui témoignent d’autant de facteurs de risques de troubles relationnels et psychopathologiques conduisant à un désinvestissement, voire à un isolement social.

4 Dans ces situations, l’institution de protection de l’enfance a pris le relais de la famille qui n’assurait plus sa fonction de contenance et de médiatisation entre la société et les membres constituant du groupe familial.

5 En quête de solution, l’ase a récemment lancé un appel à projets afin de trouver une alternative plus constructive au placement des adolescents dans des hôtels. Des projets de création de microstructures ont été soumis par des associations, ce qui a abouti à l’ouverture d’un certain nombre de ces structures depuis 2010. Il s’agit d’unités de vie à collectif réduit, accueillant entre cinq et dix adolescents ayant en commun d’avoir subi des « traumatismes cumulatifs » définis par Masud Khan comme l’accumulation de défaillances répétées de l’objet maternel dans son rôle de « barrière protectrice et de moi auxiliaire » (1976, p. 74).

6 Il nous semble important de penser plus avant ces adolescents singuliers et d’une violence parfois extrême, pour envisager une clinique nécessairement spécifique dans le cadre de leur accueil dans ces microstructures. Prenant en compte les paradoxes de filiation inhérents à leur construction dans un contexte chaotique, cette clinique propose de considérer les dimensions individuelle, familiale et culturelle de ces jeunes Sujets.

Psychopathologie

7 Chez ces adolescents, le passage à l’acte qui est au cœur des manifestations de leur souffrance, vient signer la déliaison mortifère. Cette conduite de l’agir évacue les angoisses massives et les pensées douloureuses, mais l’effet ne s’inscrit pas dans la durée. Les situations de maltraitances ou de violences sexuelles que ces adolescents ont parfois connues dans leur contexte familial, ont tendance à se renouveler en dehors alors même qu’ils sont pris en charge par des structures de protection de l’enfance. Soumis à une sorte de contrainte à la répétition, ils vivent la peur de cette répétition. Et paradoxalement, pour maîtriser cette peur, ils sont souvent amenés à provoquer cette répétition, inconsciemment.

8 En permanente recherche de sécurité affective, ces adolescents font souvent le choix d’un « néo-objet » (Kammerer, 2000, p. 92) externe et interne, sur lequel ils projettent tous leurs fantasmes. Cela peut être un « aliment avalé compulsivement », la prise de produits illicites : alcool ou drogue (souvent une consommation accrue de cannabis). Ces objets permettent d’apaiser l’anxiété et protègent des pensées trop douloureuses. Ils donnent l’impression de pouvoir faire face à la menace, qu’elle vienne de l’extérieur ou de l’intérieur.

9 Souvent considérés et traités très négativement durant l’enfance, ces adolescents semblent se trouver pris par des failles narcissiques très profondes. Leur anamnèse met en évidence qu’ils se sont souvent construits auprès de mères profondément déprimées, et si les pères étaient présents, ils l’étaient trop souvent à travers des violences transgressives, de façon pervertie. L’absence même de fondement du narcissisme d’amour signe, pour eux, l’insuffisance de l’introjection de bons objets, du fait de la grande défaillance de leurs interactions primaires, d’une enfance annihilée par une somme incalculable de violences, carences et/ou négligences. Pour eux, toute confiance en l’adulte est inenvisageable. L’accès au symbolique semble impossible. Les mécanismes de défense qu’il est possible d’identifier sont à type de « clivage, de déni, d’identification projective et de forclusion » (Corcos, Lamas, 2012, p. 94).

10 Dans l’incapacité de respecter les règles et la loi, ces adolescents se piègent dans des passages à l’acte parfois violents et dans une dépendance à des substances illicites, ce qui les amène à être constamment renvoyés par les institutions. D’une part, la relation duelle constituant un enfermement dangereux, l’accompagnement thérapeutique ne peut que rarement se mettre en place. D’autre part, quand cet accompagnement semble possible, la culpabilité inconsciente poussant au passage à l’acte, rend tout soin extrêmement complexe du fait de leurs représentations trop condensées et de leur imaginaire trop peu organisé (Kammerer, 2000). Bien souvent, ces adolescents ont rencontré la psychiatrie lors de séjours, souvent brefs, à l’hôpital, suite à des crises clastiques.

