Couverture de CM_081

Article de revue

L'adolescente et la mort

Pages 181 à 198

Notes

  • [*]
    Nathalie de Kernier, docteur en psychologie, Équipe de psychiatrie de liaison, service du professeur Golse, hôpital Necker-enfants malades, Paris, attaché temporaire d’enseignement et de recherche, laboratoire lpcp ea 4056, Institut de psychologie, université Paris-Descartes, centre Henri-Piéron ; 71 avenue Edouard Vaillant F-92774 Boulogne-Billancourt cedex.
  • [**]
    François Marty, professeur de psychologie clinique, directeur du laboratoire lpcp ea 4056, Institut de psychologie, université Paris-Descartes, centre Henri-Piéron ; 71 avenue Edouard Vaillant F-92774 Boulogne-Billancourt cedex.
  • [1]
    Que nous ne citons pas pour préserver l’anonymat de la patiente à qui nous attribuerons un prénom fictif.
  • [2]
    Il s’agit d’une recherche sur les tentatives de suicide à l’adolescence dans le cadre de la thèse de doctorat de N. de Kernier sous la direction du Pr F. Marty à l’université Paris-Descartes, impliquant deux établissements hospitaliers de la région parisienne que nous ne citons pas, également dans le souci de préserver l’anonymat du sujet. Cette étude est présentée plus en détail dans nos travaux de 2005 et 2008.
  • [3]
    Cette acceptation du corps supposerait la réintégration des éprouvés passifs, or ce sont ceux-ci qui s’avèrent si menaçants après les traumatismes vécus, ayant justement un lien avec le corps.

Préambule

1Notre réflexion sur l’adolescent, ses représentations de mort et leurs impacts sur le processus identificatoire se basera sur deux situations concrètes. D’abord un fragment de suivi d’une adolescente hospitalisée dans un service d’onco-hématologie d’un établissement de soins de suite pour adolescents [1], dans lequel l’une d’entre nous a exercé, nous permettra de dégager les processus psychiques à l’œuvre lorsque le corps est attaqué par une tumeur maligne. Ensuite un entretien avec une adolescente hospitalisée à la suite d’un geste suicidaire dans un service d’accueil et d’urgences pédopsychiatriques rencontrée dans le cadre d’une recherche universitaire [2] nous aidera à comprendre le sens du recours à l’attaque du corps propre. Ces deux illustrations cliniques nous aideront à clarifier l’éprouvé que peut susciter une menace de mort ainsi que son retentissement sur les rapports complexes entre corps et psyché à l’adolescence. Lorsque l’attaque du corps est subie ou agie, quels sont les processus psychiques mobilisés ? Y a-t-il des analogies entre ces processus de l’une et l’autre situation impliquant la proximité de la mort à l’adolescence ?

Subir son corps attaqué par la maladie grave

2Allongée sur son lit, muette et l’air soucieux, Marianne s’arrache les cheveux tout en laissant la radio émettre divers sons. À quoi pense-t-elle ? « À rien. » Penser s’avère douloureux pour cette adolescente de 17 ans atteinte d’un ostéosarcome et dont le pronostic vital est incertain. Bruits et gestes répétitifs lui évitent les béances traumatiques qu’un questionnement sur elle-même pourrait réveiller. L’éloignement de sa famille, restée outre-mer, amplifie sa détresse. Bien que n’ignorant pas la gravité de son état somatique, ce qui lui arrive lui échappe. Chimiothérapies et bilans se succèdent et la voici livrée aux mains expertes de la médecine, sans pouvoir restituer la fonction et le sens de ces nombreux actes. Son corps est dénudé, ausculté, piqué, pansé et rempli de médicaments. Marianne se laisse faire par ceux qui savent ce qu’elle ne cherche pas à savoir. Les cheveux qui lui restent se laissent facilement arracher et Marianne observe inlassablement cet effet de la chimiothérapie. Que ressent-elle ? Elle hausse les épaules et sait qu’il lui faudra choisir une perruque pour masquer sa calvitie croissante. Pas un mot sur son tibia gonflé et purulent, qui fera prochainement l’objet d’une opération délicate. En revanche, des petits boutons à peine visibles l’inquiètent. Déplacement des représentations, répression des affects et isolation entre représentations et affects sont des stratégies défensives qui rendent sa situation plus supportable actuellement.

3Des leçons au chevet sont proposées à Marianne pour éviter l’accumulation d’un retard scolaire. Elle reste très passive face à ces enseignements ressentis plus comme des contraintes que comme des chances à saisir. L’ignorance serait-elle plus salvatrice à court terme ? À l’état de passivité, que Marianne accentue par une position de repli, s’intrique une position active de contrôle des affects et des représentations. Ces mécanismes d’isolation seraient-ils indispensables à sa survie psychique, contribuant à éloigner les représentations de mort ?

4Le temps passe lentement. Entre deux cures, soit Marianne laisse passer le temps en dormant d’épuisement, soit, lorsque le sommeil ne l’emporte guère, elle fait passer le temps en s’arrachant les cheveux ou en se cassant les ongles. Ses gestes lents et méticuleux, revêtant quasiment la valeur de rituels, peuvent contribuer à ralentir ce temps. Ralentir le déroulement temporel, n’est-ce pas justement la fonction des rituels ? Si le temps qui passe lentement peut être insupportable, son accélération pourrait l’être tout autant puisqu’il propulserait Marianne vers l’incertain, vers les conséquences fatales probables de sa tumeur. Et, paradoxalement, l’arrachement des cheveux peut constituer une accentuation active des effets mutilants de la chimiothérapie, comme si Marianne préférait s’induire activement la calvitie prévue, accélérant l’écoulement du temps.

