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Article de revue

Le problème de la vieillesse pour un historien de la mort

Pages 21 à 31

Notes

  • [*]
    Michel Vovelle, professeur émérite à l’université de Paris I (Panthéon-Sorbonne), ancien directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française ; 3, rue Villenus, F-13100 Aix-en-Provence.
    Entretien du 12 février 2008, mené avec Natalia Tauzia.
  • [1]
    « Le premier niveau – la mort subie – s’impose de lui-même : c’est le fait brut de la mortalité. Il s’inscrit dans les courbes démographiques dès qu’on peut y recourir (p. 103).
    […] La mort vécue c’est – si l’on veut faire simple – tout d’abord le réseau des gestes et des rites qui accompagnent le parcours de l’ultime maladie à l’agonie, au tombeau et à l’au-delà (p. 104).
    […] L’histoire du vécu de la mort débouche directement sur l’histoire du discours collectif sur la mort » (p. 104).
  • [2]
    Les vieux, de Montaigne aux premières retraites, Paris, Fayard, 1989.

1Natalia Tauzia : Merci à vous, Michel Vovelle, d’avoir bien voulu répondre à mes sollicitations. Comme vous le savez, je ne suis pas historienne de formation, mais vos travaux sur l’histoire de la mort ont très tôt éclairé mes interrogations sur la question du vieillissement et le regard qu’y porte notre modernité. Quelle histoire a ce regard, c’est la question qui nous réunit aujourd’hui. En tant qu’historien dont la réputation n’est plus à faire, spécialisé dans les thèmes de la mort et de la Révolution française au xviiie siècle, je sollicite l’acuité de votre regard sur la naissance d’une appréhension moderne de la mort et de la vieillesse.

2Dans Idéologies et mentalités (1982), vous abordez l’histoire de la mort dans une conception verticale subdivisée entre ce que vous appelez la mort subie, la mort vécue et le discours sur la mort. Pourrait-on évoquer ainsi une histoire de la vieillesse subie, vécue, et son discours [1] ?

3Michel Vovelle : J’ai été effectivement amené à m’intéresser à la vieillesse corrélativement à mes études sur la mort. Vous vous référez à la distinction que j’opère entre trois niveaux d’approche : mort subie, vécue et discours sur la mort. C’est une démarche qui a un caractère pédagogique, mais en même temps, cela renvoie aux moyens que nous avons d’aborder ces phénomènes complexes de la mort et la vieillesse, puisqu’à la base il y a le substrat démographique, sociologique, et les apports de la médecine. Tout cela marque le contexte essentiel pour illustrer la manière dont est vécu ce niveau intermédiaire. Comme le dit Philippe Ariès, c’est au niveau de ce qu’il appelle à mon avis imprudemment l’inconscient collectif, l’histoire de la mort. Moi je suis plus prosaïque, j’enracine au niveau de la mort subie et je distingue le troisième niveau, le discours élaboré sur la mort.

4Cela dit je fais une différence, sans faire de vanité d’auteur. La mort reste un invariant, car on n’a jamais réussi à l’éliminer et on ne réussira à mon avis jamais. Comme dans tous les invariants, la mort n’a cessé de varier, avec toujours ce butoir de son inéluctabilité, tandis que la vieillesse dépend beaucoup plus de la perception qu’on en a, et par là même, dans l’histoire de longue durée ou même dans le temps court de la vie, il y a une plus grande variabilité.

5N.T. : Entre le grand cérémonial de la mort baroque et l’avènement de la mort bourgeoise où s’exacerbe le sentimentalisme romantique du xixe siècle, comment va s’inscrire la pensée du xviiie siècle au sujet des dernières étapes de la vie ? Pour les historiens de la vieillesse comme Jean-Pierre Bois [2], « la naissance de la vieillesse » qu’il situe autour de la seconde moitié du xviiie siècle, apparaît dans la vie quotidienne grâce au recul de la mortalité infantile et au plus grand nombre d’adultes à accéder au grand âge. Grands-pères et grands-mères, plus nombreux, vont ainsi pour lui développer leur influence auprès des petits-enfants. La naissance de la vieillesse serait alors concomitante à la naissance de la famille moderne ?

