Notes
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[1]
N.B. La trame de cet article sera publiée en ouverture du livre collectif sous notre direction, L’accent, traces de l’exil qui paraîtra aux éditions Hermann. À l’occasion de ce numéro de Cliniques méditerranéennes le texte a été augmenté et développé au regard de la problématique de l’argumentaire.
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[2]
A. Fleischer, L’accent, une langue fantôme, Paris, Le Seuil, 2005.
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[3]
Dictionnaire des racines des langues européennes, Paris, Larousse, 1948, p. 77.
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[4]
Mot hébreu signifiant goût.
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[5]
« On conseilla à un vieux juif russe de se choisir un nom bien américain que les autorités d’état civil n’auraient pas de mal à transcrire. Il demanda conseil à un employé de la salle des bagages qui lui proposa Rockfeller. Le vieux juif répéta plusieurs fois de suite Rockfeller, Rockfeller pour être sûr de ne pas l’oublier. Mais lorsque, plusieurs heures plus tard, l’officier d’état civil lui demanda son nom, il l’avait oublié et répondit, en yiddish : Schon vergessen (j’ai déjà oublié), et c’est ainsi qu’il fut inscrit sous le nom bien américain de John Fergusson.
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[6]
Lalangue est un concept élaboré par J. Lacan. Lalangue est empreinte de la langue maternelle, elle contient des bribes de celle-ci.
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[7]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XX (1972-1973), Encore, publication hors commerce de l’Association freudienne internationale, p. 126-127.
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[8]
Selon la juste expression d’un titre de livre de Nicole Lapierre, Pensons ailleurs.
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[9]
Titre du livre d’Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger.
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[10]
B. Vaisbrot, « La prononciation révélatrice de l’accent », dans C. Masson (sous la direction de), L’accent, traces de l’exil, Paris, Éditions Hermann, à paraître, 2014.
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[11]
Ibid.
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[12]
P.-L. Assoun, « L’accent de vérité : diction inconsciente, diaspora et schibboleth », dans C. Masson (sous la direction de), L’accent, traces de l’exil, op. cit., à paraître.
« Elle a dit ça avec un fort accent australien, auquel je m’habituais à peine – ou plutôt je m’habituais à peine à l’idée que des Juifs pussent avoir l’accent australien. […] Là où j’avais grandi, les Juifs avaient soit des accents du Vieux continent – polonais, allemand, russe, yiddish – soit un accent new-yorkais prononcé. […] Bob, au contraire, m’a fait l’effet, au cours des journées suivantes, d’être bien décidé à se libérer du passé. Peut-être que l’érosion de l’accent, des formules et des sonorités qui avaient caractérisé ses discours, n’était pas entièrement un processus naturel [1]. »
1Cet article sur les accents se situe dans la continuité de travaux qui ont porté sur la culture juive aux croisements des disciplines et notamment la psychanalyse. Cette aventure de pensée et de création, je l’ai nommée la Route de soi en hommage à mon grand-père qui, lorsque je lui posais la question : « Alors shmattès, quel écho pour toi ? », me répondit avec l’accent yiddish : « Mais shmattès, c’est soi-même. » Cette route qui est aussi un parcours de fouille des histoires personnelles rejoignant l’Histoire s’est ouverte avec le colloque et le livre Shmattès, la mémoire par le rebut en 2004 au Musée d’art et d’histoire du judaïsme. Shmattès, qui signifie le tissu déchiré, la fripe, est un mot de passe, un schibboleth, qui identifie le locuteur qui le prononce.
2Il y a eu ensuite Panim/pnim, l’exil prend-il au visage en 2006 puis La force du nom en 2009 et en 2013, L’accent, traces de l’exil.
