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Article de revue

L’avenir de la ségrégation

Pages 9 à 20

Notes

  • [1]
    Zhor Benchemsi était psychanalyste, psychothérapeute d’enfants à l’hôpital Esquirol, Saint-Maurice. Elle est décédée le 6 septembre 2015. Très tôt, elle s’est engagée dans le combat pour les droits politiques au Maroc et dans l’immigration. Elle fut membre du Groupe de Recherches Maghrébines de l’université Paris 7 et des Cahiers Intersignes. Elle a publié de nombreux travaux cliniques sur les enfants de migrants et sur les exilés.
  • [2]
    Cet article reprend la conférence d’ouverture du colloque Figures actuelles de la ségrégation.
    La subjectivité à l’épreuve du social, organisé par l’université Paris-Diderot et la FLACSO, à Buenos Aires, les 7, 8, 9 novembre 2013.
  • [3]
    S. Freud (1930), Le Malaise dans la culture, dans OC, Paris, Puf, 1994, p. 333.
  • [4]
    M. Foucault (1981), « “Omnes et singulatim“ : vers une critique de la raison politique », dans Dits et Écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994.
  • [5]
    B. de Las Casas, La controverse entre Las Casas et Sepúlveda, introduit, traduit et annoté par N. Capdevila, Paris, Vrin, 2007.
  • [6]
    P. Levi, Si c’est un homme, trad. M. Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987.
  • [7]
    R. Antelme (1947), L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957.
  • [8]
    J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’école » op. cit.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    J. Lacan, Télévision, Paris, Le Seuil, 1974.
  • [11]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 132.
  • [12]
    Ibid., p. 131.
  • [13]
    J. Lacan (1938), Les complexes familiaux , Paris, Navarin, 1984.
  • [14]
    J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’école », op. cit.
En mémoire de Zhor Benchemsi [1]

1 Le fait que je me trouve aujourd’hui à Buenos Aires [2], venant de France où j’exerce comme enseignant à l’université et comme psychanalyste, après une enfance et une adolescence en Tunisie, pays dont je suis natif, est un exemple à portée de main qui témoigne que nous sommes partie prenante de la question que nous sommes amenés à traiter ici : celle de la ségrégation à l’aire de la globalisation. Rien qu’en disant « nous », en prononçant ce mot qui assemble et associe plusieurs personnes disparates formant une collectivité, se trouve abolie la distance entre Tunis, Buenos Aires et Paris. Cette abolition des dizaines de milliers de kilomètres séparant des individus, pour les réunir en une entité commune s’identifiant les uns aux autres, en tant qu’universitaires ou/et psychanalystes, se donnant le même objet de travail, relève du grand processus planétaire antagonique de la ségrégation, si on se rappelle que ce mot désigne la séparation d’individus appartenant à la même « grégarité », autrement dit au même troupeau de l’espèce humaine.

2 C’est ce type de constat, avant même que le mot de « globalisation » apparaisse dans le vocabulaire, constat d’un irrépressible processus historique qui défait les écarts réels, symboliques et imaginaires entre groupes humains qui conduisit Lacan, en 1967, à faire entrer la ségrégation comme une question centrale de la crise de la civilisation moderne et à prédire l’accroissement du racisme et des revendications que nous appelons aujourd’hui identitaires. Voici en effet, qu’au cœur des années glorieuses de l’après-guerre en Europe et de la décolonisation quasiment achevée, en une période où l’horizon semblait dégagé et les progrès irrésistibles, il est prophétisé que le rapprochement, l’universalisation, la communication des groupes humains allait provoquer l’inverse de ce à quoi on pouvait s’attendre : une demande de barrières, le renforcement des ségrégations et l’extension de leurs ramifications.

