Couverture de CM_094

Article de revue

Inclusion paradoxale et ségrégations à l’école secondaire

Recherches et approches psychanalytiques

Pages 139 à 158

Notes

  • [1]
    Le programme est composé de trois piliers : « formation », « recherche » et une hypothèse de travail en cours que nous appelons « clinique socio-éducative ». Inspiré et orienté par l’œuvre freudienne, Le malaise dans la culture, (Freud, 1930), le programme propose une actualisation permanente des conditions structurelles et contingentes du malaise dans la culture éducative, avec pour objectif la production d’outils théoriques et cliniques (psicoanalisisyeducacion@flacso.org.ar).
  • [2]
    Le terme de « dés-insertion » ainsi rédigé insiste sur le fait que le sujet apparaît déconnecté du lien social qui soutient le lien éducatif. Le lien social est envisagé ici dans sa dimension discursive et transférentielle.
  • [3]
    Voir notre hypothèse concernant la relation entre détresse et violence.
  • [4]
    « Villa miseria » est le nom qu’on donne en Argentine aux quartiers très précaires construits dans les grandes villes ou ses alentours.
  • [5]
    Pour davantage de développement sur ce concept dans le champ éducatif, consulter P. Zelmanovich, (2013a), p. 138-154.
  • [6]
    À l’origine, cette figure est construite pour analyser des phénomènes macrosociaux (par exemple, le protestantisme est considéré comme médiateur évanescent dans le passage de l’Ancien Régime à la modernité). Tel un portail, le médiateur évanescent fait communiquer le monde existant (dans ce cas l’école pourrait être considérée comme le monde existant) avec un champ de possibles. Le possible est corrélé à la micropolitique de chaque institution et à la subjectivité des sujets concernés. Il est facteur de changement et de transformation sociale, mais est vite oublié. Dès lors qu’il influe sur la réalité de l’institution, il s’efface. On peut dire en ce sens qu’il est évanescent.
  • [7]
    Le savoir supposé se réfère aux formulations de Lacan sur le sujet supposé savoir, pivot autour duquel tournent tous les phénomènes de transfert, tandis que le savoir exposé se réfère au transfert de travail. Nous reprenons ces développements dans P. Zelmanovich (2013a), p. 147-154.
  • [8]
    Le « savoir y faire » en tant qu’élève renvoie au savoir qu’il s’agit d’extraire du symptôme, autrement dit le « savoir y faire » avec le réel du symptôme, que Lacan développe dans son séminaire Le Sinthome. C’est la façon dont l’analysant réussit à faire avec son symptôme, sans le savoir. Le dernier enseignement de Lacan conçoit la fin de l’analyse comme un « savoir y faire avec le symptôme ». Dans le champ des pratiques éducatives, très différent du dispositif analytique, le « savoir y faire » renvoie à la manière dont le sujet fait avec son symptôme au sein du lien éducatif.
  • [9]
    Le discours comme lien social se trouve développé dans P. Zelmanovich (2013a) : « Las paradojas de la inclusión en la escuela media a partir de una lectura de la posición de los docentes en el vínculo educativo : aportes del psicoanálisis a la investigación del malestar en las prácticas socioeducativas », p. 103-137.
  • [10]
    C. Ginzburg (1994), Mitos, Emblemas, Indicios (Mythes, Emblèmes, Traces), Madrid, Gedisa.
    Introduit par Carlo Ginzburg, le paradigme indiciaire est un modèle épistémologique qui se base sur l’étude des détails, des signes et des traces qui passent souvent inaperçus à l’échelle microsociale. Son approche d’inférence consiste à détourner le regard de l’impression d’ensemble en mettant en relief l’importance des détails secondaires. Sa méthodologie s’inspire de Morelli, Holmes et Freud, dont la démarche commune est de partir des effets pour déduire dans un deuxième temps les causes. Tel est le cas de la psychanalyse qui part toujours du symptôme pour orienter l’analyse du cas.
  • [11]
    Pour approfondir les opérations propres au tournant dans les discours au sein des pratiques éducatives consulter, dans P. Zelmanovich (2013a), le chapitre : « El Discurso del analista posibilita el giro entre discursos. »
  • [12]
    Le développement de cet argument se trouve dans P. Zelmanovich (2013a), thèse de doctorat disponible sur : http://hdl.handle.net/10469/6217
  • [13]
    Ce développement correspond à l’adaptation du texte de R. Cevasco (2007) : « Lo irreductible del malestar y las lógicas de segregación: de la modernidad femenina a la escena educativa », préparé pour le diplôme supérieur en sciences sociales, spécialité psychanalyse et pratiques socio-éducatives. Module 1 : “La subjetividad de la época en a escena educativa”. Clase virtual n° 2, FLACSO. Área de educación.
  • [14]
    Le lieu symbolique se réfère aux modalités dans lesquelles est reconnu l’élève. Il est à l’œuvre sous les trois versants du transfert : symbolique (fondé sur la reconnaissance), imaginaire (fondé sur l’identification) et réel (fondé sur le désir). Ces trois couples de transferts supplémentaires se basent sur le travail de Mauricio Tarrab (2003), « Un lazo social inédito », Virtualia, Revue numérique, (1), 2, p. 2-5.

1 Le Programme de psychanalyse et pratiques socio-éducatives [1] qui se développe à la FLACSO-Argentine sous notre direction, signale combien les phénomènes de ségrégation sont d’une grande actualité et se voient renforcés par le malaise constaté au sein des pratiques professionnelles. Une enquête réalisée auprès de trois cent quatre-vingt-seize professionnels (Zelmanovich et Molina, 2012) révèle que les taux du malaise les plus importants se retrouvent principalement parmi les enseignants de l’école secondaire ainsi que dans les équipes d’orientation scolaire composées de psychologues, travailleurs sociaux et conseillers d’orientation.