3En somme, comment les langues témoignent-elles de l’intime, comment les langues de l’intime que sont les mameloshn (les mama-langues comme l’est le yiddish) parlent-elles (sonnent-elles) à l’insu du locuteur, lui-même traversé par sa langue de fond, porté par elle. La mameloshn est une langue du dessous, intraduisible, irréductible à aucune autre langue, filant toutes les langues du dessus, apprises ultérieurement. Alain Fleischer dit de l’accent qu’il est une langue-fantôme [2], je dirais de la langue du dessous qu’elle est le fantôme errant dans les langues, l’objet qui a chu, objet du désir et qui impulse du son aux autres langues. Elle impose le rythme, y creuse des sillons de lumière, donne une vêture vocale, d’où la difficulté du traduire. C’est cette langue du dessous qui compose l’accent qui apparaît comme une déformation par le locuteur mais qui introduit une musicalité et révèle la langue intérieure.
4L’accent est une sorte de symptôme sur la langue qui fait entendre le chanté de la langue. Accentum vient d’ad cantum (de la racine kan et du latin canere, cantum, chanter, canorus, sonore, d’où accentus, accent) [3]. En somme, l’ad cantum est la mélodie ajoutée à la langue acquise.
5C’est par l’accent que l’étranger (de la langue) est désigné par l’autochtone qui s’interroge sur l’origine de celui-là, « d’où vient-il avec cet accent ? », cet accent qui dérange la langue et perturbe la musique bien connue de la langue vernaculaire. Le locuteur introduit une impureté dans la langue maternelle, mais cette impureté est sa propre résistance à trahir sa langue maternelle qu’il met en concurrence avec une langue d’adoption qui la jouxte. Traces mémorielles de langue(s) sous la langue qui font irruption « sur » la langue comme un symptôme. Il est intéressant d’entendre les tours de langue que le sujet « déplacé » peut infliger à la langue du pays d’accueil, une manière de négocier avec sa langue maternelle en faisant un « écart » avec la langue du pays d’accueil. Le locuteur inscrirait ainsi la prosodie d’origine dans l’expression de la langue du pays d’accueil.
6« Quelle place occupe l’intraduisible à l’ère de la mondialisation, des avancées de la science et d’Internet ? », telle est l’ouverture de l’argument proposé par Roland Gori et Rajaa Stitou pour ce numéro sur L’intraduisible. Si, comme les auteurs le soulignent en citant Benveniste, « la langue est ce qui tient ensemble les hommes », nous pourrions dire que la langue de l’intime est ce qui tient le sujet de l’inconscient, ce qui l’affilie à son groupe socio-culturel, ce qui l’enracine dans le sol historique de ses origines. Cette petite langue ou, comme je la nomme, la langue sous la langue, n’est pas une langue normative, elle n’est pas une langue de masse mais une langue des affects, des petites différances. Langue de déplacement, des frontières de l’intime.
7Nous avions dit que les noms étaient des noms de langue, qu’ils ont un accent et qu’en changer revenait à changer de langue. C’est de ce point-là que nous souhaitions repartir pour une nouvelle réflexion à partir des aires géographiques, des langues et des déplacements d’un lieu à l’autre qui ne sont pas sans effet sur le sujet.
8Nous pourrions dire alors que l’accent est une trace d’origine (dont le locuteur peut difficilement se débarrasser), une trace dans la langue et avec sa langue que l’on porte comme un vêtement.
9Si la langue est maternelle, qu’en est-il de l’accent ? L’accent pénètre la langue, la saisit, lui donne vie, identifie le lieu géographique (un lieu reconstruit). Chaque langue a un accent, une saveur, un « ta’am [4] » mais aussi un tam-tam, une cadence. L’accent est le goût de la langue. Alain Fleischer parle du fantôme de la langue, qui habite la langue parlée, l’accent comme refoulement d’une autre langue, dévoile une langue sous la langue. Il dit « visiteuse indiscrète » qui s’est glissée là et est désormais indélogeable. Cette langue du dessous contamine la langue du dessus qui en est empreinte… Elles se mêlent, s’emmêlent, s’en mêlent. Le fantôme est l’errant même, il définit ce qui n’est pas, tout en étant présent autrement. Présent/absent, montré et caché, l’accent prend les lieux dans la bouche et n’oublie pas… Le nom changé ne peut qu’être oublié. On se souviendra de l’histoire de cet immigrant juif polonais [5], c’est l’accent même de la langue qui fera office de nom. Finalement chaque nom est singulier puisqu’il se prononce avec un accent singulier propre au locuteur. Si la langue s’oublie, l’accent reste comme une trace indélébile.
