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Article de revue

L’anthropologie de la parenté parle-t-elle jamais des sexualités ?

Pages 73 à 88

Notes

  • [1]
    Philippe Descola propose de revenir, par une « réforme conceptuelle », à la notion de « mode d’identification », empruntée à Marcel Mauss, qui couvrirait toutes les corrélations de structure sans présupposer que toute intelligence soit cognitive. P. Descola, La composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2014, p. 235-239.
  • [2]
    Plusieurs de mes ouvrages développent ce point : par exemple, Corps et langage en psychanalyse, Paris, Campagne Première, 2014 et Tout le plaisir est pour moi, Paris, Hachette-Littératures, 2000.
  • [3]
    Histoire critique de la médecine, anthropologie, enquête sociologique réalisée en Tunisie et en France, analyse littéraire, mythes, contes.
  • [4]
    « Dès le XVIe siècle, l’accoucheuse devint l’une des cibles privilégiées des inquisiteurs », p. 91.
  • [5]
    Pour Lévi-Strauss, si différentes qu’elles soient, ces deux solutions relèvent d’une seule démonstration : « Retirer la maternité de la féminité, reste la puanteur », D. Delanoë, 2006, p. 101.
  • [6]
    Monique Schneider, cf., par exemple, le chapitre « L’avalement de Métis » dans M. Schneider, Le paradigme féminin (2004).
  • [7]
    En prenant des exemples de « devenirs », c’est avec les psychanalystes et avec les anthropo-logues, ici Marcel Detienne, que Deleuze et Guattari débattent (1990, p. 340).
  • [8]
    Nous soulignons.
  • [9]
    On note que pour décrire le noeud du social et du sexuel, Guattari et Deleuze sont ici convoqués par la « machine désirante ».

1 En intitulant il y a plusieurs mois mon projet d’intervention « Ce que l’anthropologie apprend à la psychanalyse sur la filiation », je souhaitais m’instruire auprès des anthropologues qui ont décrit de multiples formes de filiation, pour sortir du schéma psychanalytique qui articule trop vite une formule de filiation et un mode de sexualité.

2 Les critiques féministes et queer de ce schéma unique rejoignent depuis longtemps l’intuition clinique que la « castration symbolique » n’est pas pour un(e) enfant la seule sortie de la toute-puissance, qu’il y a d’autres expériences d’incomplétude des désirs sexuels, soit que l’Œdipe ne soit pas la seule expérience de l’hétérosexualité, soit que la différence des sexes n’ait pas le privilège exclusif des épreuves du même et l’autre dans la formation de la vie sexuelle.

3 En modifiant le titre de mon intervention, je voudrais travailler une déception à la lecture de plusieurs textes anthropologiques liant pratiques sexuelles et filiation. De façon provocatrice, je dirais les choses ainsi : il ne s’agit presque jamais, dans les textes que j’ai retenus, de ce que j’appelle en psychanalyse « sexualités ». Appelons « sexualités » l’expérience et l’épreuve (Erlebnis) des plaisirs, des déplaisirs, de l’angoisse par laquelle se forment les singularités humaines. Une telle définition n’est pas, bien sûr, sans présupposé : elle exige qu’on isole relativement les sujets, non pas dans leur individualité (car les désirs se forment en rapport avec d’autres désirs et dans des contextes précis), mais dans leur singularité. Ce qui fait que les êtres humains sont tous différents les uns des autres, c’est la manière dont ils abordent et traversent les premières épreuves marquées d’emblée par l’inadéquation. Que cette inadéquation s’appelle aussi confrontation à des interdits est sans doute exact, mais la problématique des interdits (de l’inceste et du meurtre) a été tellement solidaire, justement, du schéma classique de l’Œdipe que, pour ouvrir la problématique des modes d’éloignement d’une jouissance sans limite, le terme d’inadéquation de tout objet effectivement rencontré au désir sexuel qui le vise me paraît préférable. En « cadrant » ainsi la sexualité, je ne préjuge pas de la question de savoir s’il s’agit d’un récit mythique, solidaire d’une seule des formes de subjectivation qui ont existé dans les sociétés humaines, ou d’une vérité éternelle. L’anthropologie, sur ce point, s’engage dans la même direction que la critique foucaldienne, même si c’est pour d’autres raisons : isoler la sexualité en faisant se recouvrir la vérité du sujet et son rapport à la jouissance sexuelle n’est peut-être qu’un récit parmi d’autres, nullement une science enfin advenue du sexuel. Or, la pratique de la psychanalyse est solidaire du dispositif de sexualité. Il n’empêche que cette pratique discursive a quelque pertinence pour décrire au moins les sociétés dites occidentales, celles où les sujets croient à la liberté de leur volonté tout en se découvrant, dans des expériences répétées, constitués par des relations de plaisir, de déplaisir et d’angoisse dont ils ne maîtrisent les processus ni par leur savoir ni par leurs actes et qui rythment pourtant leurs existences.

4 Mon enquête consiste donc à déterminer si l’anthropologie rencontre cette problématique ou si elle l’ignore et comment elle le fait. Je prendrai trois exemples : celui de Françoise Héritier dans Masculin/Féminin. La pensée de la différence (1996), celui de Daniel Delanoë dans l’ouvrage qu’il a consacré à Sexe, croyances et ménopause (2006), celui de Maurice Godelier enfin dans Métamorphoses de la parenté (2004). Un examen attentif de ces travaux me permet d’établir respectivement les thèses que voici et que je soumets à discussion : l’anthropologie de la parenté ne croise presque jamais la question de la sexualité au sens défini plus haut. Cependant, le choix de certains thèmes de recherche, comme celui de la ménopause fait apparaître en anthropologie une indétermination du féminin. La ménopause est une figure du féminin inclassable dans une théorie des genres et le fait de tenir compte de cet inclassable évite d’inscrire les sexualités dans une dichotomie des genres. Par là peuvent se rejoindre anthropologie et psychanalyse. Enfin, les désirs sexuels sont convoqués en tant que tels par une recherche anthropologique lorsque cette dernière établit un rapport direct entre la reproduction des rapports sociaux et les modes de jouissance de ses agents. Lorsque Godelier (2004, p. 340) expose « comment le sexe devient genre », les sexualités ont à se définir dans une lutte singulière avec les normes qui imposeraient d’avance un « sacrifice de la sexualité ». Il faut bien que la sexualité existe pour qu’elle soit le terrain de ces luttes !