2 Une étude conduite auprès d’enseignants de ce type d’école montre que les effets de ségrégation et d’exclusion qui émergent dans les pratiques se sont accrus avec la démocratisation de ce niveau éducatif. Souligner le caractère excluant de la ségrégation c’est différencier ce qui, pour la psychanalyse, constitue la nécessaire ségrégation de jouissance – dont la régulation se produit lorsque le sujet s’inscrit dans un lien social déterminé –, et la ségrégation du sujet, dont la dérive est justement son exclusion d’une trame sociale déterminée.

3 L’ouverture de l’école secondaire à des catégories sociales qui n’accédaient traditionnellement pas à ce niveau éducatif et qui étaient marquées par des inégalités matérielles et symboliques ainsi que par des transformations culturelles et technologiques accélérées, a diversifié les profils des élèves et le type de demandes formulées à l’école. Cela a donné lieu à de nouveaux processus de ségrégation et d’exclusion au cœur des pratiques, autrement dit, des difficultés à maintenir le lien éducatif. Il s’agit ici d’un symptôme institutionnel d’une grande importance sociale qui contribue à la dés-insertion [2] des sujets de liens sociaux de reconnaissance, pacifiants, puisque régulateurs de jouissance. La dés-insertion, au contraire, augmente les courts-circuits de violence que l’on repère sous diverses modalités à l’intérieur et à l’extérieur des institutions éducatives (Zelmanovich, 2011) [3]. Une fois identifiées, les expériences éducatives qui parviennent à interrompre cette dé-sinsertion des nouveaux élèves nous permettent d’entrer dans les logiques fécondes de production de ces processus. À l’inverse, elles dévoilent également ce qui accroît la logique de la ségrégation ainsi que son caractère paradoxal. (Zelmanovich, 2013a).

4 Nous sommes partis de la psychanalyse, cette pratique qui offre des possibilités d’appréhender les impasses et les disharmonies propres à tout lien social, du fait du caractère structurel du « malaise dans la culture » (Freud, 1930). Et nous avons entrepris un exercice transdisciplinaire à partir de présupposés théoriques de la psychanalyse et de la pédagogie : le « lien éducatif » développé par la pédagogue Violeta Núñez (2003), qui reprend les apports de Herbart (1806), la « théorie des quatre discours » (Lacan, 1969-1970) et le « transfert » (Freud, 1912 ; Lacan, 1964).

5 La problématisation d’un objet qui se situe au croisement des disciplines (Assoun et Zafiropoulos, 2004) a été possible dans la mesure où la psychanalyse et ce courant de la pédagogie partagent la conception d’un sujet qui admet l’hypothèse d’un « savoir non su » et qui s’éloigne, ainsi, du cogito cartésien : « Je pense donc je suis. » Nous poursuivons dans cette perspective la recherche de Paul-Laurent Assoun (1981) qui s’inscrit dans la filiation de Herbart à Freud, lorsqu’il avance que « le statut historique du sujet freudien comme agonie du Moi fichtéen a été brisé en mille morceaux par Herbart, les derniers fragments étant maniés par Freud à son insu ». Un quatrième outil conceptuel s’est également révélé fécond pour penser les processus de ségrégation-exclusion dans les groupes scolaires : la « logique du tout/pas-tout » développée par Lacan quand il construit les formules de la sexuation (Lacan, 1972-1973, p. 95-99).

Transferts à double face : un traitement possible de la ségrégation-désinsertion en jeu dans le lien socio-éducatif

6 L’étude d’un cas singulier, relaté par une directrice d’école du secondaire, nous montre l’une des formes que prend la dés-insertion des élèves du lien éducatif.

7

Pablo, 15 ans, redoublait pour la deuxième fois sa quatrième au Collège XX de Buenos Aires (au sein duquel je suis directrice) et s’acheminait sûrement vers un troisième redoublement. Deux mois avant de terminer l’année scolaire, il commença à fuguer dans l’enceinte même de l’école : il se cachait dans des recoins du dernier étage interdit aux élèves (…). Il confessa qu’assister aux cours lui était devenu insupportable, que ses camarades (tous plus jeunes que lui) se moquaient et le traitaient d’esclave de sa mère car il l’aidait à tenir un stand de rue près de l’école. La plupart d’entre eux habitaient la « Villa XX [4] ». Pablo souhaitait poursuivre ses études mais refusait de partager la même salle de classe que ses camarades et d’écouter ses professeurs : il allait redoubler encore une fois et tout ça était inutile, répétait-il encore et encore…

8 La directrice a mis en place une série d’actions qui ont permis à Pablo de reprendre son cursus scolaire, en accordant de l’importance à ce qui n’entrait pas dans la logique du groupe. Elle lui a offert tout d’abord la possibilité de discuter et de verbaliser ses désirs concernant l’école. Il a ainsi écrit son souhait de terminer ses études secondaires, que lui-même, paradoxalement, mettait en échec. En s’appuyant sur cette déclaration qui permit d’amorcer un processus de responsabilisation de son propre désir, il lui a été offert un accompagnement personnalisé des apprentissages, ce qu’il a accepté. Ces décisions ont permis d’interrompre l’automatisme de répétition – une des opérations qui se produit dans le transfert – ainsi que d’interrompre l’inertie et la naturalisation du symptôme de redoublement. Nous qualifions cette approche de « double face [5] », car elle implique le sujet d’un côté et la position des agents scolaires de l’autre. Le travail qui a été mené durant trois mois a ainsi permis au jeune de réinvestir son statut d’élève, de ne pas redoubler à nouveau et de déjouer son impossibilité à s’intégrer dans le groupe. Cette expérience a inspiré un projet institutionnel dont le point de départ a été de cerner ce qui relevait du symptomatique : le statut de « redoublant », l’une des figures cristallisées de la ségrégation à l’école secondaire, associée à celle de l’« apathique » et du « violent ». La rencontre de dispositifs de prise en charge du « un par un » avec une lecture de la « logique groupale », celle-la même qui avait mené Pablo à se positionner comme une exception souffrant de ségrégation et exclue, a été possible grâce à l’apparition d’une nouvelle fonction : celle de l’assistant de classe.