Deux exemples de parcours

11 Lors d’une réunion de synthèse à l’ase pour une présentation de la situation d’une adolescente, à la question de savoir quelles représentations les référents ase avaient d’elle, il a été répondu : « Elle ressemble à toutes les adolescentes de l’ase. »

12 Mariem est née au Bénin, elle a été élevée par sa famille maternelle, sa mère étant partie pour la France quand sa fille était bébé. Par la suite, Mariem a été confiée à un membre de sa famille paternelle au Togo, où elle a passé quelques mois. À 12 ans, sa mère l’a faite venir en France. Mère et fille se connaissaient à peine, et Mariem est arrivée dans un pays qui ne lui était pas familier. Après une période de « lune de miel », des tensions ont vu le jour. L’adolescente s’est plainte auprès de l’assistante sociale de son collège des maltraitances que lui faisait subir sa mère. Un signalement a été envoyé au juge pour enfants. La jeune fille a été placée dans une famille d’accueil dans une région éloignée de Paris. Le placement ne se déroulant pas de manière satisfaisante, l’ase a fait revenir Mariem sur Paris, et durant trois ans, l’adolescente a été emportée, errante, par le tourbillon incessant des placements divers et variés. Cette situation a renforcé son acculturation et la discontinuité de sa construction, ce qui a évidemment impacté sa dynamique intrapsychique. Mariem a manifesté de nombreux passages à l’acte, dont des violences à l’égard des éducateurs, qui l’ont conduite à être hospitalisée à deux reprises.

13 Fanta est née en France de parents sénégalais. Une mesure judiciaire était exercée dans la famille dès avant sa naissance et elle se poursuit actuellement auprès de sa fratrie. La violence du père est au cœur du fonctionnement familial. À l’âge de 9 ans, elle est placée dans un premier foyer. Mais les lieux de placement se succéderont suite à ses multiples passages à l’acte, violents. Fanta s’est montrée menaçante à l’égard des éducateurs, cassant du matériel et agressant physiquement des professionnels. Elle sera alors systématiquement renvoyée de chacune des institutions qui l’ont accueillie (foyers et familles d’accueil). Son parcours « d’errance protégée » se caractérise par une discontinuité « folle » et elle se retrouve finalement à vivre seule dans un hôtel, alors qu’elle n’a que 12 ans.

14 Mariem et Fanta sont accueillies dans une microstructure à l’issue de ce parcours.

15 Au début de son accueil, Mariem verbalisait peu ses difficultés. Elle manifestait une relation particulière à la nourriture. Par exemple, elle pouvait « se goinfrer » lors des repas : elle avalait les aliments les uns après les autres de façon compulsive. Les éducateurs essayaient de la stopper dans ce mouvement, mais elle n’entendait rien et vomissait immédiatement. Sous l’emprise du cannabis, Mariem présentait des attitudes exubérantes, avec des comportements érotisés, notamment à l’égard des éducateurs hommes mais également des autres adolescentes. Elle était aussi très dépendante de son téléphone portable. Elle avait des conversations téléphoniques nocturnes avec, parfois, des inconnus, jusqu’à 4 ou 5 h du matin. Ces comportements manifestaient des angoisses massives. Mariem avait tendance à beaucoup interpeller les éducateurs sur son image. Se regardant souvent dans le miroir, elle était fixée sur certaines parties de son corps (visage, seins, fesses) : elle en avait une vision fragmentée. Mariem était scolarisée, mais ses retards et ses absences devenaient de plus en plus importants. Et la scolarité l’inquiétait beaucoup : elle craignait de ne pas réussir et se sentait menacée par le groupe de pairs.

