Couverture de CM_084

Article de revue

Les voix blanches du continent noir ; un « diabolus in voce » chez les femmes ?

Pages 125 à 140

Notes

  • [1]
    B. Noël, Extraits du corps, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2006, p. 127.
  • [2]
    M.-A. Ouaknin, Tsimtsoum, Paris, Albin Michel, 2006.
  • [3]
    A. Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient, Paris, Aubier, 2010.
  • [4]
    C. Maillard, Le scribe, Paris, Éditions Frénésie, 1996, p. 31.
  • [5]
    C. Gillie, « La voix unisexe », dans Le féminin, le masculin et la musique populaire d’aujourd’hui, Actes de la journée du 4 mars 2003. Document de recherche omf (Observatoire musical français), université de Paris-Sorbonne, Paris, 2004.
  • [6]
    Allusion à Das Unheimliche de Freud (1919), mais traduit en français sous le titre « L’inquiétante étrangeté ».
  • [7]
    C. Gillie, « Variations sur la voix des enseignants », dans M.-F. Castarède et G. Konopczynski (sous la direction de), Au commencement était la voix, Toulouse, érès, 2005.
  • [8]
    Nous nous opposons là à certains textes qui postulent que la mue féminine aurait lieu vers les 17-18 ans.
  • [9]
    A. Arnaud, Les hasards de la voix, Paris, Flammarion, 1992, p. 31.
  • [10]
    Cf. Q.H. Tran, M. Asselineau, E. Berel, Musiques du Monde, Courlay, Fuzeau, 1993.
  • [11]
    E. Olivier, « Nommer, narrer et commenter, manière de dire la musique selon les Bochimans Jul’hoansi » (Namibie), Paroles de musiciens, Cahiers de musiques traditionnelles, n° 11, Georg, 1991, p. 14-23.
  • [12]
    Cicéron n’avait pas d’autres moyen d’action et d’influence que son éloquence. On peut assimiler à un traité politique ses trois livres de dialogues à la manière d’Aristote : De oratore. Mais c’est en fait un ouvrage de rhétorique au même titre que son Brutus (histoire de l’éloquence à Rome) ; puis il produit un Orator qui reprend le De oratore en un seul livre, en insistant particulièrement sur les problèmes esthétiques. Il défend dans cet Orator le droit à la « grandeur d’expression », c’est-à-dire à l’éloquence, que peut revendiquer toute personne qui aurait à traiter un grand sujet ; mais elle doit le réserver à cet usage.
  • [13]
    S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, trad. de Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, 4e éd. 1984, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1933.
  • [14]
    J.-M. Vivès, « La place de la voix dans la filiation », Cliniques méditerranéennes, n° 63, « Filiations », Toulouse, érès, 2000.
  • [15]
    Selon une terminologie qui nous est propre, nous faisons ici allusion au galeha que les enfants de Madagascar produisent en frappant le larynx selon diverses modalités.
  • [16]
    C. Gillie, « Sanglot’ », dans Actes du colloque « De l’autre côté de la voix », Journée mondiale de la voix 2010, à paraître 2010.
  • [17]
    I. Guillamet, « L’effet-mère de la voix », dans Actes du colloque « De l’autre côté de la voix », Journée mondiale de la voix 2010, à paraître 2010.
  • [18]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, 1957, Paris, Le Seuil, 1994.
  • [19]
    J. Lacan, Des noms-du-père, éd. 2005, Paris, Le Seuil (« le symbolique, l’imaginaire et le réel »), 1953 & (la seule leçon du séminaire Des Noms-du-père) 1963.
  • [20]
    J. Clerget, La pulsion et ses tours. La voix, le sein, les fèces, le regard, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 27.
  • [21]
    P.-L. Assoun, Corps et symptôme, Leçons de psychanalyse, 2e édition, Paris, Anthropos, Économica, 2004.
  • [22]
    M. Poizat, Vox populi, vox Dei (Voix et pouvoir), Paris, Métailié, 2001, p. 285.
  • [23]
    S. Freud, Totem et tabou, trad. de Totem und Tabu, rééd. 1965, Paris, Payot, 1913.
  • [24]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, 1963, Paris, Le Seuil, 2004.
  • [25]
    T. Reik, Rituel. Psychanalyse des rites religieux, Paris, Denoël, 1975.
  • [26]
    M. Poizat, La voix du diable, Paris, Métailié, 1991, p. 193-195.
  • [27]
    M. Poizat, Variations sur la voix, Paris, Anthropos, Économica, 1986, p. 204.
  • [28]
    Ce que reprendra Françoise Dolto pour la clinique de l’enfant, avec la dialectique « Image inconsciente du corps » et « Schéma corporel ».
  • [29]
    M. Poizat, Variations sur la voix, op. cit., p. 15. (À propos de La leçon de musique de Pascal Quignard : « Voix perdue et objet perdu » p. 17 à 21.)
  • [30]
    Ibid., p. 18.
  • [31]
    C. Gillie, « De la afonia como “a” fonia. De la voz perdida como objeto perdido » [« De l’aphonie comme “a” phonie. De la voix perdue comme objet perdu »], Desde el Jardin de Freud, n° 8 Facultad de Ciencias Humanas, Colombie, 2008.
  • [32]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, 1957, Paris, Le Seuil, 1994.
  • [33]
    C. Gillie, La voix au risque de la perte, Paris, Anthropos, 2008. Réécriture de notre thèse soutenue en anthropologie psychanalytique (école doctorale de recherches en psychanalyse), sous la direction de Markos Zafiropoulos, université Paris 7.
  • [34]
    J. Nassif, L’écrit, la voix, Fonctions et champ de la voix en psychanalyse, Paris, Aubier, Psychanalyse, 2004.
  • [35]
    C. Gillie, « La voix à fleur de peau », dans Colloque de musicothérapie Paris V-2008, Revue française de musicothérapie, vol. XXVIII n° 1, 2009, url : http://revel.unice.fr/rmusicotherapie/index.html ?id=3091.
« Il y a des blessures blanches. Elles vous arrivent, on ne sait quand. C’est un trou, qui vous vient dedans, et qui grandit invisiblement : le creux du creux, en quelque sorte. Un jour, tous les mots y passent ; un autre, toute l’ombre du temps ; un autre encore, vous-même [1]. »
B. Noël, Extraits du corps.

