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Article de revue

La vie, la mort, l'éthique et le sujet : une exposition de cadavres controversée

Pages 273 à 287

Notes

  • [*]
    Christine Bouvier-Müh, docteur en philosophie, 3, rue Diodore Rahoult, F-38000 Grenoble
    cbouviermuh@gmail.com Philosophe, membre d’une association de psychanalyse, professeur de sciences humaines, certifiée en sciences et techniques médico-sociales auprès d’étudiants qui préparent un diplôme d’État de conseiller en économie sociale familiale (esf), bts esf et bts sp3s, chargée de cours en économie-philosophie de la culture.
  • [1]
    Conférence prononcée le 17 juin 2009 à l’occasion du XXIXe Séminaire de la Société francophone de biologie théorique qui s’est déroulé à St-Flour, auquel j’avais été conviée par les professeurs Pierre Baconnier (directeur équipe preta du laboratoire timc-imag) et Jacques Viret (équipe preta du laboratoire timc-imag) de la faculté de médecine de Grenoble, afin de proposer, à l’issue de trois journées de conférences consacrées aux formalismes, modèles et simulations en sciences du vivant, puis aux recherches menées par l’inria, une approche qualitative cette fois, interrogeant la place du sujet dans les sciences du vivant.
  • [2]
    G. Hottois, Qu’est-ce que la bioéthique ?, Paris, Vrin, 2004, p. 10.
  • [3]
    R. Ogien, La vie, la mort, l’État, Paris, Grasset, 2009, p. 22.
  • [4]
    G. Hottois, op. cit., p. 42.
  • [5]
    R. Gori et M.-J. Del Volgo, « Le thérapeutique et le médical, du soucie-toi de toi-même au connais-toi toi-même », Revista latinoaméricana de psicopatologia fundamental, n° 4, Dez/2005, p. 654.
  • [6]
    D. Sicard, Entretien avec Véronique Brocard, Télérama n° 2969 du 6 décembre 2006, p. 18.
  • [7]
    P. Daled, « Le sujet en tant que fiction et déplacement chez Canguilhem », dans M.-G. Pinsart (sous la direction de), Narration et identité, De la philosophie à la bioéthique, Paris, Vrin, 2008, p. 63.
  • [8]
    C. Melman, Pour introduire à la psychanalyse aujourd’hui, séminaire 2001-2002, Paris, Association lacanienne internationale, p. 130.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    R. Gori et M.-J. Del Volgo, Exilés de l’intime, La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Paris, Denoël, 2008, p. 17.
  • [11]
    E. Schrödinger, L’esprit et la matière, trad. Michel Bitbol, Paris, Le Seuil, 1990, p. 184.
  • [12]
    À travers les réseaux de santé qui prennent en charge le corps et éventuellement l’esprit en souffrance, à travers les réseaux de la culture qui disent ce qu’il convient de lire, voir et penser, à travers les procédures relativement récentes instituées dans les milieux du travail, l’individu est devenu le témoin de sa qualité d’objet dont la société a le plus grand soin, au détriment de sa qualité de sujet.
  • [13]
    P. Daled, op. cit., p. 72.
  • [14]
    Ibid., p. 74.
  • [15]
    R. Ogien, La vie, la mort, l’État, le débat bioéthique, Paris, Grasset, 2009.
  • [16]
    R. Ogien, op. cit., p. 11.
  • [17]
    Cité par P. Daled, op. cit., p. 71.
  • [18]
    Plaquette de présentation de l’exposition Our Body/À corps ouvert, qui a finalement été interdite. L’expression « sous la peau » figure en gras dans le document.
  • [19]
    Plaquette de l’exposition, op. cit.
  • [20]
    C. Melman et J.-P. Lebrun, L’homme sans gravité, Paris, Denoël, 2002.
  • [21]
    Ibid., p. 21.
  • [22]
    B. Édelman, Ni chose ni personne, Paris, Hermann Philosophie, 2009, p. 15.
  • [23]
    Ibid., p. 17.
  • [24]
    B. Édelman, op. cit., p. 73-74.
  • [25]
    Ibid., p. 82.
  • [26]
    D. Sicard, Entretien avec Véronique Brocard, op. cit., p. 18.
  • [27]
    J. Berger, op. cit., p. 66.
  • [28]
    Ibid., p. 4.
  • [29]
    W. Benjamin, « Le narrateur », Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 278.
  • [30]
    Ibid., p. 278-279.
  • [31]
    J.-M. Gagnebin, Histoire et narration chez Walter Benjamin, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 98.
  • [32]
    M. Baum, « L’éthique narrative comme condition d’un projet thérapeutique », Narration et identité, op. cit., p. 156.
  • [33]
    Ibid., p. 157.
  • [34]
    Ibid., p. 152.
  • [35]
    C. Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007, p. 17.
  • [36]
    Ibid.

1Des événements récents montrent que notre relation au vivant a changé. Les médias ont largement commenté la spécificité de l’exposition Our Body/À corps ouvert, présentée puis interdite en mars 2009 à Paris. Annoncée comme « artistique » et « éducative », cette exhibition de cadavres et d’organes plastifiés mis en scène a déjà remporté un vif succès dans de nombreux pays où des foules se bousculent pour voir et cotoyer de près le cadavre promu au rang d’objet de contemplation. En effaçant la mort de la sphère sociale, nous avons modifié depuis plus d’un siècle notre comportement de vivants et encourons le risque de n’être plus capables de fonder notre rapport à la vie, si l’on s’accorde à dire avec C. Melman (2002) qu’une limite a été franchie, si l’on reconnaît avec P. Baudry (1999) que « l’obligation de séparer les vivants des morts est ce qui permet aux sociétés de n’être pas folles ». Dans un contexte sociétal marqué par « un individualisme de déliaison » selon l’expression de M. Gauchet, nous voudrions ici introduire la question de la place du sujet qui dans une logique de démarche scientifique quantitative est toujours nécessairement relégué, évacué.