16 Fanta paraît avoir six ans de plus, tellement elle est grande et imposante. Elle peut déployer une force particulièrement importante, force dont elle ne mesure pas toujours les effets. Au début de son arrivée dans la microstructure, Fanta restait longtemps enfermée dans sa chambre. Elle était mutique. Elle cachait souvent sa tête dans une large écharpe, ne laissant apparaître que les yeux. Elle suçait beaucoup son pouce. Il arrivait à Fanta de fracasser la porte d’accès à la cuisine et de mettre à sac le contenu du réfrigérateur. Ce type de passage à l’acte qui s’organise autour de l’oralité semble manifester une recherche de réconfort vers des buts pulsionnels régressifs (Feldman, Mansouri, 2015). Lorsque Fanta était dans cet état, elle n’entendait rien de l’adulte ; elle semblait « métamorphosée ». Les moments qui suivaient ses passages à l’acte se caractérisaient par un retrait et une inhibition rendant l’adolescente inaccessible. Il fallait attendre alors plusieurs jours pour qu’un dialogue puisse advenir sans qu’une élaboration ne soit possible. Fanta était intolérante au « face à face », renvoyant à un « enfermement » duel menaçant, elle acceptait parfois d’échanger avec l’adulte mais elle imposait qu’il ne la regarde pas.

Discussion

Discontinuité et imprévisibilité

17 Telles Mariem et Fanta, accueillies après un long parcours d’errance au sein même de l’ase, ces adolescents se construisent nécessairement dans l’imprévisibilité que génère la discontinuité filiale, familiale et institutionnelle. Il est possible de penser la discontinuité comme pouvant être structurante, en tant qu’elle détermine la séparation du sujet et de l’objet, (Houzel, 1999, p. 107), la continuité pouvant ainsi s’élaborer avec de la discontinuité. En revanche, lorsqu’il y a effraction psychique et que le processus de développement s’inscrit dans l’inélaborable et la déliaison, ces discontinuités sont alors désorganisatrices. Cependant, l’opposition se situe moins entre continuité et discontinuité qu’entre « continuité » et « imprévisibilité » : ce « “couple” […] est comme celui de la matière et de l’anti-matière, il ne débouche que sur la destruction de l’un par l’autre » (André, 2008, p. 81). L’imprévisibilité est d’autant plus dé-structurante qu’elle s’inscrit dans une répétition, et elle a des effets particulièrement dévastateurs si le sujet ne peut pas contrôler la situation, « sauf à organiser lui-même de la discontinuité afin de la rendre prévisible » (Denis, 2010, p. 171). Toutefois, les ressources internes doivent être suffisantes pour pouvoir être dans cette dynamique positive (Roussillon, 1999) et cela est d’autant plus difficile lorsqu’il s’agit d’un enfant qui se construit sur la discontinuité dé-structurante ou déjà un certain nombre d’imprévisibilités, ce qui est le cas pour beaucoup de ces adolescents.

Des adolescents inscrits dans des « filiations à bascule »

18 À propos des enfants pris en charge par l’ase et placés en famille d’accueil, Rottman et Richard (2009) ont décelé un double attachement avec des effets psychiques de double que crée chez l’enfant la situation du double jeu de figures parentales. Il y a celui de la famille d’origine et celui de la famille d’accueil suscitant souvent un « clivage défensif à bascule » entre les deux objets d’attachement. Ce clivage est donné à voir par une sorte de faux self aliénant pour l’enfant, avec un malaise confus fait de sentiments complexes d’inauthenticité, d’inaffectivité. L’enfant ressent alors la culpabilité d’être partagé entre deux liens, et est incapable de s’attacher réellement, sans en comprendre la raison. Le risque est alors la constitution d’une double personnalité, voire d’une dépersonnalisation. Pour aller plus loin dans cette réflexion, nous pourrions ici ajouter que ces adolescents au parcours particulièrement chaotique se construisent avec des liens de filiations multiples. Ils ont leur propre filiation, biologique et sont amenés à rencontrer, au gré de leurs placements-déplacements, d’autres filiations dont celles des familles d’accueil, desquelles ils s’imprègnent pour leur construction. Si nous reprenons la proposition de Rottman et Richard, peut-être pourrions-nous alors parler de « filiations à bascule ». Sur un plan psychopathologique, cela se traduit notamment par un renforcement de leur fonctionnement en faux self et de leur fragilisation narcissique.

19 Si la notion si chère à D.W. Winnicott de « sentiment de continuité d’exister » (1956) renvoie en tout premier lieu à la perte d’inscription filiale, c’est d’une démultiplication des liens de filiation dont il s’agit pour ces adolescents, voire d’un enchevêtrement filial. Les relations, ou plutôt les frontières entre ces filiations, ne sont, en effet, pas rendues suffisamment explicites, notamment par la grande difficulté des professionnels à accompagner ces adolescents en grande souffrance psychique, mais aussi par les effets de discontinuité et surtout d’imprévisibilités.