10L’accent est pris dans les langues, il en faut au moins deux pour créer un accent. C’est un rapport de force de langues qui donne l’accent, un rapport de sons. Le son est lié au bruissement des choses, c’est l’appel du temps. Ce qui nous intéresse c’est de lire les langues oubliées ou effacées dans la langue d’usage lorsque celle-ci fait entendre des accents qui révèlent les langues du dessous. Un accent, ce sont donc des langues en conflit, en rapport de force. L’accent est une coloration sur la langue, un reste, une trace qui suit le mouvement de la langue et de la bouche, une fluidité dans la consistance d’une langue, un relâchement de langue, une musculature assouplie. La langue première, mise en bouche à la naissance, fait résistance dans la langue seconde. L’accent fait signe à la langue seconde en l’ouvrant à la différence, lui signifie son autre lieu (un lieu maternel). Il est bien un trait d’union entre les langues, le passage de l’une à l’autre et la résistance de l’une sur l’autre. Il permet de garder dans la bouche le lieu de la langue qui est un lieu géographique, culturel, historique. Perdre l’accent, c’est perdre le lieu de vue, le retirer de la mémoire immédiate, le retirer en arrière de la langue comme paysage lointain. Mais c’est lui qui donne le ton aux langues du dessus et chaque langue apprise portera avec elle les traces de la première qui s’y inscrivent. Les accents se déposant sur la langue prennent alors un goût différent en fonction de la langue d’accueil. Les accents ne se perdent pas, ils peuvent trouver refuge dans la langue, se laisser couvrir par l’épaisseur d’une autre langue mais aussitôt que la langue se relâche, ils se relèvent. Ils chantent en toute liberté d’une langue qui ne les serre plus.
11Au commencement, il y avait les accents qui sont des paysages où s’installe une langue, les saveurs essentielles à la bouche. Des accents, naissent les langues qui prennent lieu dans ce paysage ; ils sont comme autant de traces, de points de bâti pour tisser les langues. Les accents d’origine n’ont pas de langue si l’accent les précède, ils tapissent notre bouche. Les accents d’origine butent sur la langue pour se mettre en bouche, ils hantent comme des fantômes les bouches d’histoire par les langues qu’elle investit. L’accent est un environnement géographique, une trace de lieu, de ciel et d’eau, une efflorescence de sonorités. Il nous met en exil de la langue d’origine à la conquête d’une autre langue, un trait d’union entre deux terres. L’épreuve de l’accent dans la langue étrangère met le sujet à l’écoute de sa vie intérieure l’immergeant par intervalles irréguliers à un appel vibrant. Un écart le sépare de « lalangue » et désormais il balbutiera autrement car il ex-porte dans une autre langue sa mamalangue (mameloshn). Le sujet reste fidèle par son accent à sa « lalangue [6] » et même s’il parcourt les contrées les plus lointaines, il ne se dessaisit jamais complètement de cette trace des origines qui marque toutes les autres langues d’usage.
12Dans le séminaire Encore [7], Lacan écrit ou énonce que « lalangue sert à de tout autres choses qu’à la communication. C’est ce que l’expérience de l’inconscient nous a montré, en tant qu’il est fait de lalangue, cette lalangue dont vous savez que je l’écris en un seul mot, pour désigner ce qui est notre affaire à chacun, lalangue dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi ». Et plus loin, « le langage sans doute est fait de lalangue. C’est une élucubration de savoir sur lalangue. Mais l’inconscient est un savoir, un savoir-faire avec lalangue. Et ce qu’on sait faire avec lalangue dépasse de beaucoup ce dont on peut rendre compte au titre du langage. Lalangue nous affecte d’abord par tout ce qu’elle comporte comme effets qui sont affects. Si l’on peut dire que l’inconscient est structuré comme un langage, c’est en ceci que les effets de lalangue, déjà là comme savoir, vont bien au-delà de tout ce que l’être qui parle est susceptible d’énoncer ». L’accent est bien déjà là comme un effet de lalangue.