5Marianne parle peu avec la psychologue. Les entretiens sont fréquents, à un rythme d’environ deux à trois par semaine, mais de courte durée. Au bout d’une demi-heure, Marianne semble fatiguée. Malgré ses silences, elle paraît tenir à cette présence régulière susceptible de lui offrir un espace contenant. La plupart de ses propos en entretien psychologique concernent l’alimentation. « Est-ce qu’il y a des bananes ici ? », « On les trouve seulement dans les magasins ? », « Chez moi, il suffit de les cueillir de l’arbre… ! C’est mieux ! » Les plats préparés par sa mère lui manquent. L’échange de parole, si limité soit-il, humanise et vitalise toute situation traumatique. Parler de nourriture, autrement dit de substance pourvoyeuse de santé et de soins maternels, atténuerait-il encore davantage le traumatisme ? En tâtant son orange tout en parlant de son pays à une clinicienne attentive, Marianne se sent peut-être davantage contenue et son chez-elle paraît peut-être moins lointain. Le temps et l’espace se réduisent, la contention créée par l’entretien psychologique rend moins prégnante la menace de mort. L’investissement intense de l’oralité traduirait-il une reviviscence de la petite enfance, unique période de la vie où la conscience de la mort n’est pas encore advenue ? Dans la situation tragique de Marianne, la régression vers un stade oral peut aussi signer le redéploiement de la dynamique vitale qui anime le petit enfant et que l’adulte perd progressivement (Bacqué, 2000, p. 54). C’est retrouver l’imago maternelle nourricière d’avant la séparation induite par le sevrage, première séparation introduisant les prémices du concept de mort, comme M. Klein l’a essentiellement mis en évidence. Par la prédominance de l’incorporation sur l’identification, Marianne retrouve une position active face à la position passive liée à sa dépendance. L’investissement corporel et la restriction du discours permettent l’économie de représentations difficiles à soutenir dans la mesure où elles réactiveraient l’éprouvé douloureux de perte narcissique lié à l’angoisse de mort. En deçà des mots, Marianne s’appuie sur la présence physique du psychologue, peut-être vécue comme nourricière, qui l’aide éventuellement à préserver un élan vital, à éviter une désorganisation psychique sous le poids de la réalité de son état physique.

6Le premier médecin consulté, chez elle, avait prescrit une amputation de la jambe que Marianne refusait. Dans l’espoir qu’une opération partielle puisse arrêter la progression tumorale, elle a été transférée à Paris. Après plusieurs cycles de chimiothérapie, une opération au genou pour extraire les parties envahies par les cellules cancéreuses est prévue. Mais la veille de l’opération, les médecins constatent l’ampleur de l’ostéome et ne voient pas d’autre solution que l’amputation en urgence. Sans aucune préparation psychologique, Marianne se laisse amputer.

7La psychologue a la surprise de trouver Marianne calme, souriante, loin de la sidération d’avant l’opération. « On ne m’a pas enlevé toute ma jambe. Seulement une partie, jusque-là », et Marianne lui montre sur sa jambe restante le niveau où l’autre jambe a été coupée. Elle brandit ensuite fièrement son moignon bandé, tel un nouveau membre de son corps. Selon ses propos, sa jambe absente la chatouille comme si elle était là et lorsqu’elle veut soulager cette sensation, elle se rend compte de son absence. L’apparent soulagement de Marianne peut paraître étrange. La perspective future d’un enlèvement de certaines parties malades de la jambe avec l’angoisse latente d’une amputation probable semblait plus effrayante qu’une amputation radicale, déjà advenue et ne laissant plus de doute. La mise en valeur triomphante du moignon restant lui éviterait-elle la représentation du membre manquant ?

8Dépossédée d’une partie de son corps durant la période de construction qu’est l’adolescence, Marianne s’accroche à ce qu’elle a. Lorsque la psychologue lui demande comment elle a vécu cette amputation, Marianne se lance dans un discours sur la nourriture : « Là-bas (dans l’hôpital où elle a été amputée) je mangeais bien : il y avait des pommes et du Coca. Ici, il n’y a rien, j’ai faim ! » Le sourire au lèvres, elle évoque les mets qui lui manquent, esquivant ainsi tout récit sur ce qui lui est arrivé et la manière dont elle l’a vécu. F. Febo (2004, p. 27) constate que les patients obsédés par des atteintes physiques éprouvées ou redoutées cherchent à « accrocher » autrui selon un mode de lien archaïque tel celui qu’un nourrisson entretient avec son environnement maternel. Cette régression serait déjà une issue trouvée pour supporter la maladie grave et offrir un sort psychique aux pulsions rageuses et destructrices inévitablement suscitées par l’extrême situation d’impuissance. Ainsi pourrions-nous comprendre l’investissement oral intense chez Marianne comme un moyen utile, voire nécessaire, pour permettre la restauration de la fonction de liaison intrapsychique ébranlée par sa situation de détresse résistant à tout sens. Pour Marianne, la poursuite de la construction d’elle-même inhérente au processus adolescent s’avère entravée par le traumatisme physique et les traitements intrusifs. L’agression subie est telle qu’il faut une énergie vitale considérable pour parvenir à la lier. La voracité qui émane des propos de Marianne reflète-t-elle un afflux de pulsions de vie pour colmater la brèche traumatique ? Elle peut procurer un sentiment de retrouvailles avec une mère lointaine, à laquelle elle s’identifie fortement : sur son île, elles cuisinaient ensemble.

9Marianne se montre plus soucieuse de son apparence, voulant se procurer une perruque et grossir. Cet investissement narcissique peut constituer un élan vital de bon aloi, une tentative de retrouver une image d’elle-même qui relance la construction de son identité. Repliée sur elle-même et avide de soins nutritionnels et esthétiques, Marianne semble se positionner dans un espace hors déroulement temporel et hors conflictualité, éloignant toute représentation de mort.