« La vie sexuelle et la procréation » : des inséparables

5 Partons donc d’un étonnement : dans Masculin/Féminin, Héritier prononce rarement le terme de sexualité, et elle le fait en un sens moins spécifique que celui que je viens de résumer. Par exemple, dans l’analyse fine des « sacrifices de puberté » que le père d’une jeune fille doit accomplir chez les Samo, « c’est, écrit-elle, le droit d’une fille que les parents accomplissent en temps utile les rituels qui lui permettent d’accéder à la vie sexuelle et à la procréation » (Héritier, 1996, p. 113). Ces rites qu’accomplissent les parents leur imposent de s’abstenir de relations sexuelles dans ce moment précieux et dangereux où une fille devient adulte : il serait en effet dangereux pour la société entière et pour l’ordre cosmique qu’une mère ou une grand-mère enfante au moment où la jeune fille accède à « la vie sexuelle et à la procréation ». De plus, la jeune fille, recluse pendant les cérémonies de puberté et de mariage ne peut voir son père, celui dont la puissance sexuelle l’a engendrée et dont l’effacement lui permet d’être une femme (ibid., p. 116). Les pratiques sexuelles ne sont jamais isolées de la nécessité de respecter un ordre dans les générations ; c’est parce que le risque de stérilité, de sécheresse du climat, de pluies dévastatrices ou de représailles venues des ancêtres doit être conjuré dans cette période critique que les parents ont à laisser le champ libre à la vie sexuelle et procréatrice de leur fille.

6 Les désirs sexuels ne sont pas mentionnés en tant que tels lorsqu’il s’agit des conditions d’accès à « la vie sexuelle ». Ils sont néanmoins présents entre les lignes du fait que des catastrophes dans l’univers et dans la procréation sont attribuées au non-respect des règles. Il faut bien alors que des individus aient eu l’initiative de ces transgressions. Les jeunes filles ont des droits mais inversement elles ont des obligations : une fille « ne doit rien faire […] tant que son sang n’est pas sorti » ; chez les Samo, les Ashanti, les Bobo, les Ojibwa, les Muria, « l’infraction à cette règle est punie soit socialement – mort, expulsion, pénalités diverses –, soit mystiquement pour avoir « coupé la route de la génération précédente » par cette offense faite aux ancêtres (ibid., p. 112). On apprend aussi, par la bande en quelque sorte, que des relations sexuelles entre femmes existent, car elles ont provoqué des catastrophes. En effet, c’est souvent rétrospectivement, après les faits supposés, que les infractions aux règles sociales sont inférées, parfois même contre l’avis des intéressés. « La masturbation des femmes des temps primordiaux a donné naissance à des monstres, pensent les Navaho. Les Ojibwa, quant à eux, donnent comme explication à l’hydrocéphalie des jeunes enfants mis au monde par deux femmes mariées, une tante et sa nièce, le fait supposé de relations sexuelles entre elles deux, antérieures à leur mariage » (ibid., p. 127).

7 Ne pas isoler les désirs sexuels est d’abord chez Héritier une décision de méthode : il s’agit de ne pas importer dans la description d’une société une conception occidentale des sujets de désir. À travers l’examen des pratiques sexuelles, ce sont moins les sujets qui importent que les substances corporelles qui doivent être mises en rapport ou exclues des mélanges : sang, sperme, os, fluides sexuels doivent circuler selon des règles pour instaurer une descendance viable. Par exemple, chez les Nyakusa, « la jeune mariée apporte à sa mère une volaille et des épis de mil qu’elle a frottés de ses mains, avec lesquels elle vient d’essuyer le sexe de son mari après avoir eu commerce avec lui. Par cette consommation symbolique du corps du gendre, les parents deviennent comme elle-même une seule chair avec son mari. Leurs sangs deviennent mutuellement tolérants. Elle dit à sa mère : “J’ai essuyé le sexe de mon mari, j’ai grandi” » (ibid., p. 123). Cette instauration d’un nouveau mélange de substances conjure le risque de diarrhée de la mère, trouble qui marquerait un refus du mélange. De la même façon, dans ce que nous qualifions d’adultère, l’important est un mélange de substances à rejeter que signalerait une diarrhée dans le corps d’un mari : « manière d’évacuer le contact délétère » entre des sangs qui ne doivent pas se rencontrer dans la même matrice. Françoise Héritier prend soin de préciser que, dans ce cas, « le danger vient bien de la rencontre de la semence, donc du sang, et non de l’adultère en lui-même » (ibid., p. 124). Ce ne sont pas les désirs des sujets qui importent à cette analyse.

La conception de la pensée dans Masculin/Féminin. La pensée de la différence

8 À travers l’étude structurale des mélanges institués et interdits entre fluides corporels, il s’agit aussi de concevoir une société comme un système d’idées : « Chaque société se fait une idée particulière de ce qui relève de l’humain et de ce qui n’en relève pas ; elle construit un ordre des choses dans les limites desquelles s’exerce la vie sociale » (ibid.). Ce système d’idées se sert des substances mobilisées par la procréation, donc du corps pour des raisons qui sont intellectuelles : « car il est le lieu premier d’observation des données sensibles, et parce qu’à tout problème complexe, il ne peut y avoir de solutions qui ne recourent à des explications dont l’enchaînement remonte à des données de plus en plus simples jusqu’à ce qu’elles butent sur des évidences élémentaires » (ibid., p. 234).