1Elle n’avait pu supporter d’entendre qu’on lui dise qu’elle avait une voix faite pour chanter certains rôles de femmes chez Mozart, ceux qui requéraient un soprano léger. Elle, elle avait en tête la voix de Kathleen Ferrier qui venait hanter les limbes des enfants morts dans les Kindertotenlieder de Mahler. Est-ce en tête d’ailleurs qu’elle l’avait, alors que son ventre se nouait autour des sons graves qui se faisaient gravides, et qu’un spasme venait prendre d’assaut sa gorge clôturée par les sanglots ? Elle ne pouvait supporter ce destin lié à son sexe qui était de gravir les pentes de l’aigu jusqu’à l’extase du cri inarticulé, jusqu’à ce cri de Lulu qui oscillait entre jouissance charnelle et jouissance mystique. Elle, c’était ce frisson des graves qui s’insinuaient dans les arcanes de ses entrailles qu’elle voulait vivre ; ou leur grondement semblable au bourdon de l’orgue, et qui faisait de son corps une voûte de cathédrale. Alors, elle alla chanter avec les ténors la Passion selon saint Jean de Bach, laissant la voix de Pierre – celui du reniement – l’attirer vers cette douleur des pleurs amers qui couvait dans les graves du chœur. Elle flirta avec la voix de baryton Martin, celle-là même d’un père qui ponctuait ses larmes d’enfant d’un « ça fait de la peine aux oiseaux » chanté d’une voix ronde, enveloppante et pourtant moqueuse, à défaut de bras consolateurs. Pourquoi pas la voix de basse pendant qu’elle y était ? Le chant diphonique lui en donna l’occasion : plus le fondamental rauque venait tracter son larynx vers le bas, plus les harmoniques venaient déployer leur spectre vocal, la laissant pantelante sous les sifflements « gorgonesques » des aigus qui semblaient fuser de sa chevelure.

2Elle sentait qu’elle avait réussi sa métamorphose vocale, contre les lois de la nature, et que la fréquentation d’autres traditions vocales la confortait dans l’idée que l’assignation vocale n’était pas innée et pouvait tomber sous la maîtrise de la technique vocale. Et que son désir avait le dernier mot. Son dernier mot ? C’est alors que la voix désaffecta sa parole : raucité, éraillement, souffle venaient désormais couvrir d’un voile chaque syllabe prononcée. Parler devenait un effort ; elle ne pouvait s’adresser à quelqu’un sans qu’on la fasse répéter. Le silence gagnait du terrain sur un paysage vocal déserté par les graves comme par les aigus. On lui fit la remarque qu’elle parlait d’une « voix blanche ». Pour elle, « blanche » était même de trop ; elle se disait « réduite à rien ». « Rien ne sort » était son éprouvé quotidien. Alors, elle choisit de se taire, et de se faire silence, noyée dans l’hémorragie blanche de sa mélancolie.

Une voix venue des limbes

3« Elle » n’a pas de nom, car elle a tous les noms de celles qui un jour s’engagent dans cette exploration des graves. La voix grave, c’est celle qui redonne du corps à la voix, creuse un asile dans le bas du corps, jaillit des limbes, de derrière l’ombilic qui fut notre première blessure à l’entrée dans le monde. Une voix « poitrinée » qui parle de ventre à ventre, d’entrailles à entrailles. Une voix qui, d’un sujet à l’autre, d’une tessiture vocale à l’autre, fait consonner le désir d’une certaine quête. Cette quête serait tournée vers des retrouvailles avec une jouissance et des paroles perdues, sans doute devrons-nous rajouter, avec une voix perdue, si ce n’est un silence perdu… Sans doute un silence structurel qui est celui qui aurait présidé à la Genèse, avant que Dieu – opérant son Tsimtsoum[2], se retirant de devant la surdité de l’homme – ne vienne créer un trou dans ce silence. Trou hors-sonore, qui serait venu « tohu-bohuter » le creuset de la parole et le nid du parlêtre, brouillant à jamais les pistes de savoirs pluriels s’acharnant sur la polémique du « son-sens ». Et qui expliquerait une certaine propension de l’homme à retourner vers ce qu’Alain Didier-Weill décrit comme le « signifiant silencieux le plus originaire qui précède la parole en créant les conditions de son apparition [3] ».

4C’est à la croisée de la musicologie, de l’anthropologie psychanalytique et de la psychanalyse faisant appel à l’hypothèse de l’inconscient, que nous convoquerons ici les voix graves des femmes. Ce qui amène à questionner l’hypothèse de l’existence pour tout être d’une voix bivocale douée de grave et d’aigu, voix bisexuelle qui émargerait à l’ordre fantasmatique de l’androgynat.

5Mais la difficulté de l’entreprise réside en une difficulté épistémologique que nous pointerons d’emblée. Car si pour la musicologie la voix est une entité sonore, acoustiquement mesurable, phonématiquement et solfégiquement transcriptible, pour la psychanalyse, elle est non sonore et a-vocale. Elle est « celle qui ne parle pas et qui pourtant parole. Celle qui, invocale et muette, prête à la lettre son chant, […] l’inaudible dans l’écouter parler, le fil invisible dans le travail de la langue » comme sait nous la faire entendre Claude Maillard dans Le scribe[4].

Diabolus in voce

6Si certes l’histoire a pu nous confronter, au cours des siècles, aux veto portés sur les voix des femmes au sein des institutions culturelles, on peut aussi se demander en quoi il pourrait y avoir un interdit au cœur même de la voix de femme, qui la pousserait à le transgresser. La percée lyrique vers l’aigu masquerait le travail de ravinement creusé par le grave dans la tessiture vocale des femmes.