10Le contenu de l’entretien suivant est très riche, à se demander si la mutilation ne génère pas une levée de la répression. Enjouée, Marianne accueille la psychologue, face à son plateau déjeuner tardif. Elle se plaint de la dureté de la viande. Son acharnement sur ce steak alterne avec des caresses à son moignon qu’elle dévoile en soulevant sa jupe et qui lui fait mal, dit-elle. Une thématique de « découpage » imprègne son discours et il est difficile de ne pas y voir une analogie avec l’amputation du membre, à présent douloureusement ressentie. Marianne se souvient de ses activités culinaires sur son île : lorsqu’elle n’était pas à l’école, la préparation des repas familiaux occupait tout son temps. Regardant son moignon, elle se souvient : « Chez moi, je marchais, marchais, très longtemps, pour aller chercher du manioc, c’était fatigant ! » L’imitation de la découpe et ce souvenir de l’usage de ses deux jambes pourraient se comprendre comme des tentatives de s’approprier l’événement traumatique en agissant ce qu’elle a subi et d’amorcer le deuil du membre disparu, tout en s’identifiant à une figure maternelle idéalisée et phallique pourvoyeuse de soins.
L’évocation de ces souvenirs est interrompue par la venue de son unique oncle habitant en métropole, qui se retire pour nous laisser poursuivre la consultation. Marianne semble soulagée de pouvoir terminer son repas hors de sa présence : « À chaque fois, il m’oblige à tout manger. » Elle demande aussitôt quel est le prix d’un rouge à lèvres et explique que ses parents lui interdisent de se maquiller. Chez elle, il est très important pour une fille de rester vierge si elle veut recevoir des bijoux. Marianne affiche fièrement sa virginité et fait part de ses interrogations : « Comment s’appelle le truc qui sort quand une fille n’est plus vierge ? Il paraît que parfois c’est rouge, parfois c’est rose. Il paraît que ça fait mal. » Cette image forte surgit comme une décharge. Une substance colorée et sortante, que nous pourrions connoter d’un caractère phallique – à l’instar du rouge à lèvre précédemment évoqué –, prend la place de la représentation du vagin pénétré qui pourrait réactiver chez Marianne l’éprouvé d’une passivité trop menaçante, en écho au geste médical intrusif l’ayant dépossédée d’un membre.
Le passage de cet oncle dégageant une imago potentiellement intrusive semble avoir éveillé chez Marianne une excitation sexuelle éprouvant la solidité de ses assises narcissiques. Se dessine également une imago maternelle phallique difficile à désinvestir et présentant toute relation génitale hétérosexuelle comme angoissante. Marianne n’a aucun projet d’avenir et n’aspire qu’à rester à la maison pour cuisiner comme sa mère. Ainsi l’entretien d’une position infantile et l’identification narcissique à une imago maternelle repoussaient probablement déjà, avant la survenue de la maladie cancéreuse, le but génital. Le nouvel état physique a pu favoriser l’expression authentique des angoisses liées à l’altérité et peut-être lui apporter un certain soulagement dans la mesure où il peut la conforter dans un pacte homoérotique avec sa mère. Par ailleurs, cet investissement culinaire peut aussi être salvateur actuellement : ne peut-il pas être vu comme une tentative de combattre la maladie, de ne pas se laisser « ronger » par elle ?
Lors des consultations suivantes les verrous répressifs se resserrent, après leur levée momentanée dans les suites immédiates de l’amputation. Peut-être Marianne a-t-elle eu le sentiment de s’être trop livrée à ses affects et à ses représentations parfois crues. En revanche, Marianne cherche davantage le contact avec autrui et participe aux activités proposées. L’altérité apparaît donc moins angoissante. Il est fréquent, chez les patients atteints de maladies somatiques graves, de rencontrer des oscillations entre répression massive et relâchement pulsionnel peu secondarisé. Au clinicien d’adopter des fonctions de contention et de pare-excitation respectant les processus défensifs du sujet, pour favoriser une plus grande souplesse du fonctionnement psychique et du rapport à autrui.

Agir sur son corps en l’attaquant

11Cindy, 16 ans, est hospitalisée pour sa troisième tentative de suicide médicamenteuse. Elle souffre de l’alcoolisme de sa mère, qui aurait été généré par l’infidélité du père. Son premier geste suicidaire, un an auparavant, visait consciemment à convaincre sa mère d’arrêter de boire et a donné lieu à une violente dispute. Sa mère, saoule, menaçait Cindy de la tuer et de se tuer ensuite. La deuxième ingestion de médicaments a eu lieu peu après : « Je me suis dit que si ma mère recommençait à boire, moi aussi je referais une ts. Et quinze jours après elle a recommencé donc quinze jours après j’ai refait une ts. » Se dessine, à travers ces scenarii, un rapport identificatoire narcissique à l’imago maternelle, dans une relation duelle en miroir. Face à sa mère qui se met en danger par l’alcoolisme, Cindy met sa vie en danger selon un investissement oral proche, l’ingestion de médicaments.

12Ces deux tentatives de suicide ont changé positivement ses relations à sa mère, d’après Cindy. Sa mère buvant moins, Cindy a pu se décharger avec soulagement des tâches ménagères qui lui incombaient exclusivement. A contrario le dernier geste suicidaire ne serait pas lié uniquement à sa mère mais aussi à un échec scolaire, une dispute avec sa meilleure amie et des problèmes avec son petit ami. Une trace douloureuse de son enfance lui revient en mémoire : son père, qui a quitté le foyer lorsqu’elle était âgée de 9 ans et a dit à Cindy : « Je ne t’aime pas, je ne veux pas te voir. » Depuis cette cruelle affirmation, Cindy grandit privée de sa présence : « Ma mère, elle essayait de me donner tout l’amour d’un père et d’une mère toute seule. » Elle décrit sa mère comme ayant toujours voulu combler le moindre de ses désirs matériels. Cindy se sentait très impuissante face à son alcoolisme, tout en craignant qu’elle en meure. Nous pouvons penser que l’idéalisation de la figure maternelle, abandonnée elle aussi par son mari, accompagne chez Cindy un sentiment de culpabilité intense. La mission que se donne Cindy de guérir sa mère et l’accomplissement des tâches ménagères ne peuvent-ils pas être entendus dans un mouvement d’inversion des générations ? Ce qui risque d’entraîner une difficulté à s’affranchir de l’autorité parentale, tâche que Freud (1905, p. 171) considère comme l’« une des réalisations psychiques les plus importantes mais aussi les plus douloureuses de la période pubertaire, grâce à laquelle seulement est créée l’opposition entre la nouvelle et l’ancienne génération, si importante pour le progrès culturel ».