13Les accents se déposent dans les langues d’accueil et créent des sédimentations, des strates musicales. L’accent est la parure des langues, il les rend vivantes et évolutives, langues toujours d’ailleurs. Et lorsqu’on prononce un nom d’ailleurs, il relève les langues qui l’ont composé et bien souvent un nom évolue avec les langues qui le traversent (Finkelsztajn, Finkelstein, Haas, Hazé, Rubinstein, Roubinstein, Szapiro, Shapiro…). Nous sommes toujours étrangers à notre nom ; lorsqu’il passe les frontières, il devient étrange à mesure qu’on le prononce dans une autre langue. Et un nom change en passant les frontières par sa prononciation qui réinvente une graphie. L’accent vibre dessous la langue en procès perpétuel avec le silence, il est musique d’un autre temps, d’une force de langue. À faire vibrer la langue, on y déploie de multiples sons et le sens du discours fait entendre sa traîne sonore qui indique un point cardinal. Ce point géographique est ce point même de langue, réinventé dans la langue qui en fait une langue d’une géographie improbable, qui rend l’accent insaisissable. La langue porte les traces actives d’une langue originaire qui assure le ressassement sonore. Une langue est une rencontre féconde entre sons et sens, entre sons singuliers et sens qui s’y appuient. Je garde en mémoire l’accent délicieux de mon grand-père qui sonnait d’ailleurs, je ne savais d’où, un lieu que l’on ne nommait pas, où le soleil ne brillait pas : un lieu dont on ne voulait plus rien savoir. Mon grand-père était de Varsovie, il n’aimait pas les Polonais et nous ne parlions jamais de son lieu de naissance ni de sa famille disparue dans les camps. L’accent de ma grand-mère de Tunisie était le soleil même. Elle brillait d’un lieu aimé et nostalgique, son accent judéo-tunisien était fort, et chaque phrase était ponctuée de quelques mots judéo-arabes : « ya binti », « shkoun »…
14Ces accents vibrent en moi, ils composent ma langue qui est multifocale, une langue impure, dissonante et sensible absorbant les différences. La pensée se nourrit de ces accents même s’ils ne sont pas audibles au présent, ils résonnent au passé, ils emballent chaque mot de la langue parlée, ils pénètrent le sens et relèvent leur saveur. Parler avec des accents organise une suite inouïe de décalages, d’intervalles, de passages qui explorent la langue, la déplace, sans cesse et nous invitent à penser ailleurs [8]. L’accent est une trace de l’histoire des langues et de leur évolution, c’est une résonance des déplacements d’une géographie improbable que le temps éponge au fil des générations. La langue alors se durcit comme une corne sur la peau laissant moins suinter les langues du dessous, c’est une langue fossile, un intime altéré par le temps qui fait corps avec la langue et lui donne cette profondeur archéologique. Il nous dépayse afin de mieux nous enraciner dans notre histoire puisqu’il est transmission de génération en génération, l’exil même de/dans la langue. C’est en prenant la route que l’on prend l’accent, qui est autant de traces de pas sur ce chemin de l’exil. La route affine la résonance musicale des langues et inaugure une cohabitation de systèmes de sons différents, entre inactuel et actuel, nostalgie et perspective.
15L’accent est une langue qui résiste, avons-nous dit, le fantôme d’une autre langue qui demeure, qui erre dans la langue parlée, la suivante. C’est une passagère de l’intime entrée en clandestinité et qui met à l’épreuve la différence, l’épreuve de l’étranger [9] comme reste irrévocable. L’accent est le reste inintégrable, irréductible, la petite différence qui ouvre au tout Autre. L’intrus qui s’invite dans la langue qui le reçoit et qui la défait, la réinvente. Mais la langue n’est-elle pas aussi composée de ces différences venues d’ailleurs, ces restes d’une langue d’essai venue du babil de l’enfant à l’épreuve du plaisir de la bouche ?
16Le langage est matière de l’affectif, il se compose en son dessous des mélodies du temps, de la musicalité des langues entendues, mais aussi il se sensibilise aux accents entendus.
