Couverture de CM_075

Article de revue

Les figures sociales désubjectivantes de l'enfant sous le joug de la norme et de l'évaluation

Pages 169 à 178

Notes

  • [1]
    M. Foucault (1975) cité par Roger-Pol Droit, Michel Foucault, Entretiens, Odile Jacob, 2004, p. 93.
  • [2]
    L. Gavarini, La passion de l’enfant, Denoël, 2001, p. 129.
  • [3]
    Rapport présenté par J.C. Ringard, À propos de l’enfant dysphasique et de l’enfant dyslexique, ministère de l’Éducation nationnale, 2000.
  • [4]
    Fédération des orthophonistes de France, Manifeste pour une orthophonie des soins, 2003.
  • [5]
    Circulaire n° 2002-24 du 31 janvier 2002 – Le bo n° 19 du 07.02.2002, Plan d’action pour les enfants atteints d’un trouble spécifique du langage oral ou écrit.
  • [6]
    La santé des élèves : programme quinquennal de prévention et d’éducation, Circulaire n° 003-210 du 1.12.2003.
« J’avais aussi fait des études de psychopathologie.
Cette prétendue discipline n’apprenait pas grand-chose.
Alors naissait cette question : comment si peu de savoir peut-il entraîner tant de pouvoir ?
Il y avait de quoi être stupéfait [1]. »
Michel Foucault.

1La représentation de l’enfant – liée à l’évolution des statuts sociaux et éducatifs – se modifie en profondeur et accède à une place privilégiée. Emblème de l’originaire, riche de promesses et de potentialités, objet de fortes préoccupations morales, éducatives et psychologiques, la moindre perturbation de son expression positive tombe sous le couperet de l’opprobre. Cette « passion » pour l’enfance affiche sur le plan littéraire, culturel, voire médiatique, les meilleures intentions, et pourtant une dérive désubjectivante se repère parmi ces figures sociales aux pouvoirs incantatoires : l’enfant normal, l’enfant dys-, l’enfant évalué.

2La notion « désubjectivante » s’arrime au concept de Sujet, cher à la psychanalyse qui le valorise en démontrant la faculté curative de la parole et du langage. Dans le champ des sciences humaines, une somme considérable de réflexions, études cliniques entretiennent une théorisation dialectique de ce Sujet. Barthes distingue ainsi entre celui pluriel, objet préférentiel de la psychanalyse, et celui unifié, objet électif de la philosophie cartésienne et, finalement hélas, d’une démarche scientiste médiatisée. L’appellation barthienne « Sujet pluriel » traduit la présence subjective insaisissable en soi, disséminée par le langage, et douée d’une structuration dynamique et créative. Accolé au terme « figure », appartenant au domaine lexical de la rhétorique, l’adjectif « désubjectivante » lui confère une force d’identification mortifère.

3L’option dialectique du Sujet prouve son importance en situations non seulement psychothérapeutiques mais aussi éducatives ; essentielle simultanément à l’enfant, irréductible à un discours normatif, et au praticien scolaire qui ne le cantonne pas à quelque identification prêt-à-porter. Car au sein de l’institution familiale et/ou scolaire l’enfant pâtit parfois de conduites mortifiantes qui le classent, l’évaluent, le jugent selon des capacités d’acquisitions normées. Laurence Gavarini résume ainsi le problème : « Une image freudienne de la petite enfance s’est peu à peu précisée durant le siècle : entre pertes et joies, entre désarroi et puissance, avec la complexité de la sexualité et du désir infantiles, avec ses images et sa réalité psychique. Accepter ce nouveau portrait de l’enfant auquel tant de cliniciens ont contribué aurait dû conduire l’adulte, parent ou professionnel, à ne plus pouvoir se penser, à ses côtés, autrement que comme sujet, lui aussi, au sens de la psychanalyse. Or, on a voulu imaginer cet adulte pédagogue, de plus en plus savant et technicien, tirant parti des nouveaux savoirs sur l’enfant, plutôt qu’assujetti lui aussi par son inconscient [2]. »