13Une semaine avant son dernier geste suicidaire, son père avait téléphoné, après sept ans d’abandon, faisant part de son retour en région parisienne. Cindy enchaîne sur le récit d’une dispute avec son copain qui avait également déclenché cette ingestion médicamenteuse : « Ça fait deux semaines que je l’ai rencontré. Le premier jour, il voulait que je couche avec lui. Je lui ai dit : “Non”. Il me fait : “Bon, ben c’est ton dernier mot, je m’en vais”. » La veille du geste suicidaire de Cindy, son copain revient lui déclarant qu’il ne veut pas la quitter et lui raconte qu’il a été en prison, réside sans papiers en France, fume du shit, s’adonne à la boisson et a un enfant. Elle se demande alors ce qui l’attire en lui. Ce garçon lui avait d’abord plu par son apparence physique. Elle se sent en sécurité avec ce champion de boxe thaï plus âgé qu’elle. Elle précise : « C’est bizarre ce que je vais dire mais c’est presque comme si c’était mon père. Enfin, mon père, il n’était pas là pour me protéger, malgré qu’il y avait ma mère. Mais là, je me sens protégée. » Cette association que Cindy fait entre son partenaire amoureux et son père peut s’inscrire dans une reviviscence œdipienne incestueuse, propre à l’adolescence, mais dont l’intensité chez Cindy est susceptible de mener à une impasse.

14Cindy ne se sent pas encore prête à s’adonner à une relation sexuelle avec un homme. D’où de multiples crises entre elle et son copain peu avant la conduite suicidaire. « Il a dit : “Ça veut dire que tu m’aimes pas.” J’ai dit : “Ben non. Si toi tu m’aimes, t’attendras.” Après, à chaque fois, il me dit : “Ben casse-toi”. » Malgré ces incessants conflits, Cindy s’attache à cet homme qui, à l’instar de son père envers sa mère, la réduit exclusivement à une femme chosifiée à pénétrer, sans place pour le fantasme et le désir. Angoisses d’intrusion et d’abandon s’alternent. La position masochiste au sein d’une relation d’emprise où le désir de l’autre n’est pas pris en compte (Dorey, 1981) entrave l’élaboration de sa bisexualité psychique. Cette relation d’emprise est renforcée par un désinvestissement relationnel général : elle n’a qu’une seule amie, avec laquelle elle s’est disputée la veille de sa tentative de suicide. L’attachement homosexuel intense à cette amie peut également renvoyer à une angoisse de l’autre différent de soi. Cette angoisse se voit corroborée par le maintien de l’investissement narcissique de son corps d’enfant, la violence interne contenue dans le temps pubertaire n’ayant apparemment pas pu se transformer : « Je ne pense pas que je deviendrai une femme parce que je compte refaire une ts donc je ne grandirai pas assez longtemps. »

15Les premières menstruations sont advenues à l’âge de 9 ans, âge où son père a quitté le foyer. Cindy exprime son impression d’avoir grandi trop vite. Les tentatives de suicide répétées peuvent dès lors être entendues comme des tentatives de casser le temps, ou plutôt de contrôler le temps. P. Jeammet (2004, p. 132) écrit : « Il y a, chez les êtres humains, une fascination par la mort parce que c’est un moyen conjuratoire d’essayer de maîtriser un avenir que de toute façon on ne contrôle pas. » Plus qu’un rituel qui gèle le temps, le geste suicidaire propulse le sujet vers une mort probable tout en déniant le cours naturel de celle-ci. Surprise par des transformations dont elle se sent victime, Cindy tente de retrouver une position active en s’auto-attaquant, pour combattre l’éprouvé de passivité qui la menace.

16Dans les souvenirs d’enfance évoqués, un clivage entre mauvais père et bonne mère apparaît, contribuant au défaut d’élaboration de la bisexualité psychique : « Je me rappelle de mon père qui était toujours en train de gueuler sur moi alors que je ne faisais rien. Avec ma mère j’ai des bons souvenirs. On faisait la cuisine ensemble. » L’idéalisation maternelle porte sur un investissement oral. Cette mère nourricière se voit paradoxalement également attaquée par les auto-attaques de Cindy, agressivité qu’elle s’inflige également selon un mode oral, l’ingestion médicamenteuse, en miroir à l’ingestion alcoolique de sa mère. Mère et fille apparaissent unies dans ce scénario pervers par une identification narcissique qui régresse à l’oralité. Freud a en effet mis en exergue l’origine orale de l’identification, l’incorporation de l’objet s’avérant le « prototype de ce qui jouera plus tard, en tant qu’identification, un rôle psychique si important » (1905, p. 128). Le lien entre absorption orale et identification est surtout approfondi dans Totem et tabou lorsque Freud cherche un sens à la nécessité humaine d’élaborer des théories animistes. C’est justement la confrontation au problème de la mort qui a été le point de départ de ces croyances, notamment de celle selon laquelle les personnes humaines contiennent les âmes pouvant abandonner les corps qui les abritent et aller s’attacher à d’autres hommes, les âmes pouvant être indépendantes des corps. Angoisse de mort et incorporation pour la contre-investir, angoisse de perte et identification narcissique pour la traiter sont des réalités physiques et psychiques consubstantielles qui jalonnent le parcours adolescent. Pourquoi ne pas formuler l’hypothèse que plus l’angoisse de perte rejoint une angoisse physique de mort, plus les procédés identificatoires peuvent avoir tendance à régresser à des investissements oraux intenses ?