9 On reconnaît là le principe de l’anthropologie structurale : la pensée dite sauvage est classificatoire et structurale par les systèmes qu’elle instaure entre des données sensibles qui importent plus par leurs relations de compatibilité et de substitution que par leur contenu sensible et sensoriel isolé. Cette logique des qualités s’allie aux règles qui structurent les rapports du même et de l’autre dans les règles de l’alliance. En tant que telle la pensée dite sauvage, montrait Lévi-Strauss, est aussi rationnelle que la raison occidentale. Plus rationnelle même que cette dernière qui s’illusionne en croyant comprendre le temps comme action causale. L’histoire événementielle est notre mythe. Dans cette thèse célèbre de La pensée sauvage, Lévi-Strauss unifiait la pensée humaine dans ses formes apparemment diverses. Tout mode de pensée risque alors d’être rapporté à la cognition comme à sa norme.

10 L’écart de Françoise Héritier par rapport à Lévi-Strauss consiste à poser que, parmi les données sensibles élémentaires qui structurent la parenté et la société, il en est une qui a une portée politique : si la matière première du symbolique est le corps, « j’avancerai que la raison en est peut-être une caractéristique ancrée dans le corps féminin (et qui n’est pas “l’inaptitude à la coction du sperme”). Ce qui est valorisé par l’homme, du côté de l’homme est qu’il peut faire couler son sang, risquer sa vie, prendre celle des autres, par décision de son libre arbitre ; la femme “voit” couler son sang hors de son corps (ne disait-on pas communément “voir” en français, pour “avoir ses règles” ?) et elle donne la vie (et meurt parfois ce faisant) sans nécessairement le vouloir ni pouvoir l’empêcher » (Héritier, 1996, p. 235).

11 Mon objectif n’est pas de déterminer jusqu’à quel point la logique des humeurs du corps revient à une théorie de la signification qui ne soit pas strictement structuraliste. Je cherche plutôt à déterminer comment l’anthropologie rencontre la question des sexualités comme différence sans essence : si l’anthropologie structurale ignore les sexualités au sens psychanalytique, ce n’est pas seulement parce que l’approche des sociétés étudiées doit ne pas partir d’une conception du sujet de désirs propre aux Occidentaux, c’est aussi parce que la conception structuraliste de la pensée privilégie ce qu’on appelle la cognition : penser, c’est organiser des données sensibles élémentaires et évidentes par un système structuré. Que la structure soit explicite en logique de la connaissance ou qu’elle soit implicite dans les pratiques de la parenté n’empêche pas que ce qu’on appelle ici « pensée » soit homogène [1]. Or précisément, les sexualités au sens psychanalytique exigent une conception de la pensée qui sorte des présupposés de l’intellectualisme : toute pensée n’a pas pour modèle ni pour visée une cognition, explicite ou symbolique. Ni les pulsions ni les fantasmes ne se conçoivent dans une conception cognitiviste, c’est-à-dire intellectualiste, de la pensée [2].

12 Conséquemment, il n’y a pas de données sensibles évidentes que la pensée recueillerait et qui fonderaient le concept de différence des sexes. Françoise Héritier indique comme sous-titre à son ouvrage La pensée de la différence. Mais ce qu’on nomme différence en anthropologie de la parenté est conceptuellement distinct de ce qu’on nomme ainsi en psychanalyse. Pour cette dernière en effet les termes « féminin » et « masculin » ne sont pas séparés puisque ce n’est pas le rôle dans la procréation qui suffit à définir le rapport que l’on pose. Chaque pôle de ce rapport cherche sa propre définition par rapport à l’autre sans la trouver dans une détermination qui serait fixe ou essentielle. Les matériaux qui cherchent à donner une détermination au féminin et au masculin sont tous d’emprunt : ils sont prélevés sur les déterminations de genre de chaque société, sur la répartition des pouvoirs et sur toutes les activités, les usages, les expériences, les sensations des désirants. Il est étonnant que dans l’image sociale de la psychanalyse, on ne s’en tienne pas, par exemple, à la formulation pourtant limpide de Freud en 1920 (1996, p. 261-262) : la psychanalyse n’a aucune notion a priori du masculin et du féminin et aucun privilège d’expert pour le déterminer ; elle accueille ces notions telles qu’elles se présentent lorsqu’une cure commence et elle les met au travail. D’autre part, comme l’a formulé Lacan à sa manière, ce qu’on appelle différence des sexes met en crise les logiques figées de la différence qui supposent que le rapport s’effectue entre des termes séparés. On saisit bien alors en quoi l’anthropologie rejoint pour une part la psychanalyse : elle montre l’extrême diversité des contenus sociaux, rituels, mythiques et religieux auxquels chaque société a recours pour construire des « théories » sur la vie sexuelle et la procréation. Mais dans cette expression « vie sexuelle et procréation », les rôles dans la procréation semblent, comme dans les travaux d’Héritier, établir un point fixe, une dimension unifiée. Alors que, si la « différence des sexes » comme question déborde les rôles de mère, père, frère, sœur ou parent, rien n’oblige à faire de la corrélation entre procréation et sexualités la ligne directrice exclusive des fantasmes, des expériences de plaisir, déplaisir, angoisse grâce auxquels chaque sujet, depuis l’enfance, cherche à se définir sexuellement. Cette différence sans essence qui se trouve des contenus d’emprunt dans les distinctions de genre disponibles est l’instauration d’une relation entre des pôles relatifs l’un à l’autre. Que ces pôles soient logiquement relatifs l’un à l’autre est la manière de conceptualiser le fait que dans l’expérience du sexuel nous nous adressons toujours à des interlocuteurs à la fois réels et fantasmatiques. Ces autres, nos désirs ne se proposent pas de les connaître mais de leur donner forme, une forme qui garantirait notre jouissance.

