Notes
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[*]
Marianne Baudin, maître de conférences, habilitée à diriger des recherches cepp, Université Paris VII, 26 rue de Paradis, 75010 Paris.
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[1]
Service de réanimation et de chirurgie cardiaque de l’hôpital Broussais, à Paris. Ce service a été transféré, en 1999 à l’hôpital européen Georges Pompidou de Paris.
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[2]
L’écoute des membres des équipes, tout particulièrement au cours des réunions en groupes de paroles, permet d’élaborer ces éprouvés, rapportés par les uns ou les autres et très importants pour la qualité de la prise en charge même la plus technique.
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[3]
S. Consoli et M. Baudin, « Vivre avec l’organe d’un autre : fiction, fantasmes et réalités », Psychologie médicale, 1994, 26, p. 102-110.
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[4]
Soignants qui demandent cette vigilance au patient d’autant plus que la surveillance ne peut leur incomber totalement, pour des raisons pratiques évidentes de service mais aussi pour une légitime éducation du patient en vue de son autonomie ultérieure, condition indispensable avant d’envisager un retour à la maison.
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[5]
P. Deloncle, La caravane aux éperons verts, Plon, 1927, p. 51.
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[6]
S. Freud (1923), « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2002, p. 269.
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[7]
S. Freud (1923), « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, p. 263 : « Il ressemble ainsi, dans sa relation avec le ça, au cavalier qui doit refréner la force supérieure du cheval, avec cette différence que le cavalier s’y emploie avec ses propres forces et le moi, lui avec ses forces d’emprunt. De même que le cavalier, s’il ne veut pas se séparer de son cheval, n’a souvent rien d’autre à faire qu’à le conduire où il veut aller, de même le moi a coutume de transformer en action la volonté du ça, comme si c’était la sienne propre. »
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[8]
Si l’animal est réputé être la plus noble conquête de l’homme, c’est peut-être justement parce qu’il est bien avant tout une monture sauvage qui imprime ses propres mouvements étranges et difficilement contrôlables à son cavalier.
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[9]
Je souhaite rendre hommage au travail attentif, précis et respectueux de la patiente accompli par le Dr Etienne Seigneur, ainsi qu’à la pertinence des remarques du Dr Yann Barrère, les deux psychiatres avec lesquels je faisais étroitement équipe au cours de cette longue prise en charge hospitalière.
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[10]
L’une des meilleures défenses que le psychisme puisse adopter pour passer par-dessus la ligne de fracture entre l’avant et l’après du réveil d’un coma ou d’une réanimation postopératoire intensive paraît tenir dans la production de fantasmes et de délires, permettant aux changements corporels de se « rêver ». Il m’a souvent semblé que c’est grâce à cette « rêverie » que le trauma prenait une forme, permettant la restauration de la continuité des liens du sujet avec lui-même et avec son histoire objectale. La reconstruction psychique qui s’opère à partir des vécus confusionnels, voire hallucinatoires, dans les services de réanimation, est l’une des situations cliniques les plus susceptibles de mobiliser la présence et l’écoute de cliniciens-analystes.
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[11]
Ce qui veut dire, en clair : doser avec précaution les antidépresseurs (de la même manière que les neuroleptiques lors de la phase délirante), faire un travail psychothérapique d’inspiration analytique, régulier, de façon à ce que la figure du thérapeute se détache du fond flou de l’environnement technique.
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[12]
Ce type de vécu n’est pas généralisable à tous les patients porteurs d’un cœur artificiel. Un autre jeune patient, par exemple, malgré l’attente interminable d’une greffe cardiaque soumise à la double contrainte de la rémission du lymphome ayant causé la destruction de son muscle cardiaque et de la disponibilité d’un organe compatible, avait bien d’autres dispositions psychiques. Ainsi, projetant sur la machine des motions libidinales érotisées, il s’amusait d’entendre son cœur artificiel faire vraiment grand bruit lorsqu’il croisait certaines jeunes et jolies femmes lors de ses sorties. Il avait aussi trouvé une manière personnelle de placer la machine sous un certain nombre d’enveloppes de tissus dont l’épaisseur parvenait à peu près à étouffer les bruits, lorsqu’il allait au cinéma. Il comparait avec nostalgie ces bruits sourds à ceux qu’il entendait dans les coquillages de ses îles natales.
Néanmoins, on peut remarquer que dans le cas de ce jeune homme comme dans celui de Livia, la machine est soumise à des projections en rapport avec l’histoire singulière de chacun mais il s’agit toujours de lui attribuer à la fois des caractères anthropomorphes et celles d’un autre règne : c’est le registre animal archaïque et phobogène pour Livia, c’est le registre minéral et sous-marin primaire chez l’autre patient. Ces projections reflètent la problématique identificatoire de ces sujets se vivant eux-mêmes comme composés de parties hétéroclites, difficiles à rassembler autrement que dans de telles productions fantasmatiques. -
[13]
Cette culpabilité, dans le contexte de greffes d’organes est empreinte de fantasmes du meurtre d’autrui et de son tabou.
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[14]
Anatomiste et médecin, 1771-1802.