4Le petit d’homme est l’objet d’un intérêt et d’une surveillance sans précédent : l’ébauche d’un symptôme alerte l’école, la famille, car il bouscule l’image eugénique de l’enfant normal, idéal de notre modernité. Appréhendé au moindre écart à une norme légitimée, l’enfant soumis au filtre de l’évaluation ressort diagnostiqué selon l’étiquetage à la mode : il devient, par exemple, un « enfant dys- », préfixe ouvrant une variété de mots qui partagent cette signification étymologique : « mauvais fonctionnement ». Penser l’enfant hors de la « normopathie » ambiante où prolifèrent des impératifs d’adaptations, qui contreviennent parfois cruellement au respect de la singularité, relève de la subversion. Selon son étiquetage, l’enfant, entre les mains de cette science, fait ainsi les frais d’une époque soumise aux tentations objectivistes et réductionnistes ; d’un discours hygiéniste qui surveille son développement psychique ; d’injonctions thérapeutiques au nom de son « bien » psychologique. C’est pourtant au cœur de telles conjonctures qu’il importe d’improviser une sollicitation subjective désirante : cela déloge l’enfant de sa posture passive face à cette entreprise d’identification, et lui rend, en tant que Sujet, ses valeurs dialectiques de dynamisme, de construction et d’imprévisibilité. L’enfant normal, l’enfant « dys- », l’enfant évalué illustrent trois figures désubjectivantes, intimement articulées, rencontrées quotidiennement au cours de la clinique. Sur un plan éthique – inhérent à la fonction de psychologue clinicien – un regard distancié et critique entame un premier pas vers un processus de déconstruction de l’idéologie qui les sous-tend.

L’enfant normal

5Depuis les années 1970, le « discours psy » médiatisé se vulgarise. Le succès du titre emblématique du best-seller mondial de l’éducation de Fitzhugh Dodson Tout se joue avant 6 ans, publié en 1970 aux États-Unis, sonne l’heure d’un engouement inédit. Le bébé occupe une place de choix : le discours scientifique s’affaire autour de lui. Ce n’est pas désormais qu’un tube digestif, il a des compétences, constat qui aboutit à ce titre allégorique d’un document, diffusé en 1984 : Le bébé est une personne. Devenu objet scientifique, la réalité psychique du bébé devient accessible par le regard. Des psychanalystes (Green, 1979) se mettent au service de tels protocoles en extrayant de leur corps théorique des notions susceptibles de confirmer ce savoir objectif sur le développement : « Par ce mouvement, ce qui était réalité psychique d’un sujet parlant, habité par un inconscient qui le divise et le détermine, et donc en grande partie énigmatique, devient réalité “réelle” connaissable et manipulable par le “spécialiste” » (Gavarini et Petitot, 1998, 105). Ce détournement de la psychanalyse, au service de la production de normes du développement, contribue à définir le bien de l’enfant. Désormais le parent, soutenu par le spécialiste, a la responsabilité de cultiver une potentialité précieuse. Les signes d’un ratage détectés lors de consultation mettent d’emblée les parents sur la sellette de la suspicion.

6Gavarini et Petitot consacrent, La fabrique de l’enfant maltraité, aux effets de cette suspicion autour du souci généralisé de l’enfant : « Les familles, enfants comme parents, se trouvent donc au cœur d’un réseau d’observations et de discours qui les évaluent, les parlent et nomment leur dysfonctionnement » (1998, 79). Une norme sociale et éducative, décidant des compétences parentales et de leur adéquation aux besoins physiologiques et psychologiques de l’enfant, s’échafaude au nom de son intérêt. Sur la scène médiatique ce projet normatif et moraliste se poursuit où le « psy », authentique guide de vie, porte « la bonne parole » (Mehl, 2003).

7Foucault (1973) repère dans le projet des sciences humaines une volonté de maîtrise de l’être humain. La connaissance accumulée place l’être de l’enfant sous haute surveillance. Son développement, sa parole, sa pulsion sexuelle, ses affects passent de façon parfois abusive au crible d’un regard et d’une écoute psychologique. Développement et compétences langagières sous surveillance dès les premières années de sa vie, l’enfant incorpore désormais la logique de normalisation et d’évaluation où chaque expression symptomatique devient l’enjeu d’un diagnostic : « l’enfant dys- », envers négatif de l’enfant normal, apparaît. Cette valeur de dysfonctionnement s’impose au détriment de la subjectivité du symptôme.

