1L’objet dans la psychose constitue une menace qui vient remettre en question un narcissisme fragile menacé à tout moment de voler en éclats. L’introduction par Freud de sa deuxième théorie des pulsions (Freud, 1914, p. 85) illustre la conflictualité intrinsèque aux mouvements pulsionnels sexuels qui vont dans le cas de la psychose jusqu’à menacer les assises identitaires. L’objet et les investissements d’objet dans la psychose fragilisent le moi. À l’instar du miroir qui refléterait une image brisée, l’objet réfléchit les distorsions et les clivages internes donnant au moi une représentation distordue de lui. La sphère objectale de la vie psychique de ces patients fait l’objet d’un aménagement particulier, remettant en question la réalité psychique de l’objet. Dans le cas de la paranoïa qui va être étudiée dans ce travail, l’objet intervient comme un pseudo-objet à l’instar d’un fétiche. Utilisé à des fins narcissiques, l’objet dans cette psychose tend à se constituer dans un premier temps comme un double homosexuel. L’objet double permet de retrouver un équilibre précaire entre les investissements libidinaux et il fait l’objet d’un travail paradoxal, au service de la survie psychique et au service de l’aliénation par le regard de l’autre qui finit par devenir le persécuteur. L’objet double intervient comme une solution délirante permettant de maintenir le contact avec le monde extérieur mais il participe également à lui donner son visage malfaisant. L’objet dont il est question interroge dans la paranoïa la problématique homosexuelle en deçà des modalités œdipiennes.
2Le double résulte d’une division qui nous anime. Séparation entre ce que le moi aspire à être et l’image que nous renvoie l’objet (Green, 1980, p. 24), le double est un thème narcissique. Il permet d’appréhender la question de l’identité et de l’individualité. Plus précisément l’objet double renvoie à la problématique homosexuelle primaire (Kestemberg, 1984, p. 16), véritable pierre angulaire de la constitution des assises narcissiques et de l’ouverture vers l’altérité. La naissance de l’objet dans la psyché est contemporaine d’une phase d’indifférenciation quant au sexe, où l’autre est envisagé comme semblable mais différent. Cette contradiction, témoin en cela de la complexité du fonctionnement psychique, engage une réflexion sur le double qui constitue à mon sens un des avatars de l’attachement homosexuel primaire. Le premier objet investi en tant que tel doit pouvoir s’édifier comme suffisamment autre pour ne pas se constituer comme un objet de persécution et de vampirisation. D’une certaine manière, il s’agit d’un objet qui ne parvient pas à servir d’étayage aux processus d’identification.
3L’objet double dans l’homosexualité primaire est source d’affect de la différence, c’est-à-dire que les investissements d’objet sont sources de plaisirs d’existence à être et de plaisirs d’être avec. Les liens avec cet objet homosexuel primaire peuvent également devenir source d’inquiétante étrangeté, traduisant un léger vacillement des enveloppes psychiques du sujet. Cet affect traduit une mise hors jeu momentanée du jugement d’existence (Freud, 1925). Il est le revers de l’affect d’existence et de la différence de l’homosexualité primaire. Le double confronte le sujet à un affect d’inquiétante étrangeté et s’il permet de refléter une image unifiée de soi, il intervient dans certains cas comme un objet de persécution reflétant ainsi une image distordue de soi. S’il permet de sauvegarder une intégrité narcissique menacée, il conduit à terme à l’instauration d’une relation d’emprise mortifère.
4Dans cet article, je souhaite proposer une réflexion sur la problématique du double chez les patients souffrant de psychose et plus spécifiquement de paranoïa. Cet objet, témoin à mon sens d’une problématique homosexuelle archaïque, joue une fonction de suture au regard d’une béance narcissique originaire et constitue un compromis pour rendre la rencontre avec l’objet supportable. Lorsque les investissements objectaux se caractérisent par la « spécularité », l’objet y apparaît comme représentant d’un miroir intérieur qui n’a pas pu se constituer. La figure du double intervient pour suturer « la béance représentationnelle causée par l’absence » (Botella, 1984, p. 117). L’objet envisagé comme un double semblable à soi possède à ce titre une fonction réflexive à l’instar d’un miroir interne en cours d’intériorisation. S’il permet de suturer les failles narcissiques au regard d’un objet, qui n’a pas pu être internalisé, l’objet quand il est envisagé comme semblable à soi, renforce la fixation à l’objet homosexuel primaire et vient à terme mettre à mal l’équilibre narcissique. Il possède à ce titre une structure biface positive et négative. S’il permet de consolider des assises identitaires précaires, l’objet double constitue une solution précaire qui conduit à l’aliénation du moi du sujet.
