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Article de revue

Le discours capitaliste libéral : fondements et portée sociale

Pages 55 à 71

Notes

  • [1]
    Smith met en avant le principe de la « main invisible » qui conduit spontanément de l’intérêt individuel à l’intérêt général. La recherche individuelle des intérêts conduit à un ordre social, le mécanisme marchand assurant la compatibilité des choix individuels.
  • [2]
    Salle équipée d’ordinateurs en réseau isolant les participants de façon à éviter les comportements de collusion.
  • [3]
    Ce genre de travaux a été promu par l’obtention du prix Nobel d’économie de Kahneman en 2002.
  • [4]
    K. Polanyi, 1944.
  • [5]
    F. Flahault, 2005.
  • [6]
    Smith (1723-1790) ; Bentham (1748-1832).
  • [7]
    G. Erner, 2006.
  • [8]
    D. Salas, 2006.
  • [9]
    F. Chaumon, 2006.
  • [10]
    H. L’Heuillet, 2006.
  • [11]
    J. Lacan, Conférence à l’université de Milan, 12 mai 1972.
  • [12]
    S. Lesourd, 2006.
  • [13]
    Discours comme mode de traitement de la jouissance – donc structurant de l’organisation du lien social.
  • [14]
    M. Gauchet, 1998.
  • [15]
    Le film L’enfant (Dardenne) illustre magistralement cette généralisation du principe d’équivalence associé à la loi autoréférentielle du marché excluant toute altérité et extériorité. Les personnages vivent dans une asymbolie extrême, en dehors de toute appartenance ou inscription généalogique. Des personnages mobiles, flexibles, à l’identité fluctuante, en mouvement permanent dans la sphère atemporelle des flux horizontaux, de la circulation résiliaire (transports, communications, transactions…). Le lien est réduit à la connexion, se situer revient à se brancher. Et l’enfant finit par se vendre, devenant une marchandise comme une autre.
  • [16]
    Un mode de régulation est une structure déterminante, un cadre institutionnel stabilisé et cohérent qui oriente les pratiques et promeut un régime de croissance. Le capitalisme est périodisé par leur succession, suivant une dialectique fonctionnement – épuisement – crise – changement. Le travail de crise consiste en une destruction/recomposition des compromis sociaux.
  • [17]
    F. Chaumon, 2006.
  • [18]
    La crise du keynésiano-fordisme s’ouvre en 1968-1969 avec le ralentissement des gains de productivité qui remet en cause le bouclage macro-économique instaurant une correspondance dynamique entre une production et une consommation de masse. Cette crise du compromis collectif « travaille » à la désinstitutionnalisation : au niveau du rapport salarial, développement de la contractualisation et de la flexibilité alors que s’était institué un compromis collectif pour une redistribution des richesses sous forme de gains de pouvoir d’achat ; au niveau international s’impose la notion de gouvernance mondiale qui implique la suppression du verrou des institutions nationales afin d’assurer les conditions d’extension mondiale du principe de marché ; la finance s’est autonomisée et devient prééminente.
  • [19]
    On perçoit ce changement de conception dans le champ du rapport salarial et du droit du travail par exemple.
  • [20]
    J.-P. Le Goff, 2003.
  • [21]
    M. Revault d’Allonnes, 2006.
  • [22]
    G. Balandier, 2005.
  • [23]
    J.-P. Lebrun et E. Volcrick (sous la direction de), 2005.
  • [24]
    R. Debray et C. Geffré, 2006.
  • [25]
    J. Habermas, 1963, pointe en ces termes les dérives du mode de légitimation par la preuve scientifique : « Le rôle de la science et de la technique est d’expliquer et légitimer les raisons pour lesquelles, dans les sociétés modernes, un processus de formation démocratique de la volonté politique concernant les questions de la pratique doit nécessairement perdre toute fonction et céder la place aux décisions de nature plébiscitaire concernant les alternatives mettant tel ou tel personnel administratif à la tête de l’État. » Doit-on alors parler d’« expertocratie » pour qualifier le mouvement actuel de transformation de l’exercice de la démocratie ?
  • [26]
    M. Heidegger, 1953.
  • [27]
    A. Finkielkraut, 2005.
  • [28]
    H. Arendt, 1961.
  • [29]
    E. Cassirer, 1923 à 1929.
  • [30]
    R. Gori et C. Hoffmann, 1999.
  • [31]
    M. Benasayag, 2005.
  • [32]
    R. Gori et C. Hoffmann, 1999.
  • [33]
    R. Gori et M.-J. Del Volgo, 2005.
  • [34]
    Parmi lesquels Veblen ou Commons qui récusent le postulat d’autorégulation de l’économie et soulignent l’importance de la dynamique institutionnelle.

1L’emprise de la logique marchande se traduit par un processus de transformation d’une sphère économique insérée dans les rapports sociaux en une « société économique » au sein de laquelle les relations sociales sont façonnées par les (et se conforment aux) exigences de l’économie de marché. L’avènement de cette société économique procède d’un mouvement d’horizontalisation et de contractualisation des rapports sociaux, mouvement par lequel l’éviction du sujet et la liquidation du transfert mettent à mal le lien social. Ce constat nous invite à nous interroger en amont sur le discours qui structure une telle organisation du social.

