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Article de revue

Altérations des logiques du sexe. L’hermaphrodisme dans des cas médicaux et juridiques du XIXe siècle

Pages 21 à 34

Notes

  • [1]
    Traduit de l’anglais par Beatriz Santos et Thamy Ayouch.
  • [2]
    Voir, à ce sujet, A. Dreger. Hermaphrodites and the Medical Invention of Sex, Cambridge, Londres, Harvard University Press, 1998 ; G. Houbre, « Dans l’ombre de l’hermaphrodite : hommes et femmes en famille dans la France du XIXe siècle », Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, n° 34, 2011, p. 85-104 ; G. Houbre, « An individual of ill-defined type (« Un individu d’un genre mal défini »): Hermaphroditism in marriage annulment proceedings in nineteenth-century France », Gender & History, n° 27, 2015, p. 112–130 ; A. Redick. American History XY: The Medical Treatment of Intersex, 1916-1955, thèse, New York University, 2004.
  • [3]
    NDT : en français dans le texte.

1 Mon propos sera de montrer ici comment, dans les cas d’hermaphrodisme, ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle que l’idée d’un « sexe propre au soi » apparaît. Auparavant, le sexe était principalement conçu comme une position ou un statut occupé dans la société, ou encore comme une inscription. Le sexe propre au soi aussi bien que le sexe comme inscription étaient bien sûr tous deux liés au corps sexué. Mais ce lien a, lui aussi, subi de profondes modifications. Mon propos, brièvement présenté, consiste à soutenir que si, à une époque, le doute portant sur le sexe était considéré comme un problème survenant entre une personne et sa communauté (les médecins assurant parfois un rôle d’arbitres), c’est ensuite devenu un problème entre le soi de la personne et son corps, problème à résoudre dans un cadre médico-psychologique individualisé.

2 Le 30 juillet 1794, la paroisse de Wössingen rapportait qu’Anna Barbara Meier, 49 ans, baptisée comme fille et jusque-là considérée comme femme – connue toutefois pour être hermaphrodite –, avait déclaré que Christina Knoll était tombée enceinte sept mois plus tôt, par « relation sexuelle masculine avec elle ». Selon Anna Barbara Meier, il ne pouvait y avoir le moindre doute sur sa paternité. Il demandait alors humblement l’autorisation d’épouser la femme enceinte, non sans avoir auparavant adopté une tenue et un caractère masculins. Christina Knoll affirmait que Anna Barbara Meier était bien l’auteur de sa grossesse, et qu’elle souhaitait épouser cet homme. Meier avait accepté « de rendre sa nature masculine publique et de la déclarer devant la cour ». À cet effet, elle avait sollicité une visite à domicile d’un médecin (Schweickhard, 1803, p. 11-14).

3 En octobre 1907, un certain Docteur König demandait conseil à Von Neugebauer, l’expert international en hermaphrodisme de l’époque, dans une lettre où il décrivait le cas d’Emma R. (Neugebauer, 1908). Elle avait 25 ans et travaillait comme bonne depuis l’âge de 14 ans. Elle était fiancée depuis un an et demi. En mai 1907, elle avait consulté un gynécologue, pour n’avoir jamais eu de menstruations. Ce médecin lui intima de ne jamais se marier. Six mois après, du fait de douleurs violentes à l’aine droite, elle fut hospitalisée et auscultée par le docteur König. Il était alors apparu que Emma R. et son fiancé avaient tenté de pratiquer le coït, et que cet homme s’enquérait de savoir s’il était possible d’intervenir pour améliorer les aptitudes sexuelles de sa fiancée.

4 Ce ne sont ici que deux parmi les trois cents histoires de cas médicaux du XIXe siècle au fondement de mon livre Doubting Sex. Dans cet ouvrage, j’ai souhaité aller au-delà la seule critique du système de catégorisation binaire du sexe en apparence stable, incontestable et inaltérable. En analysant la manière dont la catégorisation sexuelle est réellement pratiquée dans les cas d’hermaphrodisme, j’ai pu historiciser ses logiques implicites. Dans cette contribution, je soutiendrais que le sexe comme catégorie a véritablement et fondamentalement changé. Pour commencer, je dirai quelques mots de mon approche de l’histoire des hermaphrodites et j’illustrerai ensuite mon propos par les deux exemples que je viens de présenter.

