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Article de revue

L'œuvre en effet. La posture freudienne envers l'art

Pages 27 à 39

Notes

  • [*]
    Paul-Laurent Assoun, psychanalyste, professeur à l’université Paris-7 Diderot ; 20 rue de la Terrasse, F-75017 Paris.
  • [1]
    S. Freud, Le Moïse de Michel-Ange, sect. 1, G.W. X, 172 (nous citons les œuvres de Freud d’après les Gesammelte Werke, Fischer Verlag, en retraduisant les passages concernés).
  • [2]
    S. Freud, L’intérêt de la psychanalyse, IIe partie, sect. F, G.W. XIII.
  • [3]
    S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, sect. 6.
  • [4]
    S. Freud, L’inquiétante étrangeté, sect. I, G.W. XII, 229.
  • [5]
    Fechner, Zur experimentellen Ästhetik, 1871 (Pour une esthétique expérimentale), et Vorschule der Ästhetik, 1876 (Cours préparatoire d’esthétique). Sur l’importance de Fechner pour Freud, nous renvoyons à notre Introduction à l’épistémologie freudienne, Paris, Payot, 1981, 1990.
  • [6]
    S. Freud, Malaise dans la civilisation, G.W. XIV.
  • [7]
    S. Freud, L’inquiétante étrangeté, sect. I, G.W. XII, 229.
  • [8]
    S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, « Récapitulation ».
  • [9]
    J. Lacan, Psychanalyse et médecine, 1966.
  • [10]
    J. Lacan, Le Séminaire, XVI, D’un Autre à l’autre.
  • [11]
    Dictionnaire des expressions et locutions, sous la direction de Alain Rey et Sophie Chantreau, « Les Usuels du Robert », 1988, p. 486.
  • [12]
    S. Freud, Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de Jensen.
  • [13]
    Sur ce point, cf. notre Littérature et psychanalyse. Freud et la création littéraire, Ellipses/Marketing, 1995.
  • [14]
    Sur le différend, cf. notre Freud et Nietzsche, Paris, puf, « Quadrige », 2e éd., 1998.
  • [15]
    S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit.
  • [16]
    S. Freud, Formulations sur les deux principes de devenir psychique.
  • [17]
    S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, I, B, G.W.V.
  • [18]
    Sur « le moment esthétique du symptôme, » cf. P.-L. Assoun, Le regard et la voix, Leçons de psychanalyse, Anthropos/Economica, 2e éd., 2001.
  • [19]
    S. Freud, L’inconscient et notre commentaire dans Leçons psychanalytiques sur le fantasme, Economica, 2007.
  • [20]
    S. Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse, XXXIIIe, G.W. XI, 390.
  • [21]
    J. Lacan, Des noms-du-père, 1963.
  • [22]
    P.-L. Assoun, « Le délire architecte. Figures freudiennes de la construction », dans Franck Chaumon (sous la direction de), Délire et construction, Toulouse, érès, 2002, p. 11-22.
  • [23]
    S. Freud, La question de l’analyse profane, G.W. XIV, 283.
  • [24]
    S. Freud, L’avenir d’une illusion, fin sect. II, G.W. XIV, 335.
  • [25]
    S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit.
  • [26]
    Op. cit.
  • [27]
    P.-L. Assoun, « Prolégomènes à une pensée analytique de la création », Le Carnet Psy n° 60, février 2001, p. 20-23 ; « La “création” à l’épreuve de la métapsychologie. L’objet inconscient de la création », dans Psychisme et création, L’Esprit du Temps, 2004, p. 17.
  • [28]
    Lettre à Jung du 30 juin 1909 à propos de l’Homme aux rats, dans Sigmund Freud, C.G. Jung, Correspondance, Gallimard, t. I, p. 317.
  • [29]
    P.-L. Assoun, Introduction à la métapsychologie freudienne, Paris, puf, « Quadrige », 1993, chapitre x, p. 222 sq.
  • [30]
    S. Freud, Sur la psychanalyse.
  • [31]
    S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, sect. IV.
  • [32]
    Op. cit., sect. V.

1De l’art la psychanalyse n’apprend à proprement parler rien ; de la psychanalyse l’art n’a rien à apprendre. Il faut partir de cette affirmation abrupte – sauf à l’expliciter –, pour mieux en dégager une conséquence paradoxale : celle d’une rencontre intense, sur le fond de cet écart, entre le « savoir de l’inconscient » et sa mise en acte, en ce que l’on appelle « œuvre » – nommément « l’œuvre d’art » – en son articulation intime (et antonymique) avec le symptôme. De ce genre de savoir qui précisément ne « s’apprend » pas, de façon cumulative, mais surgit d’un certain franchissement et d’un jeu des frontières. C’est ce qui participe de cet effet de surprise qui naît de la rencontre de ce qui, ne s’apprenant pas, s’enseigne par le réel et du réel même. On sait en effet qu’un certain effet de surprise signe le plus sûrement la rencontre du réel.