Philosophie et bioéthique, sujet objet, qualité quantité

2Le terme de bioéthique a été forgé en 1970 par un oncologue américain qui envisageait d’encadrer sa vision positive du progrès scientifique et technique par une approche privilégiant la réflexion éthique. Celle-ci était susceptible de prendre en compte « les valeurs et la totalité (la société globale et la nature, la biosphère) [2] ». La bioéthique selon van Rensselaer Potter était à l’origine d’inspiration sapientielle. La discipline toutefois s’est développée du côté d’une éthique médicale aux États-Unis, centrée sur l’individu et l’expérimentation sur l’être humain. C’est en ce sens que nous l’entendons souvent aujourd’hui, quand bien même le champ de la bioéthique semble assez extensible. Le philosophe Ruwen Ogien précise qu’elle peut « s’occuper de l’encadrement de la procréation, de la reproduction et de la fin de vie, comme de la recherche, de l’expérimentation, de l’acquisition et de la diffusion du savoir scientifique sur le vivant, mais aussi des politiques publiques en matière de santé et d’environnement, ainsi que du rapport personnel à la nature dans ses formes humaines et non humaines [3] ».

3Nous devons alors nous interroger sur les principes généraux qui président à ces questions qui concernent la philosophie politique et morale mais également chaque citoyen, indépendamment des faits divers présentés par les médias sous l’angle du « choc émotif », tel le reportage télévisuel sur le suicide assisté en Suisse d’un malade incurable. L’entraînement dialectique du philosophe à mettre en œuvre une pensée critique « poursuivie radicalement » devrait normalement « le conduire à occuper une place unique en son genre dans le débat bioéthique [4] ». Sa discipline l’autorise à proposer sa compétence « dans le maniement des concepts les plus généraux, son expertise dans le domaine de l’explicitation des présupposés et des finalités, son entraînement dialectique à formuler les arguments et objections ». Selon Hottois, « cette fonction est plus formelle que substantielle ». Elle appelle « un rôle de vigilance logique et méthodologique ». Cette approche place pour lui la philosophie « dans une position de surplomb critique par rapport aux autres discours ». Or, nous voudrions introduire une dimension plus substantielle que formelle en « mouillant » le verbe du philosophe, en l’obligeant à introduire la question de la place du sujet dans la logique de démarche scientifique quantitative qui de fait l’exclut. Qu’est-ce qu’un sujet, en tant que sub-jectum, « jeté sous » ? En logique et en linguistique, subjectif désigne ce qui se rapporte au sujet d’attribution, c’est-à-dire au terme dont on affirme ou nie quelque chose. En un sens technique élargi, subjectif précise ce qui dépend du sujet, de la conscience ou du psychisme par opposition à des faits ou à une réalité objective qui existe en dehors de ces instances. Le terme objectif, ob-jectum, désigne ce qui est « jeté en face », à l’encontre du sujet. En un sens littéral, l’objet désigne le but à atteindre, la cible située hors de l’esprit. Objectif désigne ainsi la réalité d’un phénomène indépendamment de l’esprit qui la perçoit. La qualité désigne une manière d’être. Sensible et non mesurable, elle diffère a priori d’une approche quantitative ; la subjectivité en effet désigne l’état d’une personne qui considère les choses en privilégiant ses états de conscience. Pour Aristote, quantité et qualité sont des catégories de l’être qui en tant que telles ne sont pas évidées de toute substantialité. Pour Kant, quantité et qualité sont des catégories de l’entendement : le sujet de la connaissance éclipse le sujet de la métaphysique, antérieurement doté de capacités multiples et caractérisé par une quiddité subtile. L’âme du sujet humain relevait d’une nature biologique (la matière) autant que spirituelle (la forme), l’une et l’autre participant d’une manière d’être et de se comporter selon une fin déterminée. Le sujet transcendantal kantien a éclipsé cette articulation. Le concept absorbe et transforme le donné de l’intuition en objet de connaissance objectif et valide : ce sujet de la science du xviiie siècle est évidé de toute qualité, de toute substantialité et subjectivité. Cet héritage façonne dans une certaine mesure nos modes de pensée qui distinguent la science des sciences humaines.

4Quantité et qualité réfèrent en sciences humaines à des approches différentes, quoique non contradictoires et complémentaires. Sans remettre en cause le principe d’objectivation nécessaire à la conduite d’une démarche « scientifique », nous voudrions réhabiliter le sujet, indépendamment de distinctions disciplinaires trop strictes. Dans le champ des biotechnologies, ainsi que le remarquent les psychanalystes R. Gori et M.-J. Del Volgo, « les médecins ont sans cesse été requis, depuis plus de cinquante ans, à toujours participer davantage au gouvernement du vivant, du prénatal aux fins de vie [5] ». Mais le vivant n’est pas seulement affaire de spécialistes. Chacun devrait être capable de discernement, afin d’attirer l’attention sur les problématiques majeures d’une société au sein de laquelle la frontière entre l’espace des vivants et celui des morts tend à ne plus pouvoir s’articuler de manière à fonder le rapport à la vie. Pourquoi le vivant n’intéresse-t-il plus personne, pas même le médecin, de plus en plus enclin, comme l’écrit D. Sicard, ex-président du Comité national d’éthique, « à ne voir dans le corps humain qu’une enveloppe nécessaire » ? Il écrit : « La médecine contemporaine devient une médecine d’arts ménagers. Elle raffole des radios, irm, scanners, échographies, analyses biologiques, tous aussi fascinants les uns que les autres. Elle finit par ne plus appréhender le sujet qu’à travers des chiffres et des images [6] », tandis que le vivant devient « objet », à l’instar du cadavre importé de Chine et susceptible d’attirer la foule des consommateurs anonymes.