La ménopause, une « réalité » inclassable

13 J’en arrive à mon second point : plus les relations décrites par l’anthropologie portent la marque d’une ambiguïté par rapport à l’organisation séparée des genres qui est la règle sociale, plus la sexualité se profilera dans les études qui, par décision de méthode, sont faites pour l’ignorer. Dans son ouvrage Sexe, croyances et ménopause, Daniel Delanoë réussit le pari, en multipliant les disciplines d’approche de la ménopause [3], de construire son objet tout en le déconstruisant. Le « noyau dur » du phénomène est mince : les femmes, au moment où s’arrêtent les cycles ovariens qui rythment la fécondité, souffrent parfois de bouffées de chaleur et, pour un certain nombre d’entre elles, il existe un risque à moyen terme de décalcification lié aux changements hormonaux. Ces données médicales modernes ne suffisent pas, loin s’en faut, à faire de la ménopause une entité scientifiquement établie comme le prétendait la société bourgeoise du XIXe siècle : « C’est d’ailleurs dans cette société, au XIXe siècle, que la médecine a forgé le terme de ménopause, englobant dans une notion stigmatisante arrêt des règles et de la fertilité, maladies physiques et mentales et perte de statut » (Delanoë, 2006, p. 197). Épistémologiquement, la ménopause est donc un mythe de l’âge des sciences médicales. Les intérêts économiques des firmes pharmaceutiques ont contribué à le forger lors de la découverte des traitements hormonaux censés conjurer la disparition de la « féminité ». Ce mythe moderne n’a rien à envier aux mythes qui assurent, dans la plupart des sociétés, la domination des hommes sur les femmes. La problématique de Delanoë s’inscrit dans la suite des travaux d’Héritier mais il se concentre sur le point suivant : les mythes, dont aucun système de parenté et de pouvoirs n’est indemne, balbutient lorsqu’il s’agit de déterminer si et comment une femme ménopausée reste une femme, ou devient un troisième ou un quatrième genre. L’ouvrage lui-même affronte ce paradoxe de méthode : pour identifier un phénomène il faut stabiliser des critères valables autant pour les sociétés sauvages que les sociétés occidentales : « En travaillant sur la ménopause, on s’aperçoit vite que ce terme recouvre un ensemble hétérogène de phénomènes biologiques et culturels. Au point que l’on ne sait pas toujours ce que recouvre cette notion… Pour échapper à cette polysémie, j’ai défini cinq dimensions de la ménopause. D’abord l’arrêt des règles et de la fécondité. Puis l’évolution du capital de santé et du capital esthétique. Le cinquième élément réside dans la valeur sociale de l’individu, le capital symbolique » (ibid., p. 112). Or, il faut à la fois échapper à cette polysémie et la respecter pour faire apparaître que toutes les sociétés se confrontent au féminin, spécialement par cette figure paradoxale. La solution consiste à rapprocher le traitement social du vieillissement des femmes dans tous les types de sociétés et aussi à multiplier les perspectives : Delanoë examine aussi bien le statut des femmes dans le Maroc contemporain que la tragédie du film de Bertrand Blier Les valseuses : en arabe classique l’arrêt de la fertilité s’appelle « l’âge du désespoir », ce qui annonce bien les pratiques de relégation dont la plupart des Marocaines souhaitent sortir grâce aux traitements hormonaux (ibid., p. 70-71). Dans Les valseuses une femme, sortant d’une longue réclusion en prison, finit par suicider car ses règles ne reviennent pas. Autre exemple : la complexité du statut des femmes âgées dans le Japon contemporain est rapprochée des interdits et des obligations qui entourent l’accès au sexuel et le retrait du sexuel pour les femmes africaines dans la société Samo du Burkina Faso. Enfin, à l’histoire de la médecine et à la synthèse des données ethno-logiques s’ajoute une enquête sociologique dans la France et la Tunisie des années 2000 qui montre l’extrême variété sociale et psychologique des réactions à l’arrêt des règles et de la procréation. Cette variété cependant ne recouvre pas la distinction des sociétés dites développées et des sociétés traditionnelles.

14 L’insistance sur cette diversité est cependant tout sauf un désordre : l’auteur privilégie celles des sociétés, les Thaïs, les Nuer, les Na, les sociétés de cour, les femmes de la petite bourgeoise française ayant une carrière professionnelle, pour lesquelles ce seuil de la vie des femmes est compatible avec une autorité confirmée dans la famille mais aussi dans la société. L’étude montre donc que, si partout l’arrêt des règles et de la fécondité concentre la croyance sociale d’une dangerosité du féminin, qu’il convient pour cela même d’enrôler dans le maternel, il existe cependant des exceptions qui sont ici valorisées pour permettre une sortie d’un essentialisme. L’exemple des Mohaves en Amérique du Nord et celui des sociétés de cour du XVIIIe siècle étudiées par Norbert Elias offrent des exemples d’accomplissement du rôle des femmes lorsque les usages sociaux et culturels du féminin se trouvent dissociés de la fécondité biologique. L’ouvrage se termine par une hypothèse évolutionniste et empreinte d’humour : on sait que la reproduction sexuée et le développement du cerveau ont biologiquement partie liée dans l’évolution des êtres vivants. Or, il y a un avantage évolutif certain au caractère temporaire des fonctions procréatrices chez les femmes : cela a permis que les individus femmes, libérées des grossesses, développent des formes d’intelligence qui ont épigénétiquement modifié leur cerveau ; ce développement cérébral manque aux hommes puisqu’ils peuvent procréer jusqu’à leur mort (ibid., p. 200).