2L’objet de notre propos est de mettre en lumière les ressorts du discours économique libéral, dans son déploiement comme discours dominant, c’est-à-dire dans sa dimension effective quant aux modes de subjectivation et d’organisation du « lien » social.

3Nous analyserons la manière dont s’élabore ce discours économique, pour repérer sa prétention à fonder un ordre autoréférentiel. Nous nous intéresserons ensuite aux modalités de déploiement de ce discours comme dominant, ou comment il opère en promouvant un ordre social contractuel auquel il conforme des pratiques et comportements. Nous situerons ensuite ce déploiement dans un mouvement d’ensemble où le mode de légitimation fondé sur la preuve « scientifique » (quantifiée) devient dominant, évinçant la question du sens. Enfin, nous soulignerons tout l’intérêt de la démarche de la psychanalyse, en rupture avec la dérive scientiste à l’œuvre, et nous verrons avec quelles réflexions alternatives elle peut se rapprocher en économie.

De quoi procède le discours économique dominant : fondements et élaboration

4Si la pensée économique est à l’origine inscrite dans des considérations morales ou religieuses, son développement a procédé d’une autonomisation (fable des abeilles de Mandeville, mercantilisme du xvie siècle mettant l’économie au service des intérêts de puissance du souverain…). La théorie libérale prend corps avec les économistes classiques qui se proposent de découvrir les « lois naturelles » de l’économie. Smith, en 1776, inaugure une analyse de l’économie capitaliste porteuse d’une représentation de la société comme mise en œuvre d’un ordre marchand [1]. À partir des années 1870, la réflexion s’oriente vers les méthodes des sciences « dures ». La formalisation d’un système d’économie « pure » prend appui sur une conception renouvelée de la valeur : les classiques considéraient que la valeur d’échange d’un bien se mesure par la difficulté à le produire et trouve donc son fondement dans le travail ; les néoclassiques opposeront une conception de la valeur fondée sur l’utilité, définie de manière subjective.

5Le parti pris normatif et idéologique de cette construction théorique est de montrer que le marché constitue l’institution la plus efficace pour réguler les activités économiques. Cette régulation renvoie à la nécessité de coordination et de mise en compatibilité, à un niveau global, de décisions et de comportements décentralisés. Tout le développement du corpus vise à identifier les hypothèses et conditions nécessaires à la démonstration de l’efficience du mécanisme de marché (ajustement et équilibration par les prix) et du principe d’autorégulation de la sphère économique. Le leurre vient ensuite de la présentation comme théorie positive, où l’on qualifie abusivement d’état de fait des comportements qui ne relèvent que d’hypothèses ad hoc. Le critère de validité de cette construction est la cohérence interne, et non sa capacité et sa pertinence à comprendre une réalité complexe et multidimensionnelle. On cerne bien le projet normatif et on mesure ainsi comment le raisonnement va pouvoir s’élargir à la coordination politique en démocratie et au lien social dans son ensemble.

6Dans cette théorie, le comportement des individus est déterminé par la recherche de l’intérêt particulier et l’interaction sociale marchande (ajustement par les prix) conduit spontanément à la réalisation de l’intérêt général, alors défini comme la somme – compatible – des intérêts particuliers. L’existence d’un équilibre général stable de l’économie est démontrée mathématiquement sous certaines conditions parmi lesquelles deux sont posées comme hypothèses : la rationalité parfaite et homogène de l’individu (tous les individus procèdent par un calcul d’optimisation : maximisation de l’utilité pour le consommateur et du profit pour le producteur) et la situation de concurrence pure et parfaite. Ces deux conditions n’ont aucun fondement réel, pas plus que les autres conditions ajoutées au gré des besoins de la solution mathématique.

7La théorie libérale s’est développée sur le mode d’une construction abstraite purement théorique et normative, sans confrontation au réel. Elle ne s’appuie pas sur des constats factuels mais procède d’une élaboration formelle de l’économie qui, réduisant strictement cette dernière à la sphère des rapports marchands (évacuant ainsi toute institution ne relevant pas du marché), permet d’envisager un « système pur » (purifié des scories de la relation intersubjective). Les relations interindividuelles sont médiatisées par le rapport aux choses (interdépendance liée à la division du travail qui articule spécialisation et échange). Le fait d’exclure la dimension institutionnelle du champ de l’analyse pour mettre en avant des propriétés invariantes (postulées !) des phénomènes économiques et leur indépendance par rapport à l’environnement social permet de poser la science économique comme science de la nature. La démarche est alors fondée sur la méthode empirico-formelle et hypothético-déductive conçue comme le mode d’établissement et de validation de la connaissance.