7Alors que la sculpture nous donne à voir des vierges en majesté s’auréolant de myriades d’étoiles, mais s’érigeant sur un serpent qu’elles foulent aux pieds, la musique laisse s’insinuer au cœur de son édifice tonal le « diabolus in musica », intervalle de triton hérétique et blasphématoire.

8L’hébreu nous rappelle qu’il y a quelque chose d’interdit dans la voix : c’est la vocalisation du nom de Dieu. La langue hébraïque s’écrit en effet avec des consonnes et exclut les voyelles. Vocaliser, dire ou chanter le texte hébraïque, oblige à remettre en les choisissant des voyelles là où elles manquent. Mais interchanger les voyelles modifie le sens. Il y aurait donc déjà, dans l’écriture du nom de Dieu, un indicible, un imprononçable. S’y risquer avec sa voix, ce serait déjà transgresser un interdit lové au cœur même d’une « langue à trous » qui fait chatoyer la dimension d’un manque structurel.

9S’il y a une vocalisation interdite, on peut alors poser l’hypothèse qu’il existerait sans doute des tessitures interdites. Y aurait-il un diabolus in voce, qui serait interdit car lié à une jouissance interdite, ou à un sens qu’on lui prêterait et qui touche à la question de l’interdit, de la sorcellerie et de l’hérésie ?

10Quel est le droit d’exister de la voix grave des femmes ?

11Pourquoi l’« aggravation » des voix de femme – sorte de « mue sociale » des voix de femme depuis cinquante ans – devient-elle une préoccupation du champ médical, chirurgical et rééducatif ? Pourquoi cette voix « unisexe [5] », résonne-t-elle aux confins de la sociologie et de l’anthropologie psychanalytique comme un fantasme social d’une « inquiétante étrangeté [6] » ? Existe-t-il un au-delà d’un déterminisme anatomique et biologique de la « voix femelle », et qui déclencherait une terreur telle qu’il faille l’assujettir à la régulation, pour ne pas dire la répression, sociale ?

« L’aggravation » des voix de femme ?

12Nous soulignons que nous choisissons de parler « des voix » au pluriel « de femme » au singulier, car la voix peut aller se promener dans des registres, des tessitures, des expressions très différents. L’aggravation de voix de femme se décline dans les deux sens du terme : d’une part, une quête du grave – tessiture grave ou renforcement des harmoniques graves –, d’autre part, un certain diagnostic qui poserait que quelque chose viendrait faire symptôme.

13Pour les phoniatres, il existe une aggravation pathologique de la voix de femme. On irait au-devant d’une perte presque irrémédiable d’une voix initiale de la femme et certains phoniatres tirent la sonnette d’alarme en disant dans des lieux de formation vocale [7] : « Ne laissez pas filer les femmes vers les extrêmes des tessitures : elles risquent d’y jouer leur voix, autrement dit, de la perdre ! » Est-ce que cette voix unisexe serait simplement un fantasme social qui daterait d’il y a cinquante ans, une sorte de revendication, contemporaine du fait d’aller déposer sa voix dans l’urne ? S’agit-il seulement de réduire la question à celle d’un éventuel pouvoir de la femme, ou à celle de la séduction ? Autrefois, lors des castings pour sélectionner les speakerines des émissions de la radio, l’idéal de voix alors recherché était une voix haut perchée, riche en harmoniques aiguës. De nos jours, on lui préfère des voix plus graves et on peut évaluer cet écart historique à une octave ; même la présence de souffle et de raucité sur la voix ne représente plus un critère éliminatoire, bien au contraire.

14Cette aggravation des voix de femme ne doit pas nous faire oublier qu’il y a une chose qui n’est pas le privilège des hommes : la mue.

15Si la mue des voix de garçon est bien connue dans les classes de collège, la mue féminine, elle, postulerait que la fille présenterait au niveau biologique une transformation qui lui ferait perdre non pas une octave, mais une tierce. Rappelons que la tierce est la distance qui sépare deux voix dans un chant à deux voix égales. Or cette mue féminine se produit pour les filles dans les classes de cm1-cm2, vers leurs 9, 10 ans [8] ; c’est le moment de l’apprentissage de la polyphonie vocale, si bien que certaines voix, à cause de la mue, vont être orientées plutôt vers la voix 2 (alto) que vers la voix 1 (soprano).

16Mais il existe pour la femme d’autres mues que cette mue biologique : les passages de la voix du bébé à celle de l’enfant, de la petite fille à la jeune fille, de l’adolescente à la femme (dont la voix peut varier au cours de son cycle menstruel), de la mère à l’aïeule. C’est pour cela qu’il convient mieux de parler « des » voix de femme que « de la » voix des femmes.

Le ravinement creusé par le grave

17Grave vient de gravis (lourd, pesant, digne, noble), et cette étymologie nous rappelle les postulats posés par les anciens pour expliquer cette « chute vers le grave », et parmi eux Aristote. Il démontre, dans les « Considérations sur l’accélération de la chute des graves » de son Traité du ciel, que le mouvement de « la chute des graves » (c’est-à-dire d’un corps lourd comme une pierre) est naturel car il tente de rejoindre son lieu naturel de repos qui se situe au centre de la terre. Le mouvement vers le haut est, lui, « forcé » car il se produit dans la direction opposée au mouvement naturel, et il finit par « s’épuiser ». Entendre ces hypothèses nous permet de prêter attention autrement à ce qui se joue dans cette descente vers le grave des voix de femmes, à l’encontre d’une technique vocale qui, en Occident, a tenté de briguer les plus hautes places de la tessiture pour ses divas.

18Parler de voix de femme ce n’est pas parler d’une voix sexuée au sens sexologique et biologique du terme. Le grave n’est pas seulement l’accès à une autre partie de la voix, mais il repose la question de la division, de son opposition à l’aigu, de ce qui « déchire grave ! » entre le grave et l’aigu. Ce no man’s land sonore a reçu des musicologues un nom : le médium. Nous savons combien aucun de ces trois termes ne peut être défini, ni mesurable et quantifiable, et qu’il y a des zones frontières qui divisent les commentateurs.