2Savoir écrire la conjonction « art et psychanalyse », c’est s’employer à dégager en son juste lieu cet enseignement réciproque, qui passe par une savante délocalisation.

L’aporie art/psychanalyse : le symptôme et le musée

3Voyons d’abord comment se tisse l’aporie.

4La psychanalyse n’a pas à se mettre à l’école de l’art, dans la mesure même où il n’y a pas d’enseignements de l’art, autre que lui-même. Il est sa propre didactique, tout entier suspendu à l’effet qu’il suscite, aussi réel qu’énigmatique. L’œuvre d’art surprend foncièrement, en ce qu’elle fait surgir une dimension du réel improbable et qu’elle rend désormais incontournable (au sens le moins galvaudé du terme). L’art n’a rien d’édifiant, alors même qu’il produit un édifice, suspendu, funambulesque, entre semblant et vérité. C’est pourquoi un rien de « bons sentiments » suffit à faire sortir de l’effet de surprise propre au réel en sa version esthétique (le « navet » est ce qui ne surprend en aucun cas).

5Cela nous engage à prendre à la lettre la déclaration célèbre de Freud sur son inaptitude à la critique d’art [1]. Bien plus qu’une dérobade, c’est une façon de dire que le discours achoppe sur le réel de l’art. La psychanalyse ne sera donc pas une critique – rallongée de l’inconscient – de l’art. C’est comme « profane » (Laie) – véritable « laïque », en contraste de ceux qui se « consacrent » à la cause esthétique, forme de Schwärmerei abritée sous la cause de l’Art – que le créateur de la psychanalyse intervient sur ce terrain, que dès lors il ne va occuper qu’avec plus de résolution.

6De fait cet agnosticisme esthétique débouche sur les plus audacieuses percées sur le secret de l’œuvre qui en légitiment d’emblée l’audace : face à la statue mosaïque de Michel-Ange ou le souvenir de Léonard de Vinci, Freud démontrera sa détermination à ne pas « lâcher le morceau ». Sauf à préciser que la Begabung – ce que l’on traduit par le « don », qui exprime une sorte d’« adonnement » – de l’artiste est mise une fois pour toutes – et d’ailleurs sans regret excessif – hors champ de cette investigation. D’emblée, toute « psychologie de l’art » est renvoyée à l’inanité par son propos : « D’où vient à l’artiste la capacité de créer, cela n’est pas une question relevant de la psychologie [2]. » Ou encore : « Force nous est d’avouer que l’essence de la réalisation artistique nous est… psychanalytiquement inaccessible [3]. »

7De quelle esthétique au reste s’agirait-il ? Non seulement de « la doctrine du beau », mais de « l’étude des qualités de notre sensibilité [4] » – virage décisif que l’on peut associer au nom de Fechner, promoteur d’une « esthétique expérimentale [5] ». Or, d’une part « sur le beau, la psychanalyse a moins que rien à dire [6] » – ce que l’on peut aussi écrire : le « Beau » est ce sur quoi la psychanalyse a le moins à dire (ce que vient symboliser l’étrangeté au beau des parties génitales, qui par ailleurs ne pourraient se dire « laides » que dans un registre hystérique !) ; d’autre part, comme investigation de l’aisthesis au plan immanent du sujet, Freud relève que l’analyste travaillant dans « d’autres couches de la vie psychique », il est peu enclin à s’aventurer dans les recherches esthétiques [7].

8Quant à l’artiste, qu’aurait-il à faire de l’analyste, dès lors qu’il apporte une solution inconsciente originale à ce que le savoir de l’inconscient noue comme problème : c’est une sortie hors du symptôme que réalise « l’œuvre d’art » (Kunstwerk).