3 En prenant ainsi le contrepied de la tendance optimiste d’une époque, Lacan va renouveler le tissage problématique que Freud avait mis en œuvre dans des textes, tels que Totem et tabou (1912), Psychologie des masses et analyse du Moi (1921), L’avenir d’une illusion (1927) et surtout Le Malaise dans la culture (1930). De ce dernier texte, Lacan semble en effet prendre le relais d’un diagnostic en réponse à la question posée par Freud : « Le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction [3] ? »

4 Si je situe d’emblée la ségrégation dans l’optique psychanalytique, à partir de la relance lacanienne des années soixante, et celle-ci dans le tissage problématique freudien autour de la civilisation des années vingt et trente, c’est parce que dans ces entrelacs résident les raisons qui font que la psychanalyse n’est pas seulement une psychologie individuelle et que l’inconscient acquiert une dimension politique. Sans cette dimension, nous ne voyons pas pourquoi des psychanalystes sont amenés à prêter attention aux faits de la vie commune de leur époque, en tant qu’ils déterminent les conditions de possibilité de toute subjectivité.

5 « Figures », au pluriel, appelle immédiatement l’idée d’une pluralité d’aspects, d’apparences, de manifestations, à travers lesquelles on reconnaîtrait la même forme. Il faut donc commencer par se demander en quoi consiste la ségrégation comme forme, comme concept d’un modèle à partir duquel sont produites ou déduites lesdites figures.

6 Ainsi que je le soulignais dès le début de mon propos, la notion de ségrégation désigne à la lettre latine, le fait de la séparation dans ce qui est donné comme grégaire, du latin grex ; autrement dit, la vie en troupeau pour les membres d’une même espèce. De prime abord, la notion est descriptive d’une mise à l’écart à l’intérieur d’une relation de l’être ensemble, mise à l’écart qui résulte d’un pouvoir d’exclure.

7 Mais, il faut faire aussitôt deux remarques concernant cette définition du modèle :

8 – La première est que la notion de grégarité recèle une signification pastorale, assimilant le groupement humain et son gouvernement à celui des animaux. Je rappelle succinctement, la présentation que fait Michel Foucault du pouvoir pastoral [4]. Il s’agit d’une structure très ancienne que l’on trouve aussi bien chez les Assyriens, les Égyptiens, les Hébreux, les Arabes que chez les Grecs, où les relations du souverain, Roi ou Dieu, avec son peuple sont définies comme des relations du berger au troupeau. Le berger a un pouvoir de veille et de soin, de nourriture et d’aide à la reproduction, de guidance et de rassemblement des égarés, non seulement d’une manière globale mais aussi individuelle. D’où l’expression qui est dans le titre de l’article de Michel Foucault qui aborde la structure pastorale : « Omnes et singulatim » qui signifie « tous et un par un ». En d’autres termes, il s’agit d’une prise en charge intégrale par le berger de la vie des animaux. Il les fait vivre individuellement et collectivement. On entrevoit la caractéristique fondamentale de la structure pastorale propre à la grégarité : elle définit un rapport entre « un berger-sujet » et « des animaux-assujettis » à ses soins. D’un mot, la notion de grégarité suppose la passivité des agrégés. En revanche, les ségrégués seraient ceux qui ne bénéficient pas du soin donné au troupeau, ils sont exclus de la protection du berger et abandonnés. Du coup, cette exclusion les met hors de la dette à l’égard du berger, et dans la mesure où ils ne lui sont plus redevables de leur vie, ils constituent une menace pour sa souveraineté.

9 – La seconde remarque est que la ségrégation, en tant qu’acte de séparation n’est pas seulement ce qui résulte d’une exclusion interne, elle est aussi la condition fondamentale à l’origine même de la grégarité et de la formation de communautés différentes les unes des autres. La logique de la ségrégation est supposée dès qu’il y a des locuteurs d’une langue, excluant ceux qui ne la parlent pas, dès qu’il y a une ethnie, une nation, un État, une religion, une famille, bref l’existence d’une quelconque entité. Toute affirmation individuelle ou collective d’identité, quelle que soit sa nature ou sa forme, est ségrégative. Disons dans l’idiome freudien que la ségrégation appartient à la constitution totémique. Le totem ségrégue au moyen de la référence qu’il constitue en tant que figure de l’Autre d’un groupe.

10 Il se déduit de ces remarques que la ségrégation s’entend, au moins en un double sens : un sens qui désigne le fait fondamental de la tendance des humains à se regrouper autour d’un commun qui les rassemble et les sépare des autres, et un second sens qui relève des pratiques d’exclusion, de mise à l’écart, d’isolement, ce qui met en cause le rassemblement et le commun ; autrement dit, la tendance inverse. À ce compte, la ségrégation se trouve à la fois à l’origine de l’agrégation d’une communauté et du processus de désagrégation de son unité.