Le féminin, figure des paradoxes

15 Je souhaite m’arrêter sur un point particulier de cette étude : non plus seulement la diversité, parfois favorable, des statuts sociaux des femmes qui ne sont plus fécondes, mais sur l’ambiguïté, décuplée par la ménopause, du féminin. C’est parce que les femmes qui ne sont plus fécondes sont inclassables en terme de genre que les figures sociales du féminin après les règles concentrent ces paradoxes.

16 De fait, ce n’est pas seulement par la mention régulière du plaisir et de la séduction exercée par les femmes selon qu’elles sont fécondes ou pas que la sexualité est présente dans Sexe, croyances et ménopause. C’est aussi par la mise en séries de figures féminines dont l’ambiguïté même se déploie grâce au fait que femme et fécondité se trouve dissociées. Delanoë procède par accumulation de petites différences, toutes instables, qui dessinent une ligne de fuite : les envies étranges des femmes péruviennes pendant leur « nervios » peuvent tourner soit à la folie soit à l’instauration de nouvelles relations sociales (ibid., p. 77) ; ou encore, l’extraterritorialité au sein même d’un village de la « femme-qui-aide », c’est-à-dire de celle qui « fait les bébés et fait les morts », retient longuement l’attention de l’auteur qui décrit les paradoxes de cette figure, dans l’étude ethnologique du village de Minot, en Côte-d’Or (Verdier, 1979). « Invulnérable et inoffensive, Yvonne Verdier résume bien ces deux qualités qui permettent à la femme ménopausée d’entrer en contact avec des éléments dangereux voire mortels. Invulnérable car sa fécondité est révolue, inoffensive car elle n’a plus de sang menstruel, jugé si dangereux et objet de tant de précautions ». Delanoë souligne le paradoxe : « On témoigne à cette femme méprisée une reconnaissance infinie » (2006, p. 91). Poursuivons la série des figures de cet être étrange après la fécondité : la « femme à cœur d’homme » chez les Indiens Piegan (Delanoë, 2006, p. 104 ; Héritier, 1996, p. 226-228) mais aussi chez les matrones bretonnes et quelques figures – les jeunes veuves – de la noblesse féodale; plus connues dans l’Occident chrétien [4] : les vieilles sorcières et les entremetteuses, dont nous parlent aussi bien les contes comme celui du Petit chaperon rouge que les textes des religions abrahamiques. Ces figures redoutables rejoignent celles d’un mythe bororo, étudié par Lévi-Strauss dans lequel c’est une grand-mère qui produit les maladies et tue les enfants [5]. En organisant ces figures en série, Delanoë en arrive au mythe de la séductrice par excellence, non dépendante des hommes et d’autant plus femme, dont la culture kabyle, selon Bourdieu, déploie les pouvoirs imaginaires : « stérile, sauvage, indomptée, elle est le contraire du féminin-masculin de la femme fertile, domestiquée, cultivée » (Delanoë, 2006). Non plus seulement « femme-au-cœur-d’homme », donc, mais féminine par excellence ! Faut-il définir un troisième ou un quatrième genre pour distinguer le « comme-un-homme » du genre hyper féminin (p. 106) ? Mais ne voit-on pas que la démarche classificatoire rencontre ici sa limite ? On inscrira plutôt chacune de ces figures, soit dans une logique psychanalytique si on accentue au cas par cas le paradoxe de ces personnages emblématiques, soit dans une perspective deleuzo-guattarienne puisque dans la série de ces exemples, le féminin se construit en dessinant la ligne de fuite du « devenir-infécond ».

17 Voici d’abord quelques formulations sur le féminin inclassable et paradoxal :

18 Freud (1914, p. 232-233) avait comparé les femmes narcissiques aux animaux sauvages et fait de cette imago un fantasme masculin. Il a fait aussi du « refus du féminin » dans les deux sexes une condition de la sexuation. Monique Schneider a décrit avec précision la cruauté des vieilles femmes animales et dévoratrices dans les contes [6]. Lacan décrit, dans un style plus théorique, de quelle manière la fonction phallique peut elle-même être considérée comme une parade contre l’absence d’essence du « non-rapport sexuel », frappée dès lors de contingence.

Le « devenir infécond » du féminin

19 Seconde lecture possible : si on est attentif à la série remarquable que construit Delanoë, la ménopause se lira plutôt dans la perspective deleuzo-guattarienne des devenirs (Deleuze, Guattari, 1991, p. 290-291). Y aurait-il, grâce à l’arrêt des règles et de la fécondité, un « devenir-inféconde » des femmes ? « Devenir, c’est, à partir des formes qu’on a, du sujet qu’on est, des organes qu’on possède ou des fonctions qu’on remplit, extraire des particules, entre lesquelles on instaure des rapports de mouvement et de repos, de vitesse et de lenteur, les plus proches de ce qu’on est en train de devenir et par lesquels on devient. C’est en ce sens que le devenir est le processus du désir [7] » (ibid., p. 334). C’est par cette exténuation de toute identité que s’invente une intensité nouvelle, par des connexions qui défient toute essence.  Il me plaît de trouver une série deleuzienne dans Sexe, croyances et ménopause ; certes, la visée de l’auteur n’est pas ici philosophique ni psychanalytique mais anthropologique. Pourtant la figure inclassable qu’il explore permet d’avancer dans la confrontation des diverses notions de la sexualité. Il s’agit donc dans cet ouvrage, non pas de récuser toute liaison du féminin au maternel, mais d’ouvrir des « devenirs-femme ».