8Dans la perspective d’une validation par la preuve « scientifique » objective, on assiste à la promotion de l’« économie expérimentale » supposée donner les mêmes garanties que la physique ou la biologie. La méthode consiste à reconstituer le marché en laboratoire [2] et de simuler les comportements individuels. L’expérimentateur définit un protocole qui organise, selon des règles précises, la prise de décision et les interactions entre les participants. Des variations de paramètres (de prix) et des stimuli sont introduits afin de mesurer les réactions. Sur la base de résultats dits « scientifiques » de ces expériences, des recommandations « politiques » sont formulées et légitimées comme « design institutionnel » (structures améliorant le fonctionnement des marchés). Dans l’idéal de ces économistes, une expérience pourrait être organisée et fournir une évaluation ex ante face à chaque décision à prendre. Toute une économie comportementale est ainsi en voie de s’élaborer [3], en connexion avec la psychologie cognitive et les neurosciences. La « neuroéconomie » étudie l’influence des facteurs cognitifs et émotionnels dans les prises de décision (achat, investissement…) avec le recours à l’imagerie fonctionnelle pour identifier les zones de cerveau actives.

9La théorie économique libérale vise à saisir le fonctionnement de l’économie sous une forme modélisée où les « comportements » sont ramenés à des équations permettant le calcul d’un optimum défini comme le point d’équilibre du système. Le discours libéral prétend ainsi fonder sa légitimité sur la « preuve scientifique objective » – fondée sur la cohérence formelle et logique d’un raisonnement hypothético-déductif – de l’efficience et de l’optimalité du marché comme mode de coordination interindividuelle. Or, le recours à la formalisation peut donner des garanties logiques mais pas causales. Une telle démarche ne permet pas de dégager l’essence des phénomènes ; elle conduit à occulter la question du sens et de la pertinence de l’analyse. Cette rhétorique de la preuve procède d’une fermeture de la théorie sur elle-même, produisant alors un discours économique autoréférentiel dont le déploiement est porteur d’une dérive scientiste.

La dimension performative du discours économique : effets sur les modes de subjectivation et d’organisation du lien social

10Si le lien social est structuré par un discours, il s’agit de repérer dans le déploiement du discours économique libéral comme dominant les nouveaux modes de subjectivation et d’organisation sociale qui s’affirment, et s’interroger sur sa capacité à instituer le vivre-ensemble.

11La théorie économique libérale s’appuie sur l’hypothèse d’une indépendance individuelle et d’une socialisation par le marché. En d’autres termes, les individus (pré)existent d’abord par eux-mêmes, fondamentalement séparés d’autrui (leurs relations ne sont pas constitutives de leurs identités). Le discours économique est ainsi porteur d’une représentation de l’ordre social et sa dimension normative conduit à promouvoir une « société économique », où les relations sociales sont façonnées par les (et se conforment aux) exigences de l’économie de marché. Polanyi [4] a qualifié de « Grande transformation » le basculement de l’« économie d’une société » à la « société économique ».

12Cette perspective rejoint une philosophie centrée sur l’idéal d’émancipation et d’autonomie de l’individu, qui conçoit la société comme une organisation utilitaire dont l’économie est donc constitutive. Les théories du contrat social qui accompagnent la sortie de l’hétéronomie et l’avènement du processus démocratique sont fondées sur cette conception prométhéenne de l’individu comme préexistant à la société [5]. La relation à autrui intervient dans un second temps selon les modalités du « contrat social » (à comprendre comme pacte). La question du lien social se pose en des termes renouvelés dans le projet moderne d’émancipation. Le libéralisme économique et l’utilitarisme [6] proposent comme « réponse » un mode de coordination interindividuelle qui réduit les échanges à une dimension fonctionnelle, évacuant la dimension symbolique au profit de la mise en place d’un système d’équivalence sans loi. L’analyse libérale de cette économie autorégulée relève de l’individualisme méthodologique. Le comportement des individus est conçu comme déterminé par l’intérêt et la théorie montre comment la recherche de cet intérêt particulier, via le marché, conduit spontanément à la réalisation de l’intérêt général. Ainsi le marché serait l’expression d’une harmonie et d’une compatibilité naturelles ; la médiation politique entre les hommes est dès lors considérée comme inutile voire nuisible. La tentative de la théorie libérale de s’ériger en savoir totalisant et ayant vocation à s’appliquer à l’ensemble des rapports sociaux et à organiser le lien social apparaît très clairement. Si libéralisme politique et libéralisme économique inscrivent leur fondement commun dans l’idéal d’émancipation de l’individu et de passage d’un ordre social hétéronome à un ordre autonome, il semble aujourd’hui – dans la dynamique du processus démocratique et celle de l’économie de marché – que leur articulation devienne problématique voire contradictoire.

13C’est de fait la propriété postulée de rationalité homogène des individus (idéal-type de l’homo-economicus) qui évacue la dimension de l’altérité et règle théoriquement la coordination individuel/collectif. La question du lien social, comme modalité particulière, marquée de l’impossible, de faire vivre ensemble des inconciliables, n’a pas de véritable raison d’être dans cette approche, de sorte que se trouvent illégitimes ses supports institutionnels (compromis sociaux stabilisés). Le lien social est réduit au transactionnel dès lors que les interactions sont fondées uniquement sur l’intérêt.

14Les travaux plus récents de la théorie libérale identifient les cas précis de « défaillance du marché », d’échec à résoudre certains problèmes de coordination d’intérêts divergents (pouvant apparaître en présence d’obstacles comme l’asymétrie d’information entre les parties) et situent alors le contrat interindividuel (par opposition au contrat/pacte social) comme solution secondaire au marché.