5Lorsque le processus adolescent se réalise sans heurt, il est courant d’observer un temps de réactivation de l’homosexualité infantile. Cette homosexualité permet à la femme en devenir d’être confirmée dans son identité psychosexuelle et de faire le deuil de l’objet primaire (Ternynck, 2000, p. 10). Dans la psychose, ce temps de réactivation lors de l’adolescence vient faire voler en éclats les assises narcissiques. Le sujet étant confronté à un repli du côté maternel, l’anéantissement se fait sentir et l’homosexualité agie intervient à ce titre comme un repli devant l’effondrement psychotique. La création de la figure du double intervient à mon sens également comme un pseudo-tiers appelé à la rescousse. S’il permet ainsi de réaliser un pseudo-travail de deuil de l’objet primaire, l’objet double homosexuel dans la clinique des patients souffrant de paranoïa participe à un jeu d’emprise mortifère et finit par devenir l’objet persécuteur. L’objet responsable des idées de persécutions dans cette pathologie est au départ un objet d’amour envisagé comme un double similaire à soi. La fixation à cet objet témoin d’accrocs au sein de la relation homosexuelle primaire concourt à transformer la figure de l’objet double. L’objet persécuteur intervient dans un second temps et il intervenait au départ comme un objet d’amour semblable à soi. Cette aliénation de soi dans l’autre par la création de l’objet gémellaire est le prix à payer pour maintenir une unité narcissique menacée par l’objet.
6Avant d’interroger la figure prise par l’objet double dans la psychose et son articulation avec l’homosexualité, un détour via les représentations collectives de certaines cultures s’impose. Les croyances-fantasmes encadrant le lien gémellaire illustrent au niveau de l’inconscient collectif ce qui au niveau individuel et dans la psychopathologie de la psychose agit dans l’ombre. La question du double dans la culture permet d’entrevoir son essence narcissique et introduit la question du rapport entre homosexualité primaire et inquiétante étrangeté. À mon sens, la création de l’objet double permet le maintien d’une intégrité narcissique mais concourt à terme à réfléchir une image déformée de soi.
Le double dans la culture
7Selon les cultures, la gémellité est interprétée différemment. De l’idéalisation à l’acceptation bienveillante, l’arrivée des jumeaux peut être perçue comme un présage de mauvais augure qui risque de mettre les géniteurs et les membres de la tribu en danger. Ainsi en est-il de certaines cultures en Afrique noire où la naissance de jumeaux fait l’objet d’attention et de rites particuliers afin d’éviter toute malédiction. Ces jumeaux sont parfois considérés comme des êtres surhumains ou comme des créatures monstrueuses. Chez les Bantous, un peuple d’Afrique centrale, la gémellité est de l’ordre du registre animal et elle est donc envisagée avec une profonde aversion. Ainsi, les croyances-fantasmes encadrant la naissance de jumeaux font l’objet d’une profonde réactivation des croyances infantiles. Certaines pratiques préconisent le meurtre d’un des enfants afin de rétablir l’équilibre des forces naturelles. Dans une autre version, il est recommandé, pour annuler la malédiction, d’opérer une coupure symbolique des deux enfants. On comprend aisément que les croyances et les rites régissant la gémellité visent à maîtriser le danger émanant du lien entre ces deux êtres. Ce lien symbiotique qui semble unir les jumeaux est craint, crainte qui culmine lorsque le couple est constitué d’une fille et d’un garçon, tous deux prénommés Ajo, c’est-à-dire enfants incestueux dans un dialecte africain. Cette représentation de l’inceste est fortement combattue et contre-investie par un ensemble de règles visant à purifier et rompre le lien entre les deux enfants.