Ventriloquie du genre, ventriloquie de la sexualité selon Godelier : faut-il les confondre ou les distinguer ?

20 Si le genre est l’usage social de la différence biologique des sexes affirmée de façon dichotomique, les rapports sociaux de sexe exposent non seulement la valence différentielle des sexes dans les systèmes de parenté mais aussi la domination qui s’exerce dans la production et la reproduction des pouvoirs économiques, politiques et religieux caractérisant chaque socius. Plutôt que de faire de la parenté le centre organisateur du socius, Godelier montre par son œuvre que ce centre réside dans l’étroite connexion entre les rites qui initient hommes et femmes à leurs pouvoirs et l’organisation de leurs jouissances sexuelles : il y a plusieurs décennies, il avait opposé le mythe freudien du meurtre du père à ce qu’il nomma le « sacrifice de la sexualité » qu’exige la reproduction des rapports sociaux. Ce qui fait d’un groupe de parenté une société pourvue d’une unité, c’est la composition secrète des pouvoirs qui enrôle les jouissances, en institue certaines et en sacrifie d’autres (David-Ménard, 2015). Des pages éclairantes de Métamorphoses de la parenté montrent comment se tissent ensemble les rapports politico-religieux qui « font d’une société un tout », l’imaginaire de la procréation et la vie des corps. À travers les représentations de parenté, intriqués à elles, s’instituent des rapports de pouvoir : l’homosexualité organisée chez les Baruyas, longuement étudiée, ne sert pas seulement à établir la croyance que le sperme, seul élément actif de la fabrication d’enfants, est aussi ce qui produit le lait dans les seins des femmes. « Le sperme est de ce fait survalorisé non pas seulement parce qu’il légitime l’appropriation des enfants par le clan du père, mais parce qu’il légitime la suprématie politico-rituelle des hommes sur les femmes, leur droit à représenter seuls et à gouverner leur société, la société, ce qui n’est pas la même chose que de représenter leur clan et d’en conserver les terres, les fonctions, les savoirs, pour les transmettre à leurs descendants. Pour dominer, il faut disjoindre les corps des dominants et des dominés et en altérer les substances, l’essence. L’homosexualité rituelle des Baruyas réalise cette disjonction et cette transmutation » (ibid., p. 337). Cette capture des rapports de sexe et de la procréation par le politico-religieux caractérise chaque société. Pour preuve : il en va autrement, par exemple, chez les Tonga : « C’est le sperme des hommes du commun qui est dévalorisé, privé du pouvoir de donner la vie, au profit du souffle spermatique du Tu’i Tonga, homme-dieu qui féconde toutes les femmes de son royaume, des femmes dont cette théorie aristocratique ne nie pas l’importance dans la procréation » (ibid.). Le politico-religieux s’effectue dans la vie des corps procréateurs, mais la parenté n’épuise pas le social qui est travaillé et totalisé par le politico-religieux.

21 Dans le texte qui conclut son chapitre sur le « Le corps sexué », Godelier affirme que, par les conceptions variées du processus de fabrication des enfants humains une société « inscrit d’abord l’enfant à naître dans trois types de rapports » : une place dans un ordre socio-cosmique, une place « dans des rapports personnels de parenté avec des individus proches ou lointains des deux sexes et de générations différentes » qu’il apprendra à nommer frère, sœur, père, cousins, etc. Enfin une place dans des rapports sociaux de sexe : cet individu se retrouvera « placé d’avance dans des rapports de supériorité (voire de domination) ou d’infériorité (voire de subordination) vis-à-vis des individus de l’autre sexe. » (ibid., p. 340). Godelier prend soin de préciser d’abord que ces fantasmes ne sont pas propres à un individu, ils sont ceux qui constituent socialement les genres.

22 Second moment : entre ces trois types de rapports se produit « une double métamorphose ». Par ce terme, il faut entendre que chacune des trois dimensions représente l’autre et se fait représenter par l’autre : les rapports de propriété se disent dans le langage de la parenté. Par exemple, chez les Yako d’Afrique, société où l’individu appartient à la fois au patrilignage de son père et au matrilignage de sa mère, « la terre est transmise par les hommes dans leur patrilignage, les fonctions religieuses par les femmes dans leur matrilignage. Des moyens matériels d’existence (la terre), des fonctions sociales essentielles, rituelles par exemple, se métamorphosent en attributs des rapports qu’un individu entretient avec ses parents » (ibid.). Cela vaut aussi entre germains puisque, par exemple, celle qui héritera de la fonction rituelle sera la sœur aînée et non la sœur cadette. Inversement, la parenté ne parle pas seulement d’elle-même mais des propriétés et des prérogatives des individus selon son sexe dans une société considérée. C’est d’abord ce jeu de cache-cache ou ce recouvrement mutuel de la parenté et de fonctions sociales et politico-religieuses qui n’ont rien à voir avec la parenté que Godelier nomme « double métamorphose ». La transmission des propriétés se dit par la fonction des genres et des substances qui interviennent dans la fabrication des enfants et vice-versa : en appelant sœur ou père tel membre de la famille, c’est aussi son pouvoir dans l’accès aux sacrifices ou à l’héritage que chaque personne reconnaît. Godelier nomme cette métamorphose « Le sexe devient genre ».

23 Enfin, il définit une troisième dimension qu’il appelle la « sexualité ventriloque » : pas seulement la parenté et les fonctions sociopolitiques, mais l’ordre sexuel. Qu’est-ce à dire ? L’auteur emploie indifféremment ici les termes de genres et de sexualités. Or, à bien déchiffrer le texte, il traite parfois du genre c’est-à-dire des fonctions sociales et économiques qui sont dans un rapport de recouvrement mutuel avec les règles de parenté, et parfois, au contraire, de la sexualité, c’est-à-dire de la manière dont chaque individu est non seulement socialement une « machine ventriloque de la société » qui fait tourner en quelque sorte le recouvrement mutuel de deux dimensions distinctes, mais aussi une « machine désirante ».