Douter du sexe (Doubting Sex) : sources et approche

5 Mon livre se fonde sur trois cents histoires de cas d’hermaphrodisme publiées entre la fin du XVIIIe siècle et 1908. J’ai puisé mes sources dans l’ouvrage Hermaphroditismus beim Menschen, de Franz Ludwig von Neugebauer. Ce recueil de cas de quasi sept cent cinquante pages fait référence à mille huit cent quatre-vingt-cinq publications sur l’hermaphrodisme, de l’Antiquité à 1908, et décrit mille deux cent cinquante-sept cas d’hermaphrodites. J’ai sélectionné toutes les références rédigées dans les langues que je peux lire (hollandais, allemand, français et anglais) et fait le choix de les restreindre aux cas où la personne concernée était vivante au moment où sont apparus des doutes quant à son sexe.

6 Comment étudier le corps en historienne ? Si j’entends bien le propos de Judith Butler lorsqu’elle affirme que les corps ne tirent leur signification (ou leur sexe) que des discours, je pense toutefois que ces corps ne peuvent être réduits à des discours. Si un corps ne peut pas éjaculer de sperme, il ne peut pas éjaculer de sperme – et cela indépendamment du sens que l’on pourrait attacher à ce phénomène. Plus encore : si les corps peuvent tirer leur sens de discours existants, on ne peut les « lire » uniquement dans ce sens. La « lecture » des corps implique de multiples aspects matériels, techniques et pratiques, qui président tout autant à la construction des mots, chiffres, mesures et significations produits sur ces corps.

7 Comment sait-on, par exemple, qu’un corps éjacule du sperme ? À partir de ce qu’en dit la personne concernée ? des déclarations de ses partenaires sexuels ? de la recherche de taches sur les draps ? d’hypothèses tirées de la palpation et de l’observation d’un testicule pleinement développé, du cordon spermatique ou d’un pénis adulte ? Ou bien est-ce par l’observation d’une éjaculation accidentelle au cours d’un examen manuel des organes génitaux ? ou encore par l’analyse au microscope du sperme après masturbation délibérée avant ou pendant la consultation ? Ici, des protocoles, des traditions, des règles, une discipline et des habitudes sont impliqués ; des savoirs, des savoir-faire, des expertises et des capacités jouent un rôle certain ; des instruments, des techniques, des lieux, et toutes sortes de précautions pratiques sont requises ; le tout tient à des institutions, qui, à leur tour, présentent une spécificité historique et géographique. Pour pouvoir exister, pour être présents, les corps doivent être mis en acte et constitués (enacted) – ce dont parle de manière élégante et convaincante Annemarie Mol dans Body Multiple (2002). Plutôt que de comprendre l’hermaphrodisme comme type spécifique de corps, et d’écrire l’histoire des manières de traiter ce type de corps, comme d’autres historiens de l’hermaphrodisme l’ont fait [2], j’ai étudié les circonstances et les pratiques précises à travers lesquelles le sexe de certains sujets faisait l’objet d’un doute. Par cette approche praxéographique, l’hermaphrodisme devenait un verbe plutôt qu’un nom : « douter du sexe ».

8 Ce « douter du sexe » pouvait avoir lieu dans toutes sortes de circonstances (dans la rue, à la naissance, au lit, à l’hôpital, lors d’expositions publiques des hermaphrodites, dans un laboratoire, dans des discussions médicales publiées). Il pouvait être le fait d’acteurs très variés (parents, sages-femmes, médecins, hermaphrodites eux-mêmes, voisins, membres de la famille, amants, époux, amis, infirmières, ou public général). Il pouvait, en outre, porter sur bon nombre d’objets différents (la barbe d’une femme, le toucher des ovaires comparé à celui des testicules, l’authenticité des signes menstruels, la force de l’éjaculation, la relation entre désir sexuel et anatomie interne, l’aspect des cellules gonadiques, la direction de l’urine). Ainsi est-il apparu que lorsqu’un doute surgissait au sujet du sexe d’une personne, ce doute se réverbérait alors sur bien d’autres situations, sujets et acteurs.

