Notes
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[*]
Jean-Michel Rabaté, professeur de littérature anglaise et comparée ; University of Pennsylvania, 420 South 17th Street, Philadelphia pa 19146-1555 usa.
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[1]
Cet article condense un chapitre de mon livre Given : 1° Art, 2° Modernity, Murder and mass Culture, Brighton, Sussex Academic Press, 2007, p. 13-32.
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[2]
Peut-être en hommage à son maître Charcot, Freud utilise ici des expressions françaises : « J’appelle un chat un chat » et « pour faire une omelette, il faut casser des œufs ». S. Freud (1905), « Fragment d’une analyse d’hystérie », trad. fr. Œuvres complètes, t. VI, Paris, puf, 2006, p. 228-229.
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[3]
S. Freud (1909-1939), Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, 1966, p. 74.
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[4]
Ibid.
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[5]
Ibid. Voici le texte original : « Ohne ein solches Stück Verbrechertum gibt es keine richtige Leistung. » Sigmund Freud, Oskar Pfister, Briefe 1909-1939, Frankfort, Fischer Verlag, 1963, p. 36.
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[6]
Ibid.
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[7]
Ibid., p. 126.
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[8]
Ibid., p. 122.
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[9]
Voir à ce sujet Peter Gay, Freud : A Life for our Time, New York, Doubleday, 1988, p. 314-315. trad. fr., Freud, Une vie, Paris, Hachette, 1991.
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[10]
S. Freud (1913), « Le Moïse de Michel-Ange », trad. fr., Œuvres complètes, t. XII, Paris, puf, 2005, p. 131.
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[11]
Ibid., p. 133.
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[12]
Ibid., p. 145.
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[13]
Ibid., p. 155.
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[14]
A. Roger (1985), Hérésies du Désir. Freud, Dracula, Dali, Seyssel, Champ Vallon, p. 24 et 46.
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[15]
S. Freud (1913), Préface à L’ordure dans les mœurs, les usages, les croyances et le droit coutumier des peuples de John Gregory Bourke, trad. fr., Œuvres complètes, t. XII, Paris, puf, 2005, p. 45-50.
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[16]
S. Freud (1905), « Trois essais sur la théorie de la sexualité », trad. fr., Œuvres complètes, t. VI, Paris, puf, 2006, p. 117.
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[17]
S. Freud (1905), Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1930.
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[18]
S. Freud (1913), op. cit., p. 156.
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[19]
Ibid.
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[20]
Ibid., p. 158.
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[21]
Je cite la traduction française de J. Lacoste, W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 2000, p. 464.
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[22]
S. Freud (1910), « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », trad. fr., Œuvres complètes, t. X, Paris, puf, 1993, p. 79-164.
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[23]
Léonardo, Notebooks, edited by E. MacCurdy, New York, George Braziller, 1955, p. 1122.
-
[24]
S. Freud (1910), op. cit., p. 141.
-
[25]
Meyer Schapiro, « Léonardo and Freud : An art-historical study » (1954), dans Renaissance Essays, ed. P.O. Kristeller and P.P. Wiener, New York, Harper and Row, 1968, p. 303-336.
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[26]
Ibid., p. 331.
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[27]
Voir « Léonardo’s Method for Working out Compositions », dans Gombrich on the Renaissance I : Norm and Form, Londres, Phaidon, 1993, p. 58-63.
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[28]
Voir les deux reproductions n° 94 et 95 du recto-verso de l’esquisse conservée au British Museum dans le livre de Gombrich (s. p.).
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[29]
K.R. Eissler, Léonardo da Vinci. Psychoanalytic Notes on The Enigma, New York, International Universities Press, 1961. Eissler reconnaît l’erreur de Freud sur le nibbio et l’impossibilité de faire jouer la mythologie égyptienne pour démontrer sa thèse. Voir aussi A. Green, Révélations de l’Inachèvement, Paris, Flammarion, 1992, et W. Andersen, Freud, Léonardo da Vinci and the Vulture’s tail, New York, The Other Press, 2001.
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[30]
Meyer Schapiro, « Léonardo and Freud », op. cit., p. 336.
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[31]
Eissler, Léonardo da Vinci. Psychoanalytic Notes, p. 38-39, and plate 4.
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[32]
Notebooks, p. 79.
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[33]
Notebooks, p. 1115.
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[34]
Notebooks, p. 1105.
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[35]
Héraclite, « Fragments », dans Les Présocratiques, édition de Jean-Paul Dumont, avec Daniel Delattre et Jean-Louis Poirier, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1988, p. 158-159.
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[36]
Ibid., p. 1237-1238.
1Un nouveau paradigme herméneutique émerge avec la modernité, un paradigme dans lequel la critique occupe une position clef, en gros depuis Kant et les romantiques allemands. À cette idée généralement acceptée, je voudrais ajouter une perspective inspirée par Freud : être un critique implique que l’on soit prêt à devenir un criminel, ou du moins que l’on soit prêt à se pencher activement sur le crime. Critique et crime dériveraient ainsi tous deux d’une racine commune : « critiquer » renvoie à « choix », à un « jugement » impliquant la « distinction », tandis que le « crime » évoque le cri dans la nuit, ce cri dans la rue qui fonde toutes les accusations. Ces racines unies dans un commun élan anaphorique se retrouvent mêlées dans une tresse élaborée à partir des discussions freudiennes sur l’art. C’est en effet à propos de l’art que Freud expose de manière la plus claire sa thèse d’une origine criminelle au désir de savoir, désir qui révèle le vrai critique.