6M.V. : Je ne crois pas que ce soit le xviiie siècle qui voit la naissance de la vieillesse, car elle parcourt toute l’histoire de l’humanité. Sans remonter au déluge, la Bible, la fable et l’histoire nous transmettent des images de la vieillesse qui nous renvoient à des univers très codifiés où la place des vieux est soit exaltée, soit dénigrée. Voyez les exemples d’Abraham et de Mathusalem. L’image du patriarche, de l’ancêtre est très présente, avec soit la nostalgie d’un univers patriarcal et solidaire, soit une mauvaise image, Suzanne et les vieillards par exemple. On y voit un « vieux libidinal ». C’est un héritage, un imaginaire de longue durée.

7Dans le répertoire de l’Antiquité, la mythologie, on a le thème de la vieillesse heureuse, voyez Nestor, le sage. Dès le Moyen Âge, on a essayé de codifier la vieillesse. Dans l’héritage des Arabes, où Avicenne transmet la pensée antique, il y a alors trois étapes de la vie : l’adulescencia, qui dure jusqu’à 32 ans, la maturité jusqu’à 40 ans, et après on est vieux. On peut aussi voir avec les auteurs de la pastorale chrétienne, comme Vincent de Beauvais. Pour lui, l’adulescencia dure jusqu’à 28 ans, la maturité jusqu’à 50 ans, et après on est vieux. Ce codage correspond déjà à une vision de la vieillesse.

8Charles VII va mourir à 42 ans avec la réputation d’un sage vieillard. Chez Bernardin de Sienne, la vieillesse est décrite sous la forme des calamités.

9Dans la façon dont c’est reflété, par la poésie, l’image, on retrouve plus que de l’ambiguïté, chez François Villon, quand il évoque sa tendresse pour sa « pauvre mère » ; des images comme la tradition des ars moriendi du xve siècle. Il y a l’expression d’une tension, lorsque l’agonisant est assiégé sur son lit de mort par les démons ; en contrebas, on voit son fils et sa veuve qui fouillent le coffre à la recherche d’un trésor, ou prennent son cheval dans l’écurie !

10Pendant le Macabre, c’est l’image de la déchéance physique qui prédomine, avec par exemple le poète et chroniqueur du xve siècle, Pierre de Nesson (je traduis en français moderne) : « Tu croîs et te nourris, tu vis, tu meurs et puis pourris, et après ce, tu n’es plus rien. »

11Dans ce tournant, il y a le grand tournant de l’humanisme italien, avec Pétrarque, pour qui la vieillesse n’est pas un ultime avatar, mais un achèvement. Pour Salutati, la mort est la glorieuse conclusion de notre « exil sur la Terre ». Pour Alberti, dans sa réhabilitation de la vieillesse comme achèvement ou couronnement de la vie, d’où on peut voir les choses de plus loin : « E bella cosa il vivere. »

12Cette lecture de la Renaissance a aussi son complément, c’est-à-dire la déploration des ravages de la vieillesse, comme chez Ronsard.

13N.T. : Oui, c’est précisément le thème que développe l’article de Javier Benito de la Fuente, dans « La rose et le squelette, l’angoisse de la vieillesse à la fin de la Renaissance à travers les poésies de Ronsard ».

14M.V. : Oui, tout à fait.

15Alors, vient la question de comment introduire le xviiie à partir du xviie. C’est là que je me trouve confronté à ces deux éléments contradictoires. Il va falloir s’intéresser au contexte démographique. Au xviie, c’est l’apogée, dans le cadre de « la vie brève », du modèle qui prévaut depuis le Moyen Âge, le xiiie siècle, où l’espérance de vie dépasse rarement les 30 ans. Au xve, elle chute même jusqu’à 23 ans. L’espérance de vie remonte sans dépasser ce stade de moins de 30 ans, et pas dans ce tragique xviie siècle, où j’ai écrit « Chanceux qui dépasse la soixantaine ». C’est « le massacre des innocents », l’énorme mortalité infantile. Dans mes recherches, à 20 ans, la moitié d’une cohorte est déjà morte. Ça laisse aux adultes une espérance de vie, à 20 ans, limitée de 25 à 30 ans, mais pas plus.

16Il y a deux passages dangereux, entre 20 et 30 ans, pour l’homme. C’est le risque de mort violente, à la guerre par exemple. Et autour de 29-30 ans pour la femme, qui risque la mort en couches. Pour ceux qui restent, quel est le statut de la vieillesse ?

17Pour la femme, l’image de la veuve (qu’on retrouve dans la peinture flamande et hollandaise, vêtue de noir pendant toutes les années qui lui restent), pas forcément honorée.

18Chez Molière, Célimène est une jeune veuve. Coexistent l’image de la veuve pieuse ou de la marâtre. Pour l’homme, je suis frappé de l’importance de l’image du patriarche. Il faut se référer là aux travaux de Fisher, traitant de l’âge des patriarches dans les colonies anglaises de la côte Est, de la Nouvelle-Angleterre.

19On peut extrapoler à l’image du père de famille du monde rural, que j’ai étudié dans mes recherches en Provence. Il faut se méfier des formes de l’héritage qui assurent le pouvoir paternel, dans toute la France du sud, héritière du droit romain. C’est la pratique successorale, la désignation de l’héritier, avec le problème de l’exclusion des cadets. C’est l’image du père de famille rural, que l’on retrouve chez La Fontaine, « Un riche laboureur, sentant sa mort prochaine, fit venir ses enfants… ». C’est l’image de la réunion des enfants au lit de mort. C’est l’ancêtre, une forme de la bonne mort, que l’on peut retrouver dans l’élite nobiliaire, princière (Louis XIV a son lit de mort), chez les magistrats, comme je l’ai étudié avec le cas de Nicolas Pasquier, qui nous raconte la bonne mort de son père, invitant ses enfants à l’union familiale et à la continuité.

20N.T. : Il y a un regard contrasté des vieillards ridicules, les barbons du xviie siècle, vision pessimiste des artistes et hommes de lettres (Rembrandt, Hals, Molière, Corneille, Descartes…) qui semble cohabiter avec l’image du « bon vieillard ». Quel rôle y joue la religion ?

21M.V. : Sur le rôle de la religion, il y a un essor et une affirmation dans l’iconographie religieuse de la bonne mort, à partir de saint Joseph. C’est d’ailleurs un paradoxe, puisque aucun texte des Écritures n’évoque cette mort. On y voit à son lit de mort Joseph, saint Jean et la figure du fils à travers le Christ. C’est la bonne mort, « gisant au lit malade », qui renvoie à la mort du patriarche. Cette bonne mort est celle qui ne nous prend pas au dépourvu, qu’on a le temps de préparer.

22N.T. : Tout à fait à l’inverse de la « bonne mort » contemporaine, où le mieux serait de ne pas se rendre compte, mourir pendant son sommeil sans rien avoir vu venir !

23M.V. : Oui, l’accident cardio-vasculaire, l’accident cérébral serait en haut du classement de la bonne mort aujourd’hui !

24Bien, mais la contre-preuve, ce sont les vieillards ridicules du xviie siècle. La lecture dépréciative sur la vieillesse existe. Chez Shakespeare, le Roi Lear, berné par ses filles, qui retombe en enfance et devient ridicule (je traduis), « La vieillesse, seconde enfance et oubli pur et simple, sans dents, sans yeux, sans goût, sans plus rien du tout. »

25C’est l’âge mûr qui est seul toléré, car il épargne les légèretés de la jeunesse et les radotages du vieil âge. Dans le théâtre classique, voyez Corneille, l’humiliation de Don Diègue ; Racine et son Mithridate, vieux conquérant mis à mort par ses fils plutôt que par les Romains.

26Chez Molière, la figure de la duègne ou du barbon (L’avare, Arnolphe dans L’école des femmes). C’est une image brocardée. Dans ce tableau contrasté, on pourrait voir l’iconographie de la sorcière.

27N.T. : C’est la grande époque de l’Inquisition et de la chasse aux sorcières…

28M.V. : Pendant longtemps, l’image de la sorcière reste celle d’une jeune femme, de la tentation. Puis du xvie au xviie siècle, l’image évolue, la sorcière devient la vieille décrépite aux seins pendants !

29Il y a une grande « page-pivot », c’est Le sermon sur la mort de Bossuet (1662) :

30

« Qu’est-ce que 100 ans ? Qu’est-ce que 1 000 ans, puisqu’un seul moment les efface ? […] Cette recrue continuelle du genre humain, je veux dire les enfants qui naissent, à mesure qu’ils croissent et qu’ils s’avancent, semblent nous pousser de l’épaule et nous dire : retirez-vous c’est maintenant notre tour. »

31C’est la vision d’un christianisme doloriste de la vieillesse et de la mort. J’ai trouvé encore pire chez Fénelon qui évoque les peines du mariage. Parmi ces peines, il y a pour lui un cas de figure rare, celui de deux époux étant restés fidèles et vivants tous deux, se retrouvant ensemble face à la vieillesse et la mort. Il écrit cette phrase que je trouve terrible : « C’est là que je les attends. »

32N.T. : Pourrait-on suivre une évolution de ce regard des vieillards ridicules et honnis du xviie au cours du xviiie siècle, où Bois relève les premiers recensements démographiques et statistiques ? En 1760 apparaissent les premières « collections de centenaires ». Mais si l’abord de la vieillesse se fait plus réaliste (premières descriptions des maladies de la vieillesse), la médecine ne s’est pas encore emparée du sujet. Ainsi, l’imaginaire s’émerveille encore des récits de longévité fantastiques (quelques supercheries !). Petit à petit, le merveilleux cède la place à la réalité d’une longévité plus volontiers attribuée à un ensemble de règles de vie sage qu’à une fontaine de jouvence. Quel est le regard du xviiie, le discours des Lumières à ce sujet ?

33M.V. : Au xviiie siècle, qu’est-ce qui a changé ?

34C’est vrai partiellement, comme dit Bois, qu’il se passe quelque chose dans la seconde moitié du xviiie siècle. La vraie révolution démographique, par contre, viendra plutôt au xixe.

35Mais après 1770, la balance mortalité-natalité s’infléchit : la natalité l’emporte. C’est l’envol irréversible de la courbe démographique, mais sans révolution fondamentale. Dans la médecine, il n’y a pas de moyens supplémentaires, mais plutôt le recul des disettes qui s’inscrit dans la baisse de mortalité des plus jeunes. Cette amorce de révolution démographique se fait dans les berceaux. Ça pose la question des vieux dans ce siècle. J’ai là quelques chiffres sur la répartition de la population française à divers moments :

tableau im1
1775 1851 1901 1946 1959 0-19 ans 42,8 % 38 % 34 % 29 % 31,8 % 20-59 ans 49,9 % 51 % 52 % 54 % 51,6 % 60 ans et + 7,3 % 10 % 13 % 16 % 16,6 %

36Après, c’est le baby-boom. Comme vous voyez, les vieux ne sont pas encore foule !

37Au niveau de la mort vécue, on peut se référer aux travaux de P. Ariès, la promotion de l’enfant, de la femme dans une certaine mesure, là où on commence à passer du codage classique de la mort de moi à la mort de toi. C’est l’affectivité « rousseauiste » (La nouvelle Héloïse). Dans le cadre d’une relecture de la famille, qu’en est-il des vieux ?

38Il y a sans doute recul de l’image dépréciative du vieux, même si Voltaire a cette image tout à fait classique (Adieux à la vie, 1778) :

39

« Dans leur dernière maladie
J’ai vu des gens de tous états,
Vieux évêques, vieux magistrats,
Vieux courtisans à l’agonie
Vainement en cérémonie
Avec sa clochette arrivait
L’attirail de la sacristie ;
Le curé vainement oignait
Notre vieille âme à sa sortie […] »

40Ou chez Sade : tous ces vieux magistrats, religieux, évêques qui organisent le scénario des Journées de Sodome.

41Ce qui est nouveau, c’est, dans la pensée des Lumières, une lecture qui évoque celles de l’âge classique. Voyez le baron d’Holbach, avec ses réflexions sur la crainte de la mort. Il développe le malheur de vivre trop, car la mort est le moyen naturel d’échapper à la vieillesse.

42Ou chez d’Alembert, Chamfort… cette lecture va prévaloir chez Buffon, dans son Histoire naturelle de l’homme, de la vieillesse et de la mort (1749), avec ce paradoxe : la présentation du travail de Deparcieux (1746) Essai sur les probabilités de la durée de la vie humaine. C’est une table. Cette présentation de la mort à partir d’une table de survie avec introduction de la statistique, donne le style de la pensée de Buffon :

43

« Tout change dans la nature, tout s’altère, tout périt. Le corps de l’homme n’est pas plutôt arrivé à son point de perfection, qu’il commence à déchoir […]. Nous commençons de vivre par degrés et nous finissons de mourir comme nous commençons de vivre […]. La mort n’est donc pas une chose aussi terrible que nous l’imaginions, nous la jugeons mal de loin, c’est un spectre qui nous épouvante à une certaine distance, et qui disparaît lorsqu’on vient à en approcher de près. »

44Cette vision rationnelle débouche sur des spéculations sur l’allongement de la vie, jusqu’à 90, 100 ans, en visant l’amélioration de la qualité de l’air…

45Condorcet conclut que les progrès d’une médecine conservatrice (aliments et logements sains) causeront la destruction des causes les plus actives de dégradation comme la misère ou la trop grande richesse.

46C’est l’époque où naît l’assurance-vie en Angleterre. En France, la pratique testamentaire se laïcise, avec le légataire universel qui devient personnage de théâtre, comique, illustrant bien la relation jeunes-vieux.

47À côté de cette évolution, il y a le complément. Les gens des Lumières, comme d’Holbach, resté inconsolable du décès de sa femme ; comme Rousseau écrivant sur sa mère morte à sa naissance. C’est le droit aux larmes, si visible dans les épitaphes de la Nouvelle-Angleterre au xviiie siècle que j’ai étudiées. La sentimentalité aboutit à la nouvelle image de la bonne mort laïcisée. C’est la mort de Julie dans La nouvelle Héloïse. La mort de Rousseau, « le sourire aux lèvres ». La mort héroïque revient.

48Il y a ce dialogue entre Diderot et le sculpteur Falconet initié en 1765 et publié sous le titre Le pour et le contre. Correspondance polémique sur le respect de la postérité, Pline et les anciens auteurs qui ont parlé de peinture et de sculpture (Les Éditeurs français réunis, 1958). C’est un dialogue sur l’immortalité, chez deux matérialistes. Diderot dit à Falconet cette très belle phrase : « Il me plaît d’entendre un concert de flûte dans le lointain. » C’est bien sûr la voix de la postérité, double. Postérité civique, celle des grands hommes, et celle de l’affection familiale, la mémoire qu’on a léguée aux enfants. C’est l’immortalité telle qu’il la conçoit. C’est là qu’on retrouverait le néo-classique.

49N.T. : Peut-on parler, dans ce sentimentalisme pré-romantique (Greuze, Diderot), d’un mythe du « bon vieillard » ?

50M.V. : Il faut voir les tableaux très connus de Greuze, La malédiction paternelle et Le retour du fils prodigue. On y voit une scène de famille, expression de la mort du patriarche, vaincu, puisque le fils s’en est allé et qu’il revient trop tard.

51Avec la Révolution française, on a ce cliché assez juste d’une « Révolution de jeunes ». Ça nous confronte à la relativité du critère jeune/vieux. Le vieux peut avoir 40 ans par rapport à des jeunes comme Saint-Just, Desmoulins, etc.

52Au temps de « la levée en masse », le sans-culotte parisien qu’on rencontre dans les sections a 40 ans. C’est un père de famille. La Révolution est une révolution de pères de famille, par le départ d’une tranche d’âge dans les armées révolutionnaires. C’est la « levée en masse », qui représente un million de jeunes partis au combat. La Révolution, dans ce contexte démographique va se caractériser quand même par un discours, une politique et une mise en scène. Dans les discours, textes et scénographies, on retrouve l’attention portée aux jeunes, avec l’exaltation des héros-enfants (Bara, le petit hussard, Viala, morts à 11-12 ans) et le gigantesque effort pédagogique, projets d’éducation de l’enfance.

53On retrouve parallèlement l’attention portée à la vieillesse. C’est la mise en forme qui est nouvelle. On la retrouve dans la symbolique des âges.

54En l’an II, en 1793-94, il y a une dévolution des rôles attribués à l’adulte (le guerrier, défenseur de la patrie). Sa femme l’attend, le soutient de son affection et travail, et élève les enfants. C’est une référence spartiate, à l’Antiquité, où les anciens engagent jeunes et adultes à partir au combat, les éclairent de leur sagesse. Les anciens portent la parole, l’esprit de la Révolution. Ça s’inscrit dans l’ordre des cortèges, comme on le voit au cours des fêtes de l’Être suprême, en l’an II. On y voit défiler sur une file les pères avec leurs fils qui les préparent au combat, les mères avec leurs filles sur une autre file, et à la fin, le groupe des anciens. Dès qu’on a décrété « la levée en masse », le vieillard doit se rendre en place publique pour engager les jeunes.

55Pendant le Directoire (an VII), dans un village provençal que j’ai étudié, on célèbre un couple exemplaire, qui en soixante ans de mariage ne s’était pas dit un mot plus haut que l’autre !

56Ce qui est vraiment nouveau, c’est que le vieillard a sa place dans le cadre de la cité régénérée.

57Dans l’étude des textes législatifs où l’on voit la réhabilitation des bâtards et le divorce, la Révolution peine à institutionnaliser ce droit à l’assistance des vieillards, par manque de temps. L’assistance se limite aux veuves de guerre, et se voit plutôt désorganisée par la suppression des institutions du grand renfermement, comme la Charité.

58En 1802, sous Napoléon, avec la mise en place du Code civil, c’est le renforcement de la puissance paternelle. Mais cette place faite au vieillard est toujours contrebalancée au xixe siècle par un regard plus négatif sur la vieillesse, voyez par exemple chez Balzac, Le père Goriot !

59On pourrait voir qu’avec le xviiie siècle, donc, c’est la place du vieux qui est institutionnalisée. La rupture fondamentale, pour moi, est dans le passage de la peur de la mort dans le cadre de la vie brève (où l’espérance de vie est autour de 20-30 ans), qui a perduré avec avancées et reculs dans ce tournant du xviiie siècle, même si les vraies victoires sur l’espérance de vie sont celles débutées avec Pasteur et les vrais progrès de la médecine au xixe siècle. À la peur de la mort dans cette société de la vie longue et du vieillissement. C’est le visage de la peur qui s’est transformé. Relisez pour cela ma nouvelle préface de La mort et l’Occident. C’est la peur des vieux envers les jeunes, et des jeunes envers les vieux.

60Dans notre société actuelle, il y a ce double regard des vieillards trop nombreux, riches (issus des Trente Glorieuses), consommateurs (et donc cibles), tardifs et redistributifs. Il ne faut pas oublier en effet l’aide importante de ces vieux envers les plus jeunes. L’assistance s’est inversée ! Donc ce vieux de la publicité, qui fait des voyages, mange des tartines pour bondir de santé, image consumériste, et il y a l’image de la fragilité du vieillard, son isolement et sa solitude. Il faut lire F. Michaud-Nerard, le patron des services funéraires parisiens, La révolution de la mort, 2007.

61Pour lui la solution n’est plus dans les soins palliatifs, qui n’arriveront jamais à absorber cette quantité de vieillards, mais dans le retour des vieux dans la famille, avec développement de l’aide au domicile.

62N.T. : Belle illusion ! Encore faudrait-il que la famille existe toujours telle qu’elle était autrefois…

63M.V. : Une illusion en effet. On en revient à Fénelon : « C’est là que je les attends ! »

64N.T. : Le rôle de la famille, justement, oscille aujourd’hui dans la société française entre prise en charge au domicile avec toutes les difficultés inhérentes et prise en charge institutionnelle souvent culpabilisée. Depuis Napoléon, la famille est responsable économiquement de ses vieux comme de ses enfants. Au sujet de la culpabilisation familiale et sociale, ou individuelle et publique, la canicule de 2003 aura cristallisé de façon exemplaire, je trouve, la vision d’un grand vieillard dépendant, victime de toutes les circonstances (chaleur, isolement, solitude, délaissement par la famille, les voisins, l’État). On passe du mythe du « bon vieillard », du patriarche, du vieux puissant au mythe du « pauvre vieux » !

65M.V. : C’est l’hypocrisie des seniors ! Un senior « très comestible », qui part en croisière, calqué sur un mode de société consommatrice, de profit… mais à partir du moment où il bascule, c’est la dépendance, il devient « pauvre », à l’occasion d’un événement traumatisme, comme la canicule de 2003, qui était une projection dramatisée.

66À l’autre bout de la chaîne, l’affaire des fœtus-éprouvettes de Saint-Joseph, où l’on cherche à récupérer l’identité du fœtus à partir de tant de semaines. Les deux bouts de la chaîne sont très significatifs des problématiques actuelles !

67Et quand le vieillard devient « pauvre », très âgé, dépendant, charge, comment s’en débarrasser ? C’est là qu’intervient la tentation de l’euthanasie… il y aurait tant de choses à dire, mais voilà qui pourrait conclure.

68N.T. : Merci infiniment, Michel Vovelle.

Bibliographie

Bibliographie

  • Vovelle, M. 1990. Mourir autrefois – attitudes collectives devant la mort aux xviie et xviiie siècles, Folio, Gallimard.
  • Vovelle, M. 1992. Idéologies et mentalités, Paris, Gallimard.
  • Vovelle, M. 1993. L’heure du grand passage, chronique de la mort, Paris, Gallimard, coll. « Découvertes ».
  • Vovelle, M. 2000. La mort et l’Occident – de 1300 à nos jours, Paris, Gallimard.
  • Vovelle, M. 2000. La mentalité révolutionnaire. Société et mentalités sous la Révolution française, Messidor.

Mots-clés éditeurs : révolution démographique, mort des Lumières, vieillesse et vieillissement, la vie brève, seniors, mort baroque

Mise en ligne 22/04/2009

https://doi.org/10.3917/cm.079.0021

Notes

  • [*]
    Michel Vovelle, professeur émérite à l’université de Paris I (Panthéon-Sorbonne), ancien directeur de l’Institut d’histoire de la Révolution française ; 3, rue Villenus, F-13100 Aix-en-Provence.
    Entretien du 12 février 2008, mené avec Natalia Tauzia.
  • [1]
    « Le premier niveau – la mort subie – s’impose de lui-même : c’est le fait brut de la mortalité. Il s’inscrit dans les courbes démographiques dès qu’on peut y recourir (p. 103).
    […] La mort vécue c’est – si l’on veut faire simple – tout d’abord le réseau des gestes et des rites qui accompagnent le parcours de l’ultime maladie à l’agonie, au tombeau et à l’au-delà (p. 104).
    […] L’histoire du vécu de la mort débouche directement sur l’histoire du discours collectif sur la mort » (p. 104).
  • [2]
    Les vieux, de Montaigne aux premières retraites, Paris, Fayard, 1989.
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