5Ma réflexion est donc guidée par une interrogation : les sciences du vivant incluent-elles le sujet ? Y a-t-il une limite à l’objectivation du corps et de l’esprit, sachant que l’imagerie médicale occupe une place essentielle dans l’établissement d’un diagnostic, dans la préparation et le suivi d’interventions chirurgicales, que ces techniques tendent à se perfectionner de manière tout à fait remarquable. Qu’est-ce qu’un vivant pour le biologiste ? Qu’est-ce qu’un organe pour un sujet, malade ou bien portant ?

Comportement du sujet face au principe d’objectivation

6Nous nous intéressons au « vivant » en tant qu’il est sujet d’une expérience, celle de la vie – et reprenant l’idée de Pierre Macherey évoquant ce qu’il en est d’une doctrine du sujet chez G. Canguilhem, nous disons avec lui que si les démarches du biologiste tendent à faire du malade un objet de laboratoire, Canguilhem insiste sur le fait que ce dernier est un sujet conscient, « s’employant à exprimer ce que lui fait ressentir son expérience en déclarant son mal à travers la leçon vécue qui le lie au médecin [7] ». Ainsi nous considérons le vivant sur le plan de l’expérience, en tant que « totalité individuelle consciente », selon les termes de G. Canguilhem mais totalité complexe et divisée, au sens où l’entend la psychanalyse lacanienne. Il sera donc question du sujet que l’on désigne en grec sous le terme d’hupokeimenon, ni sujet ni objet au sens moderne mais sujet logique (« ce dont » les prédicats sont dits) et physique à la fois (« ce dans quoi » sont les accidents, selon la terminologie d’Aristote) – devenu en latin subjectum et qui d’une manière ou d’une autre nous est encore familier. Dans le prisme de la logique cartésienne en effet, ce subjectum est frappé du doute, d’un doute radical qui inaugure d’un côté le champ des représentations réservé au sujet rationnel de la connaissance et de l’autre une dimension nouvelle prenant en compte « l’activité perceptive », celle-ci étant de nature qualitative et donc « douteuse ». Ce champ plus incertain est celui d’un réel qui s’affirme sur une Autre scène, selon le terme de Freud, celle de l’inconscient. Pour Lacan ce subjectum est un signifiant qui « renvoie au lieu où s’articule une parole vectrice d’une demande ou d’un désir, c’est-à-dire témoigne d’une insatisfaction [8] ». Melman précise : « C’est pourquoi ce subjectum ou hupokeimenon dérange toujours l’ordre social, parce que l’ordre social est évidemment conçu sur le principe de la satisfaction assurée que les membres du dit groupe sont susceptibles de partager dans la communauté concernée [9]. » Ce sujet est celui qui vient dire ce qui ne va pas, qui résiste à tout principe d’objectivation trop contraignant. Dans les termes de R. Gori et de M.-J. Del Volgo, nous posons la question : « Que reste-t-il aujourd’hui de cette “humanité dans l’homme”, dans une civilisation qui érige la figure anthropologique d’un homme calculateur, stratège, déterminé par ses neurones et ses vulnérabilités génétiques mais entraîné depuis sa plus tendre enfance à un management de ses conduites par des experts ou des coachs ? Est-ce avec les seuls chiffres de nos indicateurs biologiques et économiques qu’une société, un groupe social ou un individu peuvent conduire leur vie [10] ? » Il convient tout d’abord de rappeler en quoi consiste ce principe d’objectivation.

7Sur le terrain de la science, il constitue pour le physicien Schrödinger l’hypothèse d’un monde réel qui nous entoure et qui enjoint le chercheur à s’abstraire lui-même de ce champ en vue d’opérer ce que Bachelard nommait une rupture épistémologique. Celle-ci est requise afin que le chercheur assure les bases scientifiques de son objet qui doit être indemne de toute appréciation subjective ou qualitative. Schrödinger écrit : « Je soutiens que ce principe équivaut à une certaine simplification que nous adoptons afin de maîtriser le problème infiniment complexe de la nature. Sans le savoir et sans être rigoureusement systématique à ce propos, nous excluons le Sujet de Connaissance du champ naturel que nous tentons de comprendre. Nous reculons avec notre propre personne dans le rôle d’un spectateur qui n’appartient pas au monde, ce dernier devenant, par cette procédure même, un monde objectif [11]. » Tel est le prix de l’objectivation, principe mis en œuvre dans les sciences naturelles et qui régit aujourd’hui nombre de domaines de l’existence quotidienne du sujet [12]. Mais ce dernier peut-il se satisfaire de cette distribution ? Examiné dans le champ de l’épistémologie et de la science médicale, le sujet est pour Canguilhem enclin à résister à ce principe, enclin en tant que malade à ne pas vouloir se soumettre au statut d’objet d’une biologie intégralement réduite, dans les mots de Badiou, au « physico-chimique ». Comme l’écrit P. Daled, « le sens ferait obstacle à l’achèvement d’une biologie intégralement réduite au physico-chimique [13] ». Il cite Canguilhem : « Être sujet de la connaissance […] c’est seulement être insatisfait du sens trouvé. La subjectivité, c’est alors uniquement l’insatisfaction. Mais c’est peut-être là la vie elle-même. La biologie contemporaine, lue d’une certaine manière est, en quelque façon, une philosophie de la vie [14]. »