2Freud explique cela dans une lettre de juin 1910 qu’il adresse à son ami le pasteur Oskar Pfister. Pfister était un homme religieux qui néanmoins admirait Freud et défendait en public les acquis de la psychanalyse. Dans leur correspondance, Freud insiste sur le fait que l’on doit être explicite et rejeter toute pruderie victorienne : c’est indispensable si l’on veut arriver à la source sexuelle des névroses. On se souvient de la manière dont Freud répétait qu’il faut appeler un chat un chat à propos de Dora [2]. Cette attitude d’audace l’amenait assez souvent à se comparer à un desperado, à un artiste prêt, s’il le faut, à brûler les meubles de la famille pour arriver à la création parfaite, comme un Bernard Palissy selon la légende. Pfister venait de publier un livre sur L’analyse de la haine et de la réconciliation en 1910, livre qui souffrait, selon Freud, « du mal héréditaire… de la vertu [3]. » Freud développe par conséquence l’idée que la psychanalyse doit exclure toute pusillanimité :
« […] la discrétion est incompatible avec un bon exposé d’analyse ; il faut être sans scrupules, s’exposer, se livrer en pâture, se trahir, se conduire comme artiste qui achète des couleurs avec l’argent du ménage et brûle les meubles pour chauffer le modèle [4]. »
4Comme si ces mots ne suffisaient pas à choquer le timide pasteur suisse, Freud ajoute : « Sans quelqu’une de ces actions criminelles, on ne peut rien accomplir correctement [5]. »
5Un penseur désireux de partager ses convictions doit-il être poussé à de telles extrémités ? La raison essentielle invoquée ici est rhétorique : une discrétion bien-pensante minimise les aspérités des cas étudiés, ce qui fait perdre l’aptitude à capturer des détails révélateurs.
6« Mais le lecteur ne reçoit pas d’impression, il ne peut pas se mettre au diapason de son inconscient et, partant, critiquer vraiment (nicht ordentlich kritisieren) [6]. »
7On peut être surpris de voir cet appel à l’inconscient du lecteur combiné avec une position rationaliste mettant l’accent sur la faculté critique. Cela implique que l’esprit critique peut et doit s’accommoder d’une authentique plongée dans l’inconscient. Comme nous le verrons, Freud met cela en application chaque fois qu’il médite sur sa propre position face à des œuvres d’art.
8Dans ces lettres, Freud fait la part belle au côté physique de la sexualité, c’est dans ce contexte qu’il tance Pfister pour sa timidité, une timidité qu’il oppose à l’audacieuse sexualisation du « ça » qu’il approuve dans le travail de Groddeck.
9« Je défends énergiquement Groddeck contre votre respectabilité. Qu’auriez-vous dit si vous aviez été un contemporain de Rabelais [7] ? »
10Dans une autre lettre, Freud admet qu’il n’a pas une personnalité aussi accommodante que celle du pasteur et surtout qu’il est dépourvu de toute sensibilité artistique. Pourtant il n’avance cette autocritique que pour attaquer ces mêmes artistes pour leur manque d’authenticité : « Sachez, en effet, que, dans la vie, je suis terriblement intolérant envers les fous, n’y découvre que ce qu’ils ont de nuisible et suis en somme pour ces “artistes” exactement ce que vous stigmatisez, au début, du nom de philistin ou de cuistre [8]. »
11C’est pourquoi Freud se refuse à baisser la garde, comme il pense que Pfister l’a fait dans son livre sur l’expressionnisme (un mouvement que Freud avoue ne pas comprendre). Essayons donc de saisir ce que Freud avance au sujet de l’interprétation transgressive.
12L’essai que Freud publia en 1914, « Le Moïse de Michel-Ange », fut le produit d’intenses méditations sur une statue qu’il vit à Rome pour la première fois en 1901, et à laquelle il rendit visite régulièrement au fil des années. En 1912, puis en septembre 1913, Freud se rend tous les jours à l’église. Il l’étudie, la mesure, la compare avec d’autres représentations de Moïse [9]. Enfin, se sentant prêt à communiquer ses découvertes, Freud écrivit l’article qu’il publia d’abord anonymement. Il commence en décrivant son besoin d’interpréter, c’est-à-dire de s’expliquer à lui-même le mécanisme de la statue, lequel doit rendre compte de l’effet impérieux sur son psychisme de cette effigie de pierre. Il admet que s’il ne peut interpréter ce qui se passe en lui, il ne peut prendre aucun plaisir à la contemplation. Or ce qui se produit en lui semble relever du sublime ou du numineux. Pourtant Freud se dépeint comme un rationaliste et un « profane », précisément parce qu’il est dépourvu de cette empathie immédiate qu’il suppose aux tempéraments artistes. Il ne pourra progresser dans la contemplation esthétique que s’il fait un effort supplémentaire de conceptualisation et de rationalisation. Cette insistance sur l’épistémophilie semble tout d’abord proche d’une résistance à l’art et s’oppose à la familiarité immédiate qu’il suppose aux véritables amateurs d’art.
13« Une prédisposition rationaliste, ou peut-être analytique, se rebelle en moi contre le fait que je doive être saisi, sans alors savoir pourquoi je le suis ni ce qui me saisit [10]. »
14Observons dès le départ un remarquable parallélisme – Freud le « profane » se « rebelle » contre la tyrannie exercée sur lui par les œuvres d’art les plus puissantes, exactement comme il sent en lui une affinité instinctive avec les foules des idolâtres dont la rébellion va inéluctablement attirer les foudres du prophète.
« Combien de fois n’ai-je pas gravi l’escalier abrupt menant du déplaisant Corso Cavour à la place solitaire où se trouve l’église abandonnée, cherchant toujours à soutenir le regard méprisant et courroucé du héros et me faufilant parfois précautionneusement hors de l’espace intérieur et de sa pénombre, comme si j’appartenais moi-même à la populace sur laquelle est dirigé son œil, elle qui ne peut tenir fermement aucune conviction, qui ne veut ni attendre, ni faire confiance et qui jubile quand elle a recouvré l’illusion, celle de l’idole [11]. »
16Puisque dans ce récit autobiographique, Freud dramatise son ambivalence, la question va être de contrôler sa jouissance en se contrôlant, en jouant tantôt au héros dominateur, tantôt à l’idolâtre issu de la racaille rebelle. La compréhension du ressort esthétique devra se faufiler dans ce défilé, véritable Charybde et Scylla de l’art. On sait que Freud terminait alors Totem et tabou, commencé en 1911 et publié en 1913, dans lequel il exposait ses thèses sur le meurtre du père et qu’il essayait de ne pas s’emporter excessivement contre Jung, le disciple élu chef de file, le porte-parole dans le monde non juif, et dont la dissidence intellectuelle et institutionnelle s’annonçait de plus en plus inévitable.