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[15]
Pourquoi ne pas dire déjà que la plasticité mouvante de la pulsion de vie céderait – à l’usage, à l’usure – la place à la pulsion de mort et à sa tendance à la déliaison qui conduit au retour à l’inanimé, à l’inertie ? Car la pulsion ne renonce jamais : elle « tend vers » et « pousse » inexorablement. Je veux dire ici mon accord avec la remarque provocatrice de François Villa lorsqu’il écrit : « Mourir n’est pas la conséquence de vieillir. La mort résulte de l’impossibilité de vieillir. » F. Villa : « La mort n’est pas la conséquence du vieillissement. Réflexions sur les effets du temps sur les processus psychiques », Topique, 2002, 81, 173-199, p. 181.
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[16]
Ce type de parole se prononce surtout après la réalisation de la greffe. Elle peut aussi être dite, avant et/ou après greffe, par l’un des proches du patient qui craint que les émotions, les efforts physiques ou l’acte sexuel, ne risquent de faire « tomber » le cœur.
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[17]
Le fait que l’idée de ce détachement prenne place dans une représentation de chute et non de coupure, m’amène à privilégier de l’interpréter dans le registre archaïque plutôt que dans celui, névrotique, de la castration.
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[18]
P. Virilio, La vitesse de libération, Paris, Éd. Galilée, 1995.
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[19]
C’est moi qui souligne.
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[20]
Ibid.
1Livia était déjà morte, une fois.
2Sur les écrans des scopes du service de réanimation de chirurgie cardiaque [1] où elle avait été transportée en urgence, une ligne, droit tendue vers la mort, avait remplacé les oscillations anarchiques. Les pulsations désordonnées de son cœur et celles des instruments de mesure avaient fait place au sifflement continu et douceâtre de ce serpent qui n’ondulait plus : total arrêt cardiaque. Alors que survenait ce message sans appel, sur d’autres écrans s’étaient aussi allumés les signes de la détresse radicale : la ligne de l’électroencéphalogramme était elle aussi continue, horizontale, plate.
3Dans ces cas-là, n’importe qui comprend que le cerveau ne répond plus ; que le coma est « dépassé » et que la vie l’est aussi. Mais, dans un service médical hautement technicisé, la mort n’a pas la partie si belle que ça. Trop familière pour être absolue maîtresse en la demeure, on la bouscule en la côtoyant. On lui demande des comptes. On ne lui passe rien. L’exigence scientifique impose des lois avec des limites et des seuils précis qui en tracent le cadre.
4Livia était morte sans sortir du coma dans lequel elle avait basculé, entraînée par la décompensation brutale de sa cardiopathie. À 28 ans. Sous les yeux d’une équipe qui ne pouvait en rester là et qui interprétait les messages venus des écrans comme autant de défis déclenchant les détonateurs de la fantasia médicale.
5Un électroencéphalogramme plat ne dit rien tant qu’un second ne lui vient en écho. L’électroencéphalogramme de Livia avait été plat, mais ce n’était que le premier… le second ne le fut pas. Ni jamais plus aucun autre ensuite. Le frémissement de la ligne avait donné à l’équipe médico-chirurgicale le signal de départ d’une extravagante course : on implanta alors un cœur artificiel pour permettre l’attente d’une greffe cardiaque, seule issue potentiellement salvatrice pour la vie de la jeune patiente.
6Il n’était pas question de différer le geste chirurgical : ne pas avoir recours à un matériel disponible et susceptible de sauver la vie aurait constitué une non-assistance à personne en danger, un manquement à l’éthique hippocratique. Il était impossible également d’obtenir le consentement du sujet. Livia était-elle d’ailleurs encore vraiment à ce moment-là ce que l’on appelle un sujet ? Qu’était-elle devenue, qui était-elle devenue, à partir du moment où elle avait perdu toute conscience, ne vivait déjà presque plus et n’aurait plus d’avenir sans l’assistance secourable d’appareils nombreux ? En relevant le défi de la distinction du mort et du vif, l’équipe médico-chirurgicale ne voyait pas Livia comme un cadavre, mais bien comme un être vivant. Et même comme une personne, ayant des liens avec autrui, aimée, attendue par quelqu’un non loin ou juste à côté. C’est ainsi que dans des scènes comme celle-là, la place de « vrai » sujet revient plus à son ou à ses témoin(s) qu’au principal intéressé. Livia – comme bien d’autres patients en de telles circonstances – avait perdu une bonne part de son statut de sujet pour avoir celui d’un objet, central certes, mais seulement d’un objet.
7Celui qui restait un sujet, c’était l’ami de Livia, lui qui l’avait vue s’effondrer sur la plage, qui avait alerté les secours et qui l’avait accompagnée jusque-là. Il apparaissait comme sujet sans conteste aux yeux des membres de l’équipe [2] car il incarnait ce que Livia ne manifestait plus : l’affect et le langage. C’est donc sa parole qui fut sollicitée, à défaut de celle de Livia. Loïc ne put qu’acquiescer à la proposition médicale ayant pour lui seule forme d’espoir.