8Dans un contexte sociétal où les questions essentielles ayant trait à la vie et à la mort ne font plus « accord » sur les valeurs, il est essentiel de nous demander comment le vivant, en tant que sujet, peut faire valoir son droit à l’existence. Aujourd’hui, ce que nous avons coutume de nommer les problèmes de bioéthique sont systématiquement envisagés et « traités » par le politique dans la perspective du droit, c’est-à-dire d’une discipline prescriptive et normative, quand le débat moral n’a pas lieu. L’État ne cesse de « contrôler de façon directe et coercitive le début et la fin de vie de ceux qui vivent sur son territoire [15] », quand bien même il adopte une attitude neutre voire sans opinion quant aux grandes questions métaphysiques. Dans une note discrète, Ogien précise que le pouvoir politique se comporte comme si « la loi des États démocratiques était habilitée à s’occuper d’éthique alors qu’elle ne l’est pas aux yeux de tous ceux qui pensent que le droit et la morale sont des genres qu’il faut essayer de ne pas mélanger [16] ». Et les situations abondent, qui confirment le traitement systématique de « citoyens adultes en mineurs ». Pour répondre à notre première interrogation, nous dirons avec Badiou reprenant une formule de Bichat : « Le sujet est l’ensemble des fonctions qui résistent à l’objectivation [17]. » Dans le champ de la sphère sociale et sociétale, sommes-nous capables d’entendre cet appel du sujet à résister ?

Une exposition de cadavres très controversée

9L’argumentaire des organisateurs de l’exposition Our Body/À corps ouvert débute ainsi : « Our Body/À corps ouvert est une exposition fascinante, à la fois artistique et éducative, qui présente de véritables corps et organes humains. Destinée à tous, elle va littéralement sous la peau et révèle les mystères de l’anatomie de l’homme. Plutôt que d’utiliser des modèles anatomiques, Our Body/À corps ouvert présente de véritables corps humains pour permettre au public le plus large de voir ce qu’en principe seuls les médecins et les anatomistes sont capables d’étudier : c’est l’expérience de toute une vie. Le but d’Our Body/À corps ouvert est que les visiteurs partent avec une meilleure connaissance de l’anatomie, des fonctions du corps, et une meilleure appréciation de leur santé [18]. » Fascinante est le qualificatif utilisé par les personnes chargées de la communication autour de l’événement. La fascination renvoie à deux sens distincts : le premier réfère à l’hypnotisme ; le second à l’emprise d’une irrésistible séduction. Tous deux induisent un envoûtement, un éblouissement, un ascendant… Nous devrions, ainsi, être éblouis par la beauté de la mort, ou plutôt par la plastique du mort conservé et embelli, incorruptible, qui nous ressemblerait pour partie, à nous vivants pourtant corruptibles, et sa vue nous dirait quelque chose de nous-même, de notre santé de surcroît. Dans cette perspective voir consisterait à épouser le mystère de la vie qui n’est plus, non la mort naturelle qui de cadavre à poussière nous lie indissolublement au cycle de la vie, mais mystère d’un statut intermédiaire qui promeut la vie éternelle par la présentation de soi à l’état d’objet matériel, réel, revêtant la forme matière du cadavre stabilisé.

10Il y a là du mystère en effet, non plus de la vie ou de la mort, mais à l’endroit de la saisie d’un objet : le cadavre, privé de son cycle biologique, interrompu. Une technique de conservation préserve en effet la matérialité du corps de la décomposition, de la désagrégation, de la disparition pure et simple ; sur un autre plan, symbolique cette fois, le cadavre sans nom est interdit de sépulture : le mort ne devient pas le défunt que les vivants accompagnent dans sa dernière demeure, le rituel de séparation n’a pas lieu. Les cadavres exhibés n’ont pas de nom, pas d’histoire : ils sont promus au statut d’objets, non d’œuvres d’art (où est l’art ?) mais de trophées. La fascination exercée par cette exhibition de cadavres esthétisés relève d’un envoûtement morbide et mortifère parce que le projet est articulé autour de l’idée qu’il s’agit d’exposer non des modèles synthétiques mais de véritables cadavres humains qui n’ont statut ni de vivants ni de morts mais d’objets. Qu’est-ce qu’un tel objet ? Ils seraient et des objets de connaissance, et des objets esthétiques. La plaquette précise en outre qu’en principe, ce sont les médecins et anatomistes « qui sont capables d’étudier » ces objets et que cette étude est l’expérience de toute une vie. L’exposition propose donc au grand public de connaître ce que seuls les médecins observaient jusqu’à présent, ce que seule la science médicale se réservait « habituellement » : la connaissance du corps humain saisie à partir de l’observation du cadavre. Mais le médecin est-il fasciné par le cadavre qu’il dissèque, à l’instar du coifffeur par une chevelure exceptionnelle, du boucher par la pièce de bœuf qu’il découpe et l’artiste par le modèle qui inspire sa représentation du monde ?

11Le médecin, de surcroît, choisit-il, avant d’accéder aux organes et tissus « sous la peau », de mettre en scène le corps mort, lui vient-il à l’esprit de l’embellir, de projeter en lui la chimère d’une personne capable de donner le change ? Certes, le véritable cadavre non « plastiné » est sans doute moins maniable et la salle de dissection moins esthétique que l’Espace 12-Madeleine du Paris haussmannien qui propose un espace d’exhibition de 1 200 mètres carrés. En quoi l’argument de la figure du « médecin » voire du « chercheur » et « spécialiste du corps » peut-il accréditer l’idée que cette exhibition est proposée pour de nobles motifs pédagogiques et artistiques ? Cette liaison ne va pas de soi. L’argumentaire ne tient que par la promesse d’un succès médiatique et financier. La fascination fonctionne comme une croyance magique qui lie un public captif à l’image d’une humanité qui s’autocontemple, une société qui ne sait plus se comporter face au vivant, donc face à la mort. Si nous ne sommes plus capables d’instaurer une limite entre les vivants et les morts, nous confirmons notre difficulté à mettre en place une construction symbolique qui nous permet, en principe, de faire face à l’altérité radicale et inacceptable qu’est la mort. Alors que nous la rejetons, dans la sphère de notre réalité quotidienne, à l’échelle individuelle, pourquoi sommes-nous si prompts à courir l’exposition médiatique susnommée ? Parce que celle-ci dénie de manière absolue la réalité de la mort. Le cadavre asiatique plastiné ne peut mourir, cet objet réel fait écran à toute possibilité de mise en place d’un rituel de séparation qui nous permet, à l’échelle collective, de donner à nos morts un nouveau statut : celui de défunts dont nous parlerons au passé, dont la présence et le souvenir adviendront aux vivants sous une autre forme. Nos morts, comme le souligne Patrick Baudry dans La place des morts, restent présents aux vivants, mais ils changent de statut et les rites funéraires ont précisément vocation à permettre ce changement. À quoi rime alors ce travestissement du cadavre devenu canon esthétique ?