9 En examinant les processus impliqués dans ce « douter du sexe », j’ai pu établir l’histoire de leur changement dans le temps. Ces processus n’engagent pas uniquement des personnes, ils sont liés à des techniques, des compétences, des procédures, des pratiques, des règles, des institutions, des conditions matérielles, etc. J’ai alors fait de ces changements dans la constitution et la mise en actes médicales du sexe physique à travers la pratique clinique du XIXe siècle le cadre principal des analyses de Doubting Sex. Cela m’a permis d’effectuer un tri dans la grande diversité de mes histoires de cas. Ainsi suis-je assez rapidement parvenue à ma première conclusion : au XXe siècle, en comparaison avec le XIXe, on instaura tant de nouvelles techniques et de procédures médicales que les manières de douter médicalement d’un sexe furent considérablement démultipliées. L’hermaphrodisme ne se cantonnait plus à ce que des profanes pouvaient observer ou à ce dont ils faisaient l’expérience : cela devenait un phénomène que le corps médical seul pouvait déceler.

10 Si c’était toujours à partir de l’observation, par quelqu’un, de quelque ambiguïté physique, que surgissait un doute sur le sexe, l’interrogation centrale, dans l’histoire de chacun de ces cas, finissait par être à chaque fois : « À quel sexe doit appartenir cette personne ? » Ainsi le « sexe » n’apparaissait-il pas comme un attribut physique, mais comme une catégorie à laquelle une personne appartenait. C’est cette conception que je visais essentiellement à mettre à la question, en interrogeant ce qui vient fonder cette catégorie de sexe.

11 Le sujet de l’hermaphrodisme ou de l’intersexuation fait assurément douter du sexe : il contribue à interroger la réalité en apparence incontestablement évidente et naturelle de la répartition des humains en hommes et femmes en fonction de leur sexe physique de naissance. Je ne cantonnerai toutefois pas ce questionnement du sexe aux seuls hermaphrodites : « douter du sexe » renvoie également à ma stratégie critique (inspirée d’Annemarie Mol). Plutôt que de critiquer le système social, légal et culturel qui ne laisse pas de place aux catégories de genre extérieures à la dichotomie homme/femme, système implicitement hétérosexuel, j’ai décidé de douter de la catégorie de sexe elle-même. Une telle stratégie est une réponse à la critique féministe et queer (dans laquelle, du reste, s’inscrivent mes premiers travaux) qui attaque la catégorisation binaire des sexes.

12 On a souvent, et de diverses manières, soutenu qu’il était très difficile, voire impossible, de modifier la catégorisation sexuelle binaire. Nombreuses sont les études qui portent sur la façon dont certain(e)s ont héroïquement tenté d’échapper à cette catégorisation ou souffert d’y être assujetti(e)s.

13 Je suis arrivée à la conclusion que cette manière d’étudier l’ambiguïté, le doute ou la transgression ne mène pas très loin, parce que l’existence de ces situations et les propos qui en sont tenus ne sont possibles que du fait d’une règle. À titre d’exemple, dans son livre sur l’histoire de l’hermaphrodisme, Alice Dreger affirme que, malgré l’observation d’ambiguïtés sur les corps hermaphrodites, les médecins maintenaient une catégorisation binaire stricte : deux sexes uniquement. Les choses semblent toutefois s’articuler à l’inverse : ils ne pouvaient voir l’ambiguïté que parce qu’ils pensaient le sexe d’une manière si strictement binaire.

14 Il est alors vain de dire que le système est inexact, exclusif, ou injuste parce qu’il refoule un grand nombre de personnes : ces exceptions ne font que confirmer la règle. Ma démarche ne consistera donc pas à convoquer les hermaphrodites pour critiquer le système sexe/genre binaire et héteronormatif du XIXe siècle, mais plutôt directement à douter du sexe et de son système binaire en ne tenant plus pour acquises sa stabilité, sa consistance et son unité.

15 Pour le démontrer, j’ai analysé les logiques plus profondes qui décident de la catégorie de sexe d’un hermaphrodite. En considérant ces pratiques plutôt que les idéologies, les concepts ou le discours, j’ai décelé, à la base de ces décisions, trois principales logiques ou modes de rationalisation, parfois convergentes, mais le plus souvent en conflit à un moment ou un autre. Elles convoquent respectivement :

16 une représentation du corps ;

17 une inscription dans la communauté sociale ;

18 une représentation de soi.

