Notes
-
[1]
Serge Lesourd, professeur de psychopathologie clinique, université de Nice Sophia-Antipolis – 155 Traverse de Maupas, F-83600 Bagnols-en-Forêt ; Serge.lesourd@unice.fr
S. Freud (1932), « La féminité », dans Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1981, 147-178. -
[2]
S. Freud (1906), « L’inquiétante étrangeté et autres essais », trad. A. Rauzy, dans ocf/p, VIII, Paris, Gallimard, 2007.
-
[3]
I. Institoris et J. Sprenger (1487), Le marteau des sorcières : Malleus Maleficarum, trad. A. Dane, Grenoble, Jérôme Million, 1990.
-
[4]
Hésiode (viiie siècle av. J.-C), Théogonie (A. Bonnafé, trad.), Paris, Rivages, 1993.
-
[5]
Il y aurait ici à développer cette origine commune entre Dyonisos, Œdipe, arrière-petit-fils de Polydoros (le frère de Sémélé) et Jocaste, arrière-petite-fille de Penthée (le fils d’Agavé, la sœur de Sémélé).
-
[6]
Dionysos, celui qui est né deux fois, est aussi le premier enfant, issu d’une mortelle, né d’un père porteur.
-
[7]
Dionysos est le seul dieu à ne pas habiter l’Olympe et il erre parmi les humains, spécialement dans les lieux isolés et les forêts.
-
[8]
Nous retrouvons dans ces caractéristiques celles de Satan et des sorcières que Goethe reprendra dans son Faust.
-
[9]
A. Smith (1776), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Puf, coll. « Pratiques théoriques », 1995.
-
[10]
A. de Tocqueville (1835-1840), De la démocratie en Amérique, Paris, Robert Laffont, 2013.
-
[11]
J. Money, Gay, Straight and In-Between : The Sexology of Erotic Orientation, Oxford University Press, 1988.
-
[12]
R. Stoller, Recherches sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme, Paris, Gallimard, 1978.
-
[13]
J. Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, Paris, Éditions La Découverte, 2005.
-
[14]
Cf. la Genèse et la demande divine à Eve.
-
[15]
S. Freud (1905), « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1954.
-
[16]
J. Laplanche, Entre séduction et inspiration : l’homme, Paris, Puf, 1999.
-
[17]
M. Montrelay, L’ombre et le nom, Paris, Éditions de Minuit, 1977.
-
[18]
S. Freud (1912-1913), Totem et tabou, trad. S. Jankélévitch, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001.
-
[19]
P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998.
-
[20]
Traduction personnelle.
-
[21]
A. Oakley, Sex, Gender and Society, Londres, Gower, 1985.
-
[22]
Nous devrions ici développer ce qu’il en serait de l’erreur, nécessaire socialement, de mettre au centre du droit le collectif, alors que l’universel ne se constitue que de l’existence du particulier. Mais la place nous manque.
-
[23]
S. Lesourd, « Des comportements à la parole : conflits et différences », International Psychology, Pratice and Research, 3, 2012, 1-13.
-
[24]
S. Lesourd, Comment taire le sujet ? Des discours aux parlottes libérales, Toulouse, érès, 2005.
-
[25]
A. Smith, op. cit.
-
[26]
D.-R. Dufour, Le divin marché, Paris, Denoël, 2007.
« … et je ne suis pas sûr, comme le dit un certain,
qu’elle soit l’avenir de l’homme. »
1 Les mythes fondateurs de l’humanisation, depuis la genèse, avec Lilith et Ève, jusqu’à la saga des Labdacides, avec Jocaste, Antigone et Tirésias, posent au cœur de l’interrogation humaine la femme et son rapport à la sexualité, soit la question toujours énigmatique du féminin. Le féminin de la femme peut être triomphant pour Lilith et Tirésias, ravageant pour Ève et Jocaste, culpabilisant voire ignoré pour Antigone, tous les qualificatifs ont été accolés à ce « continent noir » freudien [1]. Cette floraison d’épithètes, tous extrêmes, signent les fluctuations imaginaires et symboliques qui saisissent ceux qui osent approcher ce mystérieux impudique, cet Unheimlich humain [2]. Ainsi, toutes les époques et toutes les cultures ont toujours été tentées de maîtriser par des prescriptions symboliques les enjeux de cette mystérieuse « féminité » qui met en danger l’ordre établi par ses excès débordants, dont témoignent autant les mythes dionysiaques que les plus récentes « chasses aux sorcières » décrites dans le Malleus Malificarum [3].