20 Cette construction amène alors à des ébranlements de l’historicité puisque la filiation est au cœur de la construction ontologique de tout Sujet. Trois aspects sont inhérents au lien de filiation (Guyotat, 1995, p. 38) : la filiation instituée, celle de la transmission du nom, telle que la définit la forme sociale. C’est celle qui relève des règles, des lois, des institutions ; la filiation de corps à corps, correspondant au lien entre le corps de la mère et celui de l’enfant, et la filiation narcissique qui concerne le processus d’affiliation, dans sa dimension imaginaire et fantasmatique. Or, chez les enfants placés, des événements « symbolicides » viennent fréquemment détruire la filiation « instituée » et « symbolique » (J. Guyotat, 2005, p. 23-24). En effet, ils s’inscrivent bien souvent dans une filiation traumatique liée à des « problèmes de transmission qui traverse les générations, sans pour être autant symbolisée » (ibid., p. 22). Cette filiation originelle peut être caractérisée de « traumatophilique » (Drieu, Marty, 2005), ce qui vient ajouter de la complexité à la construction psychique des adolescents.

Le cadre éducatif en question

21 Au regard de cette construction, le travail d’accompagnement de ces adolescents est particulièrement difficile car leur violence est parfois extrême et déconcertante. Les équipes essentiellement constituées d’éducateurs travaillent sans relâche à l’intégration de la loi et à la réinsertion. Mais l’impuissance domine face à une psychopathologie s’exprimant par la « violence de [la] rage » (Mellier, 2013) parfois insupportable pour les professionnels. L’archaïque est au cœur des éprouvés, et les effets d’« accaparement » (Guillier, Derivois, 2011) peuvent susciter des difficultés et une violence supplémentaires [1]. L’institution n’échappe pas à la contamination de la souffrance des adolescents et par ricochet, à celle des professionnels (Lamour, Gabel, 2011). Il lui arrive, à son tour, de générer de la violence, bien malgré elle, car elle est prise par les « situations extrêmes » (Roussillon, 1999) de ces adolescents et la contrainte de devoir penser l’impensable.

22 Accompagnant ces adolescents dans les soins primaires, les éducateurs incarnent les représentants de figures parentales défaillantes. Ces adolescents rencontrent une pléthore de travailleurs sociaux du fait de la multitude de lieux de placement. Tout cela participe inéluctablement à renforcer des liens d’attachements déjà profondément désorganisés, voire inexistants, avant la prise en charge de l’ase. Par leur longue expérience des placements, ces adolescents ont acquis une bonne connaissance des discours des travailleurs sociaux, qui leur apparaissent tous similaires. Dans le rapport du Sujet aux objets qui constituent le monde dans lequel il vit, ces discours viennent renforcer l’indifférenciation et le fonctionnement en faux self, tout en saturant l’espace des imaginaires et en participant à entraver encore davantage un potentiel travail d’élaboration.

Quels soins pour Mariem, Fanta ou d’autres ?

Un accompagnement à la re-filiation originelle

23 Un travail de re-filiation, à dimension plurielle, pourrait donc être envisagé sur la contenance, la permanence, le tiers et la « plurifocalité », ainsi que la transformation.

24 La contenance est au fondement de l’accompagnement de ces adolescents qui sont souvent traversés par des éprouvés tels que ceux que D.W. Winnicott décrit à propos d’un tout jeune enfant quand il est face à une perte de continuité d’être : « S’en aller en morceaux, faire une chute sans fin, mourir, mourir, mourir, perdre espoir de voir le contact se rétablir » (Winnicott, 1970, p. 121). La contenance peut exister par la proposition d’activités qui soient sources de créativité, de transformation. Il s’agit de passer par des médiations et d’inventer ainsi de nouveaux « espaces transitionnels ». Une contenance est possible, malgré un vécu de « décontenancement » (Conti, Landa, 2009), par une offre de soins potentiellement abrupts mais néanmoins créatrice d’un « suffisamment bon » ayant toujours manqué. Mais aussi par l’incarnation d’une fonction de « pare-excitation » dans l’institution (Drieu et coll., 2012, p. 274) ou d’une « rêverie maternelle » (Bion, 1965) qui serait au cœur du soin proposé, en acceptant de prendre le temps de la rencontre. Une mise à l’écart dans un espace naturel, ardu, et qui contraint le Sujet à s’y soumettre, pourrait être proposée. Par exemple, un raid en montagne avec un éducateur et un expert de la montagne accompagnant un seul adolescent. Ce dernier serait confronté aux lois de la nature, non flexibles et impossibles à soumettre aux exigences de l’humain. Au-delà d’une expérience qui devrait permettre une reliaison des pulsions de vie et de mort, la présence de deux adultes contenants assurerait aussi une remise en jeu des processus d’attachement.