L’enfant dys-

8Dysharmonie, dyslexie, dysphasie, dyspraxie, dysorthographie, dyscalculie, etc. La nouvelle mode des signifiants, dans les institutions et la littérature scientifique, qui étiquettent l’enfant en dessous de la norme, sont préfixés « dys- » : du grec dus-, indicateur de l’idée de mal, de manque, de défaveur (Rey, 2000, 1149). Fréquemment usité en pathologie médicale, il indique une mauvais fonctionnement. La signification étymologique de ce préfixe, en inflation dans les symptômes de l’enfance, annonce la résurgence de cette conception psychiatrique aux connotations idéologiques clivant le monde en deux : les normaux et les anormaux. Cette tendance est escortée du modèle organique – auquel Freud fit figure d’épouvantail – susceptible d’identifier « la cause » de ces dysfonctionnements psychiques. Cette conception inquiète d’autant plus qu’elle implique déjà concrètement des dépistages de troubles à l’école, des bilans neurologiques, ou autres rééducations orthophoniques à outrance [3].

9Ces signifiants de la catégorie « troubles du langage », purement descriptifs, se voudraient aussi prédictifs en soutenant les neurosciences en quête de cause biochimique des activités psychiques. S’appuyant sur l’imagerie cérébrale en plein essor technique, les signatures neurologiques du dyslexique, du dysphasique se cherchent, pour preuve de diagnostic. Un manifeste [4] institutionnel, rédigé par des orthophonistes, a largement circulé pour rappeler la complexité du langage irréductible à une approche neurologique. Le travers de ces études résulte d’un abus d’interprétation. Ricœur le souligne pertinemment quand il reproche à Changeux d’amalgamer corrélation et causalité. Il réfute l’ambition de causalité effective des neurosciences qui postulent que « tel complexe neuronal produits tels effets mentaux » (1998, 61). Si le cerveau est le substrat indispensable de la pensée, rien ne nous autorise à en faire la cause d’un dysfonctionnement psychologique.

10Une telle objectivation, du dysfonctionnement psychique, évince le discours du sujet en n’interrogeant plus son rapport singulier au langage, ni la part essentielle de l’Autre primordial. Envisagé d’un point de vue technique, le langage, comme d’autres potentialités humaines, s’appréhende telle une machinerie cognitive, sous-tendue par des circuits neuronaux, susceptible de défaillance dans son programme de développement. Cette prolifération de diagnostics, qui pèse actuellement sur l’enfant, augmente sa désubjectivation de difficultés le concernant. L’enfant porte un trouble dont il n’a rien à dire, puisque le spécialiste en l’identifiant à celui-ci le réduit par là même au silence. Cette représentation scientiste du langage, soutenue par l’ambition des neurosciences à imposer une causalité au psychisme, inonde le champ social où, en prévention et en soins, une prise en charge univoque centrée sur la rééducation orthophonique est recommandée. Une circulaire [5], dénoncée par les orthophonistes du manifeste précédemment cité, préconise effectivement la généralisation de ce type de soin. L’appellation moderne « troubles du langage » induit la méconnaissance du langage comme objet troublant et énigmatique. Par exemple, la notion émergente de dysphasie, définie selon cette circulaire, désigne un « trouble du langage indépendant des facteurs sociaux et culturels ». Cette construction intellectuelle suppose la quantification commensurable et calculable des parts neuronale et culturelle incombant à la construction du Sujet langagier. Vouloir fixer la cause fonctionnelle du langage aux circuits neuronaux fournit l’explication de cette étiologie scientiste. Ces recherches font fi des travaux émanant des sciences humaines où le rôle d’autrui et la part du sujet, essentiels à l’inscription dans le langage, demeurent complexes et énigmatiques. Georges Canguilhem (1980) dénonce la barbarie d’une psychologie s’appuyant sur la biologie et la physiologie pour affirmer que la pensée ne serait que l’effet d’une sécrétion du cerveau.

11Elisabeth Roudinesco (1999) remarque l’oscillation des sciences humaines entre deux attitudes : l’une témoigne de la volonté d’assimiler l’homme à une machine à la moindre découverte de ses lois neurales ; l’autre insiste plutôt sur la symbolique en interaction avec la subjectivité. Cet homme tragique reconnu par la métapsychologie freudienne (inconscient, pulsion, refoulement, conflit…) s’oppose à l’homme comportemental fabriqué par les sciences cognitives. La représentation de ce dernier imprègne considérablement les centres de consultations infantiles. C’est en son nom que l’enfant en butte au langage ou à la parole tend à être saisi techniquement. Cette objectivation du malaise de l’enfance impose l’évaluation préventive en garante de salubrité psychique. L’évaluation, leitmotiv d’une société technicienne, jalonne l’institution scolaire selon la modalité impérative du repérage des enfants porteurs de troubles.