15On assiste en effet à la montée de formes de contractualisation interindividuelles sur le mode de la transaction, qui tendent à s’imposer comme modèle. Il convient alors d’en mesurer l’impasse, dès lors que ce type de contrat n’implique pas d’engagement subjectif, et exclut toute altérité et dissymétrie. Le contrat ainsi entendu, opérant en évinçant la dimension tierce et la loi symbolique, s’inscrit dans le principe d’équivalence généralisée au fondement d’une organisation résiliaire horizontale. S’il permet d’objectiver l’échange de biens, il échoue en revanche à instituer un lien social. Il participe de la désinstitutionnalisation, où la gouvernance se substitue au gouvernement, où le principe de l’intérêt général s’épuise au profit d’une concurrence de revendications d’intérêts privés. Dans ce mouvement de judiciarisation des rapports sociaux s’affirme la catégorie de victime [7], dont l’instrumentalisation a considérablement transformé l’exercice de la démocratie [8]. La victimisation devient un vecteur privilégié de reconnaissance, voire d’identité (qui se réduit alors à une dimension quantitative prenant la forme d’une valorisation sur le « marché » de la compensation-réparation).

16L’extension du système contractuel renvoie à un idéal de maîtrise et de transparence des rapports humains. Il s’agirait d’éliminer, dans le vivre-ensemble, le risque lié à l’acte humain en tant que fondamentalement singulier, imprévisible et arbitraire. Les protocoles visent à mettre en forme les modalités de rencontre, à partir d’un savoir expert qui prétend réduire l’impossible de l’acte au possible des procédures [9]. Dans ce mouvement, il s’agit en fait de liquider toute subjectivité (qui échappe et menace) et tout transfert au profit de protocoles d’interaction. « Pur fonctionnaire, chacun serait interchangeable et dispensé de parler en son nom, et cette scorie qu’est l’échange interhumain, supposé coupable d’instaurer de la hiérarchie et du pouvoir, serait éliminée [10] ».

17Le discours économique accéderait-il au statut de religion imposant des prescriptions (dogmes) légitimés comme issues de lois naturelles ? L’axiomatique marchande fait « loi » (sous une forme inédite, non symbolique) et occuperait en ce sens le vide laissé par le « religieux », la « main invisible » fonctionnant comme croyance sur le mode de la providence divine. Pour autant, le discours économique ne saurait en assurer la fonction : s’il relève d’une « fiction » en ce sens qu’il contribue, indépendamment de la question du vrai, à façonner (étymologie du terme fiction) des comportements et un ordre social, on mesure l’impasse de son incapacité structurelle à soutenir du lien social.

18Ce discours procède de l’éviction du sujet et son déploiement dans le réel semble bien mettre à mal le processus de subjectivation. L’élaboration utilitariste ad hoc de l’homo-economicus permet d’exprimer les fins en termes d’utilité et de les ramener ainsi à des besoins objectivés et quantifiables. Cela conduit à poser la conscience comme seule dimension transparente de la pensée, un « moi » non encombré d’un inconscient. L’homo-economicus est représenté dans la posture rationnelle de la maîtrise et de la transparence. La question du désir est ainsi éludée.

19Outre l’illusion de lever l’impossible du vivre-ensemble, le discours économique libéral procède de l’illusion d’une jouissance totale dans l’objet réel de consommation. Lacan [11] avait qualifié le discours capitaliste de « follement astucieux ». Le leurre tient en effet au rabattement du désir sur le besoin par la réinscription du manque symbolique dans le réel du besoin. Pour Lesourd [12], c’est bien dans le fait de venir faire opposition au manque et de nier l’impossible plénitude de la jouissance que réside la spécificité du discours capitaliste (par rapport aux autres discours [13]) : « Ce type de construction discursive construit un rapport intersubjectif où l’impossible comme l’impuissance disparaissent et le sujet n’est plus séparé de son objet de complétude, de son objet de plus-de-jouir. »

20L’« intériorisation psychique du modèle de marché [14] » participerait de la constitution d’une forme anthropologique congruente à l’ordre marchand. En effet, la désinstitutionnalisation rend possible (et est précipitée par) le déploiement de comportements individuels [15], qui, s’émancipant de déterminations par les formes d’appartenance, peuvent se conformer à l’idéal-type rationnel et calculateur, centré sur la satisfaction dans la consommation. Le développement de tels comportements viendrait valider – ex post – la construction théorique du système marchand pur et œuvrer à sa « réalisation ». Cette évolution semble même entérinée dans les travaux récents (et largement nobélisés) autour du concept d’« anticipations rationnelles » qui prête aux individus une parfaite connaissance du fonctionnement marchand, une adhésion sans faille au principe d’autorégulation, les conduisant à adopter des comportements de nature à faire échec à toute tentative alternative de régulation politique (prérogative in fine de l’individu sur le politique qui se trouve réduit à l’inefficacité et donc illégitime).