9Dire que le symptôme est suspendu ou « débordé » ne signifie pas qu’il soit supprimé. L’artiste ne bénéficie pas d’une immunité symptomale, sous prétexte qu’il réussit à « subtiliser » le symptôme. Tout indique même que, chez les grands artistes, le symptôme s’étale avec d’autant plus d’ostentation, de désinvolture et d’innocent exhibitionnisme qu’il est devenu sereinement incurable et peut dès lors coexister avec ce « second symptôme », assumé et signé, qu’est son œuvre. Bref, le symptôme, chez l’artiste, est « mis au musée »… Si le névrosé est, à la suggestion de Lacan, « l’homme sans nom », l’artiste se fait un nom de son œuvre, son nom ne tenant ainsi qu’à un fil, celui de l’œuvre qu’il ose dire « sienne », alors qu’elle le tient plutôt noué à l’Autre.

10Au reste si nous voulons savoir où trouver la vérité du symptôme de l’artiste, mieux vaut suspendre l’examen psychopathologique et aller visiter les musées, encombrés de symptômes illustres, donc homologués – sauf à être « traités » par la Culture et en quelque sorte « couverts » par son « autorité ». C’est là que l’on pourra contempler le symptôme, « serti » en œuvre d’art.

11Freud incite à discerner, selon le degré de réussite de sublimation, à partir de « l’analyse du caractère de personnes supérieurement douées, particulièrement prédisposées pour les arts, et pour chacune d’elles, la proportion entre capacité de réalisation, perversion et névrose [8] ». Le cocktail s’avère en effet complexe, pour quiconque tente de s’approcher de la « constitution » de son artiste de prédilection, mais précisément le nouage du nom et de l’œuvre couvre tout cela d’un voile efficace. Derrière le « chef-d’œuvre », ce que l’on trouve est issu du « tissage qui se déploie entre les prédispositions pulsionnelles, les expériences vécues et les œuvres d’un artiste », comme il le dit à l’occasion de la remise du Prix Goethe.

12Le grand mot de « sublimation » doit être pris ici a minima, soit comme ce qui fait l’économie du refoulement. Cela permet de surclasser le symptôme – ce qui situe l’œuvre d’art du côté de l’exploit (version de la jouissance, comme le rappellera Lacan [9]) qui, à ce titre, fascine, de son héroïsme, ses spectateurs, pris en masse dans la nasse de la « nervosité commune »… L’artiste, en voilà un, nouveau Münchhausen, qui s’est tiré du marais de la névrose par les cheveux et nous contemple, plutôt ironiquement, de ses hauteurs.
C’est pourquoi Freud a toujours posé la question de l’approche du génie esthétique en termes de lèse-idéal, sinon de lèse-majesté.
Ce n’est pas tout : l’artiste est celui qui trouve dans l’Autre – celui de la culture – une reconnaissance qui est de tout autre nature que quelque normalisation. L’art est en effet une « institution ». L’artiste, fût-il maudit et dépris de l’institution, en montre l’envers. On connaît le destin des artistes faits déchets de leur vivant et pieusement « panthéonisés ».

Le savoir de l’effet : le désir freudien

13Une fois ces choses dites, il y a chez Freud une décision : celle de savoir quand même, voire coûte que coûte, comment agit l’effet (d’art). Car l’abstention esthétique n’implique pas l’abstinence : il y a bien un effet de jouissance sur le « profane » analyste.

14Le début de son essai sur Le Moïse de Michel-Ange le montre clairement. Freud y signifie, au-delà des considérations sur son idiosyncrasie esthétique, que nul « admirateur » n’a la clé sur l’œuvre. « L’esthéticien » parle beaucoup, l’œuvre rend bavard, le mot « art » semble légitimer l’inflation et l’emphase verbales, mais nul ne sait – à vrai dire l’« art » justifie virtuellement de dire quasi n’importe quoi. C’est, à bien y regarder, le tour (de « maître ») que l’artiste joue à son destinataire. La grande œuvre produit du bavardage, voire une niaiserie rhétorisante, en tout cas du discours creux. La « chose esthétique », elle, produit un « trou noir » que la verbosité vient tenter de remplir de son propre activisme. Il ne faut du reste pas mépriser le « baratin » qui peut être une manifestation de désir. Voilà pourquoi, en tout cas, l’analyste fera mieux de ne pas s’affilier à ces discours et approcher de son côté l’énigme esthétique, tel un bastion dont il s’agit de trouver la faille, par où elle peut lâcher quelque chose de son obscure clarté.