11 Si le même mot recèle ce qui crée une communauté et la met en danger en même temps, si l’affirmation et la négation sont confondues dans le même signifiant, c’est là l’indice d’une expression langagière qui ressortit à un fonctionnement primitif de la psyché, où coexistent les opposés ou les contraires. Pour la psychanalyse, il s’agit-là de la marque indubitable de ce qui est inconscient. La ségrégation relève d’un dualisme tendanciel à l’œuvre du grégaire, elle lie et délie, elle crée et disloque la grégarité.

12 À ce stade, l’idée d’un concept modèle univoque de la ségrégation ne tient que par un usage discursif supprimant l’équivocité du vocable et le restreignant à la pratique d’une mise à l’écart, associée à un jugement éthique négatif, parce que fondé sur un traitement inégalitaire, ce qui introduit la notion de discrimination. En principe, ségrégation et discrimination ne se confondent pas, même si dans la pratique elles sont proches. On peut être inclus dans un groupe et néanmoins y subir des traitements différenciés et injustes.

13 Ces considérations portent à conséquence : si nous disons que la ségrégation est à la base de toute fonction totémique ou de référence, au sens de Pierre Legendre, et qu’elle est bivalente, on comprend pourquoi elle affecte les jointures : ce qui relie les humains les uns aux autres, ce qui les solidarise, ce qui en fait une entité. On peut bien sûr énumérer toutes les figures ségrégatives qui brisent le joint et l’ensemble : la ségrégation raciale, ethnique, sexiste, communautaire, la relégation urbaine, celle qui affecte les droits civils, etc. Et sans aucun doute, il faut examiner de près chacune de ces figures de la ségrégation dans chaque situation. Mais si nous considérons la ségrégation comme étant à la racine de la fondation collective humaine, nous pouvons concevoir en quoi elle met en cause la catégorie du référent universel d’une manière générale.

14 Voici une série de référents universels de la coexistence humaine : le monde, l’espèce humaine, la présence d’autrui et son incommensurabilité aux objets, l’intersubjectivité. Ces cinq référents ne constituent pas une énumération exhaustive, mais nous rapprochent de ce qui est essentiellement visé par la ségrégation, à savoir la présence à l’autre et le lien qu’il constitue à partir de cette présence. La langue arabe désigne cette présence par le terme Uns, d’où est extrait le mot « Homme » : insân. Homme signifie donc dans cette langue la présence au/du prochain. Être humain, c’est être avec. On trouvera sans doute dans d’autres langues ou conceptions éthiques et philosophique des assertions comparables. Ainsi, en est-il du Mit Sein heideggérien dont les catégories premières sont la spatialité et la communauté. C’est pourquoi les manifestations concrètes de la ségrégation s’inscrivent prioritairement dans l’espace réel et dans le lien à la communauté. Néanmoins, cette inscription n’est pas la cause de la ségrégation, mais plutôt ses effets ; ses causes résident dans l’interruption d’un ou plusieurs référents universels. Considérons ici le cas du référent « espèce humaine ».

15 Bien entendu, je ne prends pas ce référent universel au hasard, puisqu’il s’agit de la catégorie même de la grégarité des humains : leur espèce. Nous le savons, mais je le rappelle brièvement, l’histoire de l’agressivité et de la destructivité des groupes humains pourrait être décrite sous l’angle de la négation de l’appartenance des uns et des autres à l’espèce humaine, sous les formes les plus variées, les plus sophistiquées et les plus cruelles. Cela va de l’appropriation de la catégorie « humain » aux limites de son groupe, rejetant le reste dans un no man’s land, au déploiement de discours et de pratiques tendant à prouver la non-conformité physique, morale ou spirituelle de l’autre à l’espèce humaine, en passant par des positions de surplomb au sommet de l’édifice de l’espèce reléguant les autres dans le sous-humain, l’inhumain, l’infra-humain, etc.