8Ainsi à la violence mortifère de la situation somatique de la patiente, ne pouvait plus répondre que la parade vitale, mais violente elle aussi, offerte par les moyens techniques : ouverture du corps déserté de toute conscience, effraction, mise « hors norme » du sujet l’amenant au rang de créature chimérique, humaine et machinale à la fois.
9Le cœur artificiel, type Novacor, est constitué d’une sorte de boîtier introduit dans l’abdomen du patient, et d’une machinerie volumineuse qui, située à l’extérieur de son corps, est reliée à l’aide d’un réseau de fils et de branchements à des ordinateurs et à des écrans de surveillance. La miniaturisation de ces appareillages permet que le patient, moyennant qu’il ait pu apprendre à bien contrôler le fonctionnement de l’ensemble, puisse sortir de l’unité de soins en disposant de quelques heures d’autonomie électronique, avec son « cœur » tenu en bandoulière dans un sac. Plus encore que la machine de dialyse ou que le défibrillateur cardiaque ou que tout autre prothèse qui souligne à son porteur le caractère précaire de sa vie et de son unité, le cœur artificiel par son dispositif et parce qu’il est chargé d’assurer seconde après seconde la survie du patient, entame les limites du corps (faisant jouer l’interne et l’externe) mais surtout, retentit sur l’identité et sur le sentiment d’appartenance au genre humain. On peut bien sûr invoquer la surdétermination offerte par la symbolique qui continue de s’attacher à l’organe cardiaque [3]. Les patients le font aisément quand ils évoquent la valeur morale et idéale du « cœur fier », le courage et la ténacité de celui qui a du « cœur au ventre », la générosité ou les vertus amoureuses de l’homme ou de la femme de cœur, etc. Mais, l’écoute de patients « mis sous cœur artificiel » révèle que derrière cette apparente catégorisation de représentations, les choses sont plus obscures. La secondarisation s’efface et laisse place à l’archaïque dès qu’il est question des bruits de la machine et de l’enveloppe sonore irritante et angoissante qu’ils créent. Pour le sujet humain qui s’est développé in utero dans un bain sonorisé par les battements cardiaques maternels, les bruits mécaniques émanant de la machine n’ont pas de vertu sécurisante mais prennent la dimension d’une inquiétante étrangeté, mobilisant des mouvements régressifs, antagonistes de la vigilance bien informée que le patient se doit à lui-même, à son entourage et à ses soignants [4].
10Comme on le voit, c’est un travail psychique difficile qui s’engage quand l’humain et la machine cherchent à faire alliance. C’est pourtant le pari fantastique des équipes médicales hautement technicisées. Échapper aux contraintes du temps et de la mort : c’est se situer au plus près du fonctionnement de l’Inconscient et du principe de plaisir ; ceci n’a cessé de nourrir de tout temps une part des fantasmagories de l’homme. Le pouvoir de donner vie à l’inanimé et d’intervenir sur le vivant régule les angoisses de mort prises dans les états de détresse originels, tout en continuant à fournir l’occasion de développer, via la curiosité sexuelle et le désir de savoir, la connaissance et ses outils. L’association étroite du vivant et du machinal allant jusqu’à ce que leur mariage seul évite l’inertie à chacun d’eux, de même que la combinaison hétérogène d’un soi biologique avec un non-soi biologique (cas des greffes d’organes ou de tissus avec donneurs), sont toutes fondées sur ces fantasias qui donnent issue à l’imagination créatrice humaine et se trouvent hors des normes du principe de réalité et des balises des censures.
11La fantasia médicale, dans la situation qui nous intéresse ici, a néanmoins suivi un code sur lequel s’est lancée sa trajectoire, à l’image des fantasias arabes, où « dans l’odeur de poudre et des fumées qui pénètrent les narines, les hommes (sont) tendus comme des arcs dans un simulacre de combat. La foule s’excite et en redemande. Les cavaliers sont en plein baroud d’honneur. Ce défi, cette provocation guerrière, c’est pour le spectacle et le sport. Pas de mort ici [5] ». Le code implicite, c’est le combat pour la vie, contre la mort. Le mouvement contre l’inertie. L’activité (et même : l’action, voire l’agir) contre la passivité. On serait tenté de dire, à première vue, le principe de plaisir contre le principe de réalité… Mais est-ce bien de cela qu’il s’agit ou d’autre chose ou même du contraire ?