Les Abattoirs de Bruxelles ou l’Espace 12 des boulevards parisiens

12Le travestissement du corps biologique aujourd’hui plastifié, réifié, recomposé après mort naturelle (ou pas) fascine plus que les mots et que la mort elle-même. L’exposition interdite permet de voir, peut-être pourrions-nous toucher, sentir, ce que nous ne pouvons voir de nous-même. Il s’agit là d’une injonction à voir pour comprendre : celui qui s’y refuse fait figure de rabat-joie. Tout ce que nous voulons voir d’un corps qui n’est plus une personne et qui n’est pas non plus un cadavre est visible, montré, présenté, présentable, éducatif, artistique et fascinant. Comment ne pas emmener ses enfants voir les morts dans ce bel espace architectural, en plein cœur de Paris, qui « occupe le rez-de-chaussée d’un immeuble construit en 1924 par l’architecte Jean de Saint-Maurice pour les Messageries maritimes. C’est un immeuble classé et remarquable qui s’inscrit dans les séquences historiques des Grands Boulevards parisiens. Idéalement placé, à 100 mètres de l’église de la Madeleine et à 100 mètres de l’Olympia [19] ».

13Comme si la localisation pouvait participer de la légitimité du produit ! Exposés dans un espace accueillant, les morts inconnus fascinent parce qu’ils peuvent être vus en toute liberté dans un lieu public et profane, contemplés au plus près, sans sacrifier au rite du silence et de la distance sacrée que nous respectons avec les cadavres de morts qui furent des vivants proches de nous. L’exposition permet de voir l’impensable, du tissu conservé, des organes véritables, inertes mais fruits de la vie morte immortalisée par la technologie. Non qu’il faille incriminer la technique de conservation : c’est d’abord le projet culturel d’exhibition qui interroge. La plaquette mentionne que « l’exposition emmène le visiteur dans un voyage visuel qui dévoile et décrit la taille, la forme, la structure, la position et la fonction des organes ». Je vois donc je suis. L’image est puissante, qui nourrit cette fascination à l’endroit de la levée des interdits premiers. Je peux voir sur les cadavres ce que les vivants me dérobent : un corps inerte qui me renvoie quelque chose de ce que je suis, qui pourtant n’est plus un vivant. À défaut de se sentir bien dans sa propre peau, le contemporain moderne va voir sous la peau de morts anonymes – et vérifie ce faisant qu’ils sont bien morts, que le tissu ne s’abîme pas. Le cadavre embelli est ainsi chosifié. Cadavre il n’est plus, tant le regard du vivant se veut pénétrant et insistant à l’endroit de cet objet vu comme une personne que la mise en scène simule et active. Spectacle de la mort, non plus spectacle vivant, mais de la mort qui imite la vie. Charles Melman débute son ouvrage intitulé L’homme sans gravité, jouir à tout prix – entretiens avec Jean-Pierre Lebrun [20], en évoquant une exposition de même facture tenue à Bruxelles dix ans plus tôt sous le titre « Körperwelten, la fascination de l’authentique », dans un lieu sans doute prédestiné, les Abattoirs. Ici aussi la fascination était de rigueur. Melman précise : « Le catalogue indique que depuis sa première présentation en Allemange en 1997-1998, l’exposition a accueilli plus de 7,5 millions de visiteurs. » Il écrit : « Ces cadavres sont en général, mais pas toujours, écorchés. Ils présentent leur musculature, dénudée, superbe. Souvent une trépanation permet de découvrir une partie du cerveau. […] Le sexe, flasque mais en pleine forme, est exhibé. […] Il y a aussi un très beau corps de femme […]. De son ventre ouvert sort négligemment un petit bout d’utérus fécondé. Une lumière douce éclaire cette exposition, propice à la contemplation [21]. » Nous sommes capables aujourd’hui de jouir en public du cadavre. Melman parle d’une espèce de « nécroscopie ». Faut-il s’en s’en étonner ?