19 La première logique, la plus centrale, implique qu’une personne appartienne à la catégorie de sexe qui est en congruence avec son corps. Or le corps a changé dans le temps, comme les histoires de cas que je vais décrire l’illustreront. En outre, nous allons le voir, cette logique du corps n’était assurément pas la seule ici à l’œuvre.

Deux histoires de cas

20 Pour illustrer de manière plus concrète ce que j’ai tenté de démontrer dans mon livre, je me référerai aux deux cas précédemment cités. J’aborderai d’abord les changements propres aux logiques du corps, pour étendre mes propos aux autres logiques à l’œuvre.

21 Anna Barbara Meier souhaita faire venir un médecin chez elle pour attester de son sexe masculin. Ce dernier écrivit :

22

« Elle m’a donc invité, en qualité de médecin ou de confesseur médical, à l’examiner discrètement et autant que sa condition particulière le permettait, pour produire un témoignage dévoilant sa véritable constitution masculine et en attestant. Elle a déclaré me faire absolument confiance pour ne pas révéler sa constitution sexuelle sensiblement déviante en quelque autre lieu qu’en cette cour. Elle m’a, de même, supplié de ne pas la forcer à dénuder ses organes génitaux - pour l’amour du Ciel ! » (Schweickhard, 1803, p. 14-15).

23 Ce fut en vain que le médecin tenta de la convaincre de dévoiler ses parties privées. Il se cantonna donc à lui poser des questions, plus particulièrement à propos du fonctionnement de son sexe, puis à synthétiser ces résultats. En outre, il examina son apparence extérieure et palpa son corps externe – à l’exception de la région génitale. D’après le médecin, les résultats de la confession et de l’examen « prouvaient la constitution masculine réelle d’Anna Barbara Meier, jusqu’alors considérée comme hermaphrodite » (ibid., p. 18).

24 Ce cas peut paraître exceptionnel, mais il est très typique de la médecine de l’époque. La visite à domicile du médecin, la description d’elle-même par la patiente, la difficulté d’accéder au corps nu, notamment lorsqu’il s’agit d’une femme (ou d’un sujet élevé en femme), sont des caractéristiques de ce que l’on appelle souvent « bedside medicine » ou médecine au chevet du/de la malade. Pour ce qui concerne la manière dont le sexe est ici mis en acte et constitué, c’est l’apparence extérieure des organes génitaux, et non l’anatomie sexuelle interne, qui compte. Comme dans de nombreux cas de doute, jusque dans les années 1860, le plus important est de déterminer le positionnement possible lors du coït, à partir, principalement, des déclarations des patients et de leurs proches (parents ou partenaires sexuels). Les descriptions médicales dépeignent souvent avec force détails les organes génitaux externes, les possibilités charnelles, l’érection, la pénétration du vagin, la pénétration par le pénis, les frottements, le plaisir, l’éjaculation, la direction du sperme et sa capacité à atteindre le col de l’utérus. Et le désir tient, pour l’essentiel, à ces calculs de possibilités de coït. La vision du médecin et celle du profane restent, somme toute, très similaires.

25 À la différence d’Anna Barbara Meier, Emma R. n’éprouvait aucun doute au sujet de son sexe féminin lorsqu’elle eut recours à un médecin. Elle alla consulter en raison d’une absence de menstruations et de violentes douleurs. L’examen consista en une description générale de son aspect et de l’apparence de ses organes génitaux, une palpation interne, le prélèvement d’un testicule et l’examen au microscope du tissu testiculaire. On en déduisit scientifiquement et de manière univoque le sexe masculin d’Emma R.

26 Typique de l’époque est d’abord cette banale consultation d’un médecin au sujet d’un problème bénin – menstruation, douleur dans l’aine. Apparaît, en outre, l’intention évidente de la patiente de faire examiner son corps nu, de le faire palper minutieusement, anesthésier et ouvrir. À l’exception des propos de la patiente, la majeure partie des résultats présidant à la constitution du sexe lors de cette rencontre clinique ne peut être directement interprétée par le profane. Celui-ci serait en effet inapte à identifier des organes internes par palpation bimanuelle, à reconnaître un testicule découpé ou la trace, au microscope, de tissu testiculaire. S’il y a de nombreuses façons de constituer le sexe, celle du microscope fait office de vérité scientifique, inaccessible au profane.