12Prenons le point de vue métapsychologique qui, moins descriptif, permet d’appréhender la situation de façon plus complète. Dès lors qu’on laisse la Sorcière s’en mêler et que l’on accepte de considérer les protagonistes médicaux comme des figurations d’instances psychiques, ne peut-on reconnaître que l’équipe médicale est en position moïque, dans la mesure où, niant la mort, donc en étant au plus près de l’Ics, c’est en la faisant entrer dans les codes – surmoïques – de la loi scientifique humaine que les médecins techniciens ont forcé les apparences à avouer leur simulacre morbide ? N’est-ce pas le Moi et ses aspirations à l’Idéal qui sont ainsi figurés, les membres de l’équipe cherchant l’équilibre entre les assauts du Ça (et tout particulièrement ici ceux des forces pulsionnelles de déliaison) qui la traversent et les injonctions venues des codes culturels, éthiques, et des exigences du monde externe ? « Le moi commande les accès à la motilité, c’est-à-dire à la décharge des excitations dans le monde extérieur » écrivait Freud en 1923 dans le Moi et le Ça et il poursuivait : « C’est cette instance psychique qui exerce un contrôle sur tous ses processus partiels, qui va dormir la nuit tout en exerçant la censure du rêve [6]. » C’est faute de ces censures que le rêve de certains médecins et de certaines équipes risque de glisser dans l’acharnement thérapeutique, à l’effroi de la population tout-venant et de l’éthique qui n’en tolèrent et n’en apprécient les égarements qu’à l’abri des constructions fantasmatiques qu’offrent abondamment les œuvres littéraires, picturales, télévisuelles ou cinématographiques. Rêve « fou », dit-on alors ; comme celui de l’apprenti sorcier qu’a su si bien traiter le Walt Disney de notre enfance, dans un des passages du film « Fantasia » où le petit personnage, ardent rêveur et naïf – Mickey – se laisse entraîner (sur les rythmes de la composition musicale de Dukas intitulée L’apprenti sorcier) à vouloir dépasser le Maître, ses lois et son autorité et se trouve débordé au sens propre et figuré.
13Freud comparait lui-même le Moi à un cavalier en équilibre précaire [7], devant toujours veiller à maintenir l’équilibre et à prévenir la chute. La métaphore freudienne du cavalier pour désigner le Moi [8], lui-même en train de se déplacer grâce à la vitesse du cheval, contribue ici, dans les conditions impétueuses de l’implantation du cœur artificiel avec son étonnante machinerie, à l’évocation de la fantasia où se rencontrent les forces pulsionnelles de vie et de mort ainsi que des figures combinées aux dimensions de chimères.
14Mais, les censures de la folle rêverie médicale et technique ont été suffisamment respectées dans le cas de Livia. Et pourtant tout n’a pas été simple. D’ailleurs, le Moi n’est pas une instance unie, ni simple non plus. On a tendance à négliger le fait que, comme lui qui « résulte de la sédimentation des investissements d’objets abandonnés, (et) contient l’histoire de ces choix d’objets », les équipes médicales sont composites. De même que des forces tiraillent le moi, l’entraînant à hue et à dia, les équipes sont rarement « comme un seul homme ». Il y a ceux qui s’identifient à l’Idéal du Moi, et ceux qui incarnent les enjeux narcissiques de la toute-puissance. Il y a aussi ceux qui doutent ou qui, en proie à la culpabilité, s’interrogent : « Mais que fait-on subir là à une jeune femme qui n’a rien demandé ? » ; « Comment lui dire maintenant ce qui s’est passé et surtout ce qui l’attend ? Est-ce que c’est ce qu’elle aurait voulu ? » Il y a encore ceux qui ont du mal à investir l’avenir favorablement : « Et si elle reste comme un légume ? On n’est pas sûr qu’elle puisse comprendre… », ou qui sont manifestement déprimés : « Tout ça, pour quoi, finalement ? Pour essayer les machines… Y a pas de donneur. Elle sera morte avant qu’on trouve un greffon… ».
15Chaque facette de cette équipe est mouvante avec le temps, des déplacements s’opèrent, des défenses se lèvent ou se raffermissent. À chacune correspond un type de demande implicitement ou explicitement adressée au clinicien-analyste qui y intervient comme consultant. Si l’équipe médico-chirurgicale peut se constituer comme Moi-auxiliaire du patient, le clinicien analyste est à son tour une sorte de Moi auxiliaire pour l’équipe.
16Ce que la prise en charge de Livia a permis, c’est notamment le remaillage de son histoire, véritable reprise assurée par un suivi régulier sur le plan psychiatrique et sur le plan psychothérapique [9]. Les questions que se posaient les uns et les autres dans l’équipe médico-chirurgicale s’avéraient toutes bien fondées. On ne savait rien de Livia, en dehors de ce que son dossier médical en disait : cardiopathie révélée dans la petite enfance suivie d’une hospitalisation de plusieurs mois ; traitement médicamenteux d’abord discontinu puis régulier à partir de l’adolescence ; surveillance bien acceptée dans un hôpital de province proche de son domicile. Les éléments « de personnalité » manquaient et Livia, extraordinairement investie par le service vu les conditions de son arrivée et de son séjour, n’en apparaissait que d’autant plus étrangère.