15Car l’œuvre a besoin d’une interprétation, affirme Freud, non pour se compléter – en sa souveraineté, elle n’en a cure (c’est le cas de le dire) –, mais, dès lors que l’œuvre « empoigne » son spectateur avec une telle puissance, c’est que « la situation affective, la constellation psychique qui chez l’artiste a fourni la force de pulsion nécessaire à la création est censée être de nouveau suscitée en nous ». « Nous », spectateurs et amateurs… Il y a là l’idée, discrète mais ferme, que l’artiste s’expose, par son œuvre, à l’interprétation, dès lors qu’il « expose », c’est-à-dire s’expose au spectateur – non qu’il puisse rendre gorge contre une quelconque herméneutique, mais parce qu’il agit au moyen d’une « intention ». L’artiste, dès lors qu’il « fait œuvre », cherche l’interprétation, comme on « cherche des ennuis ».

16Qui sait est su, dira Lacan [10]. Cela s’applique mutatis mutandis à l’artiste, pourtant hors savoir : qui a su produire un tel effet doit s’attendre à ce que tôt ou tard quelqu’un cherche à le « savoir », soit « le sens et le contenu de ce qui est présenté dans l’œuvre d’art ». Celui-là, ce pourrait bien être l’analyste ou du moins le premier d’entre eux nommé Freud qui se détache de la petite foule bavarde des amateurs (laïques) pour venir – par exemple, du fond obscur de l’église où il observe la statue mystérieuse du Maître – jeter un « unique rayon de lumière dans l’obscurité » (comme il le dit à un autre propos dans Totem et tabou).

17La question, pour Freud, c’est d’en apprendre quelque chose et de transmettre, mais quoi ? Non la clé de l’œuvre, mais, dit-il, « pourquoi je suis sous le coup d’une impression si violente ». L’amateur ici veut être éclairé, c’est son droit dès lors que l’artiste l’a ému, entendons s’est permis de mettre en mouvement ses pulsions, au moyen de ses propres pulsions mises en œuvre… dans et par son œuvre. Ne serait-ce que pour surmonter ce « désarroi de l’entendement conceptualisant » que produit cette « torpille » paralysante (au sens socratique) de l’œuvre d’art. Peut-être y va-t-il du splendide effet de tromperie de l’art.

18Après tout, dès lors que l’artiste s’impose, qu’il impose du respect par son œuvre, bref qu’il est « imposant », il côtoie l’imposture – fût-elle produite avec la bénédiction de la Culture. La psychanalyse garde ici sa vigilance, non pour « bouder son plaisir » face à l’œuvre d’art, mais pour repérer les ressorts de la machine. D’où l’insistance freudienne : la question profane « où l’artiste va-t-il « chercher tout ça » ? » mène à une autre, plus cachée : « Que nous veut-il, avec tout ça ? » C’est un fait – et plutôt un bon signe – que le véritable artiste est foncièrement inquiétant, jusqu’à l’Unheimliche.
Le savoir pourtant ne saurait triompher de la puissance de « l’impression ». Du moins y ajoute-t-il ce plaisir de savoir, dérivé de la puissance ainsi dévoilée.

La graine et la plante

19Parvenu à ce point, l’on s’avise que dire qu’il n’y a pas à apprendre, ce n’est certes pas dire que l’art soit sans effet sur l’analyste. La fameuse formule de Lacan, qu’il s’agit pour nous d’« en prendre de la graine », de l’artiste, s’avère d’autant plus judicieusement choisie qu’on l’entend en sa lettre. C’est une chose d’apprendre, c’est autre chose que d’« en prendre de la graine ».

20Il faut examiner de plus près cette formule, si souvent citée. L’expression, datée du début du xxe siècle, est traduite par « en tirer une leçon, un exemple à suivre, un modèle à imiter ». « La graine est ici, commente le lexicographe, le (bon) principe qui, inculqué, conduira aussi immanquablement et naturellement que dans le processus de germination, le résultat souhaité [11]. » Il ne s’agit donc pas de suivre les leçons de l’art, mais d’« en tirer une leçon », fondamentale, telle que, une fois « inculqué », il fleurira, aussi immanquablement que dans le « processus de germination ».

21Laisser « germiner » les leçons de l’artiste, au sein de la psychanalyse, voilà donc ce que signifie Lacan par son choix de la locution française. L’art est un surgeon : une fois greffé, il produira ses effets de fécondation à l’usage du savoir de l’inconscient.

22Ce que l’expression peut comporter de « naturaliste » est corrigé par l’usage qui l’emploie a contrario : le contexte le plus usuel est le conseil-reproche (« tu pourras, tu pourrais… en prendre de la graine »). Le propos de Lacan s’adresse donc d’abord à l’analyste : « De l’art et de la leçon de l’artiste, tu ferais mieux, mon vieux, d’en prendre de la graine… » En quoi, précisément ?