17Dans le livre qui sera publié sur les accents et qui fait suite au colloque, L’accent, traces de l’exil, Bernard Vaisbrot, traducteur et professeur de yiddish, écrit : « La langue du pays d’accueil est parlée par la première génération d’immigrés avec le filtre de la langue maternelle. Ces marques s’estompent pour la seconde génération, qui occulte de sa manière de parler toute trace de la langue importée, qui est encore langue maternelle. Mais ces marques peuvent réapparaître de manière imprévue, dictées par une saute d’humeur ou un trait d’humour [10]. » Et plus loin : « La persistance consentie de l’accent étranger est un peu comme une ombre à laquelle on tient, dont on ne veut pas se défaire, car elle est la marque d’une mentalité entière où pensée, sentiment et action sont réunis. En se soumettant aux articulations de la parole du pays d’accueil, on se demande si on n’est pas en train de vendre son âme [11] […]. »
18Paul-Laurent Assoun [12], quant à lui, écrit dans ce même recueil : « C’est l’une des fonctions de la “lalangue” chez Lacan, qui indique qu’il y a un foyer de jouissance du parlêtre, “langage au berceau”. Il y a là une fonction d’adhérence, qui commémore la “lallation” primitive. Le nourrisson, ne parlant aucune langue, les parle toutes, jusqu’à ce que la langue maternelle se dégage, comme d’une gangue, de ce flux sonore, sous l’effet du refoulement paternel. Chez le locuteur étranger, c’est comme si la langue, comme organe, restait “collée” à cette jouissance première. L’aptitude à parler d’autres langues se joue du côté de cette viscosité ou de cette mobilité. L’enfant qui apprend à parler sa propre langue maternelle a, dans son développement normal, un défaut de prononciation transitoire. Toutes les familles ont donc à la maison, de petits locuteurs qui parlent leur langue “avec accent” ! »
19Nous sommes parfois nostalgiques des accents entendus par nos parents, grands-parents qui sont des accents de bouche, comme un « bon strudel » dit l’artiste Michel Nedjar dans le film que nous avons réalisé (L’accent, une langue du dessous, 2013). Car l’accent c’est une langue dans la bouche, c’est l’entour des langues maternelles qui surgissent dès lors dans les langues secondes que je nomme langues du dessus. C’est un air de l’histoire qu’il fait résonner, la langue de fond dans la langue de survie, le son venu d’ailleurs. L’audible de l’ailleurs s’introduit dans le sonore de la langue seconde percutant ainsi le sens des mots. Les accents sont comme des percussions accompagnant le phrasé, le chanté des langues. Il vient d’ailleurs, un ailleurs insoupçonné, perçu encore comme une étrangeté, une énigme, voire une méfiance. Il peut déranger, amuser, inquiéter, tirer hors soi.
20De l’étrange s’infiltre dans la langue et peut être perçu par les locuteurs comme une menace à l’intégrité de leur langue, de leur espace géographique. L’accent, c’est l’étranger, l’autre inassimilable, inintégrable, inébranlable. Une langue de bord, de l’interstice qui traverse les cultures, saisit les différences, surmonte les ruptures et les déplacements. L’accent, c’est la projection du dessous vers devant, c’est l’ouverture d’un lieu absenté reconsidéré dans le maintenant, le présent d’un passé, le choc de langues qui résistent.
21Toujours dans le film sur les accents, les personnes évoquent souvent avec nostalgie, Nedjar, la chanteuse Talila, l’accent de leur mère, la langue-mère (mameloshn) disparue mais à la fois si présente. L’artiste est celui qui compose avec sa matière d’histoire avec ses langues perdues, avec les disparus. Et le rêve vient ramener les morts, les présentifier. La création, la matière pour Nedjar, la musique, la voix pour Talila, est une manière de ne pas perdre de vue ceux qui ont composé leur enfance. Nedjar parle de sa grand-mère d’origine polonaise qu’il entendait parler yiddish, et qu’il accompagnait vendre ses shmattès sur les marchés. Talila raconte les dimanches de ces gens simples, authentiques, drôles et hauts en couleur malgré l’exil et les déportations et qui venaient chez elle le dimanche. Chacune des personnes qui témoignent a fait de cet accent de famille une langue de passe.