17La thèse du meurtre du père ne pouvait donc épargner Moïse. Restait à lire le futur « roman historique » que Freud écrirait à la fin de sa vie dans la pierre même travaillée par Michel-Ange. Freud commence son exploration, comme souvent, par un tour d’horizon qui dresse la table comparative de toutes les interprétations de la statue. Il en conclut qu’elles sont le plus souvent contradictoires. Personne n’est d’accord sur le sens exact du mouvement de Moïse : certains critiques le voient comme un modèle de calme et de majesté, d’autres le pensent animé d’une intense passion. Afin d’apaiser le conflit des interprétations, Freud utilise la méthode inventée par le critique d’art Ivan Lermolieff, qui identifiait les faussaires en ne regardant que des détails tels que les ongles, les lobes des oreilles, les halos, les poils, toutes ces « traces » qu’un bon détective saura glaner et analyser à son aise. On retrouve ici une tension qui sera productrice de sens pour Walter Benjamin dans les années trente, la dialectique de l’« aura » (l’éclat qui vient de l’authenticité du chef-d’œuvre unique qui conserve ses propriétés magiques) et des « traces » qui servent à reconstituer un récit historique désignant des coupables et des victimes en une dialectique sur laquelle je reviendrai.
18Le regard de Freud se porte vers la main droite de Moïse, une main dont les doigts passent et repassent, dirait-on, dans les denses volutes de la barbe tout en retenant par le haut les lourdes tables de la Loi. Il perçoit que le pouce de la main droite est caché tandis que l’index est pressé dans la barbe. Il pousse si fort contre les touffes drues qu’elles semblent s’en écarter, pour tomber en cascade en dessous. Les trois doigts inférieurs sont appuyés contre la poitrine et légèrement recourbés, ce qui permet aux mèches de recouvrir les mains. Ces doigts ne repoussent pas vraiment la barbe, ce qui fait supposer à Freud qu’ils se sont retirés de la masse poilue. Cet examen microscopique se termine ainsi : « Au lieu où s‘imprime l’index droit s’est formé quelque chose comme un tourbillon de poils [12] », ce qui suggère un geste bizarre qu’on ne peut comprendre aisément.
19La description de la barbe elle-même se transforme en psychomachie, les mèches rebelles se trouvent unifiées et finalement pacifiées par un « doigt despotique », l’index droit de Moïse. De plus, c’est en fait le côté gauche de la barbe qui est contrôlé par le doigt droit, une indication précieuse puisque ce sont ces arabesques des mèches qui vont donner la meilleure indication sur le chemin préalablement suivi par la main. C’est ce qui permet à Freud de reconstruire son mouvement juste avant sa pétrification. Moïse était donc assis sur son trône avec les tables de pierre qu’il comptait offrir à ses sujets, puis il a été surpris par les hurlements de joie de la populace en liesse alors qu’elle portait le Veau d’or. Saisi de fureur et d’indignation, il veut d’abord anéantir les fautifs, puis il se contient en agrippant fermement le côté gauche de sa barbe avec sa main droite, ce qui lui permet de réfléchir. Finalement, magnanime, il décide de ne pas détruire les tables gravées mais bien de les donner aux Juifs inconstants.
20Freud a besoin de quatre dessins pour faire revivre la trajectoire du doigt et de la main, en un chronoscope semblable à ceux que Marey et Muybridge venaient d’inventer pour décomposer les mouvements des hommes et des animaux. Il faut, pour que sa thèse soit acceptée, supposer que Michel-Ange a condensé deux moments distincts de la légende biblique : la destruction des premières tables de la Loi écrites par Dieu, et le don des secondes tables écrites par Moïse sous la dictée de Dieu. Cette condensation tient aux rapports complexes qu’entretient Michel-Ange avec le pape Jules II : c’est sa tombe qui va être décorée de la statue de Moïse. L’artiste au tempérament aussi emporté que le pape a composé son Moïse comme un « avertissement », ce qui lui permet de s’élever « par une critique au-dessus de sa propre nature [13] ». Notons que les quatre dessins, réalisés par un artiste à la demande de Freud, ont réduit le chaos de la barbe de Moïse à un schéma simplifié. Dans les deux derniers dessins, il est loisible de reconnaître un animal avec quatre pattes. Serait-ce le retour du refoulé, si nous percevons un Veau d’or surgissant de la barbe du prophète ?
21Telle est l’interprétation donnée par Alain Roger, dont la lecture audacieuse prend acte d’une suggestion offerte par Oskar Pfister en 1913, mais à propos de la lecture freudienne de La Vierge à l’enfant avec sainte Anne de Léonard de Vinci. Pfister, poussé à l’audace par Freud, vit nettement apparaître dans la robe de Marie le fameux vautour servant de point de capiton pour la thèse biographique de Freud. À son tour, Roger décide de continuer l’hallucination critique en voyant un Veau d’or caché dans la barbe de Moïse. Cette lecture critico-paranoïde à la Dalí prend appui sur la longue section descriptive du texte de Freud [14]. Freud sexualise clairement la barbe qu’il décrit comme une douce masse féminine dans laquelle le doigt despotique du prophète plonge convulsivement avec un total abandon libidinal avant de se reprendre et de se contrôler. Le Veau d’or s’inscrit en filigrane dans cette chevelure luxuriante, mais doit aussi pâtir – l’index a clairement pénétré son anus ! Au moment même où il rédigeait son essai sur Moïse, Freud venait de terminer la préface [15] pour une traduction allemande d’un livre de J.G. Bourke, Scatological Rites of all Nations (1913). Dans sa préface, Freud semblait très tolérant, et soulignait les nombreux exemples de liens entre la scatologie infantile et le développement de la sexualité. Sa lecture de la statue de Michel-Ange a sans doute été colorée par ces parallèles, qui l’auraient amené à évoquer puis à refouler l’image d’une pénétration anale du Veau d’or par le doigt de Moïse. Dans une telle sodomie sublimée, l’index despotique accomplit une vengeance mimétique (les hérétiques orgiaques n’ont que ce qu’ils méritent) tout en affirmant sa maîtrise. Ce geste se trouve cependant lié de manière obscure à un moment archaïque du développement de l’enfant.
22Les Trois essais sur la théorie de la sexualité impliquent l’existence d’un « stade digital » qui serait contemporain du stade oral, et donc antérieur aux autres stades. Le second essai consacré à la sexualité infantile décrit au passage le phénomène du suçage de pouce comme un moment de grande sensualité auto-érotique avec ce (Wonnesaugen, littéralement « suçotage extatique »). Ce qui distingue cette activité est qu’elle ne peut se réduire à un besoin de nourriture car elle provient du fait que les pulsions ne sont pas encore tournées vers l’extérieur mais seulement vers l’intérieur, donc dans le corps du bébé. Ce qui commence comme simulation de la tétée devient rapidement une activité indépendante qui va trouver dans le doigt, le lobe d’oreille ou n’importe quelle autre partie du corps un substitut autonome. Les délices ressentis plus tard lors du baiser érotique doivent une partie de leur extase à cet auto-érotisme primitif. Tel un petit Narcisse, le bébé voudrait bien s’embrasser lui-même : « “Dommage que je ne puisse me donner à moi-même un baiser”, pourrait-on lui faire dire (à l’enfant) [16]. »
23Freud reconstruit ce moment de la sexualité infantile à partir d’une analyse du sucement du pouce qui s’attache à une fonction somatique vitale mais devient rapidement indépendant. Il n’a pas encore d’objet sexuel mais son but sexuel est dominé par une zone érotogène. Cela donne un avant-goût du fonctionnement du désir lui-même, un désir libéré du besoin et de tout objet précis, mais jamais totalement affranchi d’une compulsion de répétition autoérotique. Ce ne sera qu’un peu plus tard, avec l’arrivée du stade sadique-anal, que la bifurcation entre l’activité et la passivité se produira. Dans le troisième stade, le moment phallique, le poids de la différence sexuelle déterminera plus dynamiquement la constitution psychique du sujet.
24En 1938, Freud développe sa thèse historique au sujet de Moïse et du monothéisme sans oublier ces premiers investissements libidinaux. Sa pensée politique est simple : en faisant de Moïse un Égyptien, Freud espère détourner de son objet la rage aryenne qui s’exprimait brutalement dans l’antisémitisme d’État du IIIe Reich. Moïse fonde la nouvelle loi sur l’idée égyptienne d’un Dieu transcendant et invisible dont les commandements excluent tant l’animalité que l’analité condensées par le Veau d’or, allégorie de tous les rites païens régressifs. L’humour noir d’une brutale sodomie zoophile magistralement inscrite dans la pierre à côté du tombeau du pape expliquerait ainsi la perplexité de la plupart des spectateurs. Il explique aussi la curieuse progression rhétorique du texte de Freud, qui doit trouver un levier, même infinitésimal, pour faire bouger la statue, et donc reconstituer sa genèse cryptée. En ce sens, Freud est le prédécesseur logique de Dan Brown, vers qui je vais revenir.
25Si la lecture d’Alain Roger possède une quelconque validité, à part son côté thérapie de choc, elle vient de cette idée : quiconque s’engage dans l’interprétation ne pourra pas arrêter sa lecture à un niveau dit « normal ». Toute lecture forte risquera de devenir une « surlecture » qui flirtera inévitablement avec sa propre parodie. Ainsi l’hallucination du viol anal du Veau d’or par le doigt de Moïse n’est pas sans évoquer le Witz de Heine rapporté par Freud dans Le mot d’esprit : voyant qu’une foule de flatteurs entoure un financier dans un salon de Paris, Soulié dit qu’il y avait là une allégorie – c’était le xixe siècle adorant le Veau d’or. Heine répliqua aussitôt : « Oh, pour un veau il me semble un peu avoir passé l’âge [17] ! » L’index de Moïse, ce Zeigefinger qui montre la Loi du doigt serait le rappel ironique et péremptoire d’une ancienne deixis, d’une pure référence sans signification. Un tel geste qui désigne sans rien dire ne peut être saisi que dans l’éclair du mot d’esprit ou alors au prix d’une interprétation d’autant plus volubile qu’elle est hérétique et transgressive.
26Voilà pourquoi Freud utilise l’anglais dans son essai, tout d’abord quand il parlait de « refuse » lors de son allusion à Lermolieff, puis en fin de texte, citant un essai sur Moïse par W. Watkiss Lloyd [18]. Lloyd reconstitue ce qu’il appelle le « sillage » (wake) des boucles luxuriantes de la barbe et conclut que si l’on pousse jusqu’au bout cette idée, si l’on reconstruit le geste de Moïse comme le fait Freud, il faut conclure que les mouvements de Moïse sont remarquablement maladroits. Freud cite Lloyd en anglais : « Unless clutched by a gesture so awkward, that to imagine it is profanation [19]. »
27Nous comprenons enfin que l’interprétation de Lloyd, la seule sérieuse selon Freud, a préparé sa propre thèse, alors que Llyod a reculé devant l’énormité de sa propre découverte. Freud dénonce la timidité de l’écrivain anglais qui a bien perçu la vérité (le lien entre les gestes des doigts et le sort des tables de la Loi) mais hésite face à ce qu’il perçoit comme une « profanation ». Freud n’hésite pas, fort de son appétit de savoir qui ne recule devant rien, pas même le crime. Son modèle sera donc simplement Michel-Ange, lequel ne peut être tenu responsable de l’obscurité qui entoure son chef-d’œuvre : il est allé aussi loin qu’il le pouvait dans son art : « [D]ans ses créations Michel-Ange est allé bien souvent aux extrêmes limites de ce que l’art peut exprimer [20]. »
28Michel-Ange avait réussi à sublimer ses pulsions, son art atteint au sublime formel parce qu’il représente un héros dont la plastique imposante incarne un effort psychique accompli sur lui-même : il réussit à dompter sa colère et ses basses passions avant d’atteindre un équilibre surhumain, par un effort presque musculaire qui culmine en un don généreux à de simples mortels qui ne le méritent pas. Il y aurait donc complète adéquation entre le mystère formel, cette énigme que la lecture s’est efforcée de résoudre, et le thème pensé, qui vise à exprimer la beauté d’un refoulement conscient. Moïse s’est « élevé au-dessus de sa nature », et atteint donc autant à l’art qu’à la pure sublimation.
29Pourtant, on ne peut comprendre l’essence du sublime et de la sublimation que si l’interprétation s’avance au plus près de la profanation. L’interprétation doit oser autant ou plus que le héros qui se dépasse en un effort de refoulement. La reconstruction rationaliste voulue par Freud implique toujours la possibilité de la profanation hérétique, sans quoi le sublime sera bien perçu mais non compris, et donc manqué en ce qu’il a de plus fort. Il faut que le sublime formel se risque dans les parages du ridicule et du trivial, c’est-à-dire qu’il devienne un réseau de traces bonnes pour un limier, ou encore une série de détails qui seront matière pour un jeu de société tel que le Trivial Pursuit. En d’autres termes, plus contemporains, ce à quoi Freud nous convie c’est à une dialectique de traces et d’auras.
30On trouve dans le Passagenwerk de Walter Benjamin la meilleure intuition d’une telle interaction dialectique. Un passage l’exprime de manière très condensée :
« Trace et aura. La trace est l’apparition d’une proximité, quelque lointain que puisse être ce qui l’a laissée. L’aura est l’apparition d’un lointain, quelque proche que puisse être ce qui l’évoque. Avec la trace, nous nous emparons de la chose ; avec l’aura, c’est elle qui se rend maîtresse de nous [21]. »
32Ainsi Freud manifeste-t-il une tendance à réduire ou à traduire l’aura de l’œuvre d’art en déchiffrant fortement ses traces, qui sont toujours sinon les traces d’un crime du moins les traces d’une velléité de crime. Freud nous met sur la piste de Dan Brown qui utilise tant l’aura de Léonard de Vinci que le mystère communément admis qui entoure la personnalité de la Joconde et des autres toiles pour tisser une intrigue assez spécieuse tournant autour d’une théorie de la conspiration, avec des sectes religieuses, des secrets refoulés, des mystères indicibles. Pourtant, cela n’est pas si éloigné de ce que Freud fait subir à Léonard de Vinci.
33Dans son essai sur un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, Freud présente une autre figure de l’artiste, une figure qui fait pendant à celle de Michel-Ange. Là où Michel-Ange brillait par sa passion et la force qui se domine elle-même, Léonard fait le prodigue et dépense ses dons de manière insouciante, en une surabondance de dons qui finit par brimer sa créativité parce qu’elle souffre d’une insatiable libido sciendi [22]. Comme Freud lui-même, Léonard souffre d’un excès de Wissensdrang, sa soif de savoir finit par le couper des activités humaines ordinaires mais aussi l’empêche tout simplement de terminer ses chefs-d’œuvre. En ce qui concerne les idées de Freud sur Léonard, elles étaient formulées dès 1909 ; Freud confia à Jung que la clef de l’énigme du caractère de Léonard lui avait été donnée quand il comprit comment l’artiste pouvait convertir sa sexualité en investigation scientifique, ce qui le rendait incapable d’achever ses œuvres.
34Freud voit une profonde continuité entre la vie de Léonard et ses œuvres inachevées, ces productions parfaites mais trop lentement mûries. Ses hésitations ou échecs techniques (ainsi il ruina la Cène sur laquelle il avait travaillé plus de trois ans) ont une source sexuelle. Il apparaît indifférent en matière de morale ou de sexualité, tandis qu’il est fastidieux dans tous ses autres goûts. Il répudie la sexualité et pourtant adore la beauté féminine. Sa frigidité correspond à un évitement de l’érotisme ou du pulsionnel. Si sa créativité se laissait absorber par une épistémophilie dévorante, c’est que sa fascination pour toutes sortes de machines, des avions aux canons, venait d’une incapacité à comprendre les sentiments « naturels » communs aux hommes et aux femmes. Freud croit trouver la racine de cette inhibition dans le fameux souvenir d’enfance, ce récit dans lequel Léonard consigne que, très jeune, il a été frappé dans sa bouche par un milan (nibbio) et que c’est depuis ce moment-là qu’il a été obsédé par le vol des oiseaux [23].
35Par une erreur de lecture due à la traduction allemande qu’il utilisait, Freud crut que ce nibbio était un vautour. Ce lapsus était amené par des parallèles mythologiques ; la queue porte la trace d’un lien exclusif à la mère, et révèle un désir archaïque de sucer le pénis d’une mère phallique. Ce fantasme homosexuel passif trouve une justification mythique : le vautour évoque les idées d’androgynie et de bisexualité, et donc Freud va chercher dans les mythes égyptiens. Ils lui permettent de définir l’oiseau comme un père féminin et l’enfant comme un enfant-vautour. Le désir de savoir de Léonard vient de son angoisse au sujet de « d’où viennent les enfants ? », une angoisse augmentée par la position particulière de Léonard face à son propre père. Enfant illégitime rapporté dans sa famille à l’âge de 5 ans, il était presque normal qu’il fît de sa mère non mariée la Vierge Marie… Le sourire ambigu de Mona Lisa garderait un écho du sourire d’une mère aimante qui avait reporté tout son amour sur son fils. Grâce aux sourires angéliques de la Madone et de sainte Anne dans le tableau du Louvre intitulé La Vierge à l’enfant et sainte Anne ou Santa Anna Metterza, le dédoublement de la mère de Léonard en double figure maternelle trouve sa plus parfaite expression. Jésus y est présenté avec sa mère et sa grand-mère, et pour Freud, cette peinture évoque tout le drame de son enfance. C’est qu’effectivement sainte Anne semble aussi radieuse que la Vierge, et que son visage a été épargné par le temps.
36De nombreux critiques ont supposé que Léonard avait utilisé un auto-portrait pour dépeindre sainte Anne, ce qui pourrait rendre compte du narcissisme ludique qui se peint sur son visage. On a dit la même chose du portrait de Mona Lisa, thèse qui fut confirmée par la superposition de ce visage avec un autoportrait de l’artiste. Même si ces suppositions n’avaient pas encore trouvé la caution scientifique des rayons X en 1919, Marcel Duchamp avait probablement entendu dire que la Joconde recouvrait un autoportrait de Léonard avec une barbe. Cela l’amena à ajouter une moustache et un bouc à une banale reproduction de Mona Lisa dans la célèbre blague dadaïste intitulée L. H. O. O. Q. (1919). Avant même la naissance du mouvement dada, il était inévitable qu’un disciple « encouragé » à l’ardeur hallucinât le vautour par un herméneutisme survolté. Oskar Pfister fit cette découverte en 1913 et vit le vautour caché dans les replis de la robe des deux femmes. La découverte, mentionnée dans un ajout de 1919 avec une certaine réserve par Freud, prouve sa théorie trop simplement. « Sur le tableau du Louvre, Oskar Pfister a fait une curieuse découverte, à laquelle on ne refusera en aucun cas de s’intéresser [24]. » Cela ferait entrer le tableau dans la catégorie des « puzzles » donnant la clef du sens allégorique caché : l’oiseau pousse sa queue vers la bouche de Jésus, tout comme le nibbio dans le fantasme de Léonard. Si la solution de l’énigme apportée par Pfister est peu convaincante, il faut avouer qu’une fois qu’on a vu le vautour, on ne peut oublier sa présence fantomatique. Le nibbio continue à planer au-dessus du tableau comme une rémanence indélébile. Pfister a donc été poussé par Freud vers une paranoïa critique.
37Meyer Schapiro a tenté de mettre en perspective les erreurs de lecture de Freud en mettant l‘accent sur le contexte culturel négligé par Freud. Selon lui, le groupe formé par la Vierge, sa mère et l’Enfant doit être interprété dans le cadre de l’émergence d’un culte de la Vierge à la Renaissance, culte accompagné d’une dévotion grandissante pour la mère de Marie qu’on voulait sanctifier aussi [25]. Le culte de sainte Anne culmine vers 1485-1510, juste au moment où Léonard multiplie les ébauches de son tableau. Cette évolution donna naissance au dogme de l’Immaculée Conception qui ne fut adopté officiellement par l’Église catholique qu’en 1854. La Renaissance voyait un conflit entre une tradition qui insistait sur la hiérarchie et tendait à montrer Anne plus âgée et donc située au-dessus de sa fille, et une autre tradition, venant du nord de l’Europe, qui les dépeignait comme égales et donc placées à la même hauteur. Léonard tentait de concilier les deux traditions, ce qui fait que son tableau apparaît sous-tendu par de fortes tensions : « Il reste quelque chose de rigide et d’artificiel dans le groupe, qui est évident dans l’accouplement abrupt d’Anne et de Marie, avec le contraste net de leurs profils et de leurs formes frontales. On peut expliquer cela, peut-être, par le fait que Léonard reste dépendant du modèle médiéval traditionnel de l’Anna Metterza qui serait en conflit avec ses propres tendances à souligner le mouvement, la variété et la singularité [26]. » Les commentateurs ont vu dans ce tableau représentant une trinité de deux mères et d’un enfant une prémonition du thème de la Passion, puisqu’on peut le comprendre comme l’annonce de la mort du Christ : l’agneau avec lequel il joue annonce le sacrifice à venir. Marie hésite entre le désir de garder son enfant et celui de le laisser aller à son destin, la rédemption de l’humanité.
38La fascination exercée par ce tableau vient de ce qu’il tente de représenter un mystère théologique qu’on peut interpréter soit comme le mystère de l’Immaculée Conception de Marie, une conception qui serait libre de toute contamination par le péché sexuel, soit comme le mystère de l’Incarnation, le lien entre l’humain et le divin condensé en une « carnation » incertaine, la couleur évanescente et indéfinissable de la chair et de la robe. Si l’on regarde mieux le tableau, nous voyons que la Vierge, presque de profil, vient de se tourner pour attraper Jésus. Seuls trois pieds sont perceptibles alors que nous avons trois figures humaines, quant à l’agneau, il ne présente qu’une seule patte. Trois mains aussi sont visibles, comme pour insister sur l’énigme d’une conception purement féminine, d’une trinité sans tache, d’une naissance sans intervention masculine. La forme triangulaire de la robe bleu-vert aux teintes dégradées cache et révèle à la fois le mystère de la sexualité dans son rapport mystique et donc non sensuel à Dieu. Par une étrange métonymie faisant passer du corps à la robe puis au symbole, le mystère d’une « Maculée Carnation » se répand dans les couleurs du tableau et absorbe dans cette couleur les formes de la pyramide. Ce bleu maculé qui devient verdâtre suggère toute la douleur du monde alors qu’il se dresse frontalement dans un tableau champêtre et a priori idyllique. Hésitant entre rire et larmes, les lèvres plissées d’un sourire figé, Anne et Marie attrapent et repoussent à la fois le bel enfant. Lui semble tourné vers son objet transitionnel de choix, l’agneau qui allégorise son destin.
39Gombrich a éclairé la genèse complexe de ce tableau qui révèle une pratique étonnante pour l’époque, rare pour Léonard lui-même [27]. Sur la feuille du British Museum où se trouvent trois petites esquisses des personnages enlacés dans une sorte de danse, Léonard avait ébauché un dessin sombre et confus, une sorte de tourbillon avec un trou noir en son centre, puis il l’avait cadré en représentant les contours de sa toile. Enfin, il avait surligné les silhouettes en recopiant les contours (sans doute par transparence) de l’autre côté de la feuille de papier afin d’en obtenir un tracé simplifié [28]. Cela correspondait à son idée, exposée par Gombrich, qu’un véritable artiste ne commence pas une composition par les détails ou les parties des corps, mais cherche à donner la représentation d’une idée, l’équivalent mental d’un mouvement global à décomposer ensuite. Pour Léonard, ce processus était l‘équivalent de l’écriture d’un texte, où seul compte le résultat et non les ratures préliminaires.
Pouvons-nous féliciter Freud d’avoir tenté de tirer l’énigme au clair ? Pas vraiment, puisqu’il a dû payer le prix de son impétuosité, de son audace profanatoire en commettant cette erreur de lecture embarrassante, presque un lapsus concernant le nibbio. Meyer Schapiro pensait que l’essai de Freud sur Léonard de Vinci relevait du jeu d’esprit et ne devait pas être pris au sérieux, ni considéré comme un test des théories psychanalytiques, prises ici de toute évidence en flagrant délit de surinterprétation [29]. De fait, Freud ne tient pas compte des détails qui pourraient contredire sa reconstruction biographique, comme les notes sur les milans prises par Léonard qui ne semble pas le moins du monde associer ces oiseaux de proie avec sa mère aimante. Mais comme la réponse du psychanalyste Eissler l’a montré, l’historicisme de Meyer Schapiro trouve lui aussi ses limites, et il ne suffit pas d’invoquer des « traditions » qui finissent par être aussi fantomatiques que l’oiseau vu par Pfister dans le célèbre tableau [30]. De manière plus pointue, Eissler signale que Schapiro déforme parfois les faits historiques afin de montrer que Freud se trompe – ainsi il postule l’existence d’une série d’œuvres dans lesquelles Marie et Anne semblent aussi jeunes et grandes l’une que l’autre mais la seule peinture qu’il cite est un tableau de Luca di Tommè qui présente une sainte Anne nettement plus grande que sa fille [31].
Eissler pense que Freud aurait maintenu sa thèse face aux objections de Schapiro. C’est que la reconstruction psychanalytique opère dans un domaine pour lequel l’inconscient est déterminant. Il suppose un lien productif entre les fantasmes de l’enfance et la création de chefs-d’œuvre. Les lectures culturalistes ou historicistes manquent cela parce qu’elles présupposent une réponse positiviste à l’énigme de la création. Léonard adorait les énigmes. Certaines des énigmes qu’il collectionnait dans ses carnets ont un côté freudien, ainsi celle-ci : « Pourquoi l’œil voit-il les choses plus clairement dans les rêves que dans l’imagination quand on est éveillé [32] ? » Une solution consisterait à imaginer un lien entre les hommes et les oiseaux : « Les plumes portent les hommes vers le ciel comme elles le font pour les oiseaux – c’est-à-dire par des lettres écrites au moyen de plumes [33]. » Souvent les énigmes de Léonard ont des solutions purement verbales. Il recopie d’anciens problèmes : « Il y aura beaucoup de chasseurs d’animaux qui en auront d’autant moins qu’ils en attraperont plus, et de même ils en auront d’autant plus qu’ils en attraperont moins [34]. » La réponse est donnée par le titre : « Du fait d’attraper des poux. » Léonard cite ici un fragment d’Héraclite qui évoque la mort d’Homère.
« Trompés, dit Héraclite, sont les hommes quant à leur connaissance des visibles, tout comme Homère, qui était plus sage que tous les Grecs réunis.
Car des enfants qui tuaient des poux le trompèrent en disant :
“Ce que nous avons vu et pris, nous le laissons,
Ce que nous n’avons ni vu ni pris, nous l’emportons” [35]. »
Selon l’anecdote rapportée par le Pseudo-Plutarque, Homère ne put trouver le sens de cette énigme et en mourut de découragement [36].
Ce serait bien une image de l’inconscient, ce bagage que nous emportons avec nous sans le savoir, et qui fait que plus nous savons, plus nous nous grattons ! Dan Brown se présente lui aussi comme un expert en énigmes. Il est l’auteur d’un best-seller international, le Da Vinci Code vendu à plus de dix millions d’exemplaires à travers le monde. Une dizaine de recueils d’essais critiques lui ont été consacrés, et discutent du bien-fondé de ses « révélations » sur la Bible, l’Opus Dei et la Vierge Marie. Brown a su astucieusement exploiter le plaisir enfantin pris à résoudre des énigmes. Il suffit d’un couple de héros emblématisant la détection moderne, une cryptologue et un « symbologiste » affrontés aux sbires de l’Opus Dei. Langdon qui ressemble à Harrison Ford serait professeur à Harvard dans une discipline qui n’existe pas, la symbologie, et vient donner une conférence à l’American University de Paris qui, elle, existe bien. Il est aidé par Sophie Neveu, dont le passe-temps consiste à fabriquer des codes. Par une des coïncidences invraisemblable, elle a une lointaine parenté avec le héros car elle n’est autre qu’une lointaine descendante de Jésus et de Marie Madeleine.
Tout commence comme pour Freud dans un musée, au Louvre cette fois, avec la découverte du cadavre de Jacques Saunière, conservateur en chef, les membres en croix. Il a griffonné un message codé avant de mourir et s’est mis dans la position de l’homme de Vitruve chère à Léonard de Vinci. Ce message visait Sophie, sa petite-fille. Robert saura en deviner le contenu, car il est l’auteur de La symbologie des sectes secrètes. Je ne vais pas gâcher le plaisir de ceux qui n’ont pas lu le livre qu’on feuillette en moins d’une heure. Brown, professeur de littérature, construit son roman comme un scénario et recycle les divagations publiées The Holy Blood & Holy Grail, avec force spéculations sur le Graal, preuve d’un secret que l’Église catholique veut cacher, l’union de Jésus et de Marie Madeleine. Voilà comment on fabrique un thriller pour plaire au plus grand nombre.
Quelles sont les raisons de ce succès ? Est-ce l’archétype des quêtes médiévales, le saint Graal ? Est-ce la promesse d’une révélation sur l’Église et ses hérétiques ? Diverses sectes se livrent la guerre, les orthodoxes comme l’Opus Dei soutenue par des hommes d’Église corrompus, et les hérétiques avec le Prieuré de Sion et les Templiers, comme pour évoquer les luttes entre la droite américaine et les féministes de gauche des années Clinton. Le livre mêle mythes et secrets, conspirations et traditions occultes dans une fantaisie élaborée autour du mariage de Jésus et de sa nombreuse descendance. Comme l’écrivait Joyce, l’Église romaine, ne pouvant maintenir une paternité mystique, décida de jeter la Vierge et ses rituels païens à l’adoration des foules. Reprenant ces mêmes dérives souterraines, le Da Vinci Code offre un exemple du croisement entre un bon roman noir et la promesse de découvrir les choses cachées depuis le commencement du monde.
Le Code démontre le rôle de l’épistémophilie et de ses succédanés ludiques dans l’imagination populaire en offrant un jeu de société facile à maîtriser. Son herméneutique du soupçon organise une chasse à travers les siècles et transforme l’art en puzzles proposés à notre sagacité. La vérité cachée sur le Christ ordonne des énigmes, nombres de Fibonacci dans le désordre, devinettes arrachées à l’histoire de la culture, comme un jeu vidéo interactif avec choix multiples. Prouverons-nous que, nous aussi, nous descendons de Jésus ? Qui n’a pas eu ce fantasme de gloire, ce roman d’origine névrotique ? W.H. Auden disait que nous voulons croire à la virginité de Marie tout simplement parce que nous ne pouvons pas imaginer nos parents alors qu’ils font l’amour. Une telle idée nous replonge dangereusement dans nos racines criminelles qui tournent autour du complexe d’Œdipe… Est-il plus facile d’imaginer nos parents en criminels ? C’est pourquoi nous apprécions l’idée qu’un code est caché dans les peintures religieuses de Léonard de Vinci, comme dans ses portraits profanes, ainsi la Joconde. Perdus dans la foule compacte qui se presse dans les salles du Louvre, nous contemplons ces tableaux comme pour vérifier que ce sont des miroirs adéquats. Et nous ne sommes aucunement surpris quand ils nous renvoient l’image d’un artiste qui est aussi un criminel.
Mots-clés éditeurs : traces, peinture, aura, criminalité, interprétation, transgression, sculpture
Mise en ligne 28/12/2009
https://doi.org/10.3917/cm.080.0111Notes
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[*]
Jean-Michel Rabaté, professeur de littérature anglaise et comparée ; University of Pennsylvania, 420 South 17th Street, Philadelphia pa 19146-1555 usa.
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[1]
Cet article condense un chapitre de mon livre Given : 1° Art, 2° Modernity, Murder and mass Culture, Brighton, Sussex Academic Press, 2007, p. 13-32.
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[2]
Peut-être en hommage à son maître Charcot, Freud utilise ici des expressions françaises : « J’appelle un chat un chat » et « pour faire une omelette, il faut casser des œufs ». S. Freud (1905), « Fragment d’une analyse d’hystérie », trad. fr. Œuvres complètes, t. VI, Paris, puf, 2006, p. 228-229.
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[3]
S. Freud (1909-1939), Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, 1966, p. 74.
-
[4]
Ibid.
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[5]
Ibid. Voici le texte original : « Ohne ein solches Stück Verbrechertum gibt es keine richtige Leistung. » Sigmund Freud, Oskar Pfister, Briefe 1909-1939, Frankfort, Fischer Verlag, 1963, p. 36.
-
[6]
Ibid.
-
[7]
Ibid., p. 126.
-
[8]
Ibid., p. 122.
-
[9]
Voir à ce sujet Peter Gay, Freud : A Life for our Time, New York, Doubleday, 1988, p. 314-315. trad. fr., Freud, Une vie, Paris, Hachette, 1991.
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[10]
S. Freud (1913), « Le Moïse de Michel-Ange », trad. fr., Œuvres complètes, t. XII, Paris, puf, 2005, p. 131.
-
[11]
Ibid., p. 133.
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[12]
Ibid., p. 145.
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[13]
Ibid., p. 155.
-
[14]
A. Roger (1985), Hérésies du Désir. Freud, Dracula, Dali, Seyssel, Champ Vallon, p. 24 et 46.
-
[15]
S. Freud (1913), Préface à L’ordure dans les mœurs, les usages, les croyances et le droit coutumier des peuples de John Gregory Bourke, trad. fr., Œuvres complètes, t. XII, Paris, puf, 2005, p. 45-50.
-
[16]
S. Freud (1905), « Trois essais sur la théorie de la sexualité », trad. fr., Œuvres complètes, t. VI, Paris, puf, 2006, p. 117.
-
[17]
S. Freud (1905), Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1930.
-
[18]
S. Freud (1913), op. cit., p. 156.
-
[19]
Ibid.
-
[20]
Ibid., p. 158.
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[21]
Je cite la traduction française de J. Lacoste, W. Benjamin, Paris, capitale du xixe siècle. Le livre des passages, Paris, Éditions du Cerf, 2000, p. 464.
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[22]
S. Freud (1910), « Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci », trad. fr., Œuvres complètes, t. X, Paris, puf, 1993, p. 79-164.
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[23]
Léonardo, Notebooks, edited by E. MacCurdy, New York, George Braziller, 1955, p. 1122.
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[24]
S. Freud (1910), op. cit., p. 141.
-
[25]
Meyer Schapiro, « Léonardo and Freud : An art-historical study » (1954), dans Renaissance Essays, ed. P.O. Kristeller and P.P. Wiener, New York, Harper and Row, 1968, p. 303-336.
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[26]
Ibid., p. 331.
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[27]
Voir « Léonardo’s Method for Working out Compositions », dans Gombrich on the Renaissance I : Norm and Form, Londres, Phaidon, 1993, p. 58-63.
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[28]
Voir les deux reproductions n° 94 et 95 du recto-verso de l’esquisse conservée au British Museum dans le livre de Gombrich (s. p.).
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[29]
K.R. Eissler, Léonardo da Vinci. Psychoanalytic Notes on The Enigma, New York, International Universities Press, 1961. Eissler reconnaît l’erreur de Freud sur le nibbio et l’impossibilité de faire jouer la mythologie égyptienne pour démontrer sa thèse. Voir aussi A. Green, Révélations de l’Inachèvement, Paris, Flammarion, 1992, et W. Andersen, Freud, Léonardo da Vinci and the Vulture’s tail, New York, The Other Press, 2001.
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[30]
Meyer Schapiro, « Léonardo and Freud », op. cit., p. 336.
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[31]
Eissler, Léonardo da Vinci. Psychoanalytic Notes, p. 38-39, and plate 4.
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[32]
Notebooks, p. 79.
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[33]
Notebooks, p. 1115.
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[34]
Notebooks, p. 1105.
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[35]
Héraclite, « Fragments », dans Les Présocratiques, édition de Jean-Paul Dumont, avec Daniel Delattre et Jean-Louis Poirier, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1988, p. 158-159.
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[36]
Ibid., p. 1237-1238.