Des médiations évanescentes, pour la production de transferts à double face

9 La figure de l’assistant de classe a fait fonction de médiateur évanescent[6], métaphore qui nous permet de montrer de quelle manière il a opéré comme « agent catalyseur qui permet l’échange d’énergies entre deux termes qui, dans le cas contraire, s’excluraient réciproquement » (Jameson, cité dans Arditi, 2012). Nous avons pu vérifier que cette fonction facilite le traitement de situations complexes, liées à l’indifférence, au rejet et à la victimisation, qui émergent dans le travail avec des sujets vivant dans des conditions de grande précarité matérielle et symbolique (Zelmanovich, 2014). Le médiateur est efficace en tant qu’il facilite les échanges entre le sujet, le groupe et les enseignants. Il permet que le dispositif pédagogique individualisé soit à la fois un terrain de recherche sur le travail groupal et sur la position de l’enseignant, en particulier lorsque ce dernier fige la position de l’élève dans une place d’exception ségréguée et exclue. De cette manière, le travail sous transfert, sur la base du « un par un », nourrit le travail « pour tous » et problématise l’idée qui circule souvent parmi les professeurs : « Si je m’occupe d’un élève, je ne pourrai pas m’occuper du groupe. » À l’inverse, s’occuper d’un sujet peut être une manière de s’occuper du groupe, dans la mesure où cette posture contribue à repérer la logique rejetante à l’œuvre et qu’elle permet d’orienter la position subjective professionnelle du professeur (Zelmanovich, 2013a). L’arrivée d’assistants de classe a permis des mouvements dans la position des discours de certains professeurs, discours au sein desquels prévalait le rejet ou l’indifférence à l’égard des nouveaux élèves. Cela a contribué à cerner les points d’impasse dans l’inclusion et à opérer des changements dans la position d’imposture pour assumer sa place dans le lien, sous réserve d’un accompagnement et d’un transfert, marqué par la reconnaissance de son savoir.

10 Interview d’une professeure de biologie du secondaire:

11

Au fil des cours, j’ai petit à petit demandé à l’assistante qu’elle puisse accompagner les élèves en difficulté. Karina est devenue ma charnière : lorsque je partais trop loin elle me disait : « Luisa, reviens sur terre. » Les jeunes dont elle s’occupait continuaient à s’entraîner en dehors de la salle de classe, elle faisait un accompagnement hors des heures de cours. J’ai accueilli non seulement Karina dans ma salle de classe mais aussi des professeurs de langue, des professeurs de l’université qui venaient faire leur stage ici.

12 La clé de l’ouverture pour cette enseignante a été ce qu’elle a appelé « la charnière » : tout en soutenant le savoir de l’enseignante, l’assistante de classe est devenue la porte-parole des élèves. « J’ai du mal à te suivre et je crois que certains jeunes ne suivent plus », lui disait Karina, son assistante.

13

J’ai eu beaucoup de mal avec le changement, c’est-à-dire que je viens d’une formation où le professeur parle à l’ensemble de sa classe et se dit à lui même : « Ce sont mes élèves, ma salle de classe, je suis le professeur. » J’ai donc dû briser toutes ces idées cristallisées pour recommencer à zéro. J’ai commencé par ouvrir la salle de cours. Nous avons ici beaucoup d’élèves en retard scolaire, j’ai donc ouvert la classe et invité les assistants à venir m’aider pour des cours de soutien.

14 Ici, le savoir de l’enseignante n’a pas été remis en question. Au début, les difficultés ont été placées du côté de l’assistante et des élèves. La figure de la charnière s’est alors dessinée, telle une nécessité pour aborder ses propres difficultés. L’enseignante a ainsi abandonné sa position défensive qui l’empêchait de voir et d’écouter les élèves. L’assistante a contribué, dans ce même temps, à la levée de la censure en place chez les adolescents, ce qui leur permit d’exprimer leurs difficultés de compréhension. Dans ce double mouvement nous repérons la fonction de l’agent catalyseur qui, à partir de l’ouverture d’un transfert, favorise des échanges. Ce transfert se base sur un savoir supposé entre l’enseignante et l’assistante, et un savoir exposé[7] qui se met en place ensuite, lorsque de nouveaux montages pédagogiques ont enfin pu voir le jour, alors qu’ils étaient refusés jusque là par l’enseignante. Sa position fixée dans le discours de l’universitaire (Lacan, 1969-1970), conception que nous reprendrons ensuite, a été ébranlée, tout comme l’idéologie qui enfermait certains jeunes dans des catégories – redoublants, fainéants, apathiques – et les empêchait d’apprendre, d’avoir une place valorisée au sein de l’école.

15 L’enseignante a ainsi pu passer d’un refus à l’ouverture grâce au transfert qui s’est établi avec l’assistante, qui a constitué un facteur central pour qu’un lien puisse s’instaurer. Elle a réalisé que les jeunes, dans des conditions différentes, pouvaient lui offrir un savoir y faire en tant qu’élèves [8]. Un tournant s’est produit dans son discours [9], ébranlant les figures cristallisées qui représentaient les élèves comme ceux qui allaient forcément redoubler.

16 Nous soulignons le fait que le désir de l’enseignante – qui est un facteur clé dans le soutien du lien éducatif – émerge à partir de l’intervention de la « charnière », cette médiation catalysatrice de l’impossibilité de s’appuyer sur le savoir y faire des jeunes en tant qu’élèves. Ce mécanisme correspond à l’une des sources de rejet les plus fréquentes chez les enseignants car il les institue dans leur fonction, et sans savoir y faire de l’élève il n’y a pas de fonction enseignant. La dimension évanescente de la charnière sauvegarde la place de l’enseignant, qui ne risque ainsi pas d’être destitué.