16 La négation de l’appartenance à l’espèce humaine n’est pas la seule manière de ségréguer à l’intérieur du référent universel de l’espèce. D’autres formes de ségrégation historiques divisent ce référent au moment même où elles créent un sous-ensemble, en s’affirmant mutuellement exclusives, tels que les nationalismes par exemple se comportant comme si des différences essentielles les séparaient. Il y a une lutte féroce entre les nations pour préserver leurs particularités et parfois pour s’imposer par la violence à la tête d’une hiérarchie ou d’une suprématie au détriment de la vie de leurs membres, n’hésitant pas à les sacrifier sans compter, comme s’il s’agissait de leur propriété. Il ne faut pas oublier aussi que le nationalisme et le racisme ont une longue histoire conjointe.

17 On pourrait écrire une histoire de l’humanité à travers les manières et les pratiques d’exclusion des individus et des groupes du référent « espèce humaine ». À ma connaissance cela n’a pas été fait ; on l’entreprendrait qu’on ne manquerait pas de relever, à travers les variations d’époques et de lieux, que la ségrégation est étroitement nouée au traitement de la question de l’universel. Il est certain que l’époque de la Controverse de Valladolid [5] au 16e siècle, n’est pas celle de Si c’est un homme de Primo Levi [6], ou de l’Espèce humaine de Robert Antelme [7]. J’effectue ici une précipitation vers l’époque contemporaine pour poser cette question : comment se fait-il que la période et le lieu historique qui ont connu la plus puissante et la plus intense affirmation de l’universalisme humaniste et des absolus scientifiques, celle qui commence avec Les Lumières en Europe, aient produit des discours et des pratiques aussi systématiques de la ségrégation dans l’espèce, finissant dans l’horreur des camps d’extermination ? Universalisme et ségrégation seraient-ils noués ? Quels rapports y a-t-il, à une époque donnée, entre les discours de l’universel et les ségrégations ?

18 À ces questions, il se trouve qu’un psychanalyste, Jacques Lacan, s’est avancé avec une réponse convoquant l’ensemble du champ théorique freudien, d’une manière qui place le problème à un enjeu comparable, sinon au-delà du Malaise dans la culture de Freud. Et c’est ce que je voudrais approcher ici.

19 La question de la ségrégation apparaît dans les travaux de Lacan en 1967, sous le mode de la crainte et le ton de l’avertissement : le discours de la science, en concomitance avec le capitalisme du marché, sont en train de produire une universalisation et une homogénéisation suscitant un mouvement réactif inverse, consistant à créer des particularismes et des barrières qui rétabliraient des séparations encore plus ségrégatives qu’auparavant : « Nous avons vu émerger, pour notre horreur,[…] ce qui ira en se développant comme conséquence du remaniement des groupements sociaux par la science, et nommément de l’universalisation qu’elle y introduit. Notre avenir de marchés communs trouvera sa balance d’une extension de plus en plus dure des procès de ségrégation. Que la « cœxistence » […] ne nous fasse pas oublier un phénomène […] dont les bafouillages sur le racisme masquent plutôt la portée [8]

20 Notons ici le mot « horreur » devant l’idée d’un développement croissant de l’universalisation des groupes sociaux, dont la contrepartie serait une ségrégation plus dure. L’allusion au racisme, masqué par la coexistence des groupes, autrement dit l’entremêlement pacifique de populations diverses, est déjà présent dans ce passage, avant d’être explicitement repris et formulé en 1971, en ces termes : « Nous allons être submergés avant pas longtemps de problèmes ségrégatifs que l’on appellera le racisme et qui tiennent au contrôle de ce qui se passe au niveau de la reproduction de la vie, chez des êtres qui se trouvent en raison de ce qu’ils parlent, avoir toutes sortes de problèmes de conscience [...] L’homogénéisation par la science consiste donc dans la réduction de l’humain à sa constitution biologique, et que du fait que ledit humain est être parlant, c’est-à-dire non reproductible comme du bétail, cela ne manquera pas de soulever des objections de conscience, autrement dit éthiques [9]. »

21 À cette étape de la pensée de Lacan, la menace proviendrait de l’extension du champ de la reproduction du même, à laquelle va s’opposer une logique radicale de la différenciation qui trouverait son expression extrême dans le discours de la haine raciste. La séquence de Télévision en 1973 [10] est dans le droit fil de ce qui a commencé en 1967, mais va revêtir la dimension d’une théorie, en s’articulant avec l’enjeu de la jouissance, sur lequel je reviendrai plus loin.

22 Il faut préciser ici que la notion de « race » chez Lacan ne se limite pas à la théorie des races du 19e siècle ; cette notion est utilisée dans le sens ancien d’« une espèce de gens » appartenant à la même famille au sens large. L’ancien français usait du mot « generace ». Il s’agit de ceux qui se reconnaissent du même principe généalogique, principe référé à un grand Autre ou bien à sa version dite « primitive » : l’appartenance au totem. Ainsi compris, est racisme le communautarisme, le sexisme, l’intégrisme religieux, toute exclusion fondée sur l’appartenance par la naissance. Il consisterait en un fanatisme de l’Autre radical et consistant, en vue d’établir une séparation intraitable.

23 La conséquence du discours de la science sur le plan de la subjectivité est, selon Lacan, l’isolation de ce qu’il appelle « un sujet pur », autrement dit qui n’est pas le sujet empirique, mais un sujet assujetti à la même économie du savoir que la science : savoir temporaire, qui devient vite obsolète, qui ne cesse de se renouveler en allant de l’avant sans fin, de sorte que ce sujet de la science est « ponctuel et évanescent ».

24 Lacan considère que la science est elle-même débordée par un projet technoscientifique qui vise la maîtrise du monde, une volonté de vaincre et de dominer sans limites, dont l’un des moyens est la production d’un sujet homogénéisé et adapté à l’économie technoscientifique. Dans cette économie, la ségrégation se caractérise par les planifications et les programmations de masse, au moyen de dispositifs de plus en plus étendus à l’échelle de la planète.

25 Il n’est pas étonnant dès lors, que Lacan ne tienne pas un discours univoque sur la ségrégation, au sens où le maintien de certains particularismes conférerait un abri séparateur aux humains, ce qui préviendrait le déclenchement de ségrégations réactives fanatiques. Ce qui ne veut nullement dire qu’il souscrit à des mouvements de restauration ou de retour identitaires, qui ne présagent rien de mieux, car ils font partie précisément de la réaction ségrégationniste à l’universalisation. Ces réactions montrent que lorsque les distinctions sont élimées, ils reviennent avec force dans l’espace même du monde universalisé.

26 Il faut avoir à l’esprit que, pour Lacan, la ségrégation est le principe même des discours qui structurent les liens humains et que toutes les organisations sociales se soutiennent de cette ségrégation fondamentale et structurelle, à travers laquelle ils se constituent en se séparant et en se concentrant sur eux-mêmes. La concentration étant, pour Lacan, sous la modalité du camp – camps de concentration et non d’extermination –, la marque de l’ultra-universalisation produite par les technosciences à l’époque moderne.

27 Or, la ségrégation fondamentale est liée au fait que les hommes se regroupent et se structurent autour du père ou d’une figure idéale comme opérateur d’agglutination interne et de différenciation par rapport aux autres groupes. En 1969, dans le séminaire L’Envers de la psychanalyse, Lacan entreprend une lecture de Totem et tabou sous le primat de la question de la ségrégation.

28 Il commence par dire : « Je ne connais qu’une seule origine de la fraternité… c’est la ségrégation dans la société…tout ce qui existe est fondé sur la ségrégation, et au premier temps la fraternité. Aucune autre fraternité ne se conçoit même, n’a le moindre fondement, le moindre fondement scientifique, si ce n’est parce qu’on est isolé ensemble, isolé du reste. Il s’agit d’en avoir la fonction, et de savoir pourquoi c’est ainsi. Mais enfin que ce soit ainsi saute aux yeux, et faire comme si ce n’était pas vrai, cela doit faire face à certains inconvénients [11]. » Et de poursuivre un peu plus loin : « Le vieux papa les avait toutes pour lui, ce qui est déjà fabuleux – pourquoi les aurait-il toutes pour lui ? – alors qu’il y a d’autres gars tout de même ; elles aussi peuvent peut être avoir leur petite idée. Pour avoir tué le vieux, le vieil orang, [..] ils se découvrent frères. Enfin. Cela peut vous donner quelque idée sur ce qu’il en est de la fraternité [12]. »

29 Si ségrégation et fraternité sont étroitement liées dans cette lecture de Totem et tabou, c’est pour autant que la ségrégation se fonde sur l’exclusion de la jouissance réservée au père à l’endroit de la mère. Il y a de la jouissance interdite en vertu d’un idéal symbolique dont la consistance tient au père. Or, le capitalisme fragiliserait ce mode d’exclusion de la jouissance, en la réduisant à la consommation d’objets et à l’incitation au « « plus-de-jouir », que Lacan identifie comme homologue à la loi de la plus-value, telle que Marx la dégage, en tant que loi du capitalisme. D’où l’émergence et la multiplication de groupes dont la jouissance ne se règle plus sur des idéaux symboliques, mais sur la quête effrénée et illimitée de l’argent, sur la diffusion, dans un marché ouvert à tous, de produits qui se renouvellent sans cesse, et sur la concurrence cynique de ces groupes en vue d’une jouissance qui ne recule pas devant la destruction de l’autre. C’est une guerre qui n’a plus comme référent un grand Autre, tels ceux de la religion ou de la nation, réduits à des masques (là où ils étaient des semblants), mais en fin de compte une guerre de matériel pour obtenir le contrôle de marchés planétaires.

30 À partir du moment où le père, sa figure ou ses signifiants, sont posés comme l’élément ségrégant du groupe, Lacan entreprend d’établir le lien entre ce qu’on pourrait appeler la crise moderne de la ségrégation étroitement liée à la situation du père dans la modernité. J’use ici du terme de « crise », en sachant qu’il n’y a pas de résolution, comme le suppose le concept de Krisis. Il faudrait plutôt parler d’état-limite de la culture moderne pour désigner l’instabilité de la situation.

31 Tout le monde se souvient de la thèse du déclin du père dans « Les Complexes familiaux », article publié en 1938 [13]. Or, trente ans après, nous en sommes avec Lacan, au-delà du déclin, avec ce qu’il appelle « l’évaporation du père » : « Je crois qu’à notre époque la trace, la cicatrice de l’évaporation du père [je souligne cette expression] est celle que nous pouvons mettre sous le titre général de la ségrégation. Nous pensons que l’universalisme, la communication de notre civilisation homogénéisent les rapports entre les hommes. Au contraire, je pense que ce qui caractérise notre époque, et nous ne pouvons pas ne pas nous en apercevoir, c’est une ségrégation ramifiée, renforcée qui produit des intersections à tous les niveaux et qui ne fait que multiplier les barrières [14]. »

32 Si le phénomène des ségrégations structurales se constitue autour du père, « les cicatrices de l’évaporation du père », c’est-à-dire ce qu’il en reste, engendre une logique de fragmentation des groupes, et par réaction leurs agrégation sous des formes fragmentaires. À la place de la référence à l’Un, nous assisterions donc à la multiplication de petits groupes de toutes sortes, se faisant et se défaisant, mus par des intérêts locaux, soumis à de prétendus petits maîtres, entretenant des rapports de force. Ce n’est pas le triomphe de la démocratie, mais de féodalités de jouissance en concurrence.

33 À la place de la fonction séparatrice, s’installerait une idéologie de l’homogénéité où toutes les opinions se valent, à l’instar de produits de marques différentes au supermarché. Chaque groupe faisant valoir une identification communautaire particulière. On assisterait de la sorte à une défection du régime fondé sur le grand Autre, en faveur de chefs tels que le pensait la psychologie des foules freudienne.

34 L’universalisation par le discours de la science et le capitalisme aboutiraient donc à faire tomber les barrières symboliquement ségrégatives, ce qui se traduit par un entremêlement des modes de jouissance entre diverses entités. C’est cet entremêlement ou confusion des modes de jouissance devenant insupportable qui suscite la réaction raciste, à travers la manifestation haineuse de « races de jouissance » (expression de Lacan) déniant les uns aux autres la coexistence avec eux, cherchant à les exclure, à les reléguer dans des espaces urbains, où inversement à se cantonner avec son groupe d’appartenance. Cette ségrégation a donc pour ressort la haine de la jouissance de l’autre qui s’imbrique avec la sienne. C’est ce qui a donc conduit Lacan à annoncer que « le racisme a de l’avenir », dans la mesure où : « Il n’y a que l’Autre radical qui situe la jouissance », une jouissance égarée dans une mêlée inextricable. J’ajouterai que cela peut prendre aussi la forme d’un recours à un Dieu que l’on rendrait substantiellement présent, en en portant les marques à même son corps, ou en recourant aux manifestations de son désir cruel, à travers les sacrifices.

35 C’est le cas par exemple dans l’islamisme radical dont la hantise est la disparition du Musulman sous l’effet de l’occidentalisation des modes de vie, des manières d’être et de paraître. D’où l’émergence de ce que j’ai appelé la figure du « Surmusulman ». Le Surmusulman est la position subjective dans laquelle un musulman est amené à surenchérir sur le musulman qu’il est par la représentation d’un musulman qui doit être encore plus musulman. Elle se traduit par l’exhibition de marques corporelles et de codes vestimentaires différents, tels que voilée/dévoilée, barbu/glabre, par l’accroissement des pratiques de dévotion publiques, telles que les prières dans la rue. L’universalisation paraît avoir pour effet d’accroître les sentiments d’infidélité, autrement dit de culpabilité et du recours à des mesures de plus en plus visibles pour l’endiguer à travers un processus de « re-ségrégation » de ce qui a été « dé-ségrégué » sous l’effet de l’homogénéisation moderne conduite par l’Occident.

36 Tels sont les points les plus importants de ce que l’on pourrait appeler « l’avenir de la ségrégation » annoncé par Lacan, dont ne peut que constater la justesse, même si on peut déplorer l’usage apocalyptique auquel a donné lieu sa pensée ici ou là. Cet usage a un effet inhibiteur sur le développement de la créativité théorique de la psychanalyse pour poursuivre l’exploration de la voie ouverte par Freud dans ses travaux sur la culture, alors même que Lacan n’a pas cessé d’en tirer les conséquences, à la fois les plus rigoureuses et les plus inventives. Il suffit pour terminer de rappeler la remarque suivante de Freud dans Malaise, pour mesurer à quel point l’avenir de la ségrégation prédit par Lacan est déjà annoncé en ces termes : « Quand la culture suit son propre programme qui est d’unir les individus en des unités de plus en plus grandes – ce qui est l’œuvre d’Éros – le même conflit se poursuit et se renforce sous des formes qui sont dépendantes du passé et a pour conséquence une élévation du sentiment de culpabilité. »


Mots-clés éditeurs : séparation, Ségrégation, jouissance, psychanalyse, Lacan

Date de mise en ligne : 27/10/2016

https://doi.org/10.3917/cm.094.0009

Notes

  • [1]
    Zhor Benchemsi était psychanalyste, psychothérapeute d’enfants à l’hôpital Esquirol, Saint-Maurice. Elle est décédée le 6 septembre 2015. Très tôt, elle s’est engagée dans le combat pour les droits politiques au Maroc et dans l’immigration. Elle fut membre du Groupe de Recherches Maghrébines de l’université Paris 7 et des Cahiers Intersignes. Elle a publié de nombreux travaux cliniques sur les enfants de migrants et sur les exilés.
  • [2]
    Cet article reprend la conférence d’ouverture du colloque Figures actuelles de la ségrégation.
    La subjectivité à l’épreuve du social, organisé par l’université Paris-Diderot et la FLACSO, à Buenos Aires, les 7, 8, 9 novembre 2013.
  • [3]
    S. Freud (1930), Le Malaise dans la culture, dans OC, Paris, Puf, 1994, p. 333.
  • [4]
    M. Foucault (1981), « “Omnes et singulatim“ : vers une critique de la raison politique », dans Dits et Écrits, t. IV, Paris, Gallimard, 1994.
  • [5]
    B. de Las Casas, La controverse entre Las Casas et Sepúlveda, introduit, traduit et annoté par N. Capdevila, Paris, Vrin, 2007.
  • [6]
    P. Levi, Si c’est un homme, trad. M. Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987.
  • [7]
    R. Antelme (1947), L’Espèce humaine, Paris, Gallimard, 1957.
  • [8]
    J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’école » op. cit.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    J. Lacan, Télévision, Paris, Le Seuil, 1974.
  • [11]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991, p. 132.
  • [12]
    Ibid., p. 131.
  • [13]
    J. Lacan (1938), Les complexes familiaux , Paris, Navarin, 1984.
  • [14]
    J. Lacan, « Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’école », op. cit.

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