21Cette intériorisation du fonctionnement marchand s’appuie sur une « idéologie » de la modernité dominée par l’idéal de l’individu autonome, affranchi des déterminations et appartenances, délivré de positions asymétriques ; idéologie à l’opposé de l’hétéronomie qui situe l’expérience de l’altérité comme fondatrice de l’être. Cet idéal de la posture rationnelle de la maîtrise rejoint clairement le discours des neurosciences et des thérapies cognitives comportementalistes. La normalisation des comportements prendrait-elle la forme d’un « dressage » : l’image de l’agent économique réagissant au « stimulus » du prix n’est pas très éloignée de celle du chien de Pavlov !

Le déploiement du discours économique comme discours dominant : quelles modalités

22Il s’agit ici de proposer quelques éclairages quant au déploiement du discours économique libéral comme dominant. Si la crise économique actuelle (de régulation) est en cause, l’emprise de ce discours tient surtout à ce qu’il a pu à la fois s’inscrire dans la montée d’un régime discursif fondé sur la logique de la preuve objective « scientifique » comme mode de légitimation privilégié et se nouer à un idéal d’autonomie se traduisant par la revendication anti-autoritaire et l’affirmation de droits individuels.

23La théorie libérale aurait-elle vocation, de par ses fondements épistémologiques, à s’imposer comme référence – par défaut – dans les périodes de crise structurelle qui caractérisent le passage d’un mode de régulation à un autre au sein du capitalisme [16] ? Le discours économique libéral est construit sans confrontation au « réel ». Or, dans les périodes où la réalité est difficilement saisissable (mise en cause des régularités par le « travail de crise »), la tentation est forte de s’en référer à une élaboration purement théorique qui « séduit » et « rassure » par l’illusion d’un possible contrôle du réel. Si dans le passé, cette « référence par défaut » a toujours été amenée à être supplantée par une alternative porteuse d’une régulation institutionnelle du capitalisme (la dernière, des années 1930 à 1980, étant la pensée keynésienne), le caractère inédit de la période actuelle résiderait dans une domination totalisante de la théorie libérale érigée en discours qui trouve un terrain de réalisation favorable dans le « vide » institutionnel, et s’alimente de certaines aspirations caractéristiques de la « postmodernité ».

24En l’absence d’alternatives, la théorie libérale se déploie comme discours effectif : c’est à un renversement inédit de prérogative que l’on assiste aujourd’hui : la politique devient – paradoxalement – l’instrument de mise en conformité de la réalité économique à l’élaboration formelle du modèle marchand. Un véritable volontarisme politique s’affirme en matière de dérégulation, au profit de l’émancipation d’une économie devenue autoréférentielle. La politique comme art de l’impossible se trouve disqualifiée par le projet d’une mathématique du social [17].

25Ce processus de désinstitutionnalisation trouve son origine dans l’entrée en crise du mode de régulation keynésien à la fin des années 1960 [18] et, plus largement, dans le mouvement des revendications anti-autoritaires. La représentation d’un ordre horizontal spontané issu du libre choix individuel, sans pouvoir hiérarchique identifiable, trouve paradoxalement un écho dans les aspirations libertaires de 1968. L’affirmation d’une liberté comprise comme libre choix individuel impliquant l’absence d’interférence et de limites participe de la délégitimation des institutions au profit du contractualisme. Cette privatisation de la liberté disqualifie la liberté collective – incarnée dans des institutions qui en constituent le support et l’expression – à choisir un destin commun, qui légitimait la réglementation par la protection contre l’autorité exercée de manière arbitraire [19]. Il faut cependant repérer que l’horizontalisation masque la réalité des rapports de pouvoir et les modalités de l’aliénation propres à l’ordre marchand. À la contrainte se substitue une forme d’intériorisation des normes, à l’œuvre dans l’ensemble des sphères de la société, que Le Goff [20] qualifie de « barbarie douce » ou de totalitarisme moderne. Ceci est manifeste dans l’entreprise (discours du management et ses injonctions d’autocontrôle, d’auto-évaluation, au nom de l’autonomie et de la responsabilité individuelles) et à l’école (discours pédagogiste et principe d’un savoir qui ne s’acquiert pas par transmission mais par un processus de construction au cours d’un apprentissage de type essai-erreur, où l’élève est ainsi supposé, en toute autonomie, élaborer ses propres connaissances, réduisant le rôle de l’enseignant à celui d’animateur).

26Ainsi, la revendication d’autonomie, associée à un refus de la dépendance, de la perte, de la limite, conduit à abolir l’asymétrie et la différence des positions et à délégitimer la dimension d’extériorité dans sa fonction garante du lien social. Pour Revault d’Allonnes [21], il s’agit d’une confusion entre autorité et pouvoir. L’autorité et les institutions qui l’incarnent sont du côté du sens, de la transmission, et non de l’ordre. Le ressort de l’autorité est la « générativité » ; elle a pour fonction de constituer et d’organiser une durée publique ciment du lien social : « C’est le caractère temporel de l’autorité – sa générativité – qui en fait une dimension incontournable du lien social ; elle assure la continuité des générations, la transmission, la filiation, tout en rendant compte des crises, discontinuités et ruptures. » C’est tout le rapport au temps qui se transforme alors, dans le sens d’une dilatation du présent, où la durée, l’attente, la progressivité deviennent insupportables. La flexibilité, la mobilité, la réactivité, deviennent des injonctions, et le mouvement finit par devenir la figure de référence, voire sa propre finalité. On mesure à quel point ces transformations œuvrent pour le plus grand bénéfice du déploiement de cet ordre économique autoréférentiel du marché. La logique marchande est celle de l’instantané de la transaction sans engagement subjectif, sans histoire intersubjective ; elle suppose la liquidation du passé et de la précédence.