L’enfant évalué

12La figure très actuelle de l’enfant évalué, voire à l’état d’ébauche, poursuit l’idéologie de l’enfant normal aux compétences intellectuelles, psychomotrices, langagières testées et validées. Là où la psychanalyse contribue à humaniser les tests en les postulants relationnels plus que rationnels, la démarche d’évaluation instaure l’illusion d’une mesure objective de la santé psychique en instituant un protocole d’interface. Par une alliance entre le ministère de l’Éducation nationale et le ministère de la Santé, l’élaboration d’un contrat a pris forme [6]. Ce contrat, appliqué à l’école, doit avérer l’optique de la mission de santé en opérant « un développement harmonieux » de la personnalité des jeunes – l’association idéologique des mots « développement/harmonieux » est récurrente.

13Chaque élève incorpore systématiquement le dispositif d’évaluation, selon un critère d’âge ou suite au signalement de n’importe quelle personne en liaison directe, ou non, avec lui. Ainsi les personnels de la restauration, du service d’entretien participent aussi de cette mission de santé publique grâce à leur aptitude à signaler des troubles. Le regard psychologique se généralise et surtout se veut légitime. Si la vulgarisation des travaux psychanalytiques et psychologiques implique ce point de vue, l’instauration d’un tel contrat l’extériorise et le légitime derechef. Or, distinguant l’inconscient brut de celui exercé à l’aune de l’analyse, Lacan souligne la part de subjectivité aveugle inhérente à l’appréciation de chacun. Laissé aux mains de personnes non formées, ce pouvoir de signalement et de repérage du malaise psychique équivaut à une objectivation idéologique de la santé : une conception normative de correspondance, de l’enfant à son environnement, uniquement harmonieuse. Érigée en vérité incontestable, détenue par chacun, elle suppose l’extinction de la complexité, du conflit, du tragique de la réalité psychique.

14Afin de faciliter le repérage du trouble, des questionnaires regroupés sous forme d’items jaugent le psychisme : évaluation rapide ; preste ; efficace ; informatisée. Tous les enfants de maternelle et de cours préparatoire passent au tamis de « la mission de promotion de la santé en faveur des élèves ». En cas de trouble dépisté, un avis de consultation est proposé aux parents. Fi du transfert, l’avis devient injonctif s’il n’est pas suivi. La notion de « trouble » stigmatise une expression psychique, et celle de « dépistage », utilisée pour la mise au jour d’une maladie, rend transparente une situation dépouillée de sa part d’énigme. Dépossédée de sa subjectivité, l’enfant devient objet de science, examiné et diagnostiqué indépendamment du « trouble » dont il est désormais « porteur ». Cette vaste entreprise d’évaluation en milieu scolaire s’articule au plan d’action, cité plus haut, spécifique aux enfants atteints de trouble du langage oral ou écrit – préconisant dépistage, diagnostic et prise en charge immédiate de ceux atteints d’un tel dysfonctionnement.

15La parole devient affaire de mécanismes : « Identifier, isoler, reproduire, associer, agencer des éléments de la langue parlée », tel se présente le cinquième item des « compétences dans le domaine de la langue » issu du carnet d’évaluation du cycle des apprentissages premiers. Le résultat qualitatif et quantitatif des productions psychiques figure au livret d’évaluation qui engage une appréciation dès le plus jeune âge. Ce livret suit toute la scolarité de la maternelle à l’école primaire, puis au collège. Le Goff, sociologue, qualifie de barbarie douce cette frénésie de découpage, de classement : « L’évaluation renvoie à l’individu une image déshumanisée de lui-même, le réduisant à une longue liste d’items de compétences et de comportements qu’il est censé intérioriser » (2003, 130).