19Le grave serait donc plutôt une direction ; une note ne pourrait être qualifiée en elle-même de grave, et elle ne serait grave que par rapport à une autre. Se mettre en quête du grave, ce serait se mettre en quête d’une part cachée et secrète de soi-même, divine ou non, mais en tout cas une part voilée ou bien encore l’ombre portée.

Schismes et transgressions vocales

20« On peut soupçonner que la voix parie sur les limites, pour mieux poser le défi de sa résurrection [9] », écrit Alain Arnaud, dans Les hasards de la voix. Effectivement, certaines techniques vocales reléguées aux frontières de la « pathologie » sont recherchées et cultivées dans d’autres traditions musicales [10].

21Si elles concernent des déformations du timbre de la voix, elles s’exercent surtout aux limites extrêmes des tessitures, non pas dans la recherche « d’effets vocaux » ou de « performance vocale » mais le plus souvent à cause du symbolisme qui s’y rattache.

22Nous citerons comme figures représentatives de ces transgressions des limites des tessitures vocales les Bochimans Jul’hoansi (populations africaines) établis au nord du désert de Kalahari en Namibie. Ils utilisent une langue à clics et à claquements de la langue en quatre positions du palais et leur approche de la voix « lourde » (grave pour eux) nous apportera ici un tout autre éclairage : « La voix est lourde comme peut l’être un gros fagot de bois ou un quartier de viande à transporter. […] dans la tessiture grave, on trouve aussi la voix dite “gros, vieux” ; cet adjectif d’ailleurs veut dire également “mâle” ; donc ne peuvent chanter cette voix que des femmes âgées et des hommes [11]. »

23À l’opposé, au Burundi, la voix grave, chuchotée, à peine audible, est quant à elle très appréciée pour chanter les épopées et les grands guerriers. Au Gabon, les Mitsoghos avalent un mélange de jus de plantes irritantes et de gros sel pour mettre à vif les cordes vocales afin d’être en mesure de reproduire le timbre rauque et cassé symbolisant la voix de leurs ancêtres. En Corée, différents types de voix graves ornées se pratiquent dans le cadre du théâtre populaire pansori : la voix « rauque » suri song, la voix « cassée », la voix de cloche, la voix relaxée et la voix au grand vibrato. Dans le théâtre traditionnel du Viêt Nam, on trouve des techniques vocales qui portent des noms en relation avec des parties du corps, comme si la voix était une émanation de chacune des parcelles d’un « corps morcelé ». Parmi elles la voix grave « intestinale », giong ruôt, exprime la douleur, la voix « du foie », giong gan, la colère.

24Si la rivalité voix et paroles – prima la voce, prima le parole – a occupé de façon historique et récurrente la scène musicologique, montrant là toute l’ambiguïté de leur rapport, il en est de même pour la conquête des territoires aigus, ou des territoires graves. La voix, entre appel perçant et sanglot réprimé, est la trace d’une jouissance à jamais perdue qui fut celle du premier cri sans destinataire (ce que Michel Poizat a appelé « le cri pur ») ; elle s’est inscrite depuis dans la dialectique de l’interpellation, de l’interjection, devenant (toujours selon Michel Poizat) « cri pour ». Instigatrice d’un mouvement qui va conduire le sujet vers une quête toujours plus jouissive de cette voix qui sans cesse se dérobe, elle bute contre ses limites corporelles, sociales et pulsionnelles qu’elle n’a de cesse de transgresser.

Le chant sombre du continent noir

25Il revient à Cicéron d’avoir introduit le cantus obscurior de la voix dans De oratore[12]. Ce « chant obscur » s’apparente à cette part d’ombre que nous évoquions plus haut. Pour lui, tout l’art de la rhétorique était d’extraire du latin parlé un côté chantant. S’inspirant des Grecs, Cicéron puis Quintilien ont intégré à la rhétorique latine l’art de la déclamation qui relève de la pronunciatio, aspect du discours qui facilite chez l’orateur un usage efficace de sa voix lui permettant d’atteindre le public, et de le convaincre.

26Quel serait ce cantus obscurior au féminin ?

27Le cantus obscurior de la voix serait cette part cachée pourtant déjà là. Dans sa 33e conférence consacrée à la féminité, Freud présente la femme comme une énigme, dont la sexualité prégénitale resterait un « continent noir [13] ». D’une figure culturelle à l’autre, ce cantus obscurior du continent noir semble de nos jours sonner la révolte contre « le fantasme de l’aigu et de l’homogénéité » qui se décline dans tous les continents.

28Nous verrons dans les lignes qui suivent comment se manifeste ce retournement des femmes contre la répression de la jouissance vocale opérée par le social, avant de revenir au revers inconscient de ce phénomène.

La voix grave féminine, un phénomène social

29Inscrire la question des voix graves de femme au champ de la sociologie, c’est faire appel à un certain nombre de concepts sociologiques qui permettent de relancer autrement le questionnement. Parmi eux citons ceux qui se rapportent aux postulats interactionnistes, à l’approche du microsocial et des microrituels, à une certaine anthropologie du corps, et aux théories qui interrogent l’identité au regard du déterminisme. Ou bien encore : les travaux sur la réception, « l’horizon d’attente de l’auditeur », les représentations, l’incidence historique des civilités, etc. Croiser ces approches permet de postuler la voix comme processus civilisateur, et l’aborder comme « don de la voix » versus un certain « contre-don de l’écoute ».