24 La ventriloquie, donc, est d’abord sociale : « Cette subordination en quelque sorte «impersonnelle» et générale de la sexualité est le point de départ d’un mécanisme qui imprime dans la subjectivité la plus intime de chacun, dans son corps, l’ordre (ou les ordres) qui règne(nt) dans la société et doit(vent) être respectés si celle-ci veut se reproduire. Ce mécanisme opère par le jeu des représentations du corps et de la personne et du rôle qu’on prête à chacun des sexes et à d’autres agents dans le processus qui donne naissance à un enfant, à la vie » (ibid., p. 342). Mais cette logique sociale investie dans les corps sexués et qui fait du corps « une source d’évidences sociales et cosmiques » est aussi le lieu d’une éventuelle subversion qui ne peut être que subjective : lorsque Godelier décrit l’expérience des règles pour une femme baruya, s’agit-il de genre ou de sexualité ? « D’aliénée, la sexualité devient alors instrument d’aliénation. À la limite, une femme baruya regardant le sang couler entre ses cuisses n’a plus rien à dire contre son sort, victime elle se sait et se vit coupable, et par là responsable de ce qui lui arrive. De ce fait, on comprend pourquoi la sexualité est vécue comme quelque chose qui peut à tout moment questionner et subvertir l’ordre de la société et de l’univers. D’où les multiples tabous qui l’entourent[8] » (ibid., p. 343).

25 Ne faut-il pas, à lire ces lignes, distinguer une quatrième dimension : ordre sexuel au sens de la sexualité freudienne ou du sexual selon Laplanche, à distinguer justement du sexuel enrôlé par la parenté ?

26 Godelier poursuit : « Les représentations du corps déterminent ainsi dans chaque société une sorte d’anneau de contraintes sociales, de nature idéelle, qui enserrent l’individu, un anneau qui constitue la forme même, paradoxalement impersonnelle, sociale, de son intimité. Et c’est dans cette forme sociale de l’intimité à soi qui lui est imposée dès la naissance, et qui organise à l’avance ses rencontres avec l’autre, que l’enfant va commencer à vivre son désir d’autrui. Alors que d’autres se le sont déjà approprié, ses parents, leur groupe social, etc., il va spontanément vouloir se les approprier. Et c’est alors qu’il va découvrir qu’il ne peut tous se les approprier, que certains père, mère, sœur, frère… sont interdits à son désir. La sexualité machine désirante s’oppose à elle-même, machine ventriloque de la société[9] » (ibid.).

27 On dira qu’il s’agit là d’une question de terme : sexualité machine ventriloque de la société et sexualité machine désirante peuvent bien emprunter le même terme « sexualité ». Pourtant, ne vaut-il pas mieux distinguer le genre qui inscrit de façon intime dans les corps les normes de l’ordre social et la sexualité par laquelle la jouissance sexuelle cherche à définir pour chaque singularité une identité fantasmatique et effective à la fois qui, ici, devient repérable par les luttes que la machine désirante mène avec la machine ventriloque de la société qu’elle est aussi ? Cette distinction est décisive : cette lutte avec les normes est-elle exclusivement politique ou bien constitue-t-elle aussi une lutte et donc une division qui concerne la machine désirante dans son rapport à la machine ventriloque ?

28 Finalement la double métamorphose qu’annonçait Godelier est non plus seulement le rapport mutuel de la parenté et des fonctions économiques et politico-rituelles mais aussi le rapport mutuel de ces deux machines, sociale-genrée et désirante : « D’où toutes ces figures fantasmatiques dont la sexualité est nécessairement la source. Car en elles, deux déplacements imaginaires et deux productions symboliques opposées s’accomplissent. Du social s’enfouit en elle et s’y dissimule, travesti dans les représentations imaginaires du corps. Du désir refoulé, mais qui n’en a pas pour autant disparu, s’enfouit dans le corps au-delà de la conscience pour réapparaître ailleurs, sous des formes et des activités respectables, se trahissant parfois dans un lapsus et nourrissant autant de succès que d’échecs personnels dans la société. Bref, la sexualité se dissimule autant qu’elle dissimule, et cette ambivalence la structure. » Comment mieux définir le caractère toujours transposé et pourtant distinct de la sexualité ?

Machine ventriloque de la société et machine désirante ventriloque

29 Clarifions l’enjeu de la lecture que je propose : dans le premier versant de la « métamorphose » que décrit le texte, celle-ci dissimule la parenté dans les rapports de propriété et de pouvoirs. Et à l’inverse, elle fait que la parenté parle d’autre chose que d’elle-même : des héritages, des prérogatives religieuses. Certes, il y a ici un jeu de cache-cache entre ces deux dimensions, mais chacune reste identifiable : même si c’est un régime de transmission des terres qui se dit dans les appellations de père et de fils, ou de mère et de fille, il n’en reste pas moins que chaque registre reste lisible. Cette ventriloquie n’est pas complète. La sexualité, a-sociale, lutte avec les normes déterminées d’avance par lesquelles un enfant, comme l’écrit Godelier, « commence à vivre son désir d’autrui ». Elle se développe dans cette « forme sociale de l’intimité à soi qui lui est imposée dès sa naissance et qui organise à l’avance ses rencontres avec l’autre », mais elle se déploie dans le champ des pulsions et des fantasmes. Or la sexualité est beaucoup plus instable et difficile à distinguer des normes de genres et des rapports sociaux de sexe.