27Balandier [22] suggère que face à une l’émergence d’une adhésion assumée à la « surmodernité », dans une conception libertaire du rapport social associée à une vision générative des accroissements de modernité, consacrant l’absence de référence à un point de transcendance ou à un devenir identifié, une approche critique consiste à repérer en quoi cette liberté « opportuniste » ne peut suffire à un « engendrement supérieur du social ». Dans cette perspective, il s’agit bien de souligner la nécessité de prendre en compte une dimension symbolique, qui, loin d’être un facteur d’obscurantisme et de s’opposer aux apports de la science, se combine avec ces derniers pour une compréhension plus subtile du monde. La loi symbolique définit la différence des places et, autorisant la parole, elle rend possible le lien social. Il s’agit de situer la nécessité du tiers dans l’organisation du social [23] : « Les hommes ne partagent que ce qui les dépassent, c’est pourquoi une économie ne fera jamais une société [24]. »

28Plus généralement, l’emprise du discours économique procède de son articulation avec des discours issus d’autres disciplines (biologie, neurosciences, pédagogie…) dont le mode de légitimation est similaire : fondé sur la logique de la preuve objective. C’est alors tout un univers formel qui se déploie, évacuant toute dimension symbolique dans le rapport au monde. Dans cette transformation du régime discursif dominant, la figure de l’expert, qui parle et prescrit des pratiques au nom de la science [25], validées par la preuve statistique et calculable, et prétendument délivrées de illusions de l’idéologie, devient prééminente. Le savoir est réduit à une compétence spécialisée, une maîtrise technique marchandisable, un énoncé indépendant de son auteur. La « vérité » se conçoit comme objectivité des relations inhérentes aux choses et cohérence formelle des raisonnements. C’est le recours à la méthode des sciences « dures » qui fonde ce qui se présente comme discours de vérité. Heidegger [26] a montré comment la science galiléenne procédait d’une réduction de l’étant à la quantité : dans le schéma du manifeste du cercle de Vienne en 1929 pour « la conception scientifique du monde », le monde n’est rien de plus que ce que la science en dit et ce sont les énoncés scientifiques purifiés des scories des langues historiques qui seuls autorisent la description du réel. Selon les termes de Finkielkraut [27], « Tout est calculable. La géométrie sociale a mis fin à l’évidence de l’autorité par l’autorité de l’évidence. […] La modernité doit à Galilée l’injonction d’ériger la mathématisation du monde en système total de l’être. Cette décision fait que nous prenons pour l’Être-vrai ce qui est méthode. »

29Les analyses de Arendt [28] trouvent une actualité dans le déploiement du discours économique associé aux neurosciences comportementalistes. Arendt montre comment la science moderne a évacué les questionnements du type « qu’est-ce que », « pourquoi » et ramené la compréhension au « comment », conférant ainsi à l’expérimentation le monopole d’une connaissance présentée alors comme objective. Le repère est « le schéma de l’esprit humain qui se donne réalité et certitude à l’intérieur d’un cadre de formules mathématiques qu’il produit lui-même. Cela permet de remplacer ce qui est donné dans la sensation par un système d’équations où toutes les relations réelles se dissolvent en rapports logiques ». Les sciences du comportement « visent à réduire l’homme pris comme un tout au niveau d’un animal conditionné à comportement prévisible […] Ce qu’il y a de fâcheux dans les théories modernes du comportement, ce n’est pas qu’elles sont fausses, c’est qu’elles peuvent devenir vraies, c’est qu’elles sont en fait la meilleure mise en concepts possible de certaines tendances évidentes de la société moderne ».

30Il convient de prendre la mesure du mouvement de naturalisation, de déculturation des sciences humaines et sociales, voire de naturalisation de la pensée elle-même dans les neurosciences, et de ses effets. Toutes les sciences humaines sont aujourd’hui marquées de l’emprise de la logique de la preuve érigée en fondement de légitimité des discours produits et des pratiques prescrites (économie libérale expérimentale, psychologie cognitive, médecine scientifique, sciences de l’éducation et pédagogisme…). Ce mouvement de naturalisation tend à remettre en cause la spécificité des sciences sociales – le fait qu’elle opèrent sur des matériaux (actions humaines, discours) signifiants. Dans l’histoire des sciences, si la construction du savoir articule toujours un rapport à la rationalité et un rapport à la signification, un mouvement de tension entre des périodes de prédominance de l’un ou de l’autre de ces deux mondes de la rationalité et de la signification est sans doute à mettre en lumière. Les travaux de Cassirer [29] décrivaient à ce propos l’avènement de la rationalité comme un moment de crise alors que naissaient simultanément en Grèce antique les mathématiques et la philosophie (rationalité antique). Cet événement s’est reproduit avec la physique moderne de Galilée (rationalité moderne) qui a ouvert une période de marginalisation du rapport à la signification. Le paradigme des sciences exactes ne rend pas compte de ce rapport à la signification (sens et valeur que nous entretenons avec notre environnement), perçu comme menace de remise en cause des déterminations univoques. Cassirer propose alors d’élargir la base philosophique du savoir scientifique en réintégrant dans l’ordre du rationnel la dimension de l’intersubjectivité et de l’historicité.