30Perdre l’image sonore aiguë jusque-là dévolue à « la » voix de femme, serait-ce :

  • s’absenter de la polyphonie sociale féminine pour rallier le chœur masculin ?
  • brouiller son empreinte féminine, afin de ne pas laisser de trace sexuée de sa parole ?
  • la « dévoyer » volontairement, plutôt que de subir une discrimination vocale ?
  • contre la « transparence » imposée par le social – insister sur la part d’ombre inhérente à chacune et venant inscrire son empreinte dans le lien social ?
  • laisser sa voix se fragmenter entre les différentes scènes sociales où elle ne porterait jamais le même costume de scène sonore ?
  • éviter de « toucher » l’autre à travers une séduction vocale ?
  • céder à une mode vocale qui prône la « sensualité artificielle » à défaut de faire parler le corps ?
  • légitimer une revendication à être différent et porteur d’une singularité ?
  • refuser de l’exhiber, faire acte de pudeur vocale, se faire « voix off » de la scène sociale ?
Dans tous les cas, le social semble traversé par une sorte de révolte des voix de femme contre un fantasme de ce qui serait peut-être une pure attente construite sur des habitus sonores, ou une pure construction masculine. Cette révolte aurait-elle initié ce que nous nous risquons à dénommer comme « mue sociale des voix de femme » ?

Une « mue sociale » vers le grave des voix de femme

31Cette volte-face des voix de femme provoquerait un « malaise dans la culture vocale », au niveau de la transmission, et des rituels. Mais la question se pose également au sein des sociétés dites savantes, et met en jeu la filiation [14] ou l’affiliation vocale.

32Replacer l’aggravation vocale dans une logique culturelle et sociologique, c’est traquer les ratés de la régulation sociale de la jouissance vocale à travers des figures artistiques et musicales emblématiques d’un jeu à quitte ou double avec le hors-voix et le sans-voix (comme le silbo de la Gomera, la quintina des Sardes, les « voix flagellées » des enfants de Madagascar [15], le Cri de Munch, etc.). Toutes ces figures, et d’autres, témoignent d’une « voix possédée », et d’une dysphorie dont la sociologie permet de prendre la mesure : cette voix aiguë « en moins », que donne-t-elle à entendre de « plus-de-grave » au cœur du lien social ?

33Si les réponses à ces questions ne peuvent être qu’ici effleurées, dans le cadre imparti à ce travail, nous convoquerons cependant quelques figures porteuses de transfigurations vocales manifestes qui ont changé certes le cours de la musicologie, mais aussi l’oreille portée à ce destin des voix de femmes.

34Parmi elles, les figures musicales dédiées à la Vierge montrent que les voix vouées à sa célébration épousent son destin. Entre incarnation et transfiguration, les voix oscillent entre le suavis du O quam suavis de l’Annonciation, et le dolorosa du Stabat Mater, retraçant là le destin de la pulsion invocante prise entre Appel et Perte.

35À ras du corps, le « sanglot » (proscrit du chant lyrique, mais présent dans beaucoup de cultures, comme dans les lamentations pygmées) joue sur l’oscillation entre mécanisme 1 et mécanisme 2 (ce qu’on appelle trop vite registre de poitrine et registre de tête). Or c’est là qu’intervient la bascule entre féminisation ou masculinisation de la voix, ou maintien dans le no man’s land sexuel, favorisant une scansion glottique qui réintroduit une brusque apparition du sanglot. Ce sanglot qui réinvestit les voix de femmes (et la Callas fut critiquée pour l’usage qu’elle en fit) produit le même effet que ces larmes photographiées sur des statues de pierre. Il redonne voix à la plainte du cri réprimé, au lamento, non pas dans sa dimension mièvre ou édulcorée, mais dans tout ce qu’il a de poignant. Ce cri refoulé, masqué par le sanglot [16], peut être celui de la douleur et de l’humiliation, mais aussi celui d’une jouissance autre.

Une jouissance illicite du grave chez les femmes

36Dans cette dernière partie, nous nous tournerons vers la psychanalyse pour éclairer le revers inconscient de la voix inscrit au cœur de l’individu et du lien à l’autre. La psychanalyse pose la voix comme pulsion, et les travaux de Michel Poizat ont montré qu’en tant que jouissance, la voix est soumise à une régulation sociale. Il a précisé la place que donne Lacan à la voix dans le rapport avec l’Autre : « Ce n’est en réalité pas autre chose que les différentes modalités de rapport qu’un organisme vivant entretient avec l’autre, du fait que les besoins de l’organisme doivent passer par les “défilés” du signifiant. »

37Au-delà de cette régulation, sous le revers de la transgression, pourrait-on poser l’hypothèse d’une jouissance de l’aigu interdit ? Ou bien alors le grave serait-il à envisager comme nouvelle figure de la jouissance vocale ?

38La voix, colorée ou non par son « appartenance sexuelle », issue du plus intime du corps, franchit la distance qui nous sépare de l’autre, et vient le toucher au plus intime de son corps. Geste vocal qui anime le corps, et crée des nœuds et ventres de vibration dans l’air qui lui donnent ses caractéristiques acoustiques, elle naît d’une pulsion – dite « pulsion invocante » par la psychanalyse – qui lance un appel à l’Autre, et ne peut le laisser indifférent.

Une voix entre berceuse et voix caverneuse de la mère chamelle

39La voix de la femme n’est pas que la voix enjôleuse de la berceuse et de la sonate maternelle ; elle peut être cette voix « rauque et caverneuse » qui vient faire effraction dans le corps de l’autre. Elle peut avoir un effet mortifère, et dérouler – selon Isabelle Guillamet [17] – des « vocalises maternelles qui appellent le sujet encore et “en corps” à l’abîme, à la mort ».

40Cette voix « rauque et caverneuse », c’est ainsi que Lacan la décrit lorsqu’il fait référence à l’ouvrage Le diable amoureux de Jacques Cazotte au cours de ses séminaires IV [18] et V, afin d’expliciter l’articulation entre fantasme et désir, à travers la mise en scène d’un certain Alvare de Maravillas, qui, emporté par son « désir de savoir », invoque Belzébuth. « À peine avais-je fini qu’une fenêtre s’ouvre à deux battants – la fenêtre du fantasme – au haut de la voûte où s’encadre une tête de chameau horrible, autant par sa grosseur que par sa forme […]. L’odieux fantôme ouvre la gueule et me répond : Che vuoi ? (“que veux-tu ?”) d’une voix à réveiller les morts qui dorment alentour. » S’ensuivront des apparitions ou plutôt incarnations de son désir sous deux formes qui alterneront, tour à tour féminines et masculines : Biondetta et Biondetto.