17 Nous avons constaté que les opérations propres à la fonction de médiateur évanescent peuvent être effectuées par divers acteurs institutionnels, comme les tuteurs ou les surveillants, ou d’autres agents qui n’ont pas un rôle d’enseignement direct mais qui interviennent davantage dans la vie quotidienne et scolaire des élèves.

18 Il est également apparu que les équipes d’orientation, composées de travailleurs sociaux, de conseillers d’orientation et de psychologues, renforçaient le travail de ceux qui opéraient comme médiateurs évanescents.

19 Ils orientaient les médiateurs sur la manière de soutenir la fonction des enseignants qui se trouvaient eux-mêmes en difficulté pour maintenir le lien avec les adolescents.

Des psychologues orientés par la psychanalyse dans le traitement du transfert à double face

20 Nous constatons que l’intervention des psychologues scolaires est favorable lorsqu’ils sont disposés à écouter, non seulement le sujet-élève pour lequel ils sont la plupart du temps convoqués, mais aussi la manière dont le sujet est « parlé » par les enseignants en charge. Cette écoute leur permet d’appréhender les logiques à l’œuvre dans le nouage complexe de trois dimensions : subjective-singulière, institutionnelle-éducative et sociale-culturelle.

21 À partir des apports de la psychanalyse sur la constitution du sujet, nous dégageons un ensemble de questions qui orientent habituellement le travail des psychologues pour appréhender le rôle de l’Autre (familial, institutionnel et social) :

22 Quels traits d’identification groupale favorisent l’aliénation du sujet et le mènent à se situer comme exception (que ce soit en situation de ségrégation, d’exclusion et de stigmatisation) ? Quelles caractéristiques de la culture environnante alimentent la rencontre entre la logique du sujet et celle du groupe ? Face aux effets de ségrégation produits par la rencontre du sujet et du groupe, quelle position les enseignants occupent-ils au sein du lien éducatif ?

23 À partir de ces questionnements, nous cherchons à favoriser ici, la disposition des psychologues au transfert avec les enseignants, quand ils travaillent directement avec eux. Ces interrogations orientent aussi l’accompagnement de ceux qui peuvent opérer comme médiateurs évanescents, afin de produire des transferts de travail avec les professeurs. Nous constatons qu’il existe un risque de glissement vers une ségrégation productrice d’exclusion pour le psychologue dans le milieu éducatif, en particulier lorsqu’il se focalise exclusivement sur le travail avec les élèves « à problèmes ». On voit ainsi comme il est essentiel de ne pas laisser de côté une orientation politique engagée du côté des professionnels au sein des institutions.

Une hypothèse transformée en orientation de travail

24 Notre référentiel théorique – la psychanalyse dans un exercice transdisciplinaire avec une perspective pédagogique singulière –, conjointement à l’analyse de l’expérience ainsi que sa mise à l’épreuve dans d’autres contextes, nous ont permis de formuler une hypothèse, qui est devenue, par la suite, une orientation de travail : le lien éducatif qui institue le sujet de l’apprentissage et de l’éducation parvient à être relancé quand un tournant se produit dans les discours. La figure d’un médiateur évanescent contribue à installer la disposition du sujet à supposer un savoir chez l’autre, tant du côté de l’élève que de celui de l’éducateur. Par cette même voie, le médiateur génère des transferts susceptibles d’interférer avec les ségrégations et les violences à l’œuvre dans l’espace groupal scolaire.

25 Le cas singulier de Pablo (redoublant et ségrégué) permet d’étudier et de délimiter un champ de problèmes, à savoir le phénomène de désertion en jeu dans le redoublement, dans les fugues et dans le désintérêt d’un certain nombre d’élèves du secondaire. Ces conclusions montrent l’efficacité de la méthodologie propre au paradigme indiciaire [10]. La vignette déployée est représentative de ce qui arrive dans beaucoup d’institutions de la ville de Buenos Aires accueillant des jeunes de secteurs sociaux défavorisés. Les indicateurs montrent qu’à peine 50% des nouveaux élèves terminent leurs études secondaires, phénomène qui se concentre essentiellement dans la zone sud de Buenos Aires. Miroir des inégalités et de la fragmentation Nord-Sud de cet espace urbain, cet indicateur rend compte d’un symptôme à caractère social. Cette occurrence sociale du phénomène prouve le besoin de produire de la connaissance pour le travail à double face : à la fois avec les sujets concernés par les logiques de ségrégation mais aussi avec les agents éducatifs.

D’une lecture du symptôme au tournant dans les discours

26 L’étude du cas par cas respecte la méthodologie propre à la psychanalyse. Elle part du symptôme, de ce qui ne fonctionne pas, qu’il s’agisse du sujet ou de toutes sortes de pratiques. Le symptôme n’est pas considéré comme quelque chose de pathologique à éliminer mais comme la clé privilégiée permettant de repérer les limites de tout discours ; il dénonce ainsi tout discours qui prétend atteindre un savoir absolu tout en cherchant à créer un universel fermé (Cevasco, 2010).

27 Le redoublement peut être appréhendé comme un symptôme dans ses dimensions multiples qui contribue à reconnaître la limite et ce qui dysfonctionne dans le processus d’intégration des élèves. L’universel, qui n’admet qu’une seule façon d’être dans le groupe et à l’école, se voit ainsi entamé, ébranlant le savoir pédagogique standardisé qui place le problème dans le sujet et le définit comme redoublant, apathique ou violent. Considérer le redoublement comme un symptôme permet de vider cette place d’exception – de ségrégation, d’exclusion et de stigmatisation –, qui est occupée par beaucoup de Pablo pourrait-on dire, dans divers groupes, et de relancer ainsi le lien éducatif. L’école peut contribuer de cette manière à canaliser la pulsion de mort – en termes freudiens –, et à réguler la jouissance – en termes lacaniens.