25 À l’issue de l’expérience, l’adolescent pourrait intégrer une microstructure où il serait accueilli, avec une « hospitalité inconditionnelle » (Lefèbvre, Stéphanoff, 2013, p. 27), attendu, comme tout parent peut être en attente de la venue de son enfant, dans un cadre sécurisant. L’intention serait de redonner une place primordiale à la « préoccupation maternelle primaire » (Winnicott, 1956), de faire émerger une figure maternelle suffisamment bonne, par le travail que réalisent les éducateurs référents. Cette posture fondamentale rejouera les objets « suffisamment bons » qui pourront potentiellement être introjectés. Si un bébé seul n’existe pas, un adolescent seul n’existe pas non plus (Golse, 2012). Il s’agit alors de le porter comme on porte un bébé en rejouant du holding (Winnicott, 1964, p. 62), en assurant un environnement soutenant, bienveillant. Ainsi, « la qualité du cadre offert » (Matho, 2010) nous semble primordiale, le risque étant que la rue constitue également un lieu de filiation qui peut être entendu comme solution à une situation familiale et institutionnelle intolérable (Robert et coll., 2005).

26 La permanence est un facteur important dans ce travail d’accompagnement. Elle peut émerger de rituels et d’activités à médiation culturelle, artistique ou sportive proposés, et qui auraient lieu de façon régulière. S’il s’agit d’ateliers, ils pourraient être assurés par une personne extérieure en présence d’un éducateur. L’objectif étant d’élaborer, de faire avec, de ressentir avec, et parfois de parler du sens que prennent les choses que l’on fait. L’éducateur serait alors potentiellement une figure d’identification favorisant l’intégration des règles du fonctionnement de l’atelier. Le cadre permettrait de canaliser les pulsions en direction d’un objet « licite » à créer, en favorisant la sublimation. La permanence et le rituel devraient permettre l’émergence de la notion de temporalité, nécessaires à la construction de la narrativité. C’est un postulat au travail de re-construction de sa propre filiation : émergence du temps linéaire, relevant de la fonction maternelle ; émergence du temps des successions, propre à la fonction paternelle (Gadeau, 2014, p. 50-51).

27 Le tiers offert par ce dispositif « plurifocal » favorise la sortie de « l’enfermement » duel, trop menaçant. Un dispositif proposant des relations d’objet différenciées, posent des règles, proposent des idéaux, impulsent la création et suscitent de la pensée, à travers des ateliers à médiation. Du fait du processus de création en jeu dans ces propositions, certaines contraintes devraient devenir acceptables et des interdits intégrés.

28 Ces propositions constituent une sorte de « passage », un préalable à l’orientation vers un espace d’élaboration psychique individuel et, dans ce cadre, les professionnels pourraient d’ailleurs être qualifiés de « passeurs ». Selon J.-L. Graber (1994), trois éléments définissent le « passage » : le lieu (endroit par où on passe), le mouvement (passage d’un état à un autre) ; le moment (rituels de passage). La référence au lieu est particulièrement intéressante dans la mesure où elle pose les questions de la frontière (entre l’intérieur et l’extérieur), de l’intersection entre deux ensembles et de l’aménagement d’un sas entre deux espaces (ibid., p. 246). Ce qui fait défaut à ces adolescents, c’est justement cette absence de limite entre le dedans et le dehors, et l’externalisation systématique des conflits intérieurs (Feldman, Mansouri, 2015). La question de l’intersection entre deux espaces renvoie également à la notion d’espace transitionnel élaborée par D.W. Winnicott (1951) : espace possible entre Moi et l’autre, qui est nécessairement un « espace d’invention » (Graber, 1994, p. 247), celui de l’intersubjectivité. Les paroles tenues à cet endroit sont particulièrement actives.