41Double invocation donc qui se joue de part et d’autre de cette fenêtre : d’un côté cette invocation, pulsion invocante, « convocante » même puisqu’elle force l’autre à apparaître là où il n’était pas. De l’autre, par une sorte de retour à l’envoyeur, l’irruption provocante d’une question sur là d’où s’origine le désir du demandeur.

42Cela nous conduit à aborder maintenant la question de la « pulsion invocante ».

Voix pulsionnelle ; voix perdue

43Il s’agit donc, dans cette dernière partie, d’envisager la voix dans sa dimension pulsionnelle, à savoir non pas dans sa dimension sonore et acoustique, mais dans sa position structurelle. Joël Clerget, dans La pulsion et ses tours, en propose la définition suivante (condensant, selon nous, ce que dit Michel Poizat) : « La voix est ainsi la part de réel du corps que le sujet consent à perdre pour parler, ce qui pose la voix comme objet de la pulsion invocante et fait dire à Lacan [19] que la “voix est l’objet déchu de l’organe de la parole [20]” » mais il enchaîne : « La perte de l’objet conduit à une élaboration sur fond de manque reconnu, structurant et acteur du désir. »

44La voix qui vient faire symptôme dans le corps en appelle à interroger un autre corps que le « corps organique » de celui qui tente d’ajuster sa voix par la boucle audio-phonatoire (en circuit fermé de sa bouche à son oreille), ou par ce que nous appelons la boucle socio-phonatoire (se calant sur l’attente supposée des petits autres du social). Cet autre corps, c’est le corps pulsionnel[21], aussi bien corps libidinal, que corps pris dans les rets de l’imaginaire, que corps symbolique pris dans une boucle que nous appellerons cette fois « boucle altero-phonatoire ».

45Freud en ouvrant la question de l’hypothèse de l’inconscient nous permet de penser une « voix pulsionnelle » (affiliée au corps pulsionnel), qui peut entrer en conflit avec la « voix organique » (sous tutelle de l’anatomie). Cette voix pulsionnelle, échappant au médical, est prise dans l’altérité ; elle est traversée par ce que Lacan a appelé « de l’Autre ». Rappelons que « une pulsion est quelque chose qui pousse à jouir de son objet, et le social ainsi que Freud nous l’a rappelé participe au contraire de la résistance à l’attraction de cet objet [22] ». Freud repère et privilégie un certain nombre d’objets concernés par ce qu’il appelle « les pulsions partielles » : objets oral, anal, génital, mais il ne mentionne pas la voix. C’est à Lacan qu’il reviendra, dans les années 1960, de démonter le concept freudien de la pulsion, en lui affiliant le concept d’objet a, et en renforçant la dimension de « l’a-spécificité » de l’objet déjà repérée par Freud. Il va compléter la liste des objets partiels freudiens par « le regard » et par « la voix », mais il développera surtout « l’objet regard », réservant « l’objet voix » à l’approche des voix hallucinées des psychotiques.

46Dans Totem et tabou[23], Freud pose, comme instance de jouissance absolue, « le père de la horde », édictant un interdit auquel lui-même ne se soumet pas. Puis il imagine le meurtre, la suppression de cette instance ; cela va laisser des traces indélébiles chez les frères, à l’origine d’une loi pacifiante organisant famille et société. Cette loi sera intériorisée en chacun par identification puis incorporation de ce père, avec pour conséquence l’instauration de la conscience morale et de la religion perpétuant ce père dont il ne « reste » que le Nom. Dans toute cette construction freudienne, la voix n’est pas développée comme telle, et pourtant, une place tout à fait prégnante lui est accordée avec la figure sonore du schofar.

47Lacan dans son séminaire sur L’angoisse[24], s’appuyant sur les avancées de Reik [25], renforcera la résonance de ce schofar à travers sa valeur commémorative du meurtre primitif, et comme « reste » du père en sa version totémique, lui aussi incorporé. Il confère ainsi à la voix sa double appartenance aux registres de l’oralité et de la vocalité. C’est ainsi que la voix se trouve à l’origine de l’enseignement de Lacan promue au statut de « reste » (de cette jouissance absolue), « objet-déchet » de cette jouissance originaire, ou, pour reprendre ses expressions mêmes, les « feuilles mortes » de cette voix objectalisée/les « voix égarées de la psychose ». Il la présente également comme « impératifs interrompus du Surmoi […] ce dernier renvoyant bien entendu à cette figure paternelle interdictrice dont la manifestation vocale peut finir, dans la pathologie, par être véritablement obsédante [26] ».

48Lacan souligne un second aspect de la voix psychotique : c’est sa dimension temporelle, qu’elle présentifie dans le continuum sonore qui soutient l’articulation signifiante. Mais, ce que rajoute Lacan, c’est que si la voix semble liée à la chaîne signifiante, il n’est pas évident qu’elle puisse être liée au sujet émetteur qui l’énonce, puisqu’elle suppose, chez le psychotique, l’existence « d’un autre ». « Lacan est formel : le psychotique entend, ce qui ne présuppose en rien une matérialisation sonore extérieure de cette voix : cela présuppose simplement l’attribution à un autre de la voix liée au propre message du sujet qui le produit [27]. »

49Par ailleurs, Lacan nous montre, avec le stade du miroir, qu’entre 6 et 18 mois, l’enfant né sans corps se constitue alors un corps [28]. La rencontre avec l’image spéculaire fait qu’il va accepter de se détacher du petit autre, puis « perdre ce petit autre », le « petit autre » étant le précurseur de « l’objet a ».

50Cela montre combien la voix et la parole sont dans un rapport ambigu si ce n’est impossible, puisque comme le souligne Michel Poizat « la voix est dans le même temps le support du signifiant, elle fonde donc à ce titre la coupure d’avec la jouissance, mais elle est aussi trace de cette jouissance première à jamais perdue [29] ». Cette voix pulsionnelle, « objet a », a connu ensuite plusieurs adjectivations dans l’enseignement de Lacan : « Lacan parle plus volontiers d’objet manquant, voire manqué, du manque de l’objet que d’objet perdu, de perte de l’objet. Ce mot de perdu est en effet ambigu puisqu’il renvoie à l’idée que cet objet fut un temps acquis puis perdu. Il renvoie aussi à l’idée qu’il pourrait être éventuellement retrouvé [30]. »

51Nous voyons bien, au terme de cette présentation sommaire des enjeux de la pulsion invocante comme voix non sonore, combien l’adjectivation de la voix n’est pas tant la coloration sexuée qu’elle représenterait, que l’impératif de gain ou de perte qui s’exerce, au nom d’une demande qui joue son va-tout. Car mise à l’épreuve de la jouissance et du discours, il arrive que la voix objecte à la parole ; elle se cabre, se fait voix dissidente, s’exile du corps et déserte le champ de la rencontre avec l’autre.

La voix blanche du continent noir

52C’est bien un trou que vient creuser l’aphonie [31] dans le discours, et que vient surligner l’effort du geste vocal tendu vers l’autre devenu inaccessible. La voix perd de son relief, le discours aussi. En versant au compte de l’aphonie les métaphores de Bernard Noël que nous citions en incipit, nous pourrions dire que « tous les mots y passent », laissant le sujet dans la détresse de « l’ombre » jetée sur cette part de lui-même qui le faisait advenir à l’ordre de la parole. Au moment de « prendre la parole », le sujet se sent réduit à un « cri rentré », à une « voix blanche » qui s’apparente à cette « blessure blanche » sous la plume du poète.

53Silence blanc de toutes les voix confondues, comme la lumière blanche serait celle de tout le spectre lumineux ?

54La voix est exclue, ou s’exclut des lieux mêmes du corps et de l’espace social où se fomente l’appel sonore à l’autre. Autrement dit, de manière triviale, « tout est là, et rien ne sort ». C’est-à-dire tout le potentiel vocal est là, au niveau du larynx, prêt à forcer les écluses du trajet vocal. L’intention vocale ébranle le corps qui se tend vers l’autre ; mais aucune production sonore ne vient au jour.

55Si nous insistons sur cette formule : « rien ne sort », c’est que nous retrouvons de façon récurrente cette expression chez l’aphonique dont la voix est inscrite au registre du manque, et qu’elle nous renvoie à celle de l’anorexique qui « mange rien ». Pour le premier, c’est « le rien qui sort » ; pour le second, c’est « le rien qui entre » ! Lacan [32] a développé – entre autres dans son séminaire IV, La relation d’objet – son approche de l’anorexie en précisant qu’il ne s’agit pas de « ne rien manger » mais de « manger du rien ». L’aphonie comme symptôme serait donc le revers de l’anorexie ; ce qui nous a fait développer, dans notre thèse [33], une approche de l’aphonie et des dysphonies comme « anorexie vocale ». Le sujet se présente à l’autre affecté par cette « anorexie vocale » : sa parole, dépouillée de sa chair vocalique, déambule son squelette consonantique dans un discours appauvri de sa substance. On n’entend plus alors que du souffle bordé par des consonnes ; dans tous les cas, ces symptômes empêchent de rejoindre l’autre du social et de se joindre au chœur de ce que nous appelons « la polyphonie sociale ».

56Cela implique de continuer à questionner cette dérobade de la voix devant la parole, ce « flatus vocis » – « en latin l’expression péjorative qu’on emploie pour désigner des paroles qui se réduisent, en effet, au seul “souffle de voix” qu’elles ont nécessité, n’ayant aucune valeur [34] » – qui donne à entendre une voix flétrie, qui devient détumescente au moment de se donner à l’autre.

Conclusion, ou plutôt commencement

57« Rien ne sort », disait « Elle », celle que nous évoquions en ce début d’article.

58Elle prit le chemin de l’analyse, et un psychanalyste l’accueillit, elle, ce sujet empêtré dans sa « souffrance vocale ». Ses mots effleuraient ses lèvres, hésitaient à émarger à l’ordre du sonore. Sa voix affleurait du divan, au ras des mots, des toux, des silences et des larmes… Une voix, « sa » voix s’était perdue ; les mots avec, qui auraient pu exprimer cette perte du vocal [35].

59Elle fit l’épreuve du manque, d’un « manque à l’autre », de part et d’autre d’une parole qui ne pouvait ni se dire ni s’entendre. Pourtant, il ne s’agissait pas de l’épreuve d’un deuil qui aurait signifié un départ sans retour de sa voix. Plutôt, une « épreuve de la perte ». Elle subissait cette défaillance qu’elle pensait venir de son corps. Oui, c’est cela, son corps se désolidariserait de sa mission de porte-voix. D’où se refusait sa voix, d’où parlait son silence ? Quel est cet autre de son enfance, de son histoire, qui était venu rapter « sa » voix, tordre le cou à une parole non désirée, ou bien qui était venu se faire corps étranger, enkysté à fleur de muqueuse ? Quel était cet autre silencieux, qui peut-être guettait sa voix et sa parole, et se laissait pénétrer de ses inflexions vocales qui s’épuisaient à masquer son discours ?

60Un jour, derrière elle, la voix qui venait du fauteuil distilla quelques « pastels » dans ces heures blanches. « Passe-t-elle »… « Passe telle »… Elle ne savait plus si cette voix avait parlé ou s’était tue autrement, ce jour-là. Mais « l’air de rien »… c’est une parole haute en couleur qui maintenant s’aventurait dans un continent dont elle avait encore à découvrir le nom…


Mots-clés éditeurs : pulsion invocante, dysphonies, psychanalyse, aphonie, « perdre sa voix »

Mise en ligne 09/11/2011

https://doi.org/10.3917/cm.084.0125

Notes

  • [1]
    B. Noël, Extraits du corps, Paris, Gallimard, coll. « Poésie », 2006, p. 127.
  • [2]
    M.-A. Ouaknin, Tsimtsoum, Paris, Albin Michel, 2006.
  • [3]
    A. Didier-Weill, Un mystère plus lointain que l’inconscient, Paris, Aubier, 2010.
  • [4]
    C. Maillard, Le scribe, Paris, Éditions Frénésie, 1996, p. 31.
  • [5]
    C. Gillie, « La voix unisexe », dans Le féminin, le masculin et la musique populaire d’aujourd’hui, Actes de la journée du 4 mars 2003. Document de recherche omf (Observatoire musical français), université de Paris-Sorbonne, Paris, 2004.
  • [6]
    Allusion à Das Unheimliche de Freud (1919), mais traduit en français sous le titre « L’inquiétante étrangeté ».
  • [7]
    C. Gillie, « Variations sur la voix des enseignants », dans M.-F. Castarède et G. Konopczynski (sous la direction de), Au commencement était la voix, Toulouse, érès, 2005.
  • [8]
    Nous nous opposons là à certains textes qui postulent que la mue féminine aurait lieu vers les 17-18 ans.
  • [9]
    A. Arnaud, Les hasards de la voix, Paris, Flammarion, 1992, p. 31.
  • [10]
    Cf. Q.H. Tran, M. Asselineau, E. Berel, Musiques du Monde, Courlay, Fuzeau, 1993.
  • [11]
    E. Olivier, « Nommer, narrer et commenter, manière de dire la musique selon les Bochimans Jul’hoansi » (Namibie), Paroles de musiciens, Cahiers de musiques traditionnelles, n° 11, Georg, 1991, p. 14-23.
  • [12]
    Cicéron n’avait pas d’autres moyen d’action et d’influence que son éloquence. On peut assimiler à un traité politique ses trois livres de dialogues à la manière d’Aristote : De oratore. Mais c’est en fait un ouvrage de rhétorique au même titre que son Brutus (histoire de l’éloquence à Rome) ; puis il produit un Orator qui reprend le De oratore en un seul livre, en insistant particulièrement sur les problèmes esthétiques. Il défend dans cet Orator le droit à la « grandeur d’expression », c’est-à-dire à l’éloquence, que peut revendiquer toute personne qui aurait à traiter un grand sujet ; mais elle doit le réserver à cet usage.
  • [13]
    S. Freud, Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, trad. de Neue Folge der Vorlesungen zur Einführung in die Psychoanalyse, 4e éd. 1984, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1933.
  • [14]
    J.-M. Vivès, « La place de la voix dans la filiation », Cliniques méditerranéennes, n° 63, « Filiations », Toulouse, érès, 2000.
  • [15]
    Selon une terminologie qui nous est propre, nous faisons ici allusion au galeha que les enfants de Madagascar produisent en frappant le larynx selon diverses modalités.
  • [16]
    C. Gillie, « Sanglot’ », dans Actes du colloque « De l’autre côté de la voix », Journée mondiale de la voix 2010, à paraître 2010.
  • [17]
    I. Guillamet, « L’effet-mère de la voix », dans Actes du colloque « De l’autre côté de la voix », Journée mondiale de la voix 2010, à paraître 2010.
  • [18]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, 1957, Paris, Le Seuil, 1994.
  • [19]
    J. Lacan, Des noms-du-père, éd. 2005, Paris, Le Seuil (« le symbolique, l’imaginaire et le réel »), 1953 & (la seule leçon du séminaire Des Noms-du-père) 1963.
  • [20]
    J. Clerget, La pulsion et ses tours. La voix, le sein, les fèces, le regard, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 27.
  • [21]
    P.-L. Assoun, Corps et symptôme, Leçons de psychanalyse, 2e édition, Paris, Anthropos, Économica, 2004.
  • [22]
    M. Poizat, Vox populi, vox Dei (Voix et pouvoir), Paris, Métailié, 2001, p. 285.
  • [23]
    S. Freud, Totem et tabou, trad. de Totem und Tabu, rééd. 1965, Paris, Payot, 1913.
  • [24]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre X, L’angoisse, 1963, Paris, Le Seuil, 2004.
  • [25]
    T. Reik, Rituel. Psychanalyse des rites religieux, Paris, Denoël, 1975.
  • [26]
    M. Poizat, La voix du diable, Paris, Métailié, 1991, p. 193-195.
  • [27]
    M. Poizat, Variations sur la voix, Paris, Anthropos, Économica, 1986, p. 204.
  • [28]
    Ce que reprendra Françoise Dolto pour la clinique de l’enfant, avec la dialectique « Image inconsciente du corps » et « Schéma corporel ».
  • [29]
    M. Poizat, Variations sur la voix, op. cit., p. 15. (À propos de La leçon de musique de Pascal Quignard : « Voix perdue et objet perdu » p. 17 à 21.)
  • [30]
    Ibid., p. 18.
  • [31]
    C. Gillie, « De la afonia como “a” fonia. De la voz perdida como objeto perdido » [« De l’aphonie comme “a” phonie. De la voix perdue comme objet perdu »], Desde el Jardin de Freud, n° 8 Facultad de Ciencias Humanas, Colombie, 2008.
  • [32]
    J. Lacan, Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, 1957, Paris, Le Seuil, 1994.
  • [33]
    C. Gillie, La voix au risque de la perte, Paris, Anthropos, 2008. Réécriture de notre thèse soutenue en anthropologie psychanalytique (école doctorale de recherches en psychanalyse), sous la direction de Markos Zafiropoulos, université Paris 7.
  • [34]
    J. Nassif, L’écrit, la voix, Fonctions et champ de la voix en psychanalyse, Paris, Aubier, Psychanalyse, 2004.
  • [35]
    C. Gillie, « La voix à fleur de peau », dans Colloque de musicothérapie Paris V-2008, Revue française de musicothérapie, vol. XXVIII n° 1, 2009, url : http://revel.unice.fr/rmusicotherapie/index.html ?id=3091.
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