31Si la science à vocation à déjouer les apparences et les illusions, à lutter contre l’obscurantisme, le discours dominant, dans sa dérive scientiste actuelle, en vient à fonctionner comme une croyance. Rappelons ces mots de Pasteur : « Un peu de science éloigne de la religion, mais beaucoup y ramène. » Gori et Hoffmann [30] avancent à ce propos que : « Le pire ennemi de la science, à un moment historique donné, c’est la science elle-même du fait de la dogmatisation à laquelle le scientifique cède au bénéfice d’une idéologie pour promouvoir ses résultats au rang d’entités ontologiques. »

32Aussi, il devient urgent de faire valoir une approche critique. À cet égard, la démarche qui est celle de la psychanalyse peut constituer un appui essentiel dans une réflexion en rupture avec le scientisme.

Rompre avec le scientisme : perspectives dans le champ économique et ses articulations aux sciences sociales

33Dans la perspective de redonner sa place à la signification, au symbolique, la démarche de la psychanalyse pourrait constituer une référence pour les sciences sociales. Benasayag [31] en situe ainsi l’intérêt : « Dans son rapport à son réel la psychanalyse ne vise pas un savoir absolu de type positiviste. Son entreprise ne vise pas à épuiser son objet dans un savoir totalisant. » Il s’agit de prendre en compte la non-maîtrise, le non-dévoilement possible d’une totalité et revendiquer une forme de « non-savoir », ou « docte ignorance », loin de tout mysticisme, qui tout en étudiant et en comprenant par les causes ne prétendrait pas pouvoir « déployer » le réel. Rappelant que la scientificité n’est pas exclusivement une affaire de preuve chiffrée, il indique que « la psychanalyse opère avec des données dont l’incommensurabilité n’enlève en rien leur identité en tant que faits scientifiques ». Gori et Hoffmann [32] précisent l’apport décisif ouvert par la psychanalyse en résistance au scientisme : « La psychanalyse peut se définir comme la mise en œuvre d’une heuristique [art de trouver, chemin de la découverte] du dévoilement dans une pratique symbolique de la parole. Elle contribue à la mise en question de l’essence technique de la science moderne et sa prétention à réduire le réel au rationnel. La psychanalyse peut aussi reconnaître, dans la tentation des scientifiques d’utiliser leurs résultats et leurs concepts opérationnels au profit de leur pouvoir politique social, médiatique, en un mot rhétorique – au sens d’argumenter de convaincre et de séduire –, l’échec même de la méthode de la méthode de la science moderne à exiler le mythe, la croyance, l’éthique du domaine de la connaissance. »

34Le renoncement à un savoir absolu est en quelque sorte le prix à payer, la position qui permet de se prémunir du scientisme. « Il n’est de science que dans et par le renoncement à un savoir absolu et total. Parfois cette tentation de totalité passe par l’exigence de prendre en compte une multiplicité de facteurs pour consoler la science de l’impossible causalité absolue à laquelle l’idéologie aspire et à laquelle la rationalité a du renoncer, oubliant au passage que la connaissance ne se saisit du réel qu’au travers d’un angle de vue spécifique et ne fabrique que des objets construits, impossibles à homogénéiser et à totaliser dans un savoir absolu. L’accumulation des modes particuliers de connaissance pour rendre compte d’un même phénomène, la tentative désespérée de totaliser les causalités partielles procèdent de l’illusion d’en finir avec le “reste”, le manque inhérent à tout mode particulier de savoir, à tout problématique et toute connaissance spécifiques [33]. »

35Dans une telle perspective et concernant le champ de la réflexion économique, il s’agirait de réactiver le paradigme institutionnaliste ouvert dans les années 1930 [34] qui s’est marginalisé au rythme de la domination de la théorie libérale. Dans cette approche, la sphère économique est conçue comme fondamentalement « encastrée » dans la société et n’en est qu’une dimension particulière, adossée à l’institution de la monnaie comme convention dans le rapport d’échange. Il s’agit là d’une délimitation substantive (et non pas formelle) de l’économie. La prise en compte de la dynamique institutionnelle est ainsi incontournable. Les institutions économiques sont analysées comme construits sociaux ; elles sont l’expression de la stabilisation de compromis sur des règles d’action collective.

36La pensée keynésienne a un temps fonctionné comme une alternative porteuse d’un mode de régulation institutionnelle du capitalisme. Keynes récuse le principe de l’autorégulation et situe l’économie du côté des sciences sociales, comme une « pratique » entre art et science : il ne s’agit donc pas de formuler des lois. Au postulat de rationalité homogène il oppose une conception de l’individu doté d’un inconscient. Dès lors, le fonctionnement de l’économie est marqué par le réel de l’inconciliable et de l’incertitude. Cependant, dès 1937, soit un an après la parution de la Théorie générale, les travaux de Hicks ont contribué à articuler ces apports avec le corpus de la théorie libérale. Sans cette « dissolution », un rapprochement entre Keynes et les institutionnalistes aurait-il posé les bases d’une alternative plus solide face au discours économique libéral ?