Une re-filiation familiale et culturelle

29 Avant d’être des « incasables [2] » (Bynau, 2010) pour l’institution sociale et des « insupportables » pour les professionnels, ces adolescents sont des sujets dans une histoire familiale et une histoire collective. Tout enfant est pris dans une lignée : en tant qu’enfant de son père et de sa mère, il est contraint de « faire avec » ce qui l’affilie fatalement à sa filiation : paternelle et maternelle, mais aussi à ses groupes d’appartenance (culturel, religieux, …). En anthropologie, la filiation renvoie au système de parenté, – qui diffère d’une société à une autre – et à un « univers de représentations » (Godelier, 2008) ou à des théories de l’existence, constitutives de tout groupe social. C’est pourquoi un travail de re-filiation nous semble cliniquement nécessaire à mettre en œuvre. Cette dimension est d’autant plus importante à considérer qu’il s’agit, notamment pour Mariem et Fanta, d’enfants migrants ou d’enfants de parents migrants (Moro, 2002).

Mariem : en cours de réinscription filiale

30 L’entrée de Mariem dans une microstructure a été articulée à un travail de remise en place d’un suivi avec son référent pédopsychiatre en centre médico-psychologique. Cet accompagnement s’est réalisé en parallèle des prescriptions faites par la famille maternelle de Mariem au Bénin. Elle s’y est rendue durant l’été qui a suivi son arrivée en microstructure, à la demande de la famille et avec l’accord de la juge pour enfants, soutenue par l’équipe de la microstructure. Inquiète des troubles du comportement de sa fille, la mère de Mariem avait demandé à la famille de l’emmener consulter un guérisseur lors de son séjour en Afrique. Alors que la psychiatrie occidentale désigne le symptôme comme lié à l’individu, en Afrique de l’Ouest, les troubles ou les symptômes concernent le lien de l’individu avec son groupe familial et social (Collomb, 1975). La prescription de médicaments traditionnels, fabriqués à base de plantes, symbolise ainsi, notamment, l’intentionnalité de la cohésion familiale. Durant son séjour au Bénin, la famille a donc remis à Mariem ces médicaments. L’adolescente a suivi les prescriptions et a accepté les médicaments que sa mère a continué à lui faire parvenir quelque temps après son retour en France. La réaffiliation culturelle va de pair avec la réaffiliation familiale. Ainsi, en acceptant les soins traditionnels venant de sa mère, un travail se réalise sur la relation mère-fille, qui était source de vives tensions depuis le premier placement de Mariem. Par ailleurs, ce qui est mis en œuvre dans le soin pour cette adolescente, est l’inscription dans ses affiliations multiples, source de conflit et d’instabilité (Moro, 2002) : l’affiliation d’où elle vient et avec laquelle elle se construit (celle du Bénin) et celle où elle vit actuellement (le système occidental). La compatibilité des deux systèmes avec leur logique propre est possible.

31 À son retour d’Afrique, Mariem avait émis le souhait de vouloir arrêter sa consommation de cannabis, et de penser à son avenir.

32 Quelque temps plus tard, étant donné ses difficultés à suivre sa scolarité, l’établissement scolaire lui a fait savoir qu’il ne pouvait pas la maintenir tant que des soins ne seraient pas plus adaptés. Mariem se rendait trop irrégulièrement chez le pédopsychiatre.

33 Ainsi, à la suite de l’injonction de l’établissement scolaire et après concertation en réseau avec le médecin scolaire, le psychiatre référent de Mariem et l’équipe de la microstructure, une demande d’évaluation en hôpital de jour a été faite en vue d’un soin plus adapté. Mariem a adhéré à ce projet d’évaluation. Son adhésion a été possible car l’équipe de la microstructure soutenait autant les propositions familiales et que celles des soignants d’ici.

34 Cet accompagnement rendant compatibles deux systèmes différents a aussi permis à Mariem de s’investir dans son lieu de vie. Elle a pu commencer à faire part de sa tristesse, de son mal-être. Elle a présenté moins de comportements exubérants et a été plus accessible aux échanges avec les adultes. Elle a pu exprimer son inquiétude pour son avenir, et son souhait de renouer durablement avec sa mère.