Vivre et mourir aujourd’hui

14Le cadre législatif régissant le droit de naître ou de ne pas naître, de mourir ou de ne pas mourir, de disposer ou non de son corps, d’en être ou non le propriétaire, même mort s’entend, a connu récemment des transformations inédites. Il devient parfois difficile de préciser la nature de cet objet sacré mais désacralisé qu’est aujourd’hui le cadavre. Si nous sommes capables de conserver longtemps des embryons, au cas où – pourquoi ne pas cryogéniser des corps morts, en attendant que la science puisse les réveiller ? Edelman signale que le caractère sacré du vivant n’est plus ce qu’il fut. La « rupture théologico-juridique » a eu lieu lorsque, en 1930, avec le vote du « Plant Act », texte de loi permettant de breveter l’invention de nouvelles « plantes », le Congrès américain reconnut « que la distinction pertinente n’était point à faire entre les choses vivantes et inanimées, mais entre les produits de la nature – vivante ou non – et les inventions de l’homme [22] ». Ce coup de théâtre a marqué l’entrée dans une ère nouvelle. « On quittait, à tout jamais, un univers “vitaliste” pour entrer dans un univers où l’homme se distinguait radicalement de la nature ; il ne se définissait plus par la vie mais par son activité inventive, sa faculté à transformer le monde [23]. » La nature humaine s’est dissociée de la nature naturelle. Conséquence : « Si la vie était un artefact, un “moyen” pour l’homme, pourquoi en serait-il autrement pour son corps ? » Après les plantes ce sont les micro-organismes, dans les années 1970, qui font l’objet d’une brevetabilité et deviennent propriété exclusive de la recherche. Du végétal à l’animal, le micro-organisme devient lui aussi un « outil ». Dans les années 1990, les demandes de brevet concernent des « gènes humains ». Où en est-on ? Dans un contexte social où le corps est simultanément objet de connaissance et de propriété, les conséquences juridiques de sa « biologisation » n’ont pas fini de surprendre. Évoquant les débats des années 1990 sur la recherche autour de l’embryon et du fœtus, Édelman rappelle que le droit distingue l’embryon in vitro de l’embryon implanté dans l’utérus d’une femme. Le premier n’a pas commencé sa vie humaine, quand le second serait déjà une chose vivante que l’on pourrait qualifier de « meuble ». Et le philosophe juriste de préciser : « L’on songe à cet arrêt de la Cour royale de Martinique (du 10 août 1835) qui jugeait qu’un esclave pouvait être vendu indépendamment de la sucrerie dans laquelle il travaillait, “car il ne s’agissait que de choses qui sont meubles par nature et qui n’adhèrent pas au sol [24]”. » Implanté en utérus, l’embryon mériterait le respect parce qu’il s’humaniserait. D’où la question : comment du non-humain s’humanise-t-il ? Du côté du cadavre, le droit réserve aussi des surprises. Cette chose peut-elle être assimilée à l’embryon ? D’un côté nous respectons l’embryon dans sa qualité d’« être potentiel », de l’autre le corps mort en sa qualité de « personne résiduelle ». Comme il était « périlleux d’établir une équivalence entre un être qui n’a pas vécu et un être qui a terminé sa vie », c’est la notion de personne juridique qui a fait l’objet d’un élargissement, d’une nouvelle définition. Désormais elle ne désigne plus seulement une fonction, c’est-à-dire une capacité à exercer ses droits, pour un homme conçu sur le modèle d’un être universel, d’un « homme en soi ». Elle inclut l’objet physique au sens propre du terme. Et le corps mort a droit lui aussi à une dignité juridique de même nature que celle réservée au corps vivant, ainsi que l’a affirmé le Conseil d’État le 2 juillet 1993. La doctrine précise : « Le corps mort est une chose humaine digne de protection. […] La catégorie de personne humaine transcende la distinction traditionnelle entre les personnes juridiques et les choses. Dans ce cas, le corps vivant comme le corps mort reçoivent la qualification juridique de personne humaine, dès lors que l’humanité du corps et la dignité inhérente à l’être humain existent pendant la vie et subsistent après la mort [25]. » Mais de quoi parle-t-on ? La dignité du corps mort n’est-elle pas l’affaire des vivants, de ceux qui restent ? Le temps est loin où le médecin occupait dans la communauté la fonction du sorcier guérisseur, chef de village qui connaît le vivant, figure de « l’homme médecine primitif » qui a vu du pays.

Un métier idéal : médecin de campagne, un temps révolu ?

15Les éditions de l’Olivier ont réédité en 2009 un récit de l’auteur anglais John Berger intitulé Un métier idéal, écrit en 1967, qui montre la place occupée par un médecin de campagne au sein d’une communauté forestière culturellement déshéritée, dont les membres partagent des savoirs, des connaissances techniques, des peurs, des croyances, des rêves et des ancêtres. Dépositaire des secrets d’un groupe social qui le reconnaît pour partie comme un des siens, le médecin est réputé pour sa maîtrise d’une science médicale qui lui confère une responsabilité supplémentaire en tant qu’homme. La communauté exige en effet qu’il endosse naturellement le rôle de « l’homme médecine primitif », écrit Berger, signe que la science et la rationalité qu’elle présuppose ne sont rien sans l’homme, dont l’art consiste à projeter son imagination afin de prêter attention à ces corps et patients, sujets et non pas objets, figures d’altérité reconnues qu’il « examine » et qui en retour l’examinent. Cette attention relève d’une éthique. Si l’imagerie médicale constitue une avancée extraordinaire en termes de progrès scientifique, l’examen clinique du malade n’a rien de trivial en tant que fait d’expérience. L’attention qu’il présuppose autorise une relation transférentielle entre l’homme-médecine et le groupe social qui s’en remet à lui. Ainsi que l’affirme D. Sicard, « l’expérience, l’œil, la main du médecin demeurent indispensables. Comme ceux du potier, ou de l’expert qui, prenant un vase Ming estime immédiatement que c’est un faux. L’expérience du médecin garde la mémoire des corps, les restitue dans leur globalité [26] ». Dans son récit, Berger précise que le médecin est un familier de la mort. « Il est l’intermédiaire vivant entre nous et les innombrables morts. Il nous appartient et il leur a appartenu. Et le réconfort cruel mais réel que les morts nous offrent à travers lui est encore celui de la fraternité [27]. » Ce savoir, relatif à un type d’expérience que ne connaît pas le commun des mortels n’est plus partagé à l’échelle collective. La dimension humaine de la fin de vie a été progressivement relayée par une approche technologique destinée à contrôler, maintenir, prévenir et réguler le dysfonctionnement des organismes, vivants ou à peine vivants. De ce fait, « l’homme contemporain ne peut être que fasciné par les techniques de plus en plus sophistiquées de la réanimation, par la banalisation de la greffe d’organes, les succès de l’assistance médicale à la procréation, les développements inimaginables de l’imagerie [28] ». Mais paradoxalement, cette fascination pour la technologie le laisse muet. Pourquoi les progrès de la science médicale ne s’accompagnent-ils pas d’une quête de sens ? Avons-nous perdu quelque chose ?