17Au réveil de réanimation, elle délirait. Puis elle sombrait de nouveau dans une léthargie donnant à penser que cette fois la mort l’avait vraiment gardée. Comme toute relation clinique, celle de Livia et de l’équipe médico-chirurgicale était dissymétrique. Les soignants savaient la signification de la présence du cœur artificiel d’ores et déjà implanté, la décision de la mise sur liste d’attente de greffe ; ils connaissaient le maniement de la machine, comprenaient les messages des scopes et des examens multiples. Livia ignorait tout cela, mais elle parlait dans ses périodes délirantes de meurtres, de violences de toutes sortes, de mort… Ce que l’équipe ne savait pas, Livia le livrait dans les messages codés de ses hallucinations et de ses délires. Car il s’agissait d’autre chose que des confusions et délires transitoires auxquels on est habitué dans ces Services et qui sont en quelque sorte la réponse normale [10] au traumatisme vécu psychosomatiquement par le patient. Ce qui agitait l’appareil psychique de Livia avait trait aux événements et déchirements actuels qu’elle subissait mais aussi à des éléments de son histoire passée et tout particulièrement à son histoire de jeune femme malade.
18Livia avait une sorte de secret, une douleur enfouie autour de laquelle elle s’était refermée deux ans plus tôt, négligeant depuis ses traitements, bien suivis jusque-là. Elle put nous donner accès à ce monde interne dans la continuité régulière de nos rencontres. Jeune fille coquette, elle avait eu une place de choix au sein d’une bande de fous de vitesse. Son amoureux attitré, Loïc, s’était vu mis au défi par deux autres garçons qui désiraient « l’avoir ». L’un d’eux finit par laisser entendre que c’était d’ailleurs chose faite… ce qui déchaîna la colère non pas de l’amoureux attitré mais de l’autre soupirant. La rivalité s’exacerba au point d’engager les deux jeunes hommes dans une compétition à risque majeur : ils organisèrent un « rodéo », une sorte de fantasia là encore, lançant l’une vers l’autre sous les yeux de la bande attroupée, leurs deux voitures sur une route noire et déserte. La manœuvre d’esquive attendue au dernier moment échoua ; le choc fut fracassant et il n’y eut pas de survivant. Si tous se sentirent en partie responsables de n’avoir pas empêché une telle catastrophe, ce que Livia, ne savait consciemment pas, c’est l’intensité de sa culpabilité après ce double deuil, à la mesure de l’investissement amoureux qu’elle avait porté à l’un de ses deux prétendants et qu’elle avait voulu ignorer. À ce deuil compliqué, et pas encore véritablement élaboré, avait fait suite une profonde dépression, masquée par le maintien d’une activité professionnelle satisfaisante et de relations sociales, mais trahie par une inobservance cachée aux traitements de sa cardiopathie. Si son ami avait bien remarqué le manque d’entrain de sa compagne et un certain émoussement de leur relation, cet équivalent suicidaire était resté inaperçu de tous.
19En fait, l’équipe médico-chirurgicale venait de redonner sans le savoir une possibilité de survivre à quelqu’un qui ne voulait plus vraiment vivre…
20L’une des choses les plus difficiles à travailler et à faire émerger dans de telles équipes, combatives et habituées à intervenir à la vie/à la mort, est la tolérance à la dépression. Il nous fallut à tous, psychiatres et psychothérapeute, négocier avec cette dimension tellement prégnante chez cette patiente [11], hantée par les fantômes de ses amours disparus.
21Livia allait ainsi devoir accomplir un important travail psychique qui lui permettrait de décider de son avenir, donc de son choix d’accepter ou non sa mise sur liste d’attente de greffe.
22Après le travail du délire et des hallucinations, elle s’engagea dans une phase qui fut celle d’une régression profonde, l’amenant à retrouver les aspects les plus infantiles de son histoire – avec les traumas qu’elle y avait rencontrés – mais aussi à tirer les bénéfices primaires et secondaires de la présence d’une mère jusque-là plutôt lointaine et déprimée elle-même depuis de nombreuses années. Les traductions cliniques des plongées régressives (qui étaient chez elle un recroquevillement prolongé en position fœtale auquel succédèrent une immobilité dans un confinement excessif de sa chambre d’hôpital, des conduites anorexiques, des vomissements psychogènes scandés par les aléas de la relation à la mère ou à ses substituts trouvés dans l’équipe infirmière, des troubles du comportement manifeste sous forme de caprices, d’exigences et d’intolérance à la frustration), viennent toujours heurter les aspects « adaptatifs » de ce Moi auxiliaire auquel on a pu comparer l’ensemble du service. Il y a là une source inévitable de conflit que l’écoute analytique du patient, de son entourage et des membres de l’équipe soignante peut permettre de contourner et d’élaborer. Le temps nécessaire à l’intégration de ces éléments conflictuels est nécessairement long, et là encore les dimensions dans lesquelles chacun travaille portent le risque d’un écart fatal à la mutuelle collaboration.
23En avançant sur ce fil ténu, et par les efforts conjugués de Livia, de son entourage amical prodigue en réassurances narcissiques, grâce aussi à l’étayage quelque peu vacillant mais continu de sa mère, et enfin grâce à l’attention obstinée des médecins techniciens qui réglaient les appareils et surveillaient les données évolutives, Livia put accéder à une nouvelle phase progressivement plus mature.
24Comme on pouvait s’y attendre – du moins du point de vue psychique – la dépendance devint alors le lieu et le thème de toutes les expressions de mal-être et d’angoisse : dépendance à la machine, dépendance à l’attente et à la survenue de la mort d’un autre – le donneur-, dépendance aux regards des autres auxquels ne s’offre plus qu’une image altérée de soi, dépendance envisagée au greffon et aux traitements à vie.
25Quelque temps après m’avoir dit au cours de l’un de nos entretiens : « Je me sens comme une machine. Elle m’envahit complètement », Livia me confia combien elle souhaitait maintenant sortir, mais pas en l’emportant partout avec elle comme un parasite [12] ; surtout : ne plus l’entendre, ne plus être reliée à elle : « C’est pire qu’un cordon ombilical. Tous ces fils, c’est comme une araignée. Elle me bouffe. Elle me bouffe la vie. Moi qui étais si libre. Au moins, avec un vrai cœur, je me retrouverai un peu plus, quand même… Mais quand ? »
26À mesure que le Moi de Livia reprenait de la vigueur, émergeant des états de détresse et de la paradoxale toute-puissance infantile, se débarrassant des oripeaux de la culpabilité et de la dépression, il luttait contre ses états de dépendance, comme s’il était lui-même le cheval qui se cabre et refuse l’obstacle. À mesure qu’elle redevenait pleinement sujet, pensant, désirant, redonnant place et sens à la continuité de son histoire, Livia redevenait rebelle, cherchant auprès de ses plus fidèles amis à reconquérir son rôle d’égérie, inspiratrice de rêveries et rêveuse elle-même, de liberté et d’amours reconstruits : « Avec Loïc, on fait des projets. » Livia s’hystérisait, en quelque sorte. La résurgence des investissements érotiques allait de pair avec la présence d’une angoisse mortifère inspirée par la machine-cannibale. Peut-être même cette érotisation venait-elle signer la force de la défense devant faire barrage à l’angoissante figure de la mère dévorante. À moins que la culpabilité inconsciente [13] due à l’attente de la mort d’un donneur, par définition jeune, en réactivant celle éprouvée après le décès des deux amis, ne trouve à se lier et se contenir que dans des représentations érotisées, masquant et se tenant les plus éloignées possible des scénarios fantasmatiques dans lesquels c’est Livia elle-même qui aurait été dévorante et prédatrice du cœur d’un autre. Mais, au fond, cette seconde hypothèse n’exclut pas la première.
27Toujours est-il que le travail psychique s’accomplissait à travers ces mouvements de (re)liaison d’affects et de représentations. La culpabilité s’organisait aussi sur la scène fantasmatique de la dette : Livia se sentait redevable des soins de tous ordres qui lui avaient été et lui étaient toujours prodigués ; elle déployait une dramatisation, anticipant sur la dette à venir envers le donneur. Si, du moins dans son discours manifeste, elle rejetait la machine comme s’il s’agissait d’un boulet entravant sa liberté, elle envisageait d’incorporer et intégrer le greffon venu d’un autre, d’un semblable : au moins ce serait quelque chose de tout à fait humain. Ce que Livia et les autres patients hôtes, comme elle, d’un cœur artificiel nous enseignent, c’est que l’introduction technique d’un corps étranger, mécanique et seul capable d’assurer la survie, relance à sa façon la problématique fondamentalement humaine de l’identique et du changement que remet aussi sur le métier l’introduction d’un organe prélevé sur un donneur, étrangement proche et autre à la fois.
28Xavier Bichat [14] disait : « Nous mourons en détail. » Cette représentation de la mort conceptualisée déjà au xviiie siècle comme le résultat d’un divorce radical entre les éléments qui nous constituent me paraît très moderne et une réflexion psychanalytique sur le devenir de la pulsion de mort pourrait s’engager, à partir d’une clinique comme celle que je viens d’évoquer et celle des greffes [15]. Dans ces contextes, une situation clinique à haute fréquence m’a frappée. Il s’agit de l’expression d’un fantasme et d’une angoisse qui se donne à entendre au décours des mots des patients et qui dit ceci : « Ce nouveau cœur, j’ai l’impression que si je sens trop d’émotions, si je fais un effort physique ou si je fais l’amour, il va se décrocher [16]… ». Cette peur que les composantes de la personne ne se détachent, ne se désolidarisent les unes des autres, correspond à une angoisse archaïque d’éclatement [17] et au fantasme que le corps ne tombe en morceaux et ne redevienne une juxtaposition d’éléments isolés les uns des autres, une mosaïque mal agencée dont l’incohérence menacerait directement la continuité du sentiment d’existence et la vie même. Paul Virilio dans sa réflexion sur l’Homme-machine a rencontré à son tour ces expériences humaines inscrites dans les greffes d’organes. Il rapporte les propos d’un patient, greffé du foie [18] : « C’est étonnant, me déclarait-il en substance, lorsque mon foie est tombé [19] malade, il est devenu plus lourd, tel un poids mort. Ensuite, lorsque la transplantation a enfin réussi, je craignais de perdre mon nouveau foie, peur qu’il ne se décroche de mes entrailles. J’étais comme une femme enceinte au dernier mois de sa grossesse qui évite les mouvements brusques pour empêcher un accouchement prématuré. » Adoptant une position faussement naïve, P. Virilio s’est alors demandé si l’on peut, justement, « vivre [20] en détail », en rupture d’unité ? Je ne m’attarderai pas ici sur l’aspect particulier du fantasme de grossesse du patient dont P. Virilio nous rapporte les propos, car cela dépasse le cadre du présent travail. Mais, poursuivons tout de même avec lui pour établir que si le malade a ce fantasme que l’organe greffé ne se décroche et tombe, « c’est qu’il existe une sorte de gravité vitale, de pesanteur des viscères du corps propre qui caractérise à la fois la maladie et son remède, la transplantation. Une gravitation intra-organique qui redouble de fait, celle externe, du corps vivant au sein du monde propre, au sein de l’étendue géographique d’une planète parmi d’autres, également soumises à l’attraction universelle […] En fait, cette sensation de dislocation intra-organique de notre malade, opère une singulière confusion entre le monde où nous nous mouvons au risque de la chute, et celui qui se meut en nous, sans nous ». Rappelons-nous combien dans sa phase régressive la plus intense, Livia restait prostrée et refusait les mouvements : murée alors, elle n’avait pu mettre les mots sur son angoisse que la machine ne s’immobilise si elle, elle bougeait. Le fantasme de la chute s’approche dangereusement de celui de la chimère, figure de la combinaison qui mêle en son sein des objets partiels, détachables, dont l’union garde quelque chose du « contre-nature » et du monstre, créature fabriquée à partir d’éléments disparates, sans unité. Ce fantasme, cette fantaisie s’éloignent ici de la seule fiction née de l’imaginaire… ils rencontrent une réalité, forcément empreinte d’angoisse de mort avec les réactions défensives qu’elle mobilise dans la quête d’une identité unitaire retrouvée.
29Après de longs mois, pendant lesquels le travail psychique de réappropriation d’une place de sujet a pu s’élaborer, Livia fut greffée. L’histoire de sa greffe cardiaque ouvrait un nouveau chapitre de sa vie. Un jour, revenant en consultation, elle me raconta un rêve : « Je suis dans la rue, mais je ne sais plus où je suis. Il n’y a aucun bruit. Je m’aperçois que je n’entends plus la machine. C’est la panique : je me précipite, je cours. Je me suis réveillée, affolée. » Bien qu’elle n’ait pas ajouté qu’au réveil elle avait eu le cœur battant, la seconde partie du récit de son rêve témoigne de la présence d’une représentation condensée ayant valeur de mise en scène, comme une nouvelle fantasia : la course, l’emballement, la précipitation… On retrouve sous le déguisement des images du rêve, la figure de la cavale. Cette figure de sauvagerie pulsionnelle indomptée (« ce qui se meut en nous, sans nous » dont parlait Virilio, n’était-ce pas cela aussi ?) se trouve dans une proximité évidente avec le cœur qui s’emballe sous l’effet des excitations et risque de se désolidariser du reste de l’organisme, de rompre les amarres et de tout précipiter dans le chaos final. Mais, ce rêve disait encore autre chose : c’est que greffée, c’était encore à la machine que Livia restait psychiquement reliée. Cette machinerie qu’elle avait fini par détester mais qui lui avait été indispensable, dont le silence lui signifiait sa mort. Maintenant, il lui fallait tendre l’oreille pour entendre son nouveau cœur battre. Et ne surtout pas être dans ce silence, tant redouté de tous.
Mots-clés éditeurs : métapsychologie du Moi, éthique hippocratique, réanimation, greffe cardiaque, cœur artificiel
Mise en ligne 01/08/2007
https://doi.org/10.3917/cm.076.0107Notes
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[*]
Marianne Baudin, maître de conférences, habilitée à diriger des recherches cepp, Université Paris VII, 26 rue de Paradis, 75010 Paris.
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[1]
Service de réanimation et de chirurgie cardiaque de l’hôpital Broussais, à Paris. Ce service a été transféré, en 1999 à l’hôpital européen Georges Pompidou de Paris.
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[2]
L’écoute des membres des équipes, tout particulièrement au cours des réunions en groupes de paroles, permet d’élaborer ces éprouvés, rapportés par les uns ou les autres et très importants pour la qualité de la prise en charge même la plus technique.
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[3]
S. Consoli et M. Baudin, « Vivre avec l’organe d’un autre : fiction, fantasmes et réalités », Psychologie médicale, 1994, 26, p. 102-110.
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[4]
Soignants qui demandent cette vigilance au patient d’autant plus que la surveillance ne peut leur incomber totalement, pour des raisons pratiques évidentes de service mais aussi pour une légitime éducation du patient en vue de son autonomie ultérieure, condition indispensable avant d’envisager un retour à la maison.
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[5]
P. Deloncle, La caravane aux éperons verts, Plon, 1927, p. 51.
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[6]
S. Freud (1923), « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2002, p. 269.
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[7]
S. Freud (1923), « Le Moi et le Ça », Essais de psychanalyse, Paris, Petite Bibliothèque Payot, p. 263 : « Il ressemble ainsi, dans sa relation avec le ça, au cavalier qui doit refréner la force supérieure du cheval, avec cette différence que le cavalier s’y emploie avec ses propres forces et le moi, lui avec ses forces d’emprunt. De même que le cavalier, s’il ne veut pas se séparer de son cheval, n’a souvent rien d’autre à faire qu’à le conduire où il veut aller, de même le moi a coutume de transformer en action la volonté du ça, comme si c’était la sienne propre. »
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[8]
Si l’animal est réputé être la plus noble conquête de l’homme, c’est peut-être justement parce qu’il est bien avant tout une monture sauvage qui imprime ses propres mouvements étranges et difficilement contrôlables à son cavalier.
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[9]
Je souhaite rendre hommage au travail attentif, précis et respectueux de la patiente accompli par le Dr Etienne Seigneur, ainsi qu’à la pertinence des remarques du Dr Yann Barrère, les deux psychiatres avec lesquels je faisais étroitement équipe au cours de cette longue prise en charge hospitalière.
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[10]
L’une des meilleures défenses que le psychisme puisse adopter pour passer par-dessus la ligne de fracture entre l’avant et l’après du réveil d’un coma ou d’une réanimation postopératoire intensive paraît tenir dans la production de fantasmes et de délires, permettant aux changements corporels de se « rêver ». Il m’a souvent semblé que c’est grâce à cette « rêverie » que le trauma prenait une forme, permettant la restauration de la continuité des liens du sujet avec lui-même et avec son histoire objectale. La reconstruction psychique qui s’opère à partir des vécus confusionnels, voire hallucinatoires, dans les services de réanimation, est l’une des situations cliniques les plus susceptibles de mobiliser la présence et l’écoute de cliniciens-analystes.
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[11]
Ce qui veut dire, en clair : doser avec précaution les antidépresseurs (de la même manière que les neuroleptiques lors de la phase délirante), faire un travail psychothérapique d’inspiration analytique, régulier, de façon à ce que la figure du thérapeute se détache du fond flou de l’environnement technique.
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[12]
Ce type de vécu n’est pas généralisable à tous les patients porteurs d’un cœur artificiel. Un autre jeune patient, par exemple, malgré l’attente interminable d’une greffe cardiaque soumise à la double contrainte de la rémission du lymphome ayant causé la destruction de son muscle cardiaque et de la disponibilité d’un organe compatible, avait bien d’autres dispositions psychiques. Ainsi, projetant sur la machine des motions libidinales érotisées, il s’amusait d’entendre son cœur artificiel faire vraiment grand bruit lorsqu’il croisait certaines jeunes et jolies femmes lors de ses sorties. Il avait aussi trouvé une manière personnelle de placer la machine sous un certain nombre d’enveloppes de tissus dont l’épaisseur parvenait à peu près à étouffer les bruits, lorsqu’il allait au cinéma. Il comparait avec nostalgie ces bruits sourds à ceux qu’il entendait dans les coquillages de ses îles natales.
Néanmoins, on peut remarquer que dans le cas de ce jeune homme comme dans celui de Livia, la machine est soumise à des projections en rapport avec l’histoire singulière de chacun mais il s’agit toujours de lui attribuer à la fois des caractères anthropomorphes et celles d’un autre règne : c’est le registre animal archaïque et phobogène pour Livia, c’est le registre minéral et sous-marin primaire chez l’autre patient. Ces projections reflètent la problématique identificatoire de ces sujets se vivant eux-mêmes comme composés de parties hétéroclites, difficiles à rassembler autrement que dans de telles productions fantasmatiques. -
[13]
Cette culpabilité, dans le contexte de greffes d’organes est empreinte de fantasmes du meurtre d’autrui et de son tabou.
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[14]
Anatomiste et médecin, 1771-1802.
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[15]
Pourquoi ne pas dire déjà que la plasticité mouvante de la pulsion de vie céderait – à l’usage, à l’usure – la place à la pulsion de mort et à sa tendance à la déliaison qui conduit au retour à l’inanimé, à l’inertie ? Car la pulsion ne renonce jamais : elle « tend vers » et « pousse » inexorablement. Je veux dire ici mon accord avec la remarque provocatrice de François Villa lorsqu’il écrit : « Mourir n’est pas la conséquence de vieillir. La mort résulte de l’impossibilité de vieillir. » F. Villa : « La mort n’est pas la conséquence du vieillissement. Réflexions sur les effets du temps sur les processus psychiques », Topique, 2002, 81, 173-199, p. 181.
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[16]
Ce type de parole se prononce surtout après la réalisation de la greffe. Elle peut aussi être dite, avant et/ou après greffe, par l’un des proches du patient qui craint que les émotions, les efforts physiques ou l’acte sexuel, ne risquent de faire « tomber » le cœur.
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[17]
Le fait que l’idée de ce détachement prenne place dans une représentation de chute et non de coupure, m’amène à privilégier de l’interpréter dans le registre archaïque plutôt que dans celui, névrotique, de la castration.
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[18]
P. Virilio, La vitesse de libération, Paris, Éd. Galilée, 1995.
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[19]
C’est moi qui souligne.
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[20]
Ibid.