Fanta : une amorce de réinscription filiale

35 Pour Fanta, le soin proposé s’articulait avec un soin extérieur, familial, auquel elle a participé une fois tous les deux mois, en présence de sa mère et de sa fratrie pour élaborer autour du vécu familial en lien avec les représentations culturelles de la famille. Fanta avait commencé à adhérer aux propositions thérapeutiques. Mais à l’heure actuelle, il s’agit pour Fanta d’une amorce de réinscription filiale. En effet, l’adolescente a accepté de se rendre à ces consultations, mais reste très intolérante à la frustration et sa violence est toujours extrême. Elle est également perméable aux modifications de son système familial. Et Fanta réagit parfois très fortement et avec beaucoup de violence à l’égard des adultes, lorsqu’elle vit à la maison des situations inacceptables mais qu’elle peine à aborder – toute la famille fonctionnant comme sous le sceau du secret. Elle retourne au domicile familial quand elle le souhaite, avec le soutien total de ses parents, transgressant ainsi les interdits du juge. La déliaison est telle que le sens de son placement est actuellement posé.

36 Ces adolescents ont « plein d’histoires » mais n’ont pas accès à leur propre « histoire ». Les ruptures successives de prises en charge, les empêchements de transmission au sein des familles, n’ont pas permis que s’inscrive, réellement et symboliquement, le récit de vie de ces adolescents. La connaissance que l’équipe a de ces adolescents à leur arrivée tient à des comptes rendus dans des dossiers, qui ne relatent bien souvent qu’une succession d’événements survenus depuis que l’enfant est connu des professionnels. Toute l’anamnèse, ce qu’ont vécu l’enfant et sa famille avant que quelqu’un écrive sur eux, est à reconstituer afin que l’adolescent ait son histoire et son inscription dans une famille, une filiation, une mémoire et qu’il puisse enfin construire sa narration. Les nombreuses rencontres avec les familles et les différents intervenants devraient permettre ce travail dont l’ambition serait de passer du rapport social lacunaire à la biographie complète. D’une part, proposer aux parents d’occuper leur place d’une manière tenable pour eux, bénéfique pour leurs enfants, soutenante pour les professionnels et conciliable avec les décisions judiciaires et administratives ; et d’autre part, proposer des lieux de médiation, qui rassemblent parents et enfants, quand cela est possible, en prenant en compte les représentations de la famille. Peut-être s’agirait-il ainsi pour Mariem et Fanta de considérer les représentations culturelles qui les caractérisent afin qu’elles ne soient plus dans un vide d’appartenance des filiations enchevêtrées ou une filiation unique qui serait celle de l’ASE, avec ses seules représentations et ses seuls codes culturels.

Conclusion

37 Mener ce travail auprès d’adolescents pris dans un enchevêtrement de filiations est complexe et nécessairement pluriel car la multiplicité des regards au sein d’une équipe pluridisciplinaire est une donnée essentielle à la possible pensée et au travail d’« autoréflexivité » (Gaillard, 2011). Dans le respect de la place de chacun (Calvet et coll., 2011), « dans son champ de réflexion théorique », la pluridisciplinarité favorise d’être « éclairée complémentairement par une discipline commune partielle » (Wacjman, 2010, p. 131). Cette approche conduit à la mise en oeuvre collective d’un soin psycho-éducatif adapté.

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Mots-clés éditeurs : violence, Adolescents, filiation plurielle, soin, placements

Date de mise en ligne : 11/04/2017

https://doi.org/10.3917/cm.095.0255

Notes

  • [1]
    Le terme d’« accaparement » désigne un mouvement de « capture » d’enfants vis-à-vis d’autres enfants ou d’adultes référents dans une même institution ; le « collage » des uns avec les autres, en réponse à un « trauma précoce d’abandon » (Guillier, Derivois, 2011, p. 127) et/ou à une absence de frontière entre le dedans et le dehors.
  • [2]
    Terme qui tente de caractériser l’impossibilité de nommer ces adolescents, tant au niveau éducatif, qu’au niveau judiciaire et au niveau psychiatrique. Comme l’observe Claude Bynau, les adolescents « ne naissent pas incasables, ils le deviennent, un peu plus encore après chaque nouveau placement ou déplacement dont ils sont à la fois sujets et objets » (2010, p. 80).

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