8De nombreux mythes africains font référence à la gémellité et on peut constater que deux thèmes récurrents s’entremêlent, à savoir la problématique du double et celle du couple. Dans le cadre de ce travail, le thème du double permet d’illustrer au niveau mythique et de l’inconscient collectif le fil rouge de la problématique de l’homosexualité primaire. Dans ces scénarios, il est question de « la problématique de la communication, de la complétude et aussi [de] la peur de se perdre soi-même dans l’image d’autrui (mythe de Narcisse) » (Moro et coll., 1999, p. 232). Ils sont paradigmatiques des angoisses consécutives à l’introduction de la sexuation au sein de la psyché. Si les jumeaux de sexes différents réactivent la problématique œdipienne, ceux du même sexe possèdent une valence potentiellement préœdipienne contemporaine de la phase d’homosexualité primaire. Le lien gémellaire réactive les fantasmes de double et de toute-puissance, avec pour corollaire les angoisses d’être vampirisé par l’autre et de se perdre dans une relation d’interdépendance mortifère. Ainsi, les représentations collectives touchant à la gémellité caractérisent l’étau dans lequel se retrouve l’enfant avant l’intégration de la bisexualité psychique, pris entre le Charybde d’une relation exclusive de toute-puissance et le Scylla des angoisses de perte et d’incomplétude narcissique en deçà de la problématique phallique.
9La fascination pour cette incarnation fantasmatique, d’être à la fois unique et deux et où toute différence d’âge et de sexe est abolie, exprime au niveau collectif le caractère traumatique de cette phase d’indifférenciation sexuelle. Puisque le psychisme se développe par la répétition de multiples séparations, la représentation gémellaire vient mettre à mal un narcissisme se fondant sur la différence. L’étrangeté du lien gémellaire devient inquiétante et exige la mise en place de rites afin d’encadrer ce qui est individuellement mis à mal, à savoir un narcissisme positif fondé sur la dissemblance – et non sur la neutralisation de l’altérité comme tel est le cas avec le narcissisme négatif (Green, 1976). La dissolution de la différence devient menaçante, illustrant la structure biface de l’objet double. De l’objet protecteur contre l’effondrement psychotique, il devient source d’aliénation. On peut comprendre ainsi pourquoi les jumeaux dans certaines cultures sont considérés comme un mauvais présage.
10Pour expliquer ce sentiment d’inquiétante étrangeté, Freud introduit la problématique du double (Freud, 1919, p. 167). L’analyse étymologique de l’unheimlich laisse émerger une contradiction. En effet, ce terme désigne le familier, l’intime et le satisfaisant (heimlich) mais il renvoie également à ce qui met mal à l’aise et suscite l’épouvante (un-). Freud dans « L’inquiétant » laisse sous-entendre les rapports entre ce sentiment, la notion de double et celle de relation à soi. Il oriente son analyse sur la problématique homosexuelle et féminine du héros au regard des émois œdipiens et de l’ambivalence pour le père. Il envisage cependant une autre hypothèse où l’inquiétante étrangeté résulterait d’une fixation intense à l’objet primaire. Dans cette autre conjecture, le fantasme de retour dans le ventre maternel semble central et l’objet est assimilé à un double de soi. En effet, dans une note de bas de page, Freud confronte cet affect au regard d’une rencontre inattendue avec un objet double (ibid., p. 183). Selon moi, la confrontation avec un double personnifié par ce personnage féminin (rapport perçu par Freud qui considère qu'il est une personnification de la part féminine du héros) est à l’origine de ce sentiment étrange. Dans cette perspective préœdipienne de l’homosexualité, l’objet gémellaire est responsable d’un vacillement des limites du moi.
11L’inquiétante étrangeté dans ses origines se réfère à l’objet double homosexuel primaire et la contradiction entre le familier et l’étrange illustre la structure biface de cet objet. Cet objet est chargé de maintenir une certaine unité au prix d’une captation par l’objet primaire, source de sensitivité. Pour poursuivre cette réflexion, je propose une analyse de trois cas cliniques.
Le double comme objet de délire
12Gérard est un patient de 30 ans, hospitalisé dans un service de psychiatrie. Lorsque je le rencontre, il se montre anxieux et je parviens avec difficultés à nouer un lien thérapeutique. Il me décrit avec peine son malaise dans le service et dans le monde extérieur. Depuis trois mois « tout est différent et plus rien n’est à sa place ». Il me décrit comment, dans le service, tous les patients présentent pour lui le même visage, celui de sa femme. Alors que dans les premiers temps de la maladie, seule sa femme semblait avoir été remplacée par une copie, son délire s’étend désormais à l’ensemble des individus, si bien qu’il a l’impression d’être sans cesse entouré par elle. Gérard vit dans un monde où tout se ressemble et où toutes les différences entre les individus semblent gommées.
13Durant l’entretien, un profond malaise l’envahit. Il me décrit des modifications de ses perceptions sensorielles. J’ai le sentiment qu’en séance Gérard se dépersonnalise. Il a l’impression qu’il se défait et que tout son corps est envahi par une lourdeur incroyable. J’ai l’impression effectivement que devant moi, Gérard se morcelle, qu’il se décompose à l’instar de ses pensées qui deviennent hachées et incohérentes. Puis, soudainement, Gérard se dit confus et je deviens à ses yeux une autre personne, semblable par certains égards à sa femme. À ce moment de l’entretien, la solution délirante lui permet de rassembler ce qui était en train de voler en éclats. De cette impression de liquéfaction, ne subsiste en séance qu’une impression de déréalisation où l’inquiétant est projeté en dehors dans une figure familière. Ce mouvement au sein de l’entretien illustre à mon sens la fonction prise par la figure du double. Alors que ses enveloppes psychiques et corporelles semblaient se déchirer, Gérard parvient à suturer, au travers d’une projection d’un objet familier double, une image de lui, menacée de disparaître.
14Gérard souffre d’un syndrome de Capgras, autrement dit d’une illusion des sosies. Comme le mentionnait Joseph Capgras en 1923, cette pathologie se fonde sur un trouble de l’identification des personnes. Dans cette pathologie, certains proches ou individus semblent remplacés par des sosies. Avec cette vignette clinique, je souhaite souligner la dimension réflexive et restauratrice prise par la figure du double. L’altérité constitue dans la psychose une menace princeps (Chauvet, Chauvet, 1981-1982, p. 76) mettant en péril un narcissisme fragile toujours en proie à la désobjectalisation. Dans le regard de sa femme, Gérard retrouve un sentiment d’existence et c’est en la faisant intervenir dans sa vie de tous les jours qu’il parvient à maintenir une image unifiée de lui-même. En hallucinant sa présence, il parvient à lutter contre l’effondrement psychotique au détriment d’un noyau sensitif qui semble gagner du terrain peu à peu. Gérard, dans le service, vit de plus en plus la présence des autres comme une imposture, un complot qui s’organise autour de lui à son insu. Si cette pathologie repose sur un trouble de l’identification de la personne, elle révèle à mon sens un trouble dans les processus d’identification où le regard sur soi ne peut se passer pour conserver son unité d’un objet miroir, véritable ersatz de l’objet double homosexuel.
15Suivant cette logique de l’objet permettant de conserver une image spéculaire unifiée de soi, on peut s’interroger sur la nature de la figure projetée. Dans le cas de Gérard et d’autres, on peut se demander pourquoi il ne s’agit pas d’un double similaire à soi qui est convoqué. Quelques cas où l’objet projeté était une copie de soi ont été répertoriés. Ces cas de sosies de soi se font encore plus rares. Il existe toutefois un cas célèbre tiré de la littérature et qui illustre bien, à mon sens, cette fonction biface de l’objet double projeté, à savoir une fonction réflexive-restauratrice et persécutrice : il s’agit du héros dans le roman Le double de Dostoïevski.
16Au travers du récit de vie de monsieur Goliadkine, Dostoïevski nous convie à un voyage éclairé vers la psychose. Le héros de son histoire souffre de paranoïa et on assiste progressivement à sa descente aux enfers qui se solde par une hospitalisation contrainte et une atteinte narcissique sans nom. Mal apprécié par la critique de l’époque, ce roman décrit avec minutie les affres du fonctionnement psychique d’un patient paranoïaque et nous permet d’entrevoir la fonction du double pris par un objet dans ces affections.
17Dès le début du roman, et ce bien avant l’apparition du sosie de Goliadkine, le héros de cette histoire est dépeint comme un homme solitaire qui a l’impression que ses collègues et ses supérieures hiérarchiques complotent derrière son dos. Dès le départ, la sensitivité du personnage est perceptible. Fonctionnaire d’État, il s’invite à une soirée organisée par un haut fonctionnaire. Il finit par être humilié aux yeux de tous. Sur le chemin du retour, notre héros est en proie à une inquiétante étrangeté dès qu’un passant croise son chemin. Le désespoir qui hante le héros de l’histoire atteint son paroxysme quand soudainement, la figure du double intervient. Alors que l’intention suicidaire semble patente, le double de Goliadkine fait son apparition. Ainsi, après une blessure narcissique sans commune mesure pour le héros, le double entre en scène. La dissolution de l’identité est ici contemporaine de l’émergence d’une solution délirante avec la création d’un objet gémellaire. La division du héros se solde par une duplication de soi à l’extérieur. C’est par cette création que le héros peut continuer de vivre ou plutôt de survivre.
18Goliadkine voue à son double une attention particulière. Une complicité intense se met rapidement en place et le héros de l’histoire éprouve pour la seule et unique fois du roman une joie intense. Toutefois, cette harmonie va soudainement se rompre et après une nuit passée à converser, le double de Goliadkine prend un autre visage et devient à l’insu du héros le principal persécuteur. Ne pouvant lui en vouloir, Goliadkine reste obséquieux tout au long de l’histoire et ne parvient pas à extérioriser directement sa haine sur son double, qui devient responsable du complot qui se joue.
19Cet objet gémellaire intervient pour répondre à un besoin d’amour sans commune mesure. Cet amour homosexuel reste rejeté. Le sosie en joue et suscite chez notre héros une ambivalence et une haine qui ne parviennent pas à se liquider sur son objet d’amour. Dans cette vignette clinique fictive, l’objet double est un objet d’amour homosexuel se référant à l’homosexualité primaire préœdipienne. Ce n’est pas le rejet en soi de l’homosexualité qui permet d’expliquer l’origine du renversement de l’amour en sentiment de persécution ainsi que sa projection en dehors (Freud, 1911, p. 311). L’objet double homosexuel agit à l’instar d’un miroir interne qui n’a pas pu être intériorisé. L’objet primaire, à défaut d’avoir pu être internalisé et halluciné négativement pour se constituer comme structure encadrante (Green, 1976, p. 125), est halluciné et personnifié par le biais de la figure du double. L’objet intervient ainsi comme une véritable copie à l’instar d’une couverture chargée de maintenir une cohésion narcissique menacée de s’effondrer. C’est pourquoi il n’est pas envisageable pour notre héros de mettre fin à la vie de son objet double.
20La disparition pour une de mes patientes de son objet de délire érotomaniaque a été le point de départ d’un effondrement narcissique extrême. L’objet double homosexuel maintient, contient et assure une continuité d’existence et c’est la raison pour laquelle cet objet ne peut se maintenir comme garant d’une réflexion positive de soi, à condition que le lien ne soit pas source d’effraction pulsionnelle. L’homosexualité primaire bien tempérée implique le maintien d’un lien désexualisé. Il s’agit d’un lien tendre, désérotisé afin que l’objet ne se constitue pas comme objet d’aliénation et de vampirisation mais qu’il puisse servir d’étayage aux processus d’identification.
21La personnalité du double dans le roman de Dostoïevski évolue et finit par devenir malveillante. Ces évolutions, à l’instar du délire des patients qui se modifie, illustrent la nature biface de l’objet gémellaire homosexuel. De l’objet double perçu comme semblable à soi, il devient un double étranger porteur de tout ce qui est rejeté. L’objet dans la psychose est comme un miroir qui renvoie une image dans un premier temps positive, ensuite négative.
22La fixation homosexuelle primaire va de pair avec la constitution d’un noyau sensitif. Si cette homosexualité primaire est source d’affect de la différence et d’existence, elle peut être source d’aliénation mortifiante. L’homosexualité, pour qu’elle soit structurante, doit pouvoir être suffisamment tempérée sexuellement. Pour illustrer et approfondir cette notion d’homosexualité bien tempérée, un dernier détour clinique s’impose.
Entre tendresse et cruauté : l’objet double homosexuel
23Paul est un patient d’une trentaine d’années et qui depuis presque un an est engagé dans un travail psychothérapique avec moi. Il présente une personnalité paranoïaque avec un délire de persécution bien sectorisé qui lui permet de maintenir une vie sociale relativement adaptée. Depuis la mort de son père, il y a plusieurs années, Paul a l’impression que les membres de sa famille complotent sur son père défunt et lui, si bien qu’il s’est isolé de ses proches. Son isolement et le repli narcissique opéré sont sources de souffrance pour Paul qui a l’impression d’« être seul au monde » et qu’il « mourr[a] sans laisser de traces ».
24Lorsque je rencontre Paul la première fois dans un service de soin somatique, il est déprimé et exprime des idées auto et hétéroagressives envers les membres de sa famille. Le mouvement dépressif n’est pas majeur et n’entame pas ses capacités d’association. Dès mon arrivée dans sa chambre, Paul se montre courtois et désireux de parler de lui. Il parle facilement et je peux aisément me laisser aller à une écoute semi-flottante. Puis soudainement, après une vingtaine de minutes, Paul se lève de son lit et se montre agité. Il me menace verbalement et me prie de sortir de sa chambre. Alors qu’il exprimait sa véhémence envers ses deux sœurs qui, depuis le décès du père, « crachent derrière le dos » de ce dernier, son discours s’emballe si bien que je crains qu’il ne se montre agressif à mon égard. Sans me lever de ma chaise, je lui affirme mon intention de partir s’il le souhaite mais souligne auparavant la nature particulière du cadre vécu ici comme une intrusion et le fait que l’agressivité qu’il me témoigne ne semble pas me concerner, mais semble comme déplacée vers moi. Cette interprétation de transfert permet à Paul de se calmer. Il se rassoit et exprime avec une tristesse certaine l’impression d’« être seul contre elles à vouloir conserver et honorer la mémoire » de leur père.
25Après un autre entretien, la question d’un travail psychothérapique a pu être posée. Sans entrer dans les détails de sa psychothérapie, je souhaite insister sur un moment particulier du processus psychothérapique. Témoin d’une évolution dans le jeu transférentiel, cet instant intervient après l’instauration d’une dépression où Paul me racontait ses idées suicidaires. Ce tournant, un an après notre première rencontre, est concomitant d’un rêve qui va pendant plusieurs séances faire l’objet d’un travail de décondensation :
« Je ne sais plus s’il s’agit d’un ou de deux rêves, c’est un peu confus. Le rêve est en deux parties mais je ne sais plus laquelle vient en premier. Il y a ma compagne qui est au lit avec une autre femme. Elles se font des caresses et puis moi je suis dans une autre pièce sur les genoux de mon père. C’est la première fois depuis son décès qu’il refait son apparition. Il est là comme avant et moi comme aujourd’hui. »
27Depuis plusieurs mois, Paul affirme ne plus avoir de désir sexuel pour les femmes. Il attend de sa femme de l’affection tendre mais ne veut plus avoir de relations sexuelles. Ce qui me frappe au récit de son rêve et que je lui verbalise, c’est le contre-investissement hétérosexuel au profit d’une relation tendre homosexuelle et le clivage entre deux relations homosexuelles. Paul associe sur « les nombreuses sollicitations » de sa compagne et sur « la frustration » de celle-ci qui est contrainte d’« avoir recours à la masturbation », me dit Paul. Il associe également sur la perte d’un ami proche avec qui il entretenait une relation « d’égal à égal comme deux frères ». À l’instar de sa relation avec cet ami, Paul, dans le transfert, oscille entre des moments où il a l’impression d’avoir retrouvé une telle complicité et d’autres où je lui rappelle que je ne suis pas comme cet objet gémellaire réparateur, ce qui n’est pas sans susciter chez Paul une certaine agressivité. Ainsi, au cours d’une séance, Paul craint que je disparaisse et que venant à sa séance, il y trouve un autre homme à la place.
28Ce rêve de transfert où Paul manifeste sa « préférence à être ici plutôt qu’avec elle » traduit la problématique homosexuelle primaire. La relation d’objet est sous le joug de la relation spéculaire. L’objet, comme son thérapeute, est investi à des fins narcissiques pour réparer ce qui est « cassé, vide et douloureux » selon les dires de Paul. L’homosexualité dont il est question ici ne se réfère pas à l’homosexualité œdipienne décrite par Freud. Elle fait référence à l’homosexualité primaire, c’est-à-dire dans ce moment fondateur du narcissisme où l’objet intervient comme un double. Cet objet narcissique intervient pour contenir et suturer ce qui, à l’intérieur, « ne tient plus et se défait ».
29La distance et la différence qu’impose inexorablement l’objet pour Paul réactivent la haine avec la crainte d’endommagement de l’objet. Paul fantasme de nouveau qu’en se rendant à sa séance, un autre psychiatre le reçoit mais cette fois pour lui annoncer ma mort par suicide, suicide qui en écho lui rappelle ses impulsions mortifères. La haine, Paul la retourne sur lui, préservant dans la réalité ce qui en fantasme semble avoir été détruit. Confronté à sa destructivité, il est contraint malgré lui de suspendre le processus psychothérapique pendant trois semaines. Ce qu’il redoute avant tout, c’est sa propre pulsionnalité, menaçant le moi d’effraction. Paul, à de multiples reprises, se plaint de douleurs dorsales. Le processus psychothérapique qui va suivre va être marqué pendant plusieurs mois par la réactivation de ces douleurs donnant au moi une représentation « abîmé[e], comme en miette » affirme-t-il.
30Si la distance reste menaçante, la proximité l’est tout autant. L’incestualité qui se dégage de la proximité est tout autant dangereuse et les absences de Paul interviennent également à ce titre, comme moyen de désexualiser le corps à corps de la rencontre psychothérapique. L’objet double n’intervient pas comme un tiers à proprement parler, mais comme un objet dépositaire de tout ce qui en soit est forclos. Il enferme le sujet dans une relation d’emprise mortifiante. La dépendance pour l’objet double réactive le potentiel adhésif des pulsions sexuelles. Ainsi, Paul oscille entre des moments où j’interviens comme un substitut paternel idéalisé et d’autres où je deviens un objet dont il doit se méfier. Le fantasme où un psychiatre intervient prend un autre visage. Paul se montre méfiant et craint que je ne le fasse « enfermer contre sa volonté ». L’envers, je le rappelle, de l’objet double, son visage négatif, reste qu’il se constitue comme objet de persécution.
31Selon Freud, la persécution est interprétable au regard de pulsions homosexuelles œdipiennes refoulées et rejetées en dehors mais c’est oublier qu’en deçà, cet objet, à l’instar de ce que l’on observe dans l’érotomanie, constitue un double gémellaire permettant d’éviter l’effondrement narcissique. Le délire est dans un premier temps salvateur et au service de la cohésion narcissique (Freud, 1924, p. 301). Il n’intervient pas comme une répétition à l’identique. Il subit des variations au cours de l’évolution de la maladie. Dans le cas de Paul, l’objet double gémellaire tend à se constituer comme objet de persécution en raison de la sexualisation de la relation, témoin d’un accroc dans le passé dans les échanges homosexuels tendres. Le rêve de Paul met également cela en exergue. Le travail du rêve révèle un clivage entre les composantes tendres et sexuelles et la réponse de Paul devant les sollicitations de sa compagne, ce qui renvoie à la confusion de langue (Ferenczi, 1932) et à une impossibilité d’articuler les deux composantes de sa vie pulsionnelle.
Pour conclure : transfert homosexuel primaire
32Au sein de la scène thérapeutique, c’est la question de l’identification comme processus qui implique la désexualisation et celle du passage des identifications primaires à celles secondaires qui sont travaillées. Ces identifications secondaires permettent le changement d’objet et l’introduction de la castration comme organisateur de la vie psychique. La problématique homosexuelle chez les patients souffrant de paranoïa se réfère à l’homosexualité primaire. Dans cette homosexualité préœdipienne, l’objet intervient comme un double différent mais similaire à soi. Le transfert de ces patients réactive cette problématique du double et l’espace psychothérapique reste sous le joug de l’homosexualité primaire. Cette dernière favorise les jeux d’investissement et de désinvestissement inhérents à la nature humaine. Elle concourt au développement de l’appétence relationnelle puisque la rencontre avec l’objet peut dès lors être tempérée sexuellement et ne pas être effractante. En cela, l’homosexualité primaire fait penser à l’instauration d’une latence précoce préœdipienne. Cette mise en repos précoce permet l’inhibition quant au but des mouvements libidinaux. Elle favorise le développement des activités autoérotiques désexualisées, c’est-à-dire tendres, et œuvre de fait au travail de représentation-séparation.
33L’homosexualité primaire possède une bipolarité organisatrice et mortifère puisque la relation à un autre perçu comme similaire à soi confronte le sujet à des angoisses dépersonnalisantes (Rosolato, 1978, p. 152). La réactivation de l’homosexualité dans le transfert chez les patients souffrant de psychose permet de relancer les processus d’identification à condition que l’objet double puisse se constituer comme objet permettant la désexualisation. Désérotisation relative et asymptotique qui reposent sur la neutralité bienveillante du thérapeute et sur son analyse contre-transférentielle au regard de sa propre problématique homosexuelle.
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : Objet double homosexuel, homosexualité primaire, psychose-paranoïa, inquiétante étrangeté
Mise en ligne 20/02/2013
https://doi.org/10.3917/cm.087.0237