28 Les résultats du projet mené dans l’école de Pablo, que la directrice a appelé « Communication, socialisation, signification et désir pour un par-cours scolaire de qualité. Renforcement des premières années et programme culturel », montrent l’efficacité du traitement du problème par le biais du symptôme. On constate une diminution du redoublement proche de 40% et, de la même manière, après une année, le même pourcentage par rapport à la diminution des phénomènes de violence (Zelmanovich et Levinsky, 2012). Ce projet éducatif fait partie d’un travail de recherche basé sur des études de cas, envisagées dans une perspective psychanalytique et à partir du paradigme indiciaire (Zelmanovich, 2013a). Le suivi de ce type d’expériences dans des écoles qui explorent des alternatives pédagogiques, organisationnelles ainsi que dans le domaine de l’accompagnement des enseignants, a révélé que ces initiatives restent très fragiles quand elles ne sont pas soutenues par les politiques éducatives et dotées de moyens matériels et humains.

29 Orientés par la théorie des quatre discours de Lacan, nous observons, une fois que le symptôme n’est plus envisagé uniquement du côté du sujet, un tournant dans les discours de la directrice et des agents scolaires qui travaillent avec elle. Cette approche contribue ainsi à ébranler la rigidité du fonctionnement du Discours Universitaire, pourtant hégémonique au sein des pratiques éducatives, celui-la même qui se prétend universel et totalisant. Elle a permis de réinstaller un Discours du Maître, – qui rappelons-le renvoie au discours de l’inconscient –, nécessaire et en accord avec les coordonnées sociales de son temps, instaurant le sujet dans sa singularité à partir de son savoir y faire. Nous nommons cette hypothèse de travail Discours du Maître Contemporain, afin de le différencier du Maître Antique et du Maître Moderne[11], dégagés par Lacan. Cette dénomination, caractérisée par une « consistance transitoire », constitue une réponse à la dispersion des signifiants producteurs de communauté et de lien social, à l’instar du lien éducatif. Il répond ainsi aux besoins des sujets concernés par les processus de désinsertion sociale, en disposant de signifiants de référence qui offrent une certaine « consistance » au nouage des subjectivités dans un lien social déterminé.

30 Les jeunes ont démontré dans toutes les expériences menées qu’ils parvenaient à établir un lien quand des signifiants leur permettant de se reconnaître comme des élèves potentiels, leur étaient offerts.

31 L’impératif du Discours du Maître n’est pas en décalage avec son temps, et institue le sujet avec un savoir y faire, nécessaire à celui qui occupe la place du Maître. Quand l’agent scolaire se rigidifie dans ce discours, il se transforme en un maître autoritaire, d’où le besoin de sa « transitoireté », rendue justement possible par la circulation entre les discours. C’est ici, dans ce discours qu’il est capable de conquérir de nouvelles références signifiantes car il admet les contingences des transformations culturelles et des multiples configurations subjectives qui coexistent dans les écoles.

32 À l’inverse, l’hégémonie et la fixation du Discours Universitaire – Lacan pourrait aussi l’appeler le Maître Moderne – produit une tyrannie du savoir. Dans le champ éducatif, cette dernière se traduit par des illusions pédagogiques (Lajonquière, 2000) visant le contrôle et la fabrication des sujets (Sanabria, 2007 ; Meirieu, 1998). Comme tous les discours il est nécessaire mais, comme tous les discours, il trouve sa limite : il ignore que, du point de vue de la structure, la rencontre totale est toujours manquée, qu’il est impossible de tout éduquer. Sa prétention totalisante l’a transformé en discours qui exclut le sujet, qui se voit dès lors privé de sa condition de producteur de savoir. L’agent scolaire est aussi écarté et privé de son lieu d’énonciation, dans la mesure où le savoir s’énonce depuis un autre lieu, et doit alors se contenter de la fonction d’émetteur et de relais de ce savoir. En accord avec le Discours Capitaliste, ce discours assimile le sujet à la figure du consommateur d’un savoir universel et standardisé – organisé en catégories qui criminalisent et transforment tout en pathologie. Sa logique universalisante induit une exigence d’inclusion. Dès lors, il nécessite d’être ébranlé par d’autres discours, comme nous le suggérons dans notre hypothèse de travail à propos d’un discours qui rétablisse le savoir y faire tant du côté de l’agent scolaire que du côté du sujet.

Du singulier au commun : pour une approche des paradoxes de l’inclusion

33 L’inclusion de ces nouveaux types d’élèves a produit des effets de ségrégation chez les enseignants, les amenant à se détacher de leur propre fonction [12]. Cette opération a mis ainsi en évidence le caractère paradoxal de ces processus : l’inclusion éducative des élèves ne dépend pas exclusivement de leur admission. Cette contradiction nous pousse à interroger et à considérer les points aveugles qui donnent à l’inclusion sa dimension symptomatique.

34 Afin de proposer un fondement à la potentialité de ce type de formulations paradoxales, nous nous sommes appuyés sur les développements du mathématicien René Guitart (2003). Les liens qu’il établit entre l’évidence cartésienne et l’étrangeté freudienne sont d’une grande fécondité pour notre cheminement épistémologique. L’auteur avance que, grâce à la révolution provoquée par les théorèmes d’incomplétude de Gödel, il a été possible d’identifier, au sein de l’activité mathématique, la portée épistémologique du compromis dans les paradoxes. Il souligne aussi que les énoncés de la psychanalyse sont d’une paradoxalité fondatrice (Joel Dor, cité dans Guitart, 2003).

35 Nous avons démontré que plus la ségrégation des jeunes est importante, plus il est difficile d’exercer la fonction éducative. Les expériences étudiées nous enseignent que les professeurs récupèrent progressivement l’exercice de leur fonction au fur et à mesure qu’ils tentent de court-circuiter la ségrégation à l’origine de l’exclusion. Ici, l’imposture (position imaginaire et fixée) laisse place alors à une interchangeabilité entre les semblants, caractéristique d’un tournant dans les discours.