27 Dans la pratique clinique, le sexe a ainsi été progressivement dissocié de la personne. Alors que pendant la première moitié du siècle les médecins ne pouvaient détacher un corps de la personne qui l’habitait, vers 1900, les déclarations de la personne, ce qu’elle pouvait voir et expérimenter, ce que d’autres profanes voyaient et expérimentaient, tout cela n’avait que peu d’importance. Des morceaux tranchés du corps, découpés, colorés et offerts au microscope pouvaient révéler le « vrai sexe » d’une personne.

28 Rien de bien nouveau ici : cette objectivation du corps à travers les avancées médicales a été largement décrite. Ces avancées sont toutefois reliées à deux autres logiques – celle de l’inscription et celle du soi – qui jouent un rôle important dans la détermination de la catégorie de sexe d’un sujet.

29 C’est en larmes qu’Anna Barbara Meier avait raconté qu’il était devenu « la risée de tous et l’objet des moqueries ». On l’avait considérée comme fille depuis sa naissance et baptisée comme telle, par négligence de ses parents et par manque d’expertise de la sage-femme. À l’adolescence, Meier put prendre connaissance des « organes sexuels distincts », et observer les « caractéristiques authentiquement masculines » de son corps. L’apparition d’une barbe lui donna une apparence globale de plus en plus masculine, et ses camarades commencèrent à se moquer d’elle et à la traiter d’hermaphrodite. Il était alors devenu très réservé, avait honte, et décida ainsi de ne jamais montrer ses « organes intimes ».

30

« ...Ainsi résolut-elle […] de ne jamais se laisser découvrir, mais plutôt, puisqu’il faut vivre, de demeurer ce qu’elle était, de garder à jamais secrète sa nature inhabituelle, aberrante, et d’emporter ce secret dans la tombe, pour ne plus être la risée de tous. C’est pourquoi cela demeura ignoré jusqu’à maintenant, à ses quarante-neuf ans. On aurait pu continuer à la prendre pour un/une Zwitter [hybride], bien qu’elle fût convaincue d’être en réalité un homme » (ibid, p. 13).

31 Cette histoire est typique, à divers égards, de la manière dont les cas d’hermaphrodisme étaient traités jusqu’en 1860, 1870. Considérons d’abord la manière dont l’hermaphrodisme fut révélé. C’est seulement sous une grande pression, au septième mois de grossesse de son amante, qu’Anna Barbara Meier, à l’âge de 49 ans, dévoila ce secret soigneusement gardé. D’aussi longues périodes de silence peuvent être retrouvées dans bien des cas, et laissent supposer qu’un grand nombre de situations similaires ne furent jamais dévoilés. Après tout, peu d’hermaphrodites femmes ont engrossé d’autres femmes…

32 Toutefois, on la savait « hermaphrodite » et elle était raillée pour sa barbe ; en outre, elle exerçait un dur travail masculin. La révélation tardive de son identité masculine aux autorités (administration locale, médecine, justice ou Église) ne tenait donc pas uniquement à sa honte. D’autres savaient ou soupçonnaient quelque chose, mais en faisaient l’objet de moqueries, de ragots, voire d’insultes visant l’aspect hermaphrodite, « homme-femme [3] » ou ambigu. La raison tient probablement à ceci qu’un changement dans l’assignation de sexe d’une personne rendait également ses proches moralement suspects. Rétrospectivement, les femmes qui avaient couché avec Meier auraient couché avec un homme au lieu d’une femme, par exemple. C’est ce que montre tout particulièrement le cas d’Herculine Barbin.

33 Les autorités n’étaient informées qu’en cas de mariage ou de grossesse, ou lorsque des relations entre personnes du « même » sexe devenaient trop publiques. Cela donnait souvent lieu à un examen médical - bien que ce ne fût pas toujours le cas lorsque l’on s’en remettait à un prêtre. Des époux ne se séparaient pas nécessairement lorsque l’un(e) d’entre eux se révélait ne pas être (complètement) de l’autre sexe. En règle générale, c’est uniquement quand l’ordre public (légal et moral) était déjà entamé et qu’une révélation ne nuisait pas davantage, que les cas pouvaient être portés à la connaissance des autorités.