17« J’arrête pas de faire des cauchemars parce que mon père, il a dit qu’il allait peut-être revenir à Paris et… » Cindy s’interrompt brusquement et baisse les yeux. Encouragée par la psychologue à s’exprimer davantage, elle avoue : « Je fais plein de cauchemars la nuit : qu’il me viole et que… Et puis voilà. » Nous pouvons associer les inlassables sollicitations sexuelles intrusives du copain de Cindy et les menaces de viol paternel envahissant la scène psychique de Cindy. La relance œdipienne qui est ici suscitée semble provoquer une angoisse difficilement élaborable que seule la mise en acte tente de maîtriser.

18Cindy s’était rendue à sa séance de boxe en emportant cinq boîtes d’antidépresseurs et une plaquette de somnifères. L’abondance de ce stock de remèdes prescrits la veille lui a redonné, dit-elle, l’envie de tout ingérer et d’en finir avec cette vie. Seule dans le vestiaire, elle est passée à l’acte jusqu’à interruption par une boxeuse.

19Cindy semble consciente de l’ambivalence identificatoire que révèle la boxe, son passe-temps favori : « Je devrais faire de la danse, des trucs de filles, quoi. Moi, j’ai besoin de faire de la boxe pour me défouler, pour pas me scarifier. » Ayant imité une autre patiente, lors d’une hospitalisation précédente, Cindy adopte régulièrement ce geste auto-agressif : « Ça me défoule, ça me soulage. Au lieu de faire du mal aux autres, ben je préfère m’en faire à moi. Au lieu de dire ce que je pense à la personne, j’écoute et puis après je me scarifie, je pleure et puis après ça va. Ça n’arrange pas mais bon… » En restant dans un non-choix identificatoire et dans une illusion de bisexualité omnipotente, Cindy fait l’économie du conflit avec autrui et retourne les motions pulsionnelles agressives qui l’animent envers elle-même. Dans une identification mélancolique où l’objet n’est pas clairement délimité ni perçu dans un rapport différencié, Cindy semble mettre en acte la fureur que son surmoi fait subir à son moi.

20Lors du deuxième entretien, Cindy évoque à nouveau ses cauchemars : son père en train de la violer. Déjà enfant, elle craignait que son père ne rentre dans sa chambre et dormait munie d’un couteau. Sur ces évocations, Cindy montre à la psychologue son bras scarifié et explique : « En fait, quand on sent le sang, on sent que la douleur elle s’en va en même temps. J’étais soulagée quand j’étais en train de le faire, en fait, quand j’ai vu le sang couler. » Cindy évoque des rêveries qui font l’objet de poèmes : « Je suis allongée sur mon lit, j’ai les bras pleins de sang et mon cœur, il ne bat plus. J’ai plein de larmes. Enfin, je suis morte, enfin je n’aurai plus de souffrances, je suis libérée, je ne pleurerai plus jamais. » Après des propos sur sa difficulté à exprimer ses émotions, sa volonté insistante de mourir, son histoire familiale complexe et le geste suicidaire de sa mère, lorsque celle-ci avait 16 ans, pour des motifs que Cindy ignore, sont abordées les ressemblances possibles entre Cindy et chacun de ses parents. Cindy pense qu’elle ressemble à sa mère mais sûrement pas à son père. Les évocations de ressemblances et liens au père provoquent des disputes entre elle et sa sœur : « Quand on s’insulte, ma petite sœur et moi, on se dit : “T’es comme ton père” et après on se frappe. » Cindy décrit des scenarii particulièrement violents et intrusifs : « Mon père me donnait souvent des claques pour rien. Il m’enfermait dans les toilettes, des fois il m’attachait à la table. À l’époque, j’avais envie de le voir parce que je ne comprenais pas pourquoi il me détestait autant. Et plus les années passent, plus je le déteste. Ça m’a surprise qu’il vienne tout d’un coup, je me demande ce qu’il veut. »
Cindy évoque à nouveau ses cauchemars et révèle peu à peu une douloureuse vérité sur le caractère incestueux des relations entre elle et son père, tue depuis presque dix ans : « Il est venu me chercher à l’école et euh… Ben il m’a pris… » Cindy se tait, retient ses larmes, puis poursuit : « Chez moi, il m’a collée contre le mur et là j’ai cru qu’il allait me violer. » Elle n’a jamais parlé de cette scène traumatisante à sa mère, ni de ce qu’il se passait régulièrement et qu’elle ne comprenait pas : « Il me touchait entre les jambes, il me touchait les seins, parce qu’à 9 ans j’étais vraiment développée, j’avais déjà mes règles. Donc au début je me laissais faire. » Passive et honteuse de ne s’être jamais débattue, Cindy s’est emmurée dans un silence, enfermée par la perversité de son père qui lui affirmait d’autorité que tous les pères « faisaient ça » à leur fille et que c’était un secret qu’elle devait jurer de ne dire à personne.
Cindy a dû supporter longtemps ce fardeau pervers sans mot dire, portant à elle seule la souffrance psychique de ce non-sens. Dans de telles conditions, exister fait mal. Par ces nombreux gestes suicidaires, nous pouvons penser que Cindy a cherché non seulement à rescaper sa mère ravagée par l’alcool mais surtout à anesthésier sa douloureuse existence depuis qu’elle s’est sentie souillée par son propre géniteur. S’est alors instauré un troc : « La mort contre la disparition de la souffrance psychique » (Marty, 2004, p. 26). À défaut de réécrire l’histoire de sa vie, Cindy se soulage enfin d’un poids qui devenait mortifère.
Le geste suicidaire de Cindy nous semble résulter d’une condensation conflictuelle mêlant angoisse d’intrusion paternelle, reviviscence incestueuse, angoisses d’abandon maternel et paternel. Ce trop-plein de problématiques à vif concomitantes ouvre une brèche traumatique telle que la recherche d’apaisement pulsionnel se solde par un geste susceptible de mener à une extinction pulsionnelle radicale. Le geste suicidaire nous semble pouvoir être compris tant comme une décharge du condensé d’excitations débordant les capacités de contention psychique, dans un mouvement de mise en scène narcissique, que comme un retournement contre soi des motions agressives visant l’économie du conflit intrapsychique et la protection des imagos parentales en tant que cibles inavouables des motions agressives débordantes. La brèche traumatique et le geste auto-agressif qui en découle peuvent toutefois donner lieu à une mise en sens féconde, à condition qu’un encadrement thérapeutique de qualité s’installe.
Après les douloureuses révélations, Cindy poursuivra en psychothérapie l’élaboration de ce traumatisme tout en acceptant d’en informer sa mère. Bien que refusant d’entamer des démarches judiciaires, Cindy sort progressivement de sa position de victime pour s’engager dans une voie de subjectivation.

Menaces de mort et entraves du processus identificatoire

21Les deux histoires sont très distinctes. Les menaces de mort sont de natures très différentes et le retentissement sur le corps et sur la psyché s’éprouve à chaque fois de manière singulière. Cependant, quelques aménagements psychiques semblables peuvent être repérés et nous pouvons penser que ces procédés visent à éloigner la menace de mort, dans une tentative désespérée de relance du processus de subjectivation par le biais d’un remaniement identificatoire. Le processus de subjectivation, signifiant essentiellement « rendre subjectif » et « devenir sujet » (Wainrib, 2006), implique en effet une « reprise obligée du mouvement identificatoire » (Cahn, 1998, p. 2). Les identifications constituent le socle du processus de subjectivation dans la mesure où elles en permettent la survenue, d’où l’intérêt d’observer leurs modalités pour tenter d’apprécier le déploiement ou l’entrave plus ou moins importante de ce processus, et en cas de panne de repérer la possibilité d’un redémarrage.

Contrôler le temps

22La confrontation à la mort est bien palpable chez Marianne qui tente d’écarter cette menace par le déni de l’amputation et l’investissement oral archaïque renouant avec une imago maternelle idéale colmatant le traumatisme. Une menace de mort psychique envahit Cindy lors de la survenue précoce de la puberté l’amenant d’emblée à subir la réalisation effective de ce qui a pu être ses vœux incestueux infantiles, abolissant les interdits œdipiens. À ce secret mortifère que Cindy doit porter toute seule, s’ajoute la menace de mort par alcoolisme de la mère, qu’elle tente de sauver. Dans les deux cas la temporalité se fige : les repères générationnels se brouillent chez Cindy du fait de l’intrusion du père et de sa position de parentification envers la mère, tandis que Marianne oscille entre position infantile et identification narcissique à la mère bloquant le déploiement d’une nouvelle génération. Cindy et Marianne semblent l’une et l’autre s’enliser dans une interminable adolescence. Chez Marianne, cette immobilisation temporelle est sans doute nettement renforcée par la gravité de l’atteinte somatique qui impose, en quelque sorte, un évitement du futur dans le champ des représentations. Pour l’interminablement adolescent, « le futur n’a pas d’existence ; il est perdu dans les limbes, dans le lointain mal défini d’une temporalité sans projection vers un devenir autre » (Marty, 2005, p. 245). Le passage à l’acte suicidaire peut traduire un sentiment de capture du sujet dans un temps arrêté et une tentative d’instaurer une temporalité ainsi que de mettre une butée à ce qui ne peut se terminer, s’élaborer.

Le corps comme langage

23À l’inverse de la répression sévère de Marianne, Cindy verbalise assez aisément son vécu individuel et familial lors des entretiens psychologiques et nous apporte une représentation plus précise du contexte de vie au sein duquel sa souffrance s’est déployée. Les deux adolescentes utilisent leur corps comme langage : Marianne, ses gestes d’arrachement de ses cheveux avant l’opération puis d’ostentation de son moignon ; Cindy, l’exhibition de son bras scarifié. Toutes deux montrent leur corps mutilé, la première en partie malgré elle, la deuxième de son propre fait. La monstration de ces traces physiques peut manifester une tentative désespérée de mise en lien et mise en forme de messages qui restent lettre morte, tel l’enfant qui ne reçoit pas de réponse adéquate à ses manifestations corporelles. L’état de détresse, souffrance excessive non contenue, renvoie à la « place de l’infans dans les fantasmes originaires et notamment au sein des fantasmes de scène primitive et de séduction – place assignée à la passivité et à l’exclusion, place douloureuse par l’excitation qui la caractérise, menace de débordement par l’excès d’irritation pulsionnelle que seule pourra apaiser une activité de représentation consolatrice » (Chabert, 1999, p. 2). La vivacité de l’angoisse de castration et de perte d’objet, lorsque les affects ne trouvent pas de représentation ou de présence de l’autre pour les accueillir, menace l’intimité du sujet (Kernier, 2009). Le langage par le corps peut signer une première tentative d’adresser un message à l’autre, en l’occurrence le clinicien, et de restaurer une intimité. La menace d’effacement de l’intimité et la difficulté à verbaliser ses éprouvés peuvent être engendrées par une difficulté à assumer la possibilité de dire « non ». Or, Freud (1925) puis Winnicott (1971) font de la négation un énoncé fondateur de l’appartenance d’une pensée ou d’un affect à un sujet qui se reconnaît comme tel, un énoncé garant de la constitution d’un espace interne. Lorsque cet espace privé est menacé et lorsque les repères entre dedans et dehors s’effritent, le sujet peut se sentir menacé d’empiètement. « Les mouvements de refus passent alors dans le registre d’expression du comportement et les manifestations symptomatiques prennent le relais d’un impossible “non” à prononcer » (Chabert, 1999, p. 6).

Régression orale et idéalisation de l’imago maternelle

24Ne pas savoir dire « non », c’est ne pas savoir se séparer de l’autre qui maintient son emprise. Le dégagement de ce lien aliénant, autrement dit la séparation comme prémice d’individuation et de subjectivation, peut être à la fois refusé et désiré (Kernier, Marty et Canouï, 2008). L’objet semble vécu comme potentiellement cannibalique et donc incertain dans son statut d’objet. L’investissement oral que nous avons mis en évidence chez les deux jeunes filles ne peut-il pas se comprendre comme une tentative de restaurer l’objet dans un retournement passif-actif ? Plutôt dévorer que d’être soi-même dévorée du fait de l’emprise exercée par la maladie ou par le parent incestueux. Dans un tel vécu de détresse, l’identification régresse à l’incorporation.

25Un investissement intense de l’oralité accompagne une idéalisation exacerbée de la figure maternelle. La maladie cancéreuse chez Marianne et la résurgence d’angoisses d’intrusion et d’abandon du fait des traumatismes incestueux chez Cindy génèrent, chez chacune et à sa manière, une proximité avec la mort. À l’instar du nourrisson dépendant amené à investir la zone érogène orale pour survivre, ces deux adolescentes vivent chacune une avidité orale intense, érigeant l’imago maternelle en vierge toute-bonne. Chez Marianne, l’investissement oral par l’obsession culinaire combat les représentations de mort liées à la maladie. Chez Cindy, l’investissement oral par l’ingestion médicamenteuse met sa vie en danger comme l’investissement oral par l’ingestion d’alcool de sa mère et lui donne une illusion de maîtrise sur le temps : traumatisée par l’abandon et par l’intrusion, elle joue avec la mort et la contrôle afin de ne pas se laisser surprendre par elle.

26Nous pouvons nous demander si cet investissement oral ne traduit pas un clivage entre corps et psyché analogue à celui qui a généré chez les peuples décrits par Freud dans Totem et tabou la création de théories visant à attribuer un sens à la mort. Ce clivage peut être renforcé chez Marianne par une médecine qui, malgré ses incontestables progrès, tend à déposséder le patient de son corps. Cindy attaque son corps qui la dégoûte depuis l’avènement pubertaire concomitant aux attouchements paternels. Chez elle, un clivage pourrait viser à préserver un espace psychique malgré la souillure corporelle éprouvée. Un travail de réappropriation du corps est à accomplir pour l’adolescente malade comme pour l’adolescente suicidante [3].

Identifications narcissiques, défenses contre une menaçante poussée de passivité ?

27La notion d’identification résume le travail psychique que doit affronter tout adolescent, essentiellement autour de deux tâches intriquées : intégrer une nouvelle identité sexuée et s’autonomiser par rapport à ses objets d’amour originaires, ce qui implique des remaniements internes et externes, conscients et inconscients, qui visent à changer tout en restant le même. Cette notion introduite par Freud va devenir polysémique au fil de son œuvre. Il met d’abord en exergue le rôle central de l’identification dans la formation des symptômes hystériques, défenses contre la réalisation d’un désir inconscient d’identification non admissible pour la conscience puisque se référant à un amour refoulé pour le parent de sexe opposé et à un vécu de rivalité avec le potentiel objet de désir de l’objet d’amour. Dans Deuil et mélancolie, le concept d’identification est enrichi par l’étude du narcissisme. L’identification narcissique, impliquant une réérection dans le moi de l’objet perdu, est d’abord considérée comme pathologique : le moi s’appauvrit et subit par identification l’ombre écrasante de l’objet décevant et agressif vers lequel toutes les parts des énergies d’investissement sont attirées. Après l’introduction de la pulsion de mort et des nouvelles instances psychiques aux frontières plus souples, Freud (1923) affirme que l’identification narcissique, ce relais d’investissement d’objet par une identification dans le moi, s’avère constitutif du développement de tout un chacun et contribue à former le caractère du moi. Il reconnaît sa nécessité dans le fonctionnement psychique de tout individu. Cependant, il pointe aussi les dérives pathologiques possibles de l’identification narcissique, constatant que plus un homme restreint son agressivité envers l’extérieur, plus il devient agressif dans son idéal du moi. Selon C. Chabert (2003), une carence des affects et des représentations peut ouvrir la voie à l’identification mélancolique, considérée comme une identification à un objet détruit, mort, mal identifié – et donc mal différencié – et lourd à porter. Cette filière anobjectale serait mobilisée par le refus de la passivité vis-à-vis de l’objet ravivant des représentations insoutenables dénonçant le « trop d’existence de l’autre en soi » et une invivable douleur psychique. Les identifications narcissiques peuvent à l’excès dériver vers des identifications mélancoliques mais peuvent a contrario, dans une certaine mesure, colmater ces identifications mélancoliques.
L’exaltation d’une pureté dans les identifications peut être comprise, chez Marianne et Cindy, comme une défense résultant d’une impossibilité de construire un scénario psychique de rencontre d’un autre différent de soi et séducteur. Cette construction n’aurait pu être admise que si la passivité inhérente à un état d’excitation (être excité par…) avait été acceptée (Chabert, 2003, p. 29). Chez Marianne, l’éprouvé de passivité fait trop brutalement écho à une réalité mettant en scène une patiente subissant une atteinte corporelle du fait de la tumeur et d’un « chirurgien-bourreau-mutilant ». La gravité de la maladie nous apparaît donc déterminante dans l’entrave de l’accès à une position passive permettant d’accueillir et de métaboliser les excitations. En plus, mais probablement dans une moindre mesure, un tabou familial susceptible de connoter toute sexualité de danger peut rendre tout vécu d’excitation menaçant. Chez Cindy, l’éprouvé de passivité se confond avec les attouchements d’un père réellement pervers, ne laissant plus de place au fantasme de séduction. Ces scenarii d’intrusion et d’abandon se répètent avec le boxeur auquel elle s’attache et font irruption dans des cauchemars de viol paternel. Comment, dans des circonstances aussi traumatiques, peut être acceptée la poussée de passivité inhérente à leur adolescence ? Dans leur réalité psychique, se laisser emporter dans cette poussée de passivité que Freud associe au désir féminin d’être aimé peut les mener à la menace d’une béance traumatique renvoyant à une angoisse de mort. Une prépondérance d’identifications narcissiques permet à Marianne de supporter la disparition d’une partie de son corps et les autres éprouvés de perte réactivés. Meurtrie par les actes incestueux du père et par le poids de la dépression maternelle, Cindy s’identifie à des objets morts, mal différenciés et mal identifiés. Des identifications narcissiques tentent de colmater ces identifications mélancoliques. Les passages à l’acte suicidaire peuvent signer autant de tentatives de dégagement de ces objets incesteux et meurtriers. L’autopunition permet en effet l’accomplissement de la vengeance sur les objets originaires, selon C. Chabert (2003, p. 64). Ce mouvement autarcique serait mobilisé par le refus de la passivité vis-à-vis de l’objet. Cette visée anobjectale, nourrie par les pulsions de mort, freinerait tout recours à la représentation qui réactiverait une angoisse de perte trop aiguë, notamment par la réactualisation d’une représentation limite difficile à assumer : l’enfant mort. Cette représentation tragique figure un fantasme morbide de passivité totale. « Lorsque l’enfant mort envahit l’espace identificatoire et révèle l’introjection de la mélancolie maternelle dans le renversement sur la personne propre, l’effondrement du système narcissique laisse émerger l’expérience irréductible de la douleur » (Chabert, 2003, p. 72).

Conclusion : l’inépuisable Icare

28La représentation limite de l’enfant mort, pour reprendre les termes de C. Chabert, peut être incarnée par la chute d’Icare, l’adolescent brutalement confronté à la liberté infinie dans une illusion de toute-puissance après avoir été enfermé durant toute son enfance dans le labyrinthe crétois construit par son père qui ne retrouvait plus la sortie de celui-ci. Comme Icare, Cindy risque sa vie plutôt que de rester enfermée dans un labyrinthe sans issue. Marianne a été amputée d’un membre, comme Icare qui voit ses ailes fondre au soleil, soudainement privé de l’instrument qui le menait vers la liberté. Mais toutes les deux survivent. L’une et l’autre frôlent la représentation insoutenable de l’enfant idéalisé et mort puis s’en dégagent. L’une et l’autre souffrent d’une carence de liens et de la violence que leur corps a subie.

29Tel Icare, d’abord prisonnier des limites rigides du labyrinthe dans la privation d’une transmission paternelle structurante, puis abolissant les limites en s’égarant dans les airs, Cindy et Marianne éprouvent douloureusement leurs limites, chacune à leur manière dans une oscillation entre passivité extrême et tentative de maîtrise. Marianne subit passivement les traumatismes de la maladie cancéreuse envahissant son corps et des interventions médicales mutilantes. Cindy, marquée par des événements traumatiques dans son lourd passé familial, semble rechercher activement une position de maîtrise de son corps en le gavant de médicaments. Menacées de mort, elles tentent autant que faire se peut de se réapproprier leur corps et leur psyché. Nous avons vu par le truchement de quels mécanismes psychiques – recrudescence orale, identifications narcissiques, clivage et idéalisation – ces deux jeunes filles côtoyant la mort tentent de trouver une issue à leur traumatisme. Nous pouvons relever les intrications entre activité et passivité, puis entre accélération et ralentissement temporel, enfin entre brèche traumatique et colmatage narcissique. La maladie somatique grave suscite une régression et ravive une dépendance à la mère tandis que l’auto-attaque signe a contrario une tentative de dégagement à ce lien originaire. De l’infans au féminin, s’ouvre une trajectoire psychique complexe, impliquant l’intégration de la « poussée de la passivité » au moment de la puberté. Le trauma incestueux ou les conséquences mutilantes d’une maladie peuvent faire obstacle à cette intégration tant l’éprouvé de passivité fait écho à une menace de mort. Comment favoriser la transformation de la violence subie et établir des liens entre les affects et les représentations sans que ceux-ci soient perçus comme menaçants ? La violence subie chez Marianne et la violence auto-infligée chez Cindy ont instauré des mouvements psychiques archaïques appelés à être secondarisés. L’une et l’autre ont pu, dans l’espace psychologique proposé, amorcer une mise en mots de leur souffrance, pouvant inaugurer un processus de subjectivation, en transformant la violence et éloignant le ressenti de la mort, non pour en dénier la réalité mais pour en élaborer les éprouvés et les relier à de nouvelles représentations.

Bibliographie

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : cancer, mort, adolescence, geste suicidaire, passivité

Mise en ligne 18/06/2010

https://doi.org/10.3917/cm.081.0181

Notes

  • [*]
    Nathalie de Kernier, docteur en psychologie, Équipe de psychiatrie de liaison, service du professeur Golse, hôpital Necker-enfants malades, Paris, attaché temporaire d’enseignement et de recherche, laboratoire lpcp ea 4056, Institut de psychologie, université Paris-Descartes, centre Henri-Piéron ; 71 avenue Edouard Vaillant F-92774 Boulogne-Billancourt cedex.
  • [**]
    François Marty, professeur de psychologie clinique, directeur du laboratoire lpcp ea 4056, Institut de psychologie, université Paris-Descartes, centre Henri-Piéron ; 71 avenue Edouard Vaillant F-92774 Boulogne-Billancourt cedex.
  • [1]
    Que nous ne citons pas pour préserver l’anonymat de la patiente à qui nous attribuerons un prénom fictif.
  • [2]
    Il s’agit d’une recherche sur les tentatives de suicide à l’adolescence dans le cadre de la thèse de doctorat de N. de Kernier sous la direction du Pr F. Marty à l’université Paris-Descartes, impliquant deux établissements hospitaliers de la région parisienne que nous ne citons pas, également dans le souci de préserver l’anonymat du sujet. Cette étude est présentée plus en détail dans nos travaux de 2005 et 2008.
  • [3]
    Cette acceptation du corps supposerait la réintégration des éprouvés passifs, or ce sont ceux-ci qui s’avèrent si menaçants après les traumatismes vécus, ayant justement un lien avec le corps.
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