36 Nous sommes à présent en mesure de formuler une logique qui s’oppose à la ségrégation et à ses effets d’exclusion et qui, à l’inverse, favorise des processus d’inclusion authentique dans le milieu scolaire. Nous avons montré que cette logique suppose un accompagnement des enseignants dans le travail de deuil vis-à-vis de l’imposture de leur fonction qui, figée et homogène – ce qui est caractéristique du 19e siècle –, s’avère inefficace pour inclure actuellement les sujets dans un discours éducatif.

37 Les politiques d’inclusion doivent ainsi affronter la complexité et le défi qu’implique une approche à deux volets, qui prend en compte tant le sujet de l’éducation et de l’apprentissage, que l’agent de l’éducation et de l’enseignement.

38 Dans tous les cas, il apparaît que les enseignants tendent à attribuer une place « d’exceptionnalité » aux élèves qui se présentaient auparavant comme des « exceptions souffrant de ségrégation ». Ils s’identifient et s’appuient ainsi sur les forces sublimatoires de l’élève, la sublimation étant considérée par Freud comme l’un des destins de la pulsion sur lequel s’appuie le travail éducatif. Le passage de l’exception souffrant de ségrégation à une exception valorisée est la clé de l’inclusion de l’élève dans la logique collective du groupe. Le trait qui auparavant l’excluait est mis en valeur et devient, dorénavant, ce qui l’unit au groupe. Dans la vignette exposée, la résistance de Pablo à réintégrer la salle de classe en raison des moqueries de ses camarades a donné lieu à un dispositif individualisé, qui lui a permis de consentir à entrer dans un lien éducatif. Par ailleurs, l’instauration de ce dispositif n’a pas uniquement été utile à Pablo, elle l’a aussi été à plusieurs de ses camarades qui se voyaient régulièrement exclus pour leurs difficultés à apprendre. Ce cheminement a mis le sujet qui était en situation de ségrégation à une place de reconnaissance au sein du groupe, lui permettant de moins prêter attention aux éventuelles moqueries de ses camarades. Institué par le discours dans une position d’élève, la jouissance qui le poussait à s’auto-exclure s’est trouvée régulée et dérivée.

Apports de la logique du tout/pas-tout

39 Pour ouvrir le fondement d’une approche qui part du singulier afin de produire du commun, introduire l’apport novateur de Lacan sur la différence des sexes, à savoir « les formules de la sexuation » apparaît opportun. En suivant les développements de Cevasco [13] sur la question du féminin, ces formules peuvent aussi s’appliquer à une réflexion sur la logique du collectif et, en ce qui nous concerne, celle du malaise éducatif.

40 Les formules comportent deux versants avec deux positions, une masculine et une féminine, répondant chacune à des logiques différentes. D’un côté s’impose une logique du tout et, de l’autre, une logique du pas-tout. Dans le séminaire Encore (1975), Lacan avance que le versant de la logique du tout se réfère à la théorie du sujet universel, où l’universel ne peut être formulé qu’à condition qu’il existe une exception. Cette logique rend ainsi compte de la formation d’un groupe comme ensemble fermé, toujours consistant et revendiqué comme universel. Il s’agit d’une organisation du collectif semblable à ce que décrit Freud dans « Psychologie des foules et analyse du moi » (Freud, 1921).

41 Il est important de préciser que chacun des deux côtés des formules n’est pas symétrique, et qu’ils ne constituent pas deux universels. Si tel était le cas, la différence relèverait uniquement d’une opposition complémentaire, conforme à la pensée binaire de la modernité : corps-esprit ; substance pensante-substance étendue ; redoublant-élève normal.

42 La théorisation que nous avançons nous mène à penser la différence d’une autre manière. Dans le cas étudié, la logique binaire est subvertie dès lors que nous repérons de l’exclusion au sein même de l’inclusion.

43 En d’autres termes, nous dégageons une inclusion qui produit pourtant de l’exclusion dans ces trois situations paradoxales : les élèves sont admis mais ils abandonnent l’école ; les élèves sont à l’intérieur mais ne prennent pas part à ce qui se passe ; l’enseignement devient impossible parce ce que ces élèves sont là (Zelmanovich, 2013a). La logique de déségrégation parvient à interpréter et à interrompre les points aveugles à l’œuvre dans ces trois paradoxes, à présent désignés et formulés.

44 Le côté de la logique du « pas-tout » est une invention de Lacan pour pointer qu’il est impossible de formuler un ensemble fermé. Cette logique permet d’identifier les tentatives (manquées) d’universalisation de tout discours. Elle révèle que, tant le collectif que le groupe, ont besoin d’une exception pour se former et pour devenir consistants. Ainsi, la consistance et la non-contradiction au sein d’un groupe ne sont possibles que si ces derniers parviennent à garder un point à l’extérieur, perçu comme radicalement différent. Dans notre cas, ce point était représenté par Pablo.

45 Cette logique collective basée sur l’exception, lorsqu’elle prend la forme d’une ségrégation qui produit de l’exclusion, nous permet de distinguer le trait commun à ceux qui appartiennent à l’ensemble fermé ainsi que la manière dont ce trait s’incarne (le sujet universel, la race aryenne, la nation, les inclus non redoublants, ceux qui n’ont ni problèmes ni besoin d’une intégration spéciale). D’autre part, elle nous permet aussi de dévoiler la fonction de celui qui se trouve hors de cette identification, cet « autre » conçu comme radicalement opposé, dont les attributs s’opposent au trait commun à l’ensemble (par exemple, la femme, le juif, l’étranger, le redoublant). Une « figure de la ségrégation » se dessine à cette place d’exception, nécessaire au collectif pour être « fermé ». Cette figure joue le rôle d’altérité suprême, d’étrange suprême, d’étrange à éliminer : Pablo, le « violent » et le « redoublant ».