34 Comme le soutient Evelyn Ackerman (1990), à la fin du XIXe siècle, les corps étaient manipulés par bien d’autres instances que les médecins : charlatans, sages-femmes ou prêtres, entre autres professions. En outre, tandis que les médecins avaient difficilement accès aux corps nus, les pairs du même sexe, les domestiques et les membres d’une même famille pouvaient avoir une grande promiscuité entre eux – lors du coucher, du bain, de la lessive, etc. Tout semble indiquer que les uns et les autres surveillaient leurs corps sexuels respectifs, plus particulièrement dans des environnements non anonymes, pour s’assurer que nul ne transgresserait quelque règle majeure de la morale sexuelle.

35 Ces « politiques de confinement », comme je les appelle, expliquent pourquoi il n’allait pas de soi de consulter un expert médical pour déterminer la « vérité » en cas de doute : plutôt que de révéler une vérité moralement et socialement perturbante, mieux valait maintenir une surveillance sociale. Cette logique n’était pas propre à la seule population générale, mais prévalut également, jusqu’à la moitié du XIXe siècle, dans d’importantes discussions entre les autorités légales (très prudentes quant aux dévoilements forcés d’hermaphrodisme) et les autorités médicales (qui souhaitaient que la vérité interne du sexe fût révélée) (Mak, 2012).

36 La cour matrimoniale de Karlsruhe autorisa Anna Barbara Meier à jouir de tous ses droits d’homme, à utiliser un prénom masculin, à s’habiller en homme et à épouser Christina Knoll – une décision prise plus tardivement par Markgrafen Karl Friedrich (Generallandesarchiv Karlsruhe). Après le premier enfant (mort un an après sa naissance), deux autres filles naquirent de cette union. Huit ans après le mariage et au moment de la publication de Schweickhard, toutes les deux étaient encore vivantes et ne suscitaient aucun doute concernant leur sexe (1803, p. 52).

37 L’issue de ce cas, décrit par un médecin s’intéressant essentiellement aux capacités procréatives d’Anna Barbara Meier, s’avère-t-elle aussi caractéristique. Avant 1860, lorsqu’ une personne finissait par changer son assignation de sexe, les difficultés et les confusions qu’elle rencontrait n’étaient pas décrites en termes de soi traumatisé. Dans ces histoires de cas, les médecins n’évoquaient aucun dommage psychique éventuel, et n’interrogeaient guère, à ce sujet, les hermaphrodites, qui eux-mêmes n’en faisaient pas cas. Si, du reste, ces derniers l’évoquaient, sans que les médecins ne le consignassent, il est à noter que cela avait trop peu d’importance à leurs yeux pour être communiqué à leurs collègues.

38 Je n’affirme toutefois pas ici que les médecins omettaient de faire part de certains désordres ou troubles, mais qu’ils utilisaient, à cet effet, d’autres termes, que je rassemble dans le concept de délocalisation. Les histoires de cas montrent comment les hermaphrodites perdaient, aussi bien au sens littéral que figuré, leur place, leur position et leur statut : ils étaient dépouillés de leurs relations sociales et amoureuses, de leur travail, de leurs occupations et de leur lieu de vie. Beaucoup de ceux dont l’assignation de sexe fut modifiée durent quitter leur maison et leur région de naissance. Si cela pouvait être nuisible, difficile et parfois même destructeur, on n’en rendait pas compte comme dommage psychique (Mak, 2012, p. 43-90).

39 Pour résumer : durant les trois premiers quarts du XIXe siècle, dans des communautés non-anonymes, la deuxième logique du sexe est celle de l’inscription stable d’une personne dans une structure morale et sociale genrée, inscription qui ne devait pas être changée. Quand surgissait un doute sur le sexe, cette logique prenait le pas sur celle du sexe comme représentation du corps. Il n’existait, en outre, pas de logique d’un sexe propre au soi.

40 À l’inverse, le Dr. König révéla la « vérité » objective du sexe d’Emma R., déterminée par la structure testiculaire des cellules trouvées dans le testicule prélevé et disséqué. Cette vérité ne pouvait être établie que lorsque l’on dissociait son sexe de l’apparence extérieure de son corps, de son propre vécu et de celui des personnes qu’elle fréquentait. Une médecine fondée sur la preuve diagnostique en laboratoire est souvent nommée laboratory medicine, ou « médecine laboratoriale ». Mais le laboratoire ne parle pas au patient. Le plus souvent, il ne s’adresse qu’aux experts médicaux. Le corps sexué ici construit – le tissu testiculaire – ne peut pas être lu par le profane. Ainsi ce résultat doit-il être annoncé au patient dans une rencontre clinique. Est ici à l’œuvre une autre technique médicale, celle de la révélation de découvertes au patient.

41 Que s’est-il alors passé ?

42 König s’est longuement demandé s’il devait informer sa patiente de ce qu’il avait découvert, et ainsi empêcher un mariage à venir. C’est pourquoi il consulta son collègue Neugebauer, à qui il écrivit :

43

« Rien ne serait plus simple que de dire “cette patiente est un homme et doit être immédiatement traité comme tel”. Bien des aspects majeurs m’en empêchent toutefois.
Les sentiments de cette personne sont sans nul doute féminins, et pas seulement du fait d’avoir porté des jupes toute sa vie. La nature l’a dotée de tant d’aspects féminins, certes externes, qu’il devient véritablement discutable, dans ce cas, d’affirmer que seuls les organes génitaux (sensu strictissimo) décident du sexe attribué. Elle ne pourrait tout simplement pas comprendre qu’elle n’est pas du sexe féminin. Elle n’a, de fait, pas acquis le moindre apprentissage susceptible de l’aider à évoluer comme homme dans le monde, alors que, clairement, elle s’acquitte particulièrement bien de son rôle de femme » (Neugebauer, 1908, p. 606).

44 Voilà donc le médecin, et non plus la patiente, pourvu d’un secret ! On retrouve, dans la question de König, bien des observations profanes concernant le sexe et les règles sociales qui y sont liées. Ce qui avait été exclu de l’examen scientifique revenait à un autre propos dans le contexte clinique. Ici, c’était sous la forme d’une préoccupation pour les sentiments d’Emma R. : la crainte qu’elle ne comprît pas qu’elle était un homme, son incapacité à survivre économiquement et socialement. König demanda également à Neugebauer s’il devait appréhender qu’en l’absence de révélation, Emma R. n’épousât son amant, ce qui, scientifiquement parlant, serait un mariage de deux personnes de même sexe.

45

« Leur coït doit-il être conçu comme une relation sexuelle entre deux hommes, et l’attirance de la patiente pour les hommes constitue-t-elle une homosexualité ? À mon avis, c’est de peu d’importance pour l’État, hormis probablement en ceci que moins d’enfants viendraient à naître si ces deux personnes étaient unies comme “mari et femme” » (ibid., p. 607).

46 Neugebauer lui conseilla de faire prévaloir la « conscience sexuelle » de la personne, ce qui serait plus « humain » :

47

« […] dans ces cas-là, lorsque la personne concernée fait preuve d’une incontestable conscience sexuelle féminine, le médecin se montre plus humain en ne l’informant pas de l’“erreur de sexe” qui a eu lieu. Pour l’hermaphrodite, la conscience sexuelle devrait être déterminante et plus importante que le caractère anatomique de ses gonades » (ibid.).

48 Dans cette citation, l’inscription de la personne dans le tissu social, économique et moral est remplacée par une qualité de l’individu lui-même, un sexe propre au soi complètement autonome. Cela apparaît dans de nombreuses histoires de cas de l’époque, bien qu’à chaque fois de manière différente. Certains médecins redoutent tout particulièrement les éventuelles conséquences traumatiques et évoquent des motifs humanitaires, d’autres entreprennent d’analyser le sexe propre au soi comme un objet d’étude distinct – en s’attardant, par exemple, sur l’intérêt ou le désintérêt pour le travail, les études, les occupations, les vêtements, etc., tout au long de la vie. Certaines théories médicales cherchent à rendre compte de la relation entre les pulsions sexuelles, un sens du soi sexué et le corps. D’autres, enfin, recherchent les signes inconscients d’un soi sexué. Si tous ne s’accordent pas à considérer qu’il faut donner la priorité au soi plutôt qu’au corps gonadique, ils prennent toutefois tous part à cette discussion et entreprennent de revendiquer un savoir sur ces questions médico-psychologiques. Neugebauer lui-même tenta d’établir, dans son ouvrage, des connexions statistiques entre la « conscience » et le corps. On entreprit ainsi de contrôler et d’administrer la relation entre le sexe physique et le sexe propre au soi dans les salles de consultation et les blocs opératoires, ou dans des analyses scientifiques.

49 Les nouvelles procédures techniques médicales, telles l’anesthésie ou la chirurgie, dissocièrent complètement la construction et la mise en acte du sexe physique de son/sa détenteur(trice). Émergeait alors pour la première fois en médecine une autre logique présidant à la détermination de la catégorie de sexe en cas de doute : celle du sexe lié à la représentation du vrai soi sexué.

50 La logique du sexe comme inscription dans la communauté prévalut lors des trois premiers quarts du XIXe siècle, l’emportant souvent sur la logique du sexe comme représentation du corps. Elle devint toutefois bien moins évidente lorsque la logique du sexe propre au soi apparut aux alentours de 1900, ou précisément au moment où les techniques médicales permirent aux médecins de dissocier le sexe physique de son expression incarnée sociale, morale et personnelle. La régulation et le contrôle quotidiens de la position sexuée d’une personne dans la communauté perdirent ainsi progressivement de leur emprise, à mesure que la médecine étendait son monopole sur la vérité intérieure du sexe au nom de la science et de la modernité. Le contrôle du sexe physique se déplaça ainsi vers les cabinets de consultation médico-psychiatriques. Apparurent alors dans la clinique les premières tentatives d’établir une relation stable entre l’apparence extérieure du sexe, son fonctionnement dans des situations publiques et privées et un sexe propre au soi stable et authentique.

51 En d’autres termes, si le doute sur le sexe était auparavant considéré comme un problème survenant entre une personne et sa communauté (arbitré parfois par les médecins), il devint problème entre le soi d’une personne et son corps, susceptible d’être résolu dans un cadre médico-psychologique individualisé.

52 Archives :

53 Generallandesarchiv Karlsruhe, Ehegerichtsprotokoll des Kirchenrates 1794, Signatur 61/4262.

Bibliographie

Bibliographie

  • Ackerman, E. 1990. Health Care in the Parisian Countryside, 1800-1914, New Brunswick, Londres, Rutgers University Press.
  • Dreger, A. 1998. Hermaphrodites and the Medical Invention of Sex, Cambridge, Londres, Harvard University Press.
  • Graille, P. 1987. Les hermaphrodites aux XVIIe et XVIIIe siècles, Paris, Les Belles Lettres.
  • Houbre, G. 2011 « Dans l’ombre de l’hermaphrodite : hommes et femmes en famille dans la France du XIXe siècle », Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, n° 34, p. 85-104.
  • Houbre, G. 2015. « An individual of ill-defined type (“Un individu d’un genre mal défini”): Hermaphroditism in marriage annulment proceedings in nineteenth-century France », Gender & History, n° 27, p. 112–130.
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Mots-clés éditeurs : praxéographie, histoire, histoire de corps, hermaphrodisme, Sexe, genre

Mise en ligne 11/04/2017

https://doi.org/10.3917/cm.095.0021

Notes

  • [1]
    Traduit de l’anglais par Beatriz Santos et Thamy Ayouch.
  • [2]
    Voir, à ce sujet, A. Dreger. Hermaphrodites and the Medical Invention of Sex, Cambridge, Londres, Harvard University Press, 1998 ; G. Houbre, « Dans l’ombre de l’hermaphrodite : hommes et femmes en famille dans la France du XIXe siècle », Clio, Histoire, Femmes et Sociétés, n° 34, 2011, p. 85-104 ; G. Houbre, « An individual of ill-defined type (« Un individu d’un genre mal défini »): Hermaphroditism in marriage annulment proceedings in nineteenth-century France », Gender & History, n° 27, 2015, p. 112–130 ; A. Redick. American History XY: The Medical Treatment of Intersex, 1916-1955, thèse, New York University, 2004.
  • [3]
    NDT : en français dans le texte.
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