23Freud avait noté, dès sa Gradiva[12], que la littérature a occupé le lieu déserté par les psychiatres. Bref, « toujours l’artiste précède » et l’analyste est nécessité à en tirer les conséquences…
Il faut donc comprendre ce qui, dans l’opération esthétique, justifie ce privilège – ce qui requiert d’en esquisser un portrait métapsychologique, qui vient en lieu et place des traités d’esthétique et des « arts poétiques [13] », impossibles ou dérisoires, mais pourrait bien s’élever au statut d’une sorte de critique du jugement kantien, réécrit depuis « l’autre scène », celle de l’inconscient.

L’effet et la satisfaction : l’esthétique freudienne

24Pour éclairer quelque chose de cette « botanique », revenons à la problématisation freudienne.

25Dans son célèbre déni de compétence, Freud ne se place que plus résolument du côté de l’effet qu’exerce l’œuvre d’art. Indiquant tout de go que la musique est un art quasiment sans effet sur lui, au contraire de l’œuvre plastique, il situe la pointe de l’art du côté de son destinataire – Nietzsche pouvant lui reprocher de ne pas se placer au cœur de la création même du point de vue du créateur [14]. C’est que la psychanalyse se place bien du côté de l’amateur, celui que l’on désigne comme « l’homme de goût ».

26Il y a au principe de l’art un « plus-de-jouir » réalisé sur le spectateur ou l’auditeur. Il n’y a donc pas de « psychologie de l’artiste », sauf à préciser que l’artiste nous trompe – c’est une tromperie réussie et homologuée –, en nous dissimulant son symptôme, sous l’éclat de son splendide fétiche, qui ne se trahit guère que dans le regard du spectateur non dupe, ce « profane » sur lequel l’œuvre agit comme sur n’importe qui, mais à qui « on ne la fait pas » ! L’artiste est son œuvre, pour le pire et le meilleur. L’auteur d’une œuvre ne s’analyse pas (cf. la stérilité des efforts en ce sens sur l’œuvre signée par un certain Freud). Reste que l’œuvre possède une « enveloppe formelle » qui l’expose au déchiffrement inconscient de plein droit.

27Comment donc ce spectateur qui « veut savoir » va-t-il tenter d’agir son affect ? Au moyen d’une attention aux « détails », aux déchets de l’œuvre. Telle est la « forme » de l’œuvre qu’elle noie le détail – elle est « fabriquée » pour cela. Freud formule une exigence déguisée, comme souvent, en déclaration d’incompétence : porter l’intérêt sur l’œuvre même, plutôt que sur ses « formes » et « techniques », comme pour ne pas être dupe de son « apollinisme ».
À l’art de la forme, l’analyste répond par l’art des refuse, de son Abhub, dépôt de sédimentation de la belle forme. Recyclage des déchets qui nourrit l’interprétation analytique. Ainsi, du génie incomparable de Léonard qui se trahit par cette minuscule digression des souvenirs, noyée dans un traité d’ornithologie ou le monument de Michel-Ange qui « lâche le morceau » pour qui sait reconstituer la cinétique de ce mouvement entravé. Freud invente un observateur pour qui, nouveau Morelli, le détail ne passe jamais inaperçu…

Le fantasme ou le corps de l’œuvre

28Par cette brèche dans le « génie », se met au jour le fantasme. L’artiste est passé maître dans l’art, précisément, de « donner corps aux formations de sa fantaisie [15] ». L’art réalise une opération majeure et en son genre inespérée de « réconciliation du principe de plaisir et du principe de réalité [16] ». Cela suppose d’ailleurs qu’il est postérieur à leur séparation : sa « magie » se trouve fondée sur leur distinction qu’il ne transforme pas en fumée, mais travaille… « artistement ».

29Par le même mouvement, l’art touche au corps : « Le voilement du corps qui progresse avec la culture tient éveillée la curiosité sexuelle… qui peut être détournée (“sublimée”) vers le champ artistique, si on est à même de faire passer son intérêt des organes génitaux vers l’ensemble des formes corporelles. » En sorte que « le concept de “beau” s’enracine dans le sol de l’excitation sexuelle », alors même que nous ne pouvons à proprement parler trouver « beaux » les organes génitaux eux-mêmes, dont la vue « suscite l’excitation sexuelle la plus forte [17] ». Clivage entre excitation et représentation qui fait toutes les affinités électives de l’hystérique et de l’art [18].

30Il est intéressant de rapprocher ici deux allégations appartenant à la scène du fantasme et à celle de l’œuvre.

31Le fantasme, formation mixte de l’inconscient et du conscient, est fortement structuré et hautement organisé, au point de revendiquer sa place parmi les formations conscientes… à un détail ou « trait » (Zug) près, qui trahit sa nature métissée et par là même son origine inconsciente, y laissant une « marque de fabrique [19] ». L’œuvre, elle, trahit son origine inconsciente, on l’a vu, par le détail. Il se peut qu’on ait là la preuve d’une homologie majeure qui situe l’œuvre du côté d’un fantasme passé dans l’espace d’une représentation dont le « point aveugle » se trouve employé au mieux.

32L’art est ainsi une bonne affaire… pour l’artiste. « Il est un chemin de retour (Rückweg) du plaisir à la réalité, et c’est l’art [20]. » Aptitude exceptionnelle autant que mystérieuse à « modeler un matériel déterminé de façon à ce qu’il devienne une copie fidèle de sa représentation de fantaisie ». Au point que le déshérité retrouve, grâce à ses châteaux de fantaisie, les bénéfices de la réalité : honneur, femme et argent.

33Cette représentation freudienne ne consonne guère avec le destin de l’impossible – et Lacan lui-même se cabre avec une sévérité particulière contre une telle arithmétique des plaisirs. Mais ce qu’il faut en retenir est que l’œuvre d’art est un « retour », voire « un pur retour », à la façon de la phobie [21]. Quand nous contemplons une œuvre d’art, c’est un peu comme quand nous « contemplons » un délire : il s’agit de quelque chose qui s’avance vers la réalité de façon d’autant plus poignante qu’à une phase précédente, invisible, elle a été perdue [22]. Le fantasme s’approche au bord du réel où se discerne l’aura psychotisante, qui ne peut que frapper à la contemplation de l’objet exposé au musée, qui défie et désaxe son « encadré » – ce que dit le mieux Artaud, visiteur du musée Van Gogh.
L’artiste est celui qui « systématise » en quelque sorte le fantasme, tout en modelant les fantasmes de façon à les rendre tolérables à la culture… jusqu’en son bord psychotisant. Délire savamment et pour tout dire artistement « bordé ».

L’opération esthétique, du renoncement à la jouissance

34On l’a dit, l’art est pris dans la culture. La « Chose » est placée dans un réseau signifiant qui ne la domestique pas pour autant. Au-delà de la saga de l’artiste solitaire, l’art est bien rangé par Freud parmi les « institutions de culture » (Kulturinstitutionen), à côté de la religion et de l’ordonnancement social [23]. L’artiste, ce dissident de structure, mérite bien de la culture, à un moment donné – même s’il répugne à endosser quelque « décoration » qui le ferait rentrer dans la mise en décor de l’ordonnancement social.

35Si la psychanalyse ne prend pas l’art par le beau, mais par la satisfaction (Befriedigung), il y a là une opération qui touche à l’économique pulsionnelle de la Culture : « L’art offre des satisfactions de remplacement pour les renoncements de culture toujours encore ressentis le plus profondément et agit comme nulle autre chose comme réconciliant avec les sacrifices apportés par celle-ci [24]. »

36Bref, « l’art n’a pas son pareil pour opérer une réconciliation avec les sacrifices consentis pour la culture » – comme en écho de la réconciliation du double destin de l’économie psychique. Il fait partie de ces Hilfkonstruktionen, terme que Freud emprunte à Fondane : « constructions auxiliaires » ou, plus trivialement, « échafaudages [25] ».

L’autre satisfaction : la jouissance esthétique

37À l’arrière de la satisfaction artistique, il y a donc le renoncement (Verzicht). C’est en cela que l’œuvre se situe à la frontière du renoncement pulsionnel et de la satisfaction, comme générateur d’une autre satisfaction.

38On peut entendre une sorte de condescendance dans ce constat de Freud que « la douce narcose dans laquelle nous plonge l’art ne fait pas plus que nous soustraire fugitivement aux nécessités de la vie ». Ce rappel est seulement destiné à souligner que pour faire oublier la « misère réelle la plus crue, cette remédiation n’est pas suffisamment forte [26] ». La religion est la seule narcose qui tienne – d’où son bel avenir. Reste que l’art peut s’avancer sur cette piste, avec une vigueur qui dépend de l’audace de l’artiste.

39C’est cette satisfaction présente au sein d’une culture fondée sur la répression pulsionnelle que marque « l’entrée des artistes ».

40On s’étonnera que Freud ne parle pas de « création », la psychanalyse n’accréditant nul pathos « créativiste », type de la verbosité repérée plus haut – comme nous l’avons montré ailleurs [27] –, mais de substitut. Mais ce faisant, il indique que la satisfaction produite par l’œuvre d’art est secrètement pétrie du renoncement dont elle tire un au-delà, qui pourrait bien confluer avec « l’au-delà du principe de plaisir ».
Comme si le Kulturmensch se disait : « Je sais bien que je dois renoncer, mais quand même, il y a place, au sein de la Kultur, pour une jouissance. » Non seulement « compensatoire », mais issue du renoncement même. C’est cette promesse que réalise l’art. C’est sa bonne nouvelle, que le renoncement (pré-posé à la jouissance esthétique) n’aura pas le dernier mot. La fleur de l’art pousse avec vigueur sur le terreau du renoncement – il faut le rappeler face aux naïvetés de la transgression pure, caractéristique de la rhétorique « post »-moderne, dont l’art serait le médium et qui reconduit à sa manière le « rejet de l’inconscient ». Ce que montre l’œuvre d’art – au besoin, monstrueusement – c’est donc un triomphe concret et ponctuel sur la loi du renoncement. C’est regagner quelque chose de la jouissance originaire, sur ce qui a été perdu par le renoncement, en une fête sombre. D’où son effet monstre

L’« œuvre d’art de la nature psychique »

41Ainsi compris, l’œuvre d’art rencontre le symptôme.

42Que Freud présente les névroses comme ces « œuvres d’art de la nature psychique [28] » – ce qu’il ressent au moment où précisément il se confronte au défi d’en restituer la facture par l’écriture clinique [29] – plaide pour une mise en miroir. Il craint en ce moment le « bousillage » (Pfuscherei), se retrouvant, lui l’amateur peu éclairé qu’il se dit être, en position de « créateur », mais plutôt du côté de celui qui enlève que de celui qui ajoute…
Le symptôme ne relève pas en psychanalyse d’un simple produit psychopathologique : il porte à l’expression une vérité active affectant un sujet divisé. Le névrosé est donc en son genre un artiste, il se fait un nom, clandestin il est vrai, de son symptôme « chéri ». Il faut donc en respecter la forme.

L’œuvre d’art ou la vérité en sa « semblance »

43L’art, lui, joue la carte du « semblant ». L’artiste fait semblant (c’est là le versant imaginaire), mais ce faisant il produit le semblant qui permet l’agrafe avec le réel. Il donne à la vérité le miroitement du « semblant ».

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« Si la personne en relation hostile avec la réalité possède ce don artistique qui, psychologiquement, reste pour nous une énigme, écrit Freud, elle peut transposer ses fantaisies en créations artistiques et non en symptômes, échappant ainsi au destin de la névrose et regagnant par cette voie détournée la relation à la réalité [30]. »

45Encore faut-il comprendre « par quelles profondes mutations une impression vitale de l’artiste doit passer avant de pouvoir prétendre apporter sa contribution à l’œuvre d’art [31] ». « Celui qui crée en tant qu’artiste se sent assurément vis-à-vis de ses œuvres père lui aussi », quoique Léonard créât ses œuvres sans se soucier de son père [32] !

46Si la castration est « la plaisanterie pas drôle du tout », l’art instaure un espace de jeu, « trompe-l’œil » de la castration. L’artiste est celui qui « joue au plus fin » et organise le jeu le plus « fin » avec l’Autre de la castration. Il en retarde les effets et fait semblant qu’elle n’ait pas le dernier mot, s’entendant à trouver complaisance complice chez ses spectateurs.

L’insociable socialibilité de l’artiste ou l’économie de la mort

47L’artiste, ce « suicidé de la société » – c’est le critère du véritable artiste selon Artaud, celui qu’il applique à Van Gogh – produit ce qui s’appelle une « œuvre d’art », homologuée comme telle par l’Autre social. Voilà le paradoxe : l’œuvre – vraie – naît d’un geste suicidaire. Cela a le mérite de ne pas indexer la problématique de l’œuvre d’art à une thématique de la « création », ce pont aux ânes esthétique. S’il y a bien effet de « création », c’est comme contre-coup d’un acte d’autodestruction.
Du suicide, l’œuvre d’art véritable a ce caractère de mise en acte d’un point de non-retour, sauf à se rattraper au moyen d’une légitimation par l’ovation culturelle. Cela donne de nouvelles couleurs à l’adage nietzschéen répété ad nauseam que tout ce qui ne le détruit pas le renforce. À bien affronter la vérité de l’art, on y trouve le meilleur révélateur que la Kultur est travaillée par la pulsion de mort et laminée par le sentiment de culpabilité. En cette économie, comme ce qui fait pièce à ce qui justement met en pièces le corps, l’œuvre est ce qui en vient à faire corps, de la désunion pulsionnelle. Là où la mort était, le « faire-œuvre » fait advenir le plaisir en son au-delà…

Notes

  • [*]
    Paul-Laurent Assoun, psychanalyste, professeur à l’université Paris-7 Diderot ; 20 rue de la Terrasse, F-75017 Paris.
  • [1]
    S. Freud, Le Moïse de Michel-Ange, sect. 1, G.W. X, 172 (nous citons les œuvres de Freud d’après les Gesammelte Werke, Fischer Verlag, en retraduisant les passages concernés).
  • [2]
    S. Freud, L’intérêt de la psychanalyse, IIe partie, sect. F, G.W. XIII.
  • [3]
    S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, sect. 6.
  • [4]
    S. Freud, L’inquiétante étrangeté, sect. I, G.W. XII, 229.
  • [5]
    Fechner, Zur experimentellen Ästhetik, 1871 (Pour une esthétique expérimentale), et Vorschule der Ästhetik, 1876 (Cours préparatoire d’esthétique). Sur l’importance de Fechner pour Freud, nous renvoyons à notre Introduction à l’épistémologie freudienne, Paris, Payot, 1981, 1990.
  • [6]
    S. Freud, Malaise dans la civilisation, G.W. XIV.
  • [7]
    S. Freud, L’inquiétante étrangeté, sect. I, G.W. XII, 229.
  • [8]
    S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, « Récapitulation ».
  • [9]
    J. Lacan, Psychanalyse et médecine, 1966.
  • [10]
    J. Lacan, Le Séminaire, XVI, D’un Autre à l’autre.
  • [11]
    Dictionnaire des expressions et locutions, sous la direction de Alain Rey et Sophie Chantreau, « Les Usuels du Robert », 1988, p. 486.
  • [12]
    S. Freud, Le délire et les rêves dans la « Gradiva » de Jensen.
  • [13]
    Sur ce point, cf. notre Littérature et psychanalyse. Freud et la création littéraire, Ellipses/Marketing, 1995.
  • [14]
    Sur le différend, cf. notre Freud et Nietzsche, Paris, puf, « Quadrige », 2e éd., 1998.
  • [15]
    S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit.
  • [16]
    S. Freud, Formulations sur les deux principes de devenir psychique.
  • [17]
    S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, I, B, G.W.V.
  • [18]
    Sur « le moment esthétique du symptôme, » cf. P.-L. Assoun, Le regard et la voix, Leçons de psychanalyse, Anthropos/Economica, 2e éd., 2001.
  • [19]
    S. Freud, L’inconscient et notre commentaire dans Leçons psychanalytiques sur le fantasme, Economica, 2007.
  • [20]
    S. Freud, Conférences d’introduction à la psychanalyse, XXXIIIe, G.W. XI, 390.
  • [21]
    J. Lacan, Des noms-du-père, 1963.
  • [22]
    P.-L. Assoun, « Le délire architecte. Figures freudiennes de la construction », dans Franck Chaumon (sous la direction de), Délire et construction, Toulouse, érès, 2002, p. 11-22.
  • [23]
    S. Freud, La question de l’analyse profane, G.W. XIV, 283.
  • [24]
    S. Freud, L’avenir d’une illusion, fin sect. II, G.W. XIV, 335.
  • [25]
    S. Freud, Malaise dans la civilisation, op. cit.
  • [26]
    Op. cit.
  • [27]
    P.-L. Assoun, « Prolégomènes à une pensée analytique de la création », Le Carnet Psy n° 60, février 2001, p. 20-23 ; « La “création” à l’épreuve de la métapsychologie. L’objet inconscient de la création », dans Psychisme et création, L’Esprit du Temps, 2004, p. 17.
  • [28]
    Lettre à Jung du 30 juin 1909 à propos de l’Homme aux rats, dans Sigmund Freud, C.G. Jung, Correspondance, Gallimard, t. I, p. 317.
  • [29]
    P.-L. Assoun, Introduction à la métapsychologie freudienne, Paris, puf, « Quadrige », 1993, chapitre x, p. 222 sq.
  • [30]
    S. Freud, Sur la psychanalyse.
  • [31]
    S. Freud, Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, sect. IV.
  • [32]
    Op. cit., sect. V.
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