22Un rapport récent témoigne de l’augmentation inquiétante du racisme et de l’antisémitisme. Alors célébrons les accents de toutes les couleurs qui réinventent les langues, ces accents narratifs qui nous content les plus belles histoires de chaque point géographique. Autant de points de couture sur le tissu de la vie malgré les déchirements, les blessures, les traumatismes. Shmattès, c’est soi-même, c’est soi déchiré par l’histoire lorsqu’elle porte « une grande H » et qu’il faut continuer à parler malgré tout et que malgré tout ça parle avec les accents d’ici et d’ailleurs.
23Nous avons tous des accents car nous sommes tous habités par l’ailleurs et c’est avec cela que nous parlons notre langue. Ceux qui se coupent de l’ailleurs ne peuvent plus parler, ils crient alors leur haine de l’autre, la haine du désir.
24Afin de conclure, nous dirons que les Juifs, du fait de leur condition diasporique, ont multiplié les accents de leurs langues de fond, leurs judéo-langues (des langues composites) comme des symptômes de résistance à l’assimilation (et à la dissémination) et ce afin de rester fidèles à la langue mère, comme les marranes à la foi de leurs pères. Dès lors, l’accent est une marque d’arrêt à la jouissance du groupe d’accueil vécu souvent comme persécuteur, une sorte de compromis afin de préserver son identité. On retrouve là encore la problématique des changements de nom. Au passage des frontières, il fallut choisir de changer le nom (le franciser donc lui donner une autre langue) afin de se fondre dans la masse, ou conserver son nom « à consonance étrangère » afin de préserver son histoire, sa langue, sa culture, son inscription familiale (au sens de la tribu) mais aussi géographique. Toutefois même avec un nom changé, l’accent des origines reste sur la langue comme une amertume qui a bien du mal à passer.
25Cela me permet d’ouvrir à la problématique qui sera la mienne maintenant, à savoir ce que signifie pour un sujet passer les frontières. Comment ce passage-là nous modifie-t-il ?
Notes
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[1]
N.B. La trame de cet article sera publiée en ouverture du livre collectif sous notre direction, L’accent, traces de l’exil qui paraîtra aux éditions Hermann. À l’occasion de ce numéro de Cliniques méditerranéennes le texte a été augmenté et développé au regard de la problématique de l’argumentaire.
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[2]
A. Fleischer, L’accent, une langue fantôme, Paris, Le Seuil, 2005.
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[3]
Dictionnaire des racines des langues européennes, Paris, Larousse, 1948, p. 77.
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[4]
Mot hébreu signifiant goût.
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[5]
« On conseilla à un vieux juif russe de se choisir un nom bien américain que les autorités d’état civil n’auraient pas de mal à transcrire. Il demanda conseil à un employé de la salle des bagages qui lui proposa Rockfeller. Le vieux juif répéta plusieurs fois de suite Rockfeller, Rockfeller pour être sûr de ne pas l’oublier. Mais lorsque, plusieurs heures plus tard, l’officier d’état civil lui demanda son nom, il l’avait oublié et répondit, en yiddish : Schon vergessen (j’ai déjà oublié), et c’est ainsi qu’il fut inscrit sous le nom bien américain de John Fergusson.
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[6]
Lalangue est un concept élaboré par J. Lacan. Lalangue est empreinte de la langue maternelle, elle contient des bribes de celle-ci.
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[7]
J. Lacan, Le séminaire, Livre XX (1972-1973), Encore, publication hors commerce de l’Association freudienne internationale, p. 126-127.
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[8]
Selon la juste expression d’un titre de livre de Nicole Lapierre, Pensons ailleurs.
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[9]
Titre du livre d’Antoine Berman, L’épreuve de l’étranger.
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[10]
B. Vaisbrot, « La prononciation révélatrice de l’accent », dans C. Masson (sous la direction de), L’accent, traces de l’exil, Paris, Éditions Hermann, à paraître, 2014.
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[11]
Ibid.
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[12]
P.-L. Assoun, « L’accent de vérité : diction inconsciente, diaspora et schibboleth », dans C. Masson (sous la direction de), L’accent, traces de l’exil, op. cit., à paraître.