16L’enfant évalué, confronté à un protocole désubjectivant, ressort labellisé « dys- » ou « normal ». Sur un plan éthique et épistémologique, cette démarche contredit sa référence à la psychanalyse. L’acte de diagnostiquer comporte une violence quand il se réalise au plus grand mépris des effets du langage sur l’être. Lacan écrit ainsi : « L’usage de la parole requiert bien plus de vigilance dans la science de l’homme que partout ailleurs, car il engage là l’être même de son objet » (1946, 161) Dysphasie, dyslexie : ces signifiants identifient l’enfant à sa difficulté ; le marquent anonymement d’un nom le destinant à une prise en charge formatée. L’accès de rage infantile de l’homme aux rats envers son père rappelle que la portée métaphorique du langage frise l’insulte lorsqu’elle cherche à identifier l’être : « Toi lampe ! Toi serviette ! Toi assiette ! » (Lacan, 1960, 891). L’identification est au fondement de la métaphore et la formule : « Tu es … » initie un acte performatif, sceau de l’aliénation signifiante. Le sujet est insulté quand son être se voit ainsi privé de sa dimension d’énigme et d’altérité. Or aucune de ces missions de santé ne comporte de réflexion sur l’impact de ces diagnostics pédiatriques.

17L’enfant évalué « intensifie » dangereusement, selon Foucault (1973), la réalité de l’enfant normal au mépris des singularités et de la réalité psychique. Si la psychanalyse, au xxe siècle, a court-circuité ou contrarié l’objectivisme des sciences humaines, cet enfant évalué, sous la garde assurée des politiques de santé publique et des thérapeutes cognitivo-comportementalistes, augure du retour tenace de ce projet. Après la Seconde Guerre mondiale, à l’issue d’une reconnaissance difficile, la psychanalyse représente l’idéal d’humanisation d’un monde traumatisé par la barbarie nazie. La sécurité sociale et l’accès aux soins gratuits finançant la création de centres de consultations infantiles pluridisciplinaires, où sont reconnus le langage, la parole et la relation transférentielle, constituent autant d’avancées humaines aujourd’hui sous une épée de Damoclès.

18Une anecdote avant de refermer pour l’instant le mythe moderne de l’enfant évalué. La secrétaire du cmpp va chercher Marion à l’école pour sa séance de psychothérapie. Durant ce court trajet pédestre avec Sylvie, Marion parle de sa vie, de ses joies, ses espoirs, ses tristesses, sa colère envers sa famille dont elle a été retirée. Une relation agréable s’est tissée entre elles. Sylvie me demande : « Marion me parle beaucoup, est-ce que je dois l’arrêter ? Lui dire que c’est à vous qu’elle a à parler ? » N’est-ce pas salutaire qu’il puisse exister des instants qui échappent tant à l’acte psychothérapeutique qu’à l’évaluation. Suggérer à Sylvie d’endiguer les propos de Marion, et de les canaliser vers l’espace thérapeutique, ne cautionnerait-il pas une forme de surveillance psychologique généralisée de la parole ?

Pour conclure : le Bien psychologique que l’on veut à l’enfant

19Cette réflexion sur les figures sociales de l’enfant soulève cette interrogation : dans quelle mesure les praticiens collaborent à leur logique de désubjectivation ? Le travail en centre de consultations infantile confronte à de multiples demandes parentales, dont certaines accusent l’écart entre leur progéniture et ce qu’elle devrait représenter. Envisager cette évolution effective des statuts socioculturels de l’enfant, et leurs conséquences délétères sur la clinique, ménage un recul salutaire vis-à-vis de la demande de normalisation. Le psychologue, s’il n’interroge pas sa place et sa fonction sociale, risque de produire des réponses formatées et passer à côté de la clinique du Sujet. Cette clinique singulière émerge immanquablement du contexte des symptômes d’une civilisation. Comment en effet discerner l’enfant sans éclaircir les arcanes qui le symbolisent ?

20La symptomatologie n’est pas seulement la factorisation d’une souffrance, mais aussi le vecteur d’une expression singulière.

21Le symptôme se respecte comme tel. Les sirènes de la normalité font beaucoup de bruit dans les institutions thérapeutiques au service du Bien de l’enfant et la demande expresse de suppression du symptôme reste constante. Sans une remise en question et un travail assidu sur des notions aussi essentielles que l’altérité, le réel, le sujet…, le risque est grand de céder, tel Ulysse, aux chants mortifères.