2 La question centrale de cette « excommunication » de la sexualité des femmes trouve son origine dans la pollution que reçoit le sexuel féminin, du fait de la prématurité humaine et de l’éveil de la sexualité du parlêtre par les soins maternels. Il s’agit de séparer radicalement cette origine de la sexualité de tout sujet, les soins maternels et l’excitation nécessaire qu’ils emportent avec eux, du sexuel de la femme comme sujet d’une jouissance, y compris dans ces mêmes soins à l’infans.
3 Le mythe de Dionysos et celui du dogme de la Vierge immaculée conception en sont les illustrations les plus extrêmes. Le premier dans l’horreur confusionnante entre jouissance féminine et jouissance maternelle, le second dans l’éradication de la première au profit de la seconde.
Dionysos et l’origine œdipienne
4 Dans la Théogonie [4], Dionysos est le seul dieu conçu par une mortelle. Zeus s’éprit de Séléné, l’aînée des filles de Cadmos, le fondateur de Thèbes [5]. Ceux-ci s’unirent et Sémélé conçut un enfant de Zeus. Jalouse, comme toujours, Héra déguisée sous les traits de la nourrice de Sémélé lui conseilla de voir son amant dans toute sa splendeur. Sémélé en mourut foudroyée. Zeus alors plaça l’enfant dans sa cuisse pour que la grossesse se poursuive. À la naissance, Zeus confia Dionysos [6] à la sœur de Sémélé, Ino, qui l’éleva en cachette d’Héra. Dionysos est surnommé de nombreuses façons : Acratophore, celui qui sert du vin pur, Omádios, qui aime la chair crue, Phallênós, garant de la fécondité. Tous ces épiclèses se rapportent à sa fonction de dieu errant [7], de dieu de l’ivresse et des excès orgiaques, alors que Dendrítês, protecteur des arbres, Phloĩos, esprit de l’écorce et Sukítês, protecteur des figuiers, renvoient eux aux lieux où il organisait ses fêtes, les bois et lieux reculés, hors du regard des humains, sauf des initiés des Mystères [8].
5 Dionysos est le dieu de l’excès, de l’ivresse et de la jouissance qu’il met en scène, car il est aussi le dieu du théâtre, dans les orgies dionysiaques, ces mystères sexuels réservées d’abord aux femmes. C’est d’ailleurs pour avoir vu l’une d’entre elles que Penthée, arrière-grand-père de Jocaste, fut dévoré par ses tantes (Ino et Autonoé), sa mère (Agavé) et son père (Athamas) rendus fous par Héra. Polydoros, arrière-grand-père d’Œdipe, est aussi supposé être mort de la même façon et pour la même cause. La lignée de Thèbes des deux côtés est frappée de cette mort du fait d’un savoir sur les jouissances féminines, d’un voir-ça. On se rappellera que c’est Tirésias, l’aveugle, qui a osé dévoiler que, dans la jouissance, les femmes en ont neuf parts, qui verra bien ce qui empeste, au sens le plus radical, la Thèbes d’Œdipe et Jocaste : la jouissance de la mère comme une femme.
6 Aux origines donc de l’inceste réalisé, la dévoration maternelle dans la jouissance orgiaque des femmes. C’est cette jouissance de la femme dans la mère, ce féminin originaire et séducteur, qu’il faut ne pas voir pour survivre. D’avoir osé ne pas séparer la jouissance de la mère et du nourrissage (interdite comme telle à tout humain) de la jouissance des femmes, Penthée et Polydoros, les ancêtres de Jocaste et d’Œdipe doivent mourir sous les crocs des mères, dévorés par la jouissance interdite et totale. C’est cette trace qui resurgira, trois générations plus tard, dans la peste thébaine, qui s’inscrit comme une punition de ce mélange renouvelé des jouissances, Œdipe les confusionnant en jouissant de la mère comme une femme et en jouissant d’une femme qui est la mère.
Lilith et l’immaculée conception de la Vierge
7 Une autre tradition mythologique, la judéo-chrétienne, a bien perçu les dangers du féminin dans la mère et a conçu une parade efficace à cette pollution originaire, mais celle-ci a dû être en permanence réaffirmée et renforcée pour tenter d’enrayer le retour de cette jouissance originaire.
8 La première manœuvre pour écarter la jouissance de la femme dans la mère est l’expulsion de Lilith du jardin d’Éden. En effet, Lilith, tirée de la même terre qu’Adam, se considère comme son égale et elle refuse de se tenir sous lui quand ils font l’amour. La jouissance est alors conçue comme égale entre le masculin et le féminin. Lilith est celle qui dit non à la fois à la position que lui propose l’homme dans leur couple et à la tentative de réconciliation de Dieu lui ordonnant de se plier au désir de l’homme. Dieu alors la punit en la rendant stérile et Lilith se venge en devenant le serpent qui provoque la tentation d’Ève, qui fait naître la honte de la découverte de la nudité et du désir sexuel. La séparation entre la jouissance féminine et la jouissance de la mère s’inscrit une première fois dans la tradition judéo-chrétienne en construisant la honte du sexuel, spécialement féminin. Cependant, les traces de cette origine pécheresse continuent de faire retour et nécessiteront un nouvel effacement de la jouissance de la femme dans la mère par l’invention chrétienne de l’Annonciation et de la virginité de Marie. Ce dogme, qui fit querelle dans les premiers temps de la chrétienté jusqu’au schisme protestant qui refuse cette virginité, institue une radicale séparation entre la mère, située hors du sexuel, et la femme tentatrice et sexuellement désirante. Il culminera dans la branche catholique, au xixe siècle, par l’introduction de l’immaculée conception de la mère toute, par la bulle Ineffabilis Deus du pape Pie IX du 8 décembre 1854, date marquant depuis ce jour la fête des Lumières. L’immaculée conception de la Vierge Marie préserve ainsi la Mère de tous les hommes, de toute pollution par le sexuel féminin, que ce soit pour la conception de son enfant, comme pour ce qui est de sa propre origine. La Mère devient ainsi hors sexuel et la séparation entre féminin et maternel, femme et mère, protège cette dernière de tout rapport de jouissance, de tout péché.
9 Revenons aux querelles qui ont entouré cette construction chrétienne d’une mère hors sexualité, et qui participeront au schisme protestant. La Vierge, si elle n’est pas ignorée par le protestantisme, reste pour eux une femme, certes remarquable par sa place auprès du Christ, mais avant tout femme et mère banale. Ils réfutent, dès cette époque, la virginité de Marie et l’Assomption de celle-ci auprès de Dieu, laissant ainsi la mère dans une sexualité normale, de mère et de femme. Il nous faut noter ici que c’est dans le courant qui refuse cette virginité de la mère, le protestantisme, que s’origine le monde moderne à partir des écrits de A. Smith [9] et Tocqueville [10]. Le libéralisme prend appui sur cette conception réaliste du monde et sur le rapport individuel du sujet à la transcendance divine. L’individualisme, au départ masculin uniquement, s’ouvrira vers la fin du xixe siècle à l’autre sexe, les femmes, sous la poussée du féminisme. C’est ce terreau qui permettra que se développe la théorie du genre à partir des années 1950, sous l’influence de John Money [11], puis de Robert Stoller [12] et enfin de Judith Butler, qui développe la pensée de ce courant de recherche. Elle soutient que le genre en tant que rapport de pouvoir s’inscrit dans d’autres rapports de pouvoir impérialistes, basés sur la race ou l’orientation sexuelle, le genre faisant partie d’une norme sociale générant de l’exclusion [13]. Il apparaît alors que, dans une liberté individuelle réelle, le sujet doit sortir de l’aliénation aux diktats du social qui modélise les rôles et les fonctions sexuelles, toujours dans une perspective de soumission des femmes au désir de l’homme [14].
L’origine perdu(r)e
10 On le voit ainsi dans les mythes, cette séparation entre l’origine sexuelle du plaisir, qui prend sa source dans l’excitation-satisfaction corporelle des premiers échanges du néotène humain, et la sexualité de la femme reste toujours problématique. Comment, en effet, pour le sujet, distinguer la femme dans la mère et la mère dans la femme ? Comment faire coupure dans la jouissance qu’elle procure et qui fait effraction dans la psyché infantile ? Freud, lui-même, dans les premiers temps de sa découverte de l’inconscient s’y laissera prendre, au point d’ignorer, ainsi qu’il le signale dans sa note de 1923 dans « Dora [15] », l’importance de l’attachement affectif de la fille à la mère. Pourtant, cette question est au cœur même de la naissance de la subjectivité, comme l’a si bien montré J. Laplanche dans sa théorie de la séduction généralisée [16]. Le sexuel pulsionnel des premiers plaisirs fait irruption traumatisante dans la psyché infantile, forçant celui-ci à une opération psychique qui le construit comme sujet.
11 Dans un premier temps se produit une effraction biologique, donc réelle, de l’homéostasie de l’appareil psychique, ce que Freud dans sa théorie du traumatisme nommait l’effraction du pare-excitation. Cette effraction impose une inscription psychique du sens en deux temps, ce qui renvoie d’une part à la théorie de l’après-coup freudien dans la constitution du traumatisme psychique et à la fonction signifiante de construction de la signification de la théorie lacanienne. Dans cette répétition se construit un reste de l’opération, un manque de sens, qui bien qu’inaugural dans le Réel n’apparaît comme tel que comme le résultat. La production de cette opération psychique de construction du sens crée le sujet comme soumis au désir de l’Autre.
12 L’origine du plaisir force ainsi à une partition, un clivage du désir entre deux pôles, deux représentations, qui parce qu’identiques mais différentes doivent être radicalement maintenues séparées. Toute l’œuvre de Freud d’abord, puis sa relecture par Lacan, vient tenter de cerner et de théoriser cette différence inaugurale que pourtant le sujet refuse. C’est le propre de la névrose de « ne rien vouloir en savoir » de cette perte qui constitue le sujet, de cette partition originaire, comme c’est le propre de la psychose de « l’ignorer » royalement et celui de la perversion de le démentir activement. C’est cette partition que les mythologies anciennes mettaient en forme en séparant mère et femme, jouissance imposée et jouissance appelée. En cela, elles participaient de la subjectivation des parlêtres en produisant des récits qui racontaient les dangers de la confusion des registres et des jouissances. Ces récits présentaient la femme comme jouissante de l’homme, la femme comme appelant l’homme à la jouissance ; que l’on repense ici à Lilith bien sûr, mais aussi à Jocaste appelant un homme pour sa couche. En même temps ils clivaient cette femme de la mère qui, elle, était décrite comme prescriptrice de la jouissance, comme origine du désir toujours interdit. Ici nous nous référerons à Agavé, Ino et Autonoé, comme à Jocaste quand elle se pend et qu’Œdipe se crève les yeux avec la fibule de sa robe qu’il n’aurait jamais dû dénouer. Ainsi, c’est au générationnel d’inscrire cette différence entre les jouissances, c’est au social de construire des mythes qui séparent la jouissance originaire de la construction subjective dans la jouissance maternelle, de la jouissance de la femme soumise au désir de l’homme qu’elle appelle [17] à s’y perdre pour mieux s’y retrouver.
13 La névrose, ainsi que Freud l’a découvert dans sa propre analyse comme dans celle de ses patients, s’inscrit comme une « ne rien vouloir en savoir » de ce clivage nécessaire des jouissances ; c’est ce qu’il a nommé le complexe d’Œdipe et cette fonction de séparation, il l’a attribuée au père [18]. En effet, faire un complexe d’Œdipe, névrose normale de toute enfance, c’est croire qu’il est possible de retrouver une jouissance de la mère dans la femme. Dans l’hystérie, il s’agit de jouir en tant que femme du père comme la mère en a joui (cf. Dora), dans la névrose obsessionnelle de jouir de la mère comme d’une femme en lieu et place du père (cf. l’homme aux rats), dans la phobie, de rêver de cette jouissance tout en craignant d’être expulsé du jardin d’Éden (cf. Hans). L’Œdipe, comme le montrent bien ses antécédents mythologiques dionysiaques, c’est vouloir conjoindre jouissance de la mère et jouissance de la femme, c’est refuser ce clivage partitif nécessaire à la construction d’un désir enfin subjectivé et toujours incomplet.
14 Ce grand détour était nécessaire pour revenir au titre de cet article, et si le lecteur m’a accordé crédit jusque-là, nous pouvons alors avancer dans notre proposition : le genre est une névrose, et je préciserai : une névrose dans l’actualité.
15 Loin de moi l’idée de réfuter les travaux remarquables de la théorie du genre sur l’aliénation de l’identité sexuée aux idéaux sociaux. La partition sociétale des rôles entre hommes et femmes, comme l’ont amplement démontré les études féminines dans les différents domaines qui s’intéressent à la question, est socialement déterminée, et est l’expression de la « domination masculine [19] » sur les femmes. L’histoire, l’anthropologie, la sociologie, la psychanalyse, quasiment toutes les disciplines dites « sciences de l’Homme » qui ont fourni des travaux aux études du genre semblent en accord : « Le genre n’a pas d’origine biologique […] les connexions entre sexe et genre n’ont rien de vraiment “naturel [20]” », ainsi que l’écrit Ann Oakley [21]. Sur ce point d’histoire et d’étude des mœurs, les travaux inaugurés par M. Foucault et poursuivis par les gender studies sont incontestables : les rôles masculins et féminins sont pris dans des enjeux de pouvoir et de domination qui ont régi les liens sexuels et affectifs depuis l’aube de l’humanité. Cependant, la psychanalyse, et spécialement la reprise lacanienne, par sa théorie des discours, de l’œuvre freudienne sur la civilisation, apporte un éclairage qui me semble particulier sur les revendications issues de ce mouvement moderne de remise à plat des rapports de pouvoir entre les sexes.
Confusion entre égalité et identité
16 La question centrale des revendications du genre porte sur l’égalité des droits entre les genres et sur la capacité individuelle du choix du genre par le sujet, mettant ainsi au cœur du débat le rapport ambigu qu’entretiennent les notions d’égalité relevant du droit et donc de l’universel, et celle d’identité qui relève, elle, du singulier et donc du particulier. Il serait nécessaire d’éclairer cette différence de manière approfondie, mais la teneur de cet article ne nous permet pas d’en aborder toutes les facettes qui intéresse la psychanalyse mais aussi d’autres disciplines qui traitent de l’humain. J’en resterai ici aux questions que pose la psychanalyse dans ce qu’elle a apporté, à partir de sa pratique du particulier, à la compréhension du collectif.
17 Freud, quand il pose le complexe d’Œdipe comme universel de la construction psychique individuelle, construit la névrose infantile comme la forme normale de la subjectivation, comme la normalisation des rapports de plaisir permettant à l’individu de satisfaire ses pulsions dans les contraintes imposées par la vie collective. La maladie névrotique est quant à elle conçue par lui comme un excès de cette répression, comme un interdit trop violent qui oblige le désir à faire retour, sous une forme déguisée, dans les diverses formations de l’inconscient. Lacan, pour sa part, reprendra ce même scénario de normalisation de la subjectivité humaine, mais il en étendra la portée en précisant que le discours originaire du sujet est celui de l’hystérique, qui témoigne de la plainte subjective de tout être parlant du fait de l’impossibilité de la réalisation pleine et entière de son désir. Pour le dire en d’autres termes, et en référence à notre propos introductif sur les mythes fondateurs de notre civilisation, l’être humain, d’être soumis à la nécessaire disjonction entre jouissance originaire de la mère et jouissance sexuelle de la femme, ne peut que s’inscrire dans un discours de plainte, de revendication jouissante du fait de cette incomplétude. Le discours qui constitue l’humanité ne peut donc être que celui de la plainte hystérique, du fait même de cette perte, de cette disjonction originaire, perte individuelle et non collective. C’est bien du particulier de la perte que s’inscrit l’universelle de la plainte [22] qui témoigne de l’insatisfaction partielle de chacun (c’est-à-dire tous) pris au un par un (de manière singulière). C’est de cette confusion entre le un, au sens unaire de la différence et de l’unique, et du un, au sens unitaire du commun et du collectif [23], que se construisent les théories du genre, car il n’y a pas d’unité dans les gender studies.
La névrose de genre
18 Or, cette confusion est le fruit d’un changement référentiel des discours organisateurs de la civilisation, bien connue du lecteur car elle fait débat au moins quant à sa nomination nouvelle. Il s’agit du passage de la modernité à la post (ou hyper) modernité, sous la prise de pouvoir du discours du Capitaliste comme référentiel majeur de l’organisation des échanges interhumains. Sans revenir sur ce que j’ai pu développer dans mon ouvrage Comment taire le sujet [24], il est nécessaire ici d’insister sur deux des qualités particulières de ce discours organisateur du monde actuel. La première est celle qui permet de faire conjoindre le sujet à son objet, soutenant ainsi la croyance que la réalisation de la jouissance serait possible. La seconde est que c’est le sujet qui a la charge de produire les signifiants qui le désignent. Ces deux caractéristiques se retrouvent dans les genders studies. La seconde s’inscrit dans le choix individuel du genre qui dépend uniquement du sujet dans son expérience intime, c’est le sujet qui se nomme. La première n’est pas spécifique aux théories du genre mais participe de toute la société de consommation qui fait croire au sujet que la réalisation de la jouissance est possible ici et maintenant. Ce mouvement général de la pensée qui constitue le monde actuel institue un changement du registre de la plainte face à la séparation nécessaire des jouissances entre maternel et féminin. Il ne s’agit plus de se plaindre d’un empêcheur de jouir en rond que la théorie psychanalytique avait incarné dans la fonction du père comme unique jouisseur possible, ce que décrivent bien les mythes que nous avons utilisés, comme celui de Freud : Totem et tabou. L’actualité de la plainte est celle de la revendication jouissante et la protestation face à son impossible réalisation. Les névroses contemporaines sont ainsi moins des retours coupables du refoulé producteur de symptômes qui échappent au sujet que des tentatives d’agir la jouissance en son nom, ou d’être victime de l’agir jouissant de l’autre. En cela le genre, et les théories qui le soutiennent, s’inscrivent merveilleusement bien dans le cadre des névroses modernes structurées par le discours du capitaliste, qui prône une possible accession à la jouissance en oubliant que celle-ci reste divisée pour tout être humain et donc impossible à atteindre. Revendiquer le particulier du rapport au sexe comme autodétermination du sujet (hétéro, gay, lesbien, bi, transgenre, etc.) est bien une forme particulière d’en appeler à la jouissance de son propre chef, ce qui se veut révolutionnaire. De la même façon, refuser toute oppression quant à la question de la jouissance (domination d’un sexe par l’autre, harcèlement, homophobie, etc.) peut être considéré comme un acte révolutionnaire qui sortirait l’humanité de siècles de domination phallocentrique. Nous pouvons être en accord avec cela. Mais alors, et comme pour toute révolution, il faut y entendre la plainte dans sa forme la plus radicalement humaine, celle de l’hystérie qui cherche un Maître sur lequel régner. Certes, la forme formelle a changé, il ne s’agit plus de remplacer le Tsar par le prolétaire, ou le roi par le peuple, car les discours sociétaux ne reconnaissent plus le Maître. Seule la forme expressive change car le Maître n’a pas disparu, il est devenu anonyme et invisible, comme le montre bien la Main invisible du Marché [25] qui régit la Bourse et la consommation, qui se fondent sur la loi du divin marché [26]. Pris dans cet enjeu structurel de la plainte qui ne peut que s’adresser à un Maître, même inexistant, le sujet, dans sa singularité même, ne peut qu’endosser seul la responsabilité de la réussite et de l’impossible de la jouissance. Se nommer gay, bi, hétéro, qu’importe, est alors l’acte que la nomination pose limite à la jouissance toute. La nomination vient ainsi faire barrage à la confusion, toujours possible, entre jouissance maternelle comme origine de la subjectivité et jouissance féminine comme lieu de la femme dans la mère. La nomination de genre se construit ainsi comme un dernier rempart contre la tentation de jouir de la femme comme une mère, ou de la mère comme une femme, afin d’éviter le retour dans l’horreur de l’indifférenciation dévoratrice. Le genre ainsi a même structure que les névroses classiques décrites par les pionniers de la psychanalyse, ou pour le dire clairement, le genre est une névrose qui s’inscrit dans les avatars du discours organisateur du lien social, le capitalisme. En cela, comme les névroses classiques, il est norme subjective, limite posée au sujet pour vivre dans le collectif et ne pose question que lorsqu’il décompense, empêchant le sujet de vivre.