Pour conclure : le recul de l’expérience communicable

16En 1936 déjà, Walter Benjamin écrivait : « Si l’on suit le cours des siècles derniers on se rend compte à quel point l’idée de la mort perd dans la conscience collective en omniprésence et en force plastique. […] Au cours du xixe siècle, la société bourgeoise avec ses institutions hygiéniques et sociales a réalisé un but accessoire, inconsciemment peut-être son but principal : donner aux gens la possibilité de dérober les mourants à tous les regards [29]. » En effaçant la mort de la sphère sociale nous sommes devenus mutiques à l’endroit du « mourir » comme de la capacité à « raconter » des histoires qui délivrent un savoir et sont susceptibles d’ancrer le rapport à la vie, à l’altérité. « La mort est la sanction de tout ce que le narrateur peut raconter. Son autorité, c’est à la mort qu’il l’emprunte. En d’autres termes, c’est à l’histoire naturelle que renvoient toutes ses histoires [30]. » Le concept d’histoire naturelle désigne chez l’auteur allemand l’appartenance d’un sujet à sa communauté, groupe restreint dans lequel s’origine son expérience, individuelle mais articulée à l’expérience commune et partagée, objective et intersubjective. C’est aussi dans cet espace-temps que s’accomplit un cycle de vie. Pour Benjamin, « déclin historique de la narration et refoulement social du mourir vont de pair [31] ». Il a pointé à plusieurs reprises le décalage croissant entre progrès technologique et pensée morale, signalant l’insuffisance de cette dernière. La reconnaissance de la subjectivité implique pour lui la mise en œuvre d’une éthique de l’expérience fondée sur notre capacité à restaurer, dans le champ d’une configuration narrative, une dialectique de confrontation d’où résulte un savoir qui n’exclut pas a priori le caractère subjectif de la pensée. Le sujet d’un tel savoir n’est pas le sujet objectivé de la connaissance, mais le garant d’une transmission d’expérience entendue en un sens spéculatif d’ouverture à l’autre. Le concept benjaminien privilégie une éthique ayant vocation à sauver de l’oubli l’opprimé, le perdu, le refoulé, soit tout le baggage des perdants de l’histoire. Entendre la parole du sujet résistant à toute emprise objectivante implique la possibilité d’une mise en récit, la prise en compte d’une dimension narrative de son histoire.

17Dans un contexte thérapeutique associant patient et soignant, la philosophe Mylène Baum a émis l’hypothèse « qu’une situation éthique se résout autour d’une bonne histoire, celle où chacun trouve sa place de narrateur ou d’acteur du récit [32] ». L’éthique narrative, à condition de ne pas revêtir la forme du slogan et de n’être pas conçue comme un instrument de contrôle social, peut permettre cette articulation de la parole d’un sujet qui s’adresse à autrui « pour partager la cohérence d’un jeu de langage, le désir de faire sens du monde [33] ». Pour M. Baum en effet, « la narrativité se révèle être le champ inextricable de l’existence humaine : tout ce qui se vit doit être raconté car nous sommes des êtres de langage et c’est à travers le langage que se construisent les éléments partageables de notre subjectivité, entre le dire et le dit, entre périodes d’activité et de passivité [34] ». Dans cette perspective, l’éthique narrative peut être envisagée dans le champ médical comme la condition d’un projet thérapeutique. Toutefois, une éthique narrative destinée à ancrer pour un sujet une quête identitaire inscrite dans une tradition plus vaste, celle des grands récits fondateurs, doit être fermement dissociée des formes récentes de storytelling qui plaquent sur la réalité des récits artificiels. « Le storytelling ne raconte pas l’expérience passée, il trace des conduites et oriente les flux d’émotions [35]. » Quand l’éthique narrative dialectisée par Paul Ricœur permet un « parcours de la reconnaissance de soi » pour un sujet, le storytelling consiste pour un individu à « s’identifier à des modèles et à se conformer à des protocoles [36] ». L’exhibition de cadavres longuement évoquée participe de l’orientation des flux d’émotion qui assurent la pérennité commerciale de projets culturels conçus pour des individus captifs de l’image et de la société de consommation. Nous avons vu comment le regard porté sur la vie comme sur la mort pouvait aujourd’hui faire l’objet de confusions et de changements de comportements non anodins, à l’échelle individuelle et collective.

Bibliographie

Bibliographie

  • Baudry, P. 1999. La place des morts, Paris, Armand Colin.
  • Benjamin, W. 1991. Écrits français, Paris, Gallimard.
  • Berger, J. ; Mohr, J. 2009. Un métier idéal, Histoire d’un médecin de campagne, Paris, L’Olivier.
  • Canguilhem, G. 1992. La connaissance de la vie, Paris, Vrin.
  • Édelman, B. 2009. Ni chose ni personne, le corps humain en question, Paris, Hermann Philosophie.
  • Gagnebin, J.-M. 1994. Histoire et narration chez Walter Benjamin, Paris, L’Harmattan.
  • Gori, R. ; Del Volgo, M.-J. 2005. « Le thérapeutique et le médical, du soucie-toi de toi-même au connais-toi toi-même », Revista latinoaméricana de psicopatologia fundamental, n° 4, 664-664 ; Exilés de l’intime, la médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Paris, Denoël, 2008.
  • Hottois, G. 2004. Qu’est-ce que la bioéthique ?, Paris, Vrin.
  • Melman, C. 2002. L’homme sans gravité, Paris, Denoël ; Pour introduire à la psychanalyse aujourd’hui, Paris, ali.
  • Ogien, R. 2009. La vie, la mort, l’État, le débat bioéthique, Paris, Grasset.
  • Pinsart, M.-G. (éd.). 2008. Narration et identité, De la philosophie à la bioéthique, Paris, Vrin.
  • Plaquette de présentation, exposition Our Body/À corps ouvert – Espace 12 Madeleine, 2009.
  • Salmon, C. 2007. Storytelling, La machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte.
  • Schrödinger, E. 1990. L’esprit et la matière, Paris, Le Seuil.
  • Sicard, D. 2004. « Réflexions sur le progrès en médecine », dans Médecine et Hygiène, Genève.