30 On reproche souvent à juste titre aux psychanalystes de s’enfermer dans le sexuel individualisé sans réussir à déterminer en quoi la sexualité est aussi sociale. Cela concerne le genre, c’est-à-dire les normes de l’hétérosexualité dominante mais aussi ce rapport subtil par lequel la sexualité se « dissimule » dans autre chose qu’elle-même, plus radicalement que la parenté. S’il n’y avait pas les lapsus, les révoltes subjectives et les échecs personnels dans la société, peut-être la sexualité resterait-elle indiscernable des matériaux dont je disais en commençant que, du point de vue des pulsions et des fantasmes des sujets, ils sont tous d’emprunt.

31 Dire cela n’est pas ignorer l’importance des rapports sociaux de sexe ni l’importance des troubles dans le genre, c’est plutôt nommer une difficulté : comme la sexualité s’investit dans ce qui n’est pas elle, se formant par ses déplacements et ses transpositions, elle paraît toujours, empiriquement, « se dissimuler ». À l’inverse, dans le champ de la cure, les conditions sociales d’existence deviennent des matériaux de pulsions et de fantasmes, même s’ils sont aussi les conditions réelles du jeu avec les normes de genre et de la lutte avec les rapports sociaux de sexe.

Pour conclure

32 Dans Les Constructions de l’universel (David-Ménard, 2009), j’avançais que les fantasmes des sujets qui contribuent à former les problématiques qu’on suppose « purement » conceptuelles d’une philosophie risquent toujours de ne plus être lisibles dans la forme universelle d’un système, justement parce que ces fantasmes, forgés par des sujets de désir, sont pour une part sans essence « déterminée d’avance », comme dirait Godelier.

33 Ne s’agit-il pas de la même ventriloquie du sexuel que celle dont parle Godelier ? Le sexuel est toujours investi dans autre chose que lui-même, dans une problématique logique qui semble indépendante du penseur, dans des rapports sociaux de sexes, de parenté ou des croyances. Revenons à l’exemple de la femme baruya : « elle se sait victime », dit-il, tout en affirmant que cette expérience peut être aussi celle de la subversion. Mais cette subversion a deux versants : celle d’une lutte collective et/ou publique contre la place de victime et celle d’un déplacement de cette femme dont la jouissance et les désirs peuvent suivre d’autres voies que celle de la jouissance victimaire à laquelle elle était assignée ; récemment une sportive de haut niveau, une coureuse, a décidé pendant une épreuve sportive de ne pas se « protéger », de laisser couler le sang de « ses » règles. Comment fera-t-on la distinction entre position de genre et sexualité ?

Bibliographie

  • David-Ménard, M. 2000. Tout le plaisir est pour moi, Paris, Hachette Littératures.
  • David-Ménard, M. 2009. Les constructions de l’universel, Paris, Puf, coll. « Quadrige ».
  • David-Ménard, M. 2015. « En lisant en écoutant Maurice Godelier », dans Parentalités et filiation, Paris, Campagne Première.
  • Delanoë, D. 2006. Sexe, croyances et ménopause, Paris, Hachette Littératures.
  • Deleuze, G. ; Guattari, F. 1990. « Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible », dans Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit.
  • Freud, S. 1914. « Pour introduire le narcissisme », dans Œuvres complètes, t. XII, Paris, Puf, 2005, p. 232-233.
  • Freud, S. 1996. « De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », dans Œuvres complètes, t. XV, Puf, p. 261-262.
  • Godelier, M. 2004. Métamorphoses de la parenté, Paris, Fayard.
  • Héritier, F. 1996. Masculin/Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob.
  • Schneider, M. 2004. « L’avalement de Metis », dans Le paradigme féminin, Paris, Aubier.
  • Verdier, Y. 1979. Façons de dire, façons de faire, Paris, Gallimard.

Mots-clés éditeurs : sexualité a-sociale, devenirs, filiation, rapports sociaux de sexe, Corps reproducteur, ménopause

Date de mise en ligne : 11/04/2017

https://doi.org/10.3917/cm.095.0073

Notes

  • [1]
    Philippe Descola propose de revenir, par une « réforme conceptuelle », à la notion de « mode d’identification », empruntée à Marcel Mauss, qui couvrirait toutes les corrélations de structure sans présupposer que toute intelligence soit cognitive. P. Descola, La composition des mondes. Entretiens avec Pierre Charbonnier, Paris, Flammarion, 2014, p. 235-239.
  • [2]
    Plusieurs de mes ouvrages développent ce point : par exemple, Corps et langage en psychanalyse, Paris, Campagne Première, 2014 et Tout le plaisir est pour moi, Paris, Hachette-Littératures, 2000.
  • [3]
    Histoire critique de la médecine, anthropologie, enquête sociologique réalisée en Tunisie et en France, analyse littéraire, mythes, contes.
  • [4]
    « Dès le XVIe siècle, l’accoucheuse devint l’une des cibles privilégiées des inquisiteurs », p. 91.
  • [5]
    Pour Lévi-Strauss, si différentes qu’elles soient, ces deux solutions relèvent d’une seule démonstration : « Retirer la maternité de la féminité, reste la puanteur », D. Delanoë, 2006, p. 101.
  • [6]
    Monique Schneider, cf., par exemple, le chapitre « L’avalement de Métis » dans M. Schneider, Le paradigme féminin (2004).
  • [7]
    En prenant des exemples de « devenirs », c’est avec les psychanalystes et avec les anthropo-logues, ici Marcel Detienne, que Deleuze et Guattari débattent (1990, p. 340).
  • [8]
    Nous soulignons.
  • [9]
    On note que pour décrire le noeud du social et du sexuel, Guattari et Deleuze sont ici convoqués par la « machine désirante ».

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