Bibliographie
Bibliographie
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- Stoller, R. 1978. Recherches sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme, Paris, Gallimard.
- Tocqueville, A. de. 1835-1840. De la démocratie en Amérique, Paris, Robert Laffont, 2013.
Notes
-
[1]
Serge Lesourd, professeur de psychopathologie clinique, université de Nice Sophia-Antipolis – 155 Traverse de Maupas, F-83600 Bagnols-en-Forêt ; Serge.lesourd@unice.fr
S. Freud (1932), « La féminité », dans Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1981, 147-178. -
[2]
S. Freud (1906), « L’inquiétante étrangeté et autres essais », trad. A. Rauzy, dans ocf/p, VIII, Paris, Gallimard, 2007.
-
[3]
I. Institoris et J. Sprenger (1487), Le marteau des sorcières : Malleus Maleficarum, trad. A. Dane, Grenoble, Jérôme Million, 1990.
-
[4]
Hésiode (viiie siècle av. J.-C), Théogonie (A. Bonnafé, trad.), Paris, Rivages, 1993.
-
[5]
Il y aurait ici à développer cette origine commune entre Dyonisos, Œdipe, arrière-petit-fils de Polydoros (le frère de Sémélé) et Jocaste, arrière-petite-fille de Penthée (le fils d’Agavé, la sœur de Sémélé).
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[6]
Dionysos, celui qui est né deux fois, est aussi le premier enfant, issu d’une mortelle, né d’un père porteur.
-
[7]
Dionysos est le seul dieu à ne pas habiter l’Olympe et il erre parmi les humains, spécialement dans les lieux isolés et les forêts.
-
[8]
Nous retrouvons dans ces caractéristiques celles de Satan et des sorcières que Goethe reprendra dans son Faust.
-
[9]
A. Smith (1776), Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris, Puf, coll. « Pratiques théoriques », 1995.
-
[10]
A. de Tocqueville (1835-1840), De la démocratie en Amérique, Paris, Robert Laffont, 2013.
-
[11]
J. Money, Gay, Straight and In-Between : The Sexology of Erotic Orientation, Oxford University Press, 1988.
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[12]
R. Stoller, Recherches sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme, Paris, Gallimard, 1978.
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[13]
J. Butler, Trouble dans le genre. Pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, Paris, Éditions La Découverte, 2005.
-
[14]
Cf. la Genèse et la demande divine à Eve.
-
[15]
S. Freud (1905), « Fragment d’une analyse d’hystérie (Dora) », dans Cinq psychanalyses, Paris, Puf, 1954.
-
[16]
J. Laplanche, Entre séduction et inspiration : l’homme, Paris, Puf, 1999.
-
[17]
M. Montrelay, L’ombre et le nom, Paris, Éditions de Minuit, 1977.
-
[18]
S. Freud (1912-1913), Totem et tabou, trad. S. Jankélévitch, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2001.
-
[19]
P. Bourdieu, La domination masculine, Paris, Le Seuil, 1998.
-
[20]
Traduction personnelle.
-
[21]
A. Oakley, Sex, Gender and Society, Londres, Gower, 1985.
-
[22]
Nous devrions ici développer ce qu’il en serait de l’erreur, nécessaire socialement, de mettre au centre du droit le collectif, alors que l’universel ne se constitue que de l’existence du particulier. Mais la place nous manque.
-
[23]
S. Lesourd, « Des comportements à la parole : conflits et différences », International Psychology, Pratice and Research, 3, 2012, 1-13.
-
[24]
S. Lesourd, Comment taire le sujet ? Des discours aux parlottes libérales, Toulouse, érès, 2005.
-
[25]
A. Smith, op. cit.
-
[26]
D.-R. Dufour, Le divin marché, Paris, Denoël, 2007.