46 L’amour narcissique lie les sujets du collectif de manière libidinale. Le collectif se forme alors par le biais d’une double identification. Il y a, d’une part, une identification verticale à un leader ou à un idéal et, d’autre part, une identification horizontale entre les membres du groupe. Cette dernière se produit grâce à la haine de cet « autre » qui prive les membres d’une complétude à présent inatteignable : si Pablo n’était pas là le groupe irait très bien. L’impossibilité d’atteindre cette dite complétude est ici ignorée, tout comme la fonction de l’objet externe qui génère l’illusion de consistance du groupe.

47 Le paradoxe de toute pratique ségrégative et d’exclusion réside justement en ce que, d’un côté l’altérité est nécessaire pour assurer la consistance du groupe et, de l’autre, on tente sans cesse de l’éliminer. Le nationalisme, le racisme, le sexisme mais aussi la politique d’inclusion, suivent cette même logique. Le groupe trouve sa consistance à partir d’un élément idéalisé (la figure du père, le chef, un trait, une origine, une idée devenue idéologie) et, en même temps, d’une figure de « l’autre » bien identifiée. Cet « autre » est le support d’une complétude fantasmée comme étant sans limites : le groupe sans étrangers, sans élèves violents ou redoublants, etc.

48 La psychanalyse nous permet de localiser le substrat libidinal à l’œuvre dans les logiques collectives pour envisager des orientations de travail possibles. Il s’agit pour nous de penser la nécessité structurelle d’une position d’exception pour que le collectif puisse se constituer.

49 Il arrive que cette position soit incarnée par quelqu’un, un groupe ou un sujet. Cette occupation relève du contingent, des diverses situations et moments de la culture. L’orientation (politique) avancée dans ce travail consiste à être informés de cette logique et à s’assurer que cette place d’exception reste toujours vide, qu’elle ne soit ni occupée ni incarnée par un sujet de manière fixe. Il s’agit d’un pari intéressant, qui n’est pas facile, dirait Cevasco (2007). Notre expérience nous montre que c’est faisable, à condition que puissent être envisagés des modes d’instituer le sujet dans un lien de discours, par le biais de mouvements et de transferts. De cette manière, la place de l’exception qui produit une ségrégation – exclusion peut être vidée. La seconde condition consiste à traiter la position des professeurs, par le biais de tournants discursifs et de transferts, à l’aide d’un éventuel accompagnement de médiations évanescentes.

50 Les élèves discriminés par leurs excentricités, leurs indifférences, leurs apathies, leurs refus ou résistances au travail, se sont révélés être, dans notre étude, des cas paradigmatiques d’interruption du circuit de ségrégation, en tant que chacun est apparu, aux yeux de ses professeurs, tel un sujet « exceptionnel ». La reconnaissance de leurs productions a permis de réinstaurer, pour chaque jeune, leur « dignité de sujet », à leurs yeux et à ceux de leurs pairs. Chaque enseignant a pu, par ce biais, récupérer progressivement et laborieusement sa dignité d’éducateur et d’éducatrice. Lacan dit dans son séminaire sur Le transfert (1960-1961) que ce qui fait de chacun de nous quelqu’un de différent, d’unique, d’inestimable, d’irremplaçable, est ce point qui désigne la dignité du sujet. Une lecture analogique des expériences menées, qui sont devenues pour nous des leçons, nous montre qu’un ordre nouveau, certes fragile, se rétablit lorsqu’il est possible de construire une nouvelle fiction (Zelmanovich, 2009) qui réintroduit un savoir y faire, tant pour les élèves que pour les agents de l’éducation. Il bouscule la figure de l’élève inclus qui apparaît paradoxalement exclu et déjoue la menace redoutée par les enseignants : se reconnaître dans un miroir qu’ils ne veulent pas regarder, celui de leur propre ségrégation.

Conclusion

51 Dans ce grand laboratoire de l’inclusion éducative universelle que représentent les politiques d’inclusion, nous optons pour une production de connaissance et pour un savoir y faire avec le paradoxe propre à tout universel. Notre nouveau cadre conceptuel et méthodologique, qui permet d’appréhender la position des professionnels sous différentes modalités transférentielles, nous amène à avancer deux nouvelles précisions :

52 D’abord, il s’agit d’élaborer autour d’une lecture des opérations singulières à l’origine du rejet, de l’indifférence et de la victimisation, ainsi que leur rôle à l’adolescence en particulier. C’est dans ces véritables zones critiques que les enseignants rencontrent les plus grandes difficultés à rendre leur fonction opérante et que se produisent la plupart des phénomènes de ségrégation et d’exclusion. Reprenons nos conclusions concernant les lieux symboliques attribués aux élèves par un certain nombre d’enseignants [14] : il s’agit d’un lieu idéalisé pour les élèves qui répondent plus ou moins aux styles de vie et aux paramètres culturels et esthétiques des secteurs sociaux avec lesquels l’école a l’habitude de travailler depuis le début ; un lieu indifférent pour les élèves qui passent inaperçus et à qui on ne demande pas de prendre part au lien car les enseignants ne considèrent pas que cela fait partie de leur fonction ; un lieu rejeté pour les élèves qui portent un emblème contraire aux valeurs supposées de l’école ; un lieu victimisé qui fixe la position des élèves et signe leur destin de manière inexorable.

53 Ensuite, il s’agit d’explorer la figure du médiateur évanescent à partir de la position occupée par ceux qu’on appelle généralement les « équipes d’orientation scolaire ». Les recherches menées montrent que le malaise se concentre aussi bien dans la fonction des enseignants à l’école secondaire que dans la position de ces équipes d’orientation.

54 Dans les deux cas de figure, nous sommes convaincus que la dimension éthique du lien social inédit proposé par la psychanalyse s’appuie sur l’à-venir de chaque sujet. C’est un pari contre la condamnation qu’impliquent les processus de ségrégation et d’exclusion à l’égard de nombreux enfants et de jeunes, ainsi qu’aux adultes qui les prennent en charge. Ces processus se déclinent ainsi dans le champ des pratiques socio-éducatives dans ces trois dimensions (sociale, institutionnelle et subjective) parcourues. Les axes de recherche actuellement en cours nous mènent à une lecture de ces nouages, en prenant en compte la singularité et la synchronie de chaque cas, à la lumière de la diachronie dans laquelle ils se fondent.

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Mots-clés éditeurs : école secondaire, transdisciplinaire, Inclusion paradoxale, psychanalyse, effets de ségrégation

Mise en ligne 27/10/2016

https://doi.org/10.3917/cm.094.0139

Notes

  • [1]
    Le programme est composé de trois piliers : « formation », « recherche » et une hypothèse de travail en cours que nous appelons « clinique socio-éducative ». Inspiré et orienté par l’œuvre freudienne, Le malaise dans la culture, (Freud, 1930), le programme propose une actualisation permanente des conditions structurelles et contingentes du malaise dans la culture éducative, avec pour objectif la production d’outils théoriques et cliniques (psicoanalisisyeducacion@flacso.org.ar).
  • [2]
    Le terme de « dés-insertion » ainsi rédigé insiste sur le fait que le sujet apparaît déconnecté du lien social qui soutient le lien éducatif. Le lien social est envisagé ici dans sa dimension discursive et transférentielle.
  • [3]
    Voir notre hypothèse concernant la relation entre détresse et violence.
  • [4]
    « Villa miseria » est le nom qu’on donne en Argentine aux quartiers très précaires construits dans les grandes villes ou ses alentours.
  • [5]
    Pour davantage de développement sur ce concept dans le champ éducatif, consulter P. Zelmanovich, (2013a), p. 138-154.
  • [6]
    À l’origine, cette figure est construite pour analyser des phénomènes macrosociaux (par exemple, le protestantisme est considéré comme médiateur évanescent dans le passage de l’Ancien Régime à la modernité). Tel un portail, le médiateur évanescent fait communiquer le monde existant (dans ce cas l’école pourrait être considérée comme le monde existant) avec un champ de possibles. Le possible est corrélé à la micropolitique de chaque institution et à la subjectivité des sujets concernés. Il est facteur de changement et de transformation sociale, mais est vite oublié. Dès lors qu’il influe sur la réalité de l’institution, il s’efface. On peut dire en ce sens qu’il est évanescent.
  • [7]
    Le savoir supposé se réfère aux formulations de Lacan sur le sujet supposé savoir, pivot autour duquel tournent tous les phénomènes de transfert, tandis que le savoir exposé se réfère au transfert de travail. Nous reprenons ces développements dans P. Zelmanovich (2013a), p. 147-154.
  • [8]
    Le « savoir y faire » en tant qu’élève renvoie au savoir qu’il s’agit d’extraire du symptôme, autrement dit le « savoir y faire » avec le réel du symptôme, que Lacan développe dans son séminaire Le Sinthome. C’est la façon dont l’analysant réussit à faire avec son symptôme, sans le savoir. Le dernier enseignement de Lacan conçoit la fin de l’analyse comme un « savoir y faire avec le symptôme ». Dans le champ des pratiques éducatives, très différent du dispositif analytique, le « savoir y faire » renvoie à la manière dont le sujet fait avec son symptôme au sein du lien éducatif.
  • [9]
    Le discours comme lien social se trouve développé dans P. Zelmanovich (2013a) : « Las paradojas de la inclusión en la escuela media a partir de una lectura de la posición de los docentes en el vínculo educativo : aportes del psicoanálisis a la investigación del malestar en las prácticas socioeducativas », p. 103-137.
  • [10]
    C. Ginzburg (1994), Mitos, Emblemas, Indicios (Mythes, Emblèmes, Traces), Madrid, Gedisa.
    Introduit par Carlo Ginzburg, le paradigme indiciaire est un modèle épistémologique qui se base sur l’étude des détails, des signes et des traces qui passent souvent inaperçus à l’échelle microsociale. Son approche d’inférence consiste à détourner le regard de l’impression d’ensemble en mettant en relief l’importance des détails secondaires. Sa méthodologie s’inspire de Morelli, Holmes et Freud, dont la démarche commune est de partir des effets pour déduire dans un deuxième temps les causes. Tel est le cas de la psychanalyse qui part toujours du symptôme pour orienter l’analyse du cas.
  • [11]
    Pour approfondir les opérations propres au tournant dans les discours au sein des pratiques éducatives consulter, dans P. Zelmanovich (2013a), le chapitre : « El Discurso del analista posibilita el giro entre discursos. »
  • [12]
    Le développement de cet argument se trouve dans P. Zelmanovich (2013a), thèse de doctorat disponible sur : http://hdl.handle.net/10469/6217
  • [13]
    Ce développement correspond à l’adaptation du texte de R. Cevasco (2007) : « Lo irreductible del malestar y las lógicas de segregación: de la modernidad femenina a la escena educativa », préparé pour le diplôme supérieur en sciences sociales, spécialité psychanalyse et pratiques socio-éducatives. Module 1 : “La subjetividad de la época en a escena educativa”. Clase virtual n° 2, FLACSO. Área de educación.
  • [14]
    Le lieu symbolique se réfère aux modalités dans lesquelles est reconnu l’élève. Il est à l’œuvre sous les trois versants du transfert : symbolique (fondé sur la reconnaissance), imaginaire (fondé sur l’identification) et réel (fondé sur le désir). Ces trois couples de transferts supplémentaires se basent sur le travail de Mauricio Tarrab (2003), « Un lazo social inédito », Virtualia, Revue numérique, (1), 2, p. 2-5.
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