22L’enfant n’a pas le temps de souffrir, d’échouer, d’être triste ou en retard : aussitôt l’alerte de l’enfant réel retentit. À l’école, son symptôme est cerné ; une vaste entreprise d’éradication rôde autour de lui. Freud nous ramène à davantage de sagesse (1910, 131-132) : « L’école ne doit jamais oublier qu’elle a affaire à des individus encore immatures, auxquels ne peut être dénié le droit de s’attarder dans certains stades, même fâcheux, de développement. Elle ne doit pas revendiquer pour son compte l’inexorabilité de la vie, elle ne doit pas vouloir être plus qu’un jeu de vie. »

23Au terme de cet article, les mots de Paul me reviennent : érudit quinquagénaire au lourd passé psychiatrique, rencontré en hôpital de jour, il me conseillait la lecture de Boris Vian : « Pour une futur psychologue, il est indispensable de lire L’arrache-cœur ; il faut absolument que vous lisiez cet ouvrage Mademoiselle Gautier. »

24Cette allégorie poétique du souci exagéré, ridicule et mortifiant de l’enfance, évoque aujourd’hui les figures désubjectivantes. L’arrache-cœur… un psychiatre un peu déluré, un peu hagard, un peu vide, tenu par des injonctions automatiques et intransigeantes auprès de ses patients, dont celle majeure de raconter leur enfance. L’arrache-cœur… une époque qui méprise la vieillesse et lui jette l’anathème. L’arrache-cœur… une mère enfermant ses enfants dans une cage dorée pour leur éviter les mauvaises rencontres de la vie et aussi les voir grandir sans dommage. Mais l’arrache-cœur contient une autre métaphore : la nuit les enfants s’envolent, s’échappent de leur cage et recouvrent leur liberté psychique, de rêver, d’imaginer. Si le jour ils taisent leur inquiétante réalité, effrayant le monde adulte, la nuit ils chuchotent entre eux leur désir incommensurable.

Bibliographie

  • Canguilhem, G. 1980. « Le cerveau et la pensée », dans Georges Canguilhem philosophe, historien des sciences, Paris, Albin Michel, 1992, 11-33.
  • Changeux, J.P. ; Ricœur, P. 1998. Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, Paris, Odile Jacob.
  • Freud, S. 1910. « Pour introduire la discussion sur le suicide », dans Résultats, Idées, problèmes 1, puf, 1984, 131-132.
  • Foucault, M. 1973. Le pouvoir psychiatrique. Cours au collège de France, 1973-1974, Hautes Études, Le Seuil/Gallimard.
  • Gavarini, L. ; Petitot, F. 1998. La fabrique de l’enfant maltraité, Toulouse, érès.
  • Green, A. 1979. « L’enfant modèle », dans L’enfant, Paris, Gallimard.
  • Lacan, J. 1946. « Propos sur la causalité psychique », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  • Lacan, J. 1960. « La métaphore du sujet », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
  • Le Goff, J.-P. 2003. La barbarie douce. La modernisation aveugle des entreprises et de l’école, Paris, La Découverte.
  • Mehl, D. 2003. La bonne parole, Quand les psys plaident dans les médias, Éditions de la Martinière.
  • Rey, A. (Sous la direction de) 2000. Le Robert dictionnaire historique de la langue française, Dictionnaire Le Robert.
  • Roudinesco, E. 1999. Pourquoi la psychanalyse ?, Paris, Fayard.
  • Vian, B. 1992. L’arrache-cœur, Le livre de poche.

Mots-clés éditeurs : sujet, évaluation, enfant, psychanalyse, éthique, norme

Date de mise en ligne : 01/04/2007

https://doi.org/10.3917/cm.075.0169

Notes

  • [1]
    M. Foucault (1975) cité par Roger-Pol Droit, Michel Foucault, Entretiens, Odile Jacob, 2004, p. 93.
  • [2]
    L. Gavarini, La passion de l’enfant, Denoël, 2001, p. 129.
  • [3]
    Rapport présenté par J.C. Ringard, À propos de l’enfant dysphasique et de l’enfant dyslexique, ministère de l’Éducation nationnale, 2000.
  • [4]
    Fédération des orthophonistes de France, Manifeste pour une orthophonie des soins, 2003.
  • [5]
    Circulaire n° 2002-24 du 31 janvier 2002 – Le bo n° 19 du 07.02.2002, Plan d’action pour les enfants atteints d’un trouble spécifique du langage oral ou écrit.
  • [6]
    La santé des élèves : programme quinquennal de prévention et d’éducation, Circulaire n° 003-210 du 1.12.2003.

Domaines

Sciences Humaines et Sociales

Sciences, techniques et médecine

Droit et Administration

bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Retrouvez Cairn.info sur

Avec le soutien de

18.97.14.85

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions