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Article de revue

Troubles mnésiques et problématique alcoolique : entre amnésie, répétition et hypermnésie

Pages 269 à 279

1De nos jours, la question des « troubles mnésiques » interroge de plus en plus les pratiques soignantes en alcoologie. Les patients alcooliques semblent présenter un déficit d’élaboration psychologique quand il s’agit d’évoquer une position subjective. En 1959, déjà Clavreul (p. 251) faisait remarquer que si le sujet alcoolique « fait beaucoup d’histoires » c’est qu’il ne peut, en fait, « faire histoire ».

2D’autre part, il est fréquent d’observer, lors de l’ivresse, que l’effet désinhibiteur du toxique va parfois faire émerger des souvenirs qui conjoignent rumination intérieure et construction dynamique de la réalité. Cependant, l’évocation de ces souvenirs souvent référés à des événements traumatiques n’a pas d’effet d’abréaction, ils n’ont donc pas de conséquences dans la vie des patients. À peine la mémoire est-elle retrouvée que le sujet semble sombrer dans l’oubli. L’alcool, comme modificateur des états de conscience, permet ainsi d’entrevoir la présence d’îlots de souvenirs plus ou moins écrans, la sobriété met en évidence une difficulté à instaurer la parole du sujet dans l’hétérogénéité de l’ordre symbolique régi par le langage, lui-même déterminé en fonction des formes du lien social et plus essentiellement des choix sexués.

3L’existence des troubles mnésiques dans la problématique alcoolique sera ici spécifiée par défaut, par répétition ou par excès aux niveaux des processus inconscients originaires, temps du mythe comme ordre commun à l’humanité, des processus inconscients primaires, temps de l’inscription d’une trace mnésique dans l’appareil psychique lors des premiers échanges de la vie du sujet et des processus secondaires, temps du partage et de l’échange des expériences.

Trouble de l’organisation des traces mnésiques et processus inconscients originaires

4Les processus inconscients originaires constituent un temps quasi allégorique de la construction de la personnalité humaine que le contenu des mythes illustre en dépassant les différences individuelles. Pour évoquer la problématique alcoolique, le mythe de Dionysos chez les Grecs ou de Bacchus chez les Romains sera tout d’abord présenté sur son versant fondateur pour être ensuite spécifié sur son versant pathologique.

5Le culte de Dionysos (Leroux, 1985) à l’époque classique, c’est-à-dire au ve siècle avant Jésus-Christ, va mettre en scène des fêtes qui offrent un aspect primitif et violent puisqu’elles sont organisées autour d’un sacrifice humain. Ces fêtes, accompagnées de musique de flûtes et de tambourins, ont lieu la nuit, dans les montagnes, parmi les pins, à la lueur des flambeaux. Des femmes dansent, vêtues de peaux de faons ou de chèvres et subissent le bon plaisir des mâles, il s’agit des rites des Ménades. Au moment du sacrifice, le groupe se précipite sur la victime vivante et mord dans la chair crue. Cette fureur sanglante faisait participer à la force même du dieu. Dionysos est d’ailleurs alors appelé « mangeur de chair crue ».

6Avec Bacchus (nom tardif à Rome, à partir du ve siècle), cette divinité est identifiée comme représentant la vigne et le vin, l’élément liquide source de toute vie, symbole de la fertilité et de la sexualité. La boisson alcoolique, le vin, est un breuvage sacré qui élève l’homme au rang des dieux. La puissance et l’enthousiasme, au sens grec de « transport divin », s’emparent de l’homme dans l’ivresse, le vin libère une énergie sacrée (Leroux, 1985) et le purifie. Le caractère érotique des cultes reste présent avec la glorification de Bacchus par des fêtes « phalliques » ou « phallagogies ». Dans ces fêtes alternaient des processions autour d’un phallus et des concours de brocs.

7Ce rituel, quelle que soit sa forme, permet de donner une cohésion symbolique et imaginaire au groupe autour de la notion d’un partage, d’une identification au réel (père de la préhistoire) et au symbolique (prendre un trait auquel on s’identifie : c’est la question du trait unaire lacanien).

8Dans la problématique alcoolique, le tragique proviendrait de l’absence d’effet purificateur du rituel car ce rituel est pratiqué sous la forme d’un rite quotidien. Lacan (1956, 1956-1957) précise que le signifiant du mythe correspond à la fonction symbolique du rituel alors que la signification du mythe correspond à la fonction imaginaire du rite. Le rite ne produit pas de résultat, il consiste en la répétition inefficiente de pseudo-gestes exécutés, non pas en raison d’un résultat concret, mais plutôt parce qu’ils ont un support de signification imaginaire (Lévi-Strauss, 1973). Le rite enchaîne une série de symboles, mais le symbole n’est pas le signifiant. Dans cette perspective, il s’agit de deux systèmes de signes, de deux codes différents, aussi bien sur le plan du rituel que sur celui du rite. Pour Lacan (1956, 1956-1957), le mythe sur son versant rituel est comme un méta-langage, alors que le rite est un para-langage.

9Dans l’alcoolisme, le sujet utiliserait le vin comme un symbole imaginaire de toute-puissance et non pour sa valeur rituelle signifiante. Le sujet tenterait, par des rites répétés, d’accéder à l’état de possession extatique dans l’ivresse, de communication avec le dieu, Autre absolu auquel il tenterait imaginairement de s’identifier pour réaménager un présent qu’il ne pourrait accepter, d’où l’absence de tout effet symbolique. Le sujet rentrerait alors dans une poursuite désespérée d’une délivrance par le rite des conduites d’alcoolisation. Cette quotidienneté ferait ainsi perdre tout pouvoir de symbolisation.

10La conduite d’alcoolisation serait « utilisée » comme condition de la satisfaction et de la jouissance sur le mode d’un objet fétiche protégeant des effets de la castration. Le rite désinséré de toute dynamique psychique perdrait tout pouvoir, il ne prendrait pas en compte le passé et l’actuel. Dans cet enkystement pathologique, le sujet convoquerait, par la consommation répétée du toxique, le polymorphisme pervers infantile décrit par Freud (1905). Il serait à la fois en position de sacrifié, c’est-à-dire de victime du mythe, d’où le rapport à une complaisance masochiste expliquant un enkystement durable. Il serait aussi le purificateur du groupe, et se rendrait indispensable à sa cohésion en devenant le bouc émissaire par son sacrifice. Il serait alors porteur des défaillances du groupe : autre moyen de protéger le groupe d’une quelconque imperfection. Dans cette position masochiste, le plaisir sexuel serait obtenu par la recherche de sa propre soumission douloureuse et humiliante. Mais dans le rite de l’alcoolisation, le patient alcoolique serait aussi Bacchus lui-même, dieu tout-puissant qui ne connaîtrait pas le manque. Ivre, le sujet alcoolique se coulerait dans la peau du dieu pour jouir du meurtre. Dans ce rite, le comportement sadique serait aussi présent, il serait guidé par la destruction afin d’obtenir une satisfaction sexuelle. Par ce moyen, il permet au sujet d’exercer une emprise sur l’autre.

11L’absence d’élaboration psychique du rituel favorise par le rite le maintien du polymorphisme pervers, au sens où l’on entend aussi le déni chez l’alcoolique (Perrier, 1973). De la construction de sa réalité, il n’en voudrait rien savoir et n’en rien dire. Les troubles mnésiques se traduiraient pour l’amnésie par un oubli de la condition humaine grâce à l’ivresse et à l’identification au dieu, pour la répétition il s’agirait d’une conduite d’alcoolisation le plus souvent quotidienne et pour l’hypermnésie, l’alcoolique vivrait sur le mode d’un enkystement dans une position masochiste avec identification au sacrifié. L’ensemble de ces troubles mnésiques serait à entendre comme un impossible aménagement du passage du rite au rituel. Du coup, certaines traces mnésiques échapperaient au travail d’élaboration et le sujet alcoolique ne pourrait arriver à faire histoire. Seul le rituel permettrait dans sa fonction de scansion de marquer des étapes dans la construction de la mémoire.

Trouble de l’organisation des traces mnésiques et processus inconscients primaires

12Les processus inconscients primaires décrivent la construction d’une mémoire inconsciente lors de l’inscription dans l’appareil psychique des premières perceptions internes ou externes qui formeront les traces mnésiques. Ces traces sont prises en compte par la pulsion qui en tant qu’énergie psychique a une source somatique, un lieu du corps en état de tension, et un double destin psychique par le biais de l’affect et de la représentation. Une fois ces traces élaborées par leur mise en mémoire, elles s’organiseront en fonction de deux axes. Pour l’axe déplacement, les traces sont reliées par un lien de proximité de type métonymique. Pour l’axe condensation, un lien de ressemblance regroupe les traces sur le mode de la métaphore.

13Freud souligne que l’accès à la phase phallique libère l’enfant du polymorphisme pervers. Ce qui n’empêche pas que la reconvocation de ces traces reste lettres vives dans l’inconscient. L’inconscient, en tant qu’infantile en nous, partage le caractère vivant de ces lettres vives du fait de leurs articulations à la problématique phallique œdipienne.

14Dans la problématique alcoolique, le sujet pris dans l’amnésie, la répétition et l’hypermnésie paraît incapable de jouer (Winnicott, 1968) avec certaines traces mnésiques sur un mode métaphorique et métonymique. Du coup, ces patients semblent partiellement privés d’une richesse d’élaboration symbolique de la source somatique. Cela se manifesterait par le recours permanent à l’agir. Ces traces mnésiques bloquées auraient pour origine précoce le stade oral (Freud, 1905) en lien avec les premiers modes de consolation. Le premier mode d’une inscription psychique résulte de la détresse vitale dont le mode d’expression est le cri. Le cri aura pour effet de convoquer la présence d’un Autre, prochain proche (Freud, 1895), vécu tout à la fois comme bon et mauvais. Dans le premier lien, le fait que la privation (absence de la mère) ne puisse pas être élaborée par les castrations symboligènes (Dolto, 1984) entraîne de la frustration. Si Éros construit les substitutions, Thanatos, lui, refuse le nouveau. Dans les problématiques alcooliques, Thanatos semble traduire l’attrait exercé par le principe de constance en favorisant une activité auto-érotique au détriment d’une mobilisation psychique pour élaborer le changement, l’inconnu de chaque nouvelle situation. Avec l’agir alcoolique, le sujet exprime le refus de toute amputation narcissique, de toute nouvelle situation. Ce fonctionnement minimal permettrait de maintenir l’illusion d’un auto-érotisme pathologique qui ne connaîtrait que difficilement un destin sexuel en réduisant par exemple le développement intellectuel par limitation des centres d’intérêt : seul le produit compte, comment se le procurer, le consommer en cachette… ? Cette position favorise une conduite négativiste (Boulze, 2000) au sens où le sujet alcoolique a des difficultés pour innover. La répétition de l’alcoolisation traduirait l’agir par lequel le sujet ne voudrait rien savoir du refoulé de la castration symboligène sur le versant du déni. Sous l’influence de la résistance moïque, le patient répéterait au lieu de se remémorer l’essentiel des figures de la sexualité infantile, ses inhibitions, ses attitudes inadéquates, ses traits pathologiques, ses symptômes.

15Dans l’agir, le patient dit ne plus se souvenir de ses actes, de ses dires, rien ne lui paraît pouvoir expliquer les raisons de son alcoolisation. Du fait de la pression du retour du refoulé et du déni du refoulement, il tente vainement de sauvegarder un semblant de toute-puissance imaginaire du moi, il semble avoir oublié, ce qui n’empêche pas la répétition des conflits inconscients. Le sujet alcoolique est pris dans l’enfermement de l’automaton (Lacan, 1964), désemparé quand il s’agit d’élaborer toute rencontre amenée par le hasard. Rappelons que l’oubli (Freud, 1914a) ne concerne pas seulement le fait de ne pas avoir accès aux souvenirs, mais que ce sont surtout les liens affectifs entre les événements vécus qui sont oubliés. Il y a là un barrage, une suppression des liens, une méconnaissance des procédés et une isolation des souvenirs. Chez certains alcooliques, il y aurait alors une absence de compréhension : le sujet pourrait se remémorer des événements qu’il n’aurait jamais oubliés mais ces traces mnésiques passeraient inaperçues, sans lien entre elles.

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Prenons l’exemple de monsieur J. Ce patient est suivi depuis plus de quinze ans, période durant laquelle ont alterné des phases d’abstinence et d’alcoolisation. Récemment, alors qu’il est alcoolisé, monsieur J. évoque avec insistance, lors de ces dernières consultations, le décès de sa mère, morte à l’âge de 40 ans. Il a eu l’occasion de la voir nue et son regard est resté posé sur son sexe qu’il a longuement contemplé. Quand il évoque ce souvenir, il sanglote, tente de poursuivre et se tait. Il lui aurait manqué là une parole en lien avec la problématique phallique, parole qui lui aurait signifié que la nudité de sa mère ne le concernait pas. Aucun lien n’est réalisé avec son histoire, sa famille, ses relations conflictuelles avec sa compagne…
Monsieur C. s’alcoolise, lui, depuis l’adolescence. Sa consommation va se majorer vers l’âge de 30 ans au point qu’il perdra son couple, ses enfants et son travail. Il réalise de multiples cures et post-cures et décrit son impossibilité puis son désir de continuer à s’alcooliser. Il décrira après de très nombreuses années une hypermnésie qu’il n’avait jamais mentionnée faute d’en percevoir la nécessité dans sa prise en charge pour son problème d’alcoolisme. Son père, lui aussi alcoolique, s’était tué par arme à feu alors qu’il avait 7 ans. Il se décrit en train de découvrir le corps du père et de tenir dans ses mains des « bouts de sa cervelle ». Il aurait donc été le témoin de la folie du père, de ses excès. Ces images toujours présentes à son esprit le hantent mais pour lui, « c’est du passé », son problème d’alcool étant bien postérieur à cet événement.

17Dans d’autres cas, les souvenirs évoqués lors du travail d’association d’idées peuvent être pluriels, ils sont parfois traumatiques mais quelle que soit leur nature, ils restent le résultat d’une énumération qui ne semble pas avoir d’effet.

18Donnons l’exemple de monsieur A. Il décrit le début de son alcoolisation lors de la perte d’un ami dans un accident de voiture. Par le travail d’associations d’idées sur la disparition et les pertes antérieures, il évoque le décès de son grand-père un mois avant sa naissance. Le père de monsieur A. voue à celui-ci un culte. À 80 ans il en parle encore les larmes aux yeux… Monsieur A. porte le nom et le prénom du mort, il a le sentiment de ne pas avoir eu le droit d’exister. En buvant, il dit chercher à disparaître. Ces disparitions, longtemps privées de sens, se transforment dans son discours en appel à l’aide. En occupant la place du mort, c’est peut-être pour lui un moyen d’exister dans le regard de son père.

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À partir de l’analyse freudienne du narcissisme (1914b), nous pouvons émettre l’hypothèse que les parents de monsieur A. auront construit pour lui un fardeau dont il ne peut se déprendre. Son rite consiste à présentifier le grand-père en s’enfermant dans une identification narcissique (identification partielle du moi à une image globale d’un objet sans faille). L’identification régressive n’aurait pas fonctionné, le père de monsieur A. paraît avoir été contraint à une position non soumise à la castration.

20Malgré l’énonciation de souvenirs traumatiques, la prise d’alcool perdure. Le sujet alcoolique paraît pris dans une répétition sans fin, ne pouvant entrevoir une autre alternative à son existence que cet arrêt sur image. Si l’alcool lui permet de faire le mort, d’oublier temporairement, la mise en perspective de ses pertes ne semble pas avoir de valeur structurante.

Troubles mnésiques et processus secondaires

21Les processus secondaires gèrent le fonctionnement du préconscient-conscient. Ils prennent leur valeur opérante dans l’après-coup, une fois le complexe d’Œdipe instauré. Les traces mnésiques vont alors être ordonnées en conformité avec le modèle fourni par un ordre symbolique résultant d’un modèle parental, social et culturel. L’appareil psychique s’inscrit dans une conception tripartite incluant le sujet, l’objet, et la loi ouvrant ainsi l’espace à l’échange et au partage des expériences. Les processus secondaires structurent la mémoire sur un mode hiérarchique et logique afin de faciliter l’organisation des connaissances (Lacan, 1945).

22Dans la problématique alcoolique, les troubles mnésiques auront des répercussions sur l’élaboration des processus de séparation et du travail de deuil d’un narcissisme pathogène se traduisant par une difficulté à mobiliser une parole (tenir parole, élaborer sa souffrance, réaliser un travail de deuil ; Clavreul, 1959). Subir la dépendance sans parvenir à l’analyser (Boulze, Le Bars et Balmès, 2000) conduirait à ne pas élaborer sa position de sujet sexué et à rester dans l’indifférenciation de l’auto-érotisme. Être alcoolique permettrait au sujet de faire l’économie d’avoir à se positionner en tant qu’homme ou femme. Ainsi, par cette conduite auto-érotique, les liens sont partiellement coupés faute de prendre le risque de penser la castration et la différence des sexes. Ce problème identitaire réduit le sujet à sa conduite, à une pseudo-identité alcoolique en limitant l’échange, le partage autour d’expériences subjectives traumatiques. Le sujet alcoolique est alors incapable de faire des liens entre les différents événements qui lui sont arrivés par peur de s’exposer au regard de l’autre, de rencontrer la différence et par là même sa castration. Cette position de contrôle sur le monde extérieur constituerait un mode de défense moïque par l’organisation de connaissances sur le toxique.

23Le toxique rassure faussement le sujet dans une position d’avoir, de contrôle, de maîtrise sur l’organisation et la gestion des connaissances. Du coup, le récit ne porte pas directement sur le manque à être. Il s’agit là d’un évitement quasi phobique d’une position subjective et d’une angoisse d’anéantissement lors des relations avec le monde extérieur. Cette inhibition rendrait impossible la mise en place des capacités de l’intersubjectivité et réduirait l’élaboration psychique à un pur agir.

24Pour décrire cette réduction de l’activité psychique, nous nous référerons à Lacan, qui, à partir de 1972, évoque la notion de « disque-ourcourant ». Ce néologisme désigne un discours commun (des connaissances), dans lequel l’émergence de souvenirs affectifs par le biais des représentations se structurant autour du manque à être ne se font pas entendre. C’est un discours défensif de l’organisation des connaissances. Le « disque-ourcourant » s’oppose au discours analytique (Chemama, 1995). Se fermant sur lui-même, ce discours ne prend pas en considération la dimension de l’échange et, en ce sens, ne connaît pas de destin sexuel. S’il existe dans l’inconscient une représentation de la présence ou de l’absence d’un pénis, il n’existe pas de représentation de ce qu’est un homme ou de ce qu’est une femme. Ainsi, comme le discours lors de l’ivresse, le discours courant tourne en rond comme une ritournelle. Ce discours aliène le sujet à une non-vérité d’existence en favorisant la passion de l’ignorance (Lacan, 1966), ignorance de la nécessité de la castration. Ne rien désirer connaître de l’énigme qui fonde le sujet peut être assimilé au culte de l’ignorance.

25Le discours courant est un langage du Moi infatué. Il exprime abondamment une somme d’impressions et d’informations que le sujet reçoit du monde où il vit. Ces impressions et informations ne sont pas traitées subjectivement et n’ont pas la structure d’un langage. Contrairement à l’inconscient constitué par la chaîne des signifiants, ce discours infatué est surtout constitué de signes. Il renvoie à des objets utilitaires, des biens de connaissance. Certains patients alcooliques ont acquis une véritable compétence dans l’art d’exposer ce discours. Ils ont par exemple assimilé le discours des structures et des soignants qu’ils ont côtoyés. On reconnaît bien souvent dans leurs propos les formules employées par des collègues thérapeutes. Ils développent également des connaissances sur les différentes manières de boire et leurs effets. Ils donnent ainsi l’illusion d’une compréhension du discours « scientifique » par adhésion…

26Dans la problématique alcoolique, on peut émettre l’hypothèse que le « disque-ourcourant » peut venir fonctionner comme un objet fétiche et contra-phobique permettant au patient de soutenir des positions de déni avec pour but de faire l’économie de la Loi de la castration symbolique et d’en ignorer les effets. La recherche répétée des substituts externes pourrait l’illustrer. Le thérapeute peut alors être mis en position d’échec, le patient pris dans la répétition recherche un autre interlocuteur, à savoir : les effets magiques de la bouteille, la croyance, le savoir, la voyance. Cette position de pseudo-contrôle traduit l’incapacité du Moi, dans ses mécanismes de défenses, à supporter les privations et à s’enfermer dans des frustrations faussement traitées par les conduites alcooliques. Ces conduites sont destructrices pour les processus intellectuels, elles favorisent une absence de symbolisation en renforçant l’impuissance du sujet à faire face à ses représentations pulsionnelles, à ses affects et à la relation à l’autre et au lien social. Il en résulte la prolifération d’un discours purement imaginaire.

Conclusion

27Avec l’enkystement de traces mnésiques qui ne font pas histoire dans la problématique alcoolique, la question d’un échec partiel des pulsions de vie sur les pulsions de mort se pose. L’excès de contenant donné par le discours courant conduirait alors à la prédominance des pulsions de mort et aux effets réels de détériorations mentales et somatiques en lien avec une prise répétée de toxique. C’est là que l’aspect du déficit mnésique entre en ligne de compte comme effet secondaire d’une présence directe et indirecte de la mort. François de La Rochefoucauld disait que ni « le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement ». Se tuer, s’autodétruire, mourir, serait une manière de chercher à effacer tout souvenir de castration. Il s’agirait ici de courir après la mort tout en cultivant l’illusion de la maîtriser. La conduite alcoolique correspondrait donc à une mort psychique de l’organisation des traces mnésiques : ne pas élaborer ses souvenirs, ne plus être l’auteur de sa parole. Le sujet se « barre » selon Perrier, (1973) au sens où, n’arrivant pas à construire sa place dans un ordre symbolique en tant que sujet mortel, il disparaîtrait faute d’avoir pu penser la bonne distance, la limite entre lui et l’objet.

Bibliographie

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Mots-clés éditeurs : traces mnésiques, alcoolisme, psychanalyse

Date de mise en ligne : 19/08/2008

https://doi.org/10.3917/cm.078.0269

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