Notes

  • [*]
    Christine Bouvier-Müh, docteur en philosophie, 3, rue Diodore Rahoult, F-38000 Grenoble
    cbouviermuh@gmail.com Philosophe, membre d’une association de psychanalyse, professeur de sciences humaines, certifiée en sciences et techniques médico-sociales auprès d’étudiants qui préparent un diplôme d’État de conseiller en économie sociale familiale (esf), bts esf et bts sp3s, chargée de cours en économie-philosophie de la culture.
  • [1]
    Conférence prononcée le 17 juin 2009 à l’occasion du XXIXe Séminaire de la Société francophone de biologie théorique qui s’est déroulé à St-Flour, auquel j’avais été conviée par les professeurs Pierre Baconnier (directeur équipe preta du laboratoire timc-imag) et Jacques Viret (équipe preta du laboratoire timc-imag) de la faculté de médecine de Grenoble, afin de proposer, à l’issue de trois journées de conférences consacrées aux formalismes, modèles et simulations en sciences du vivant, puis aux recherches menées par l’inria, une approche qualitative cette fois, interrogeant la place du sujet dans les sciences du vivant.
  • [2]
    G. Hottois, Qu’est-ce que la bioéthique ?, Paris, Vrin, 2004, p. 10.
  • [3]
    R. Ogien, La vie, la mort, l’État, Paris, Grasset, 2009, p. 22.
  • [4]
    G. Hottois, op. cit., p. 42.
  • [5]
    R. Gori et M.-J. Del Volgo, « Le thérapeutique et le médical, du soucie-toi de toi-même au connais-toi toi-même », Revista latinoaméricana de psicopatologia fundamental, n° 4, Dez/2005, p. 654.
  • [6]
    D. Sicard, Entretien avec Véronique Brocard, Télérama n° 2969 du 6 décembre 2006, p. 18.
  • [7]
    P. Daled, « Le sujet en tant que fiction et déplacement chez Canguilhem », dans M.-G. Pinsart (sous la direction de), Narration et identité, De la philosophie à la bioéthique, Paris, Vrin, 2008, p. 63.
  • [8]
    C. Melman, Pour introduire à la psychanalyse aujourd’hui, séminaire 2001-2002, Paris, Association lacanienne internationale, p. 130.
  • [9]
    Ibid.
  • [10]
    R. Gori et M.-J. Del Volgo, Exilés de l’intime, La médecine et la psychiatrie au service du nouvel ordre économique, Paris, Denoël, 2008, p. 17.
  • [11]
    E. Schrödinger, L’esprit et la matière, trad. Michel Bitbol, Paris, Le Seuil, 1990, p. 184.
  • [12]
    À travers les réseaux de santé qui prennent en charge le corps et éventuellement l’esprit en souffrance, à travers les réseaux de la culture qui disent ce qu’il convient de lire, voir et penser, à travers les procédures relativement récentes instituées dans les milieux du travail, l’individu est devenu le témoin de sa qualité d’objet dont la société a le plus grand soin, au détriment de sa qualité de sujet.
  • [13]
    P. Daled, op. cit., p. 72.
  • [14]
    Ibid., p. 74.
  • [15]
    R. Ogien, La vie, la mort, l’État, le débat bioéthique, Paris, Grasset, 2009.
  • [16]
    R. Ogien, op. cit., p. 11.
  • [17]
    Cité par P. Daled, op. cit., p. 71.
  • [18]
    Plaquette de présentation de l’exposition Our Body/À corps ouvert, qui a finalement été interdite. L’expression « sous la peau » figure en gras dans le document.
  • [19]
    Plaquette de l’exposition, op. cit.
  • [20]
    C. Melman et J.-P. Lebrun, L’homme sans gravité, Paris, Denoël, 2002.
  • [21]
    Ibid., p. 21.
  • [22]
    B. Édelman, Ni chose ni personne, Paris, Hermann Philosophie, 2009, p. 15.
  • [23]
    Ibid., p. 17.
  • [24]
    B. Édelman, op. cit., p. 73-74.
  • [25]
    Ibid., p. 82.
  • [26]
    D. Sicard, Entretien avec Véronique Brocard, op. cit., p. 18.
  • [27]
    J. Berger, op. cit., p. 66.
  • [28]
    Ibid., p. 4.
  • [29]
    W. Benjamin, « Le narrateur », Écrits français, Paris, Gallimard, coll. « Folio », p. 278.
  • [30]
    Ibid., p. 278-279.
  • [31]
    J.-M. Gagnebin, Histoire et narration chez Walter Benjamin, Paris, L’Harmattan, 1994, p. 98.
  • [32]
    M. Baum, « L’éthique narrative comme condition d’un projet thérapeutique », Narration et identité, op. cit., p. 156.
  • [33]
    Ibid., p. 157.
  • [34]
    Ibid., p. 152.
  • [35]
    C. Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, Paris, La Découverte, 2007, p. 17.
  • [36]
    Ibid.
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