37Les réflexions plus récentes – mais relativement marginales – dans la mouvance institutionnaliste ont pour socle commun la critique du principe de l’autorégulation : la coordination ne peut pas se résoudre spontanément (par le marché) dès lors que les individus en interaction sont fondamentalement hétérogènes (pluralité des « comportements » et de leurs « déterminants »). Dès lors, la coordination est marquée par l’impossible, et ses modalités sont à « construire », en composant avec cet inconciliable. N’étant jamais résolue, la coordination se déploie et se transforme dans le temps. La dynamique institutionnelle est l’objet central d’une analyse qui prend en compte le temps historique et l’essence fondamentalement politique de l’économie. La démarche cherche à éviter à la fois l’impasse de l’individualisme méthodologique et celle du holisme méthodologique. En effet, ces deux perspectives – statiques – ne permettent pas de comprendre les dynamiques de changement. Il s’agit alors de saisir la dualité des processus en réarticulant une composante holiste (les individus suivent des règles) et individualiste (les individus comptent pour une part active dans la construction de règles et dans la dynamique de changement ; pour autant ce changement n’intervient jamais dans un vide institutionnel mais se fait à partir d’un système de règles en place). La dynamique institutionnelle n’est donc pas envisagée sous l’angle normatif de l’homogénéisation des « comportements » mais comme déploiement temporel d’interactions subjectives, du point de vue de la capacité à faire émerger des modalités de faire « tenir ensemble » (étymologie du terme instituer) des sujets hétérogènes, un cadre commun de représentations et de lois organisant le vivre-ensemble.

38La critique du postulat de rationalité individuelle homogène et la reconnaissance de l’hétérogénéité subjective conduit à envisager une rationalité « située », prenant en compte l’inscription des sujets dans le champ des appartenances sociales et des représentations. On peut voir dans cette démarche d’analyse une manière de réintroduire l’altérité (évacuée dans la théorie libérale) et l’expérience de l’intersubjectivité comme fondatrice de l’être, au cœur de la subjectivation.

39Les institutionnalistes ne formalisent pas un mode unique d’organisation de l’économie qui serait l’expression d’un ordre naturel. La régulation économique procède du déséquilibre et il s’agit de rendre compréhensible le sens de différents types de réalités irréductibles. La théorie libérale définit au contraire a priori un modèle optimal et la pluralité reste perçue comme une déviance, un dysfonctionnement, comme la conséquence négative d’obstacles à la diffusion des meilleures pratiques, engendrés par des rigidités institutionnelles qui biaisent le fonctionnement du marché. Pour les institutionnalistes, les phénomènes économiques ne procèdent ni de déterminismes, ni de mécanismes reproductibles. Le souci de rigueur dans l’analyse économique implique alors non pas le recours à la formalisation mathématique mais une démarche compréhensive sur le mode de l’herméneutique, prenant acte de l’absence de vérité unique et démontrable. Il s’agit de saisir l’essence des phénomènes, et de centrer le questionnement sur le sens.

40La mise en œuvre de l’ordre marchand et l’emprise de la « loi » du marché procèdent ainsi d’un discours qui participe de la prééminence plus générale d’un discours technoscientifique issu d’un mouvement de naturalisation étendu à l’ensemble des sciences humaines et sociales.

41On déplore souvent la perte de sens qui tient à l’hyperspécialisation des savoirs, mais cette perte de sens n’est pas tant le résultat de l’éclatement que de l’éviction de la dimension de la signification et du symbolique dans les différents champs de la connaissance, au profit d’une prétention à faire « preuve objective ». L’objet de la connaissance n’est plus de produire du sens mais de la preuve. Aussi, les tentatives de pluridisciplinarité resteront une impasse tant que cette logique de la preuve et cette démarche de naturalisation des différentes « sciences » seront à l’œuvre. C’est d’abord de la réintroduction de la dimension de la signification et du symbolique, qui conduit en conséquence à réarticuler les différents champs de savoir et à sortir d’une logique autoréférentielle, que peut s’organiser une réflexion critique. L’apparence de l’éclatement des savoirs ne doit pas masquer l’homogénéité des démarches d’élaboration des connaissances et la similitude des ressorts des discours, unité qui contribue largement à l’emprise actuelle d’un discours technoscientifique se déployant dans sa dimension effective.

Bibliographie

Bibliographie

  • Arendt, H. 1961. La condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 1983 pour la traduction française.
  • Balandier, G. 2005. Le grand dérangement, Paris, puf.
  • Benasayag, M. 2005. « L’individu, une figure historique du sujet », Le Coq Héron, n° 183, 27-33.
  • Cassirer, E. 1923 à 1929. Le problème de la connaissance dans la philosophie et dans la science des temps modernes, Paris, Cerf, 2004 pour la réédition.
  • Chaumon, F. coord. 2006. Psychanalyse, vers une mise en ordre, Paris, La Dispute.
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  • Le Goff, J.-P. 2003. La barbarie douce, Paris, La Découverte.
  • Lesourd, S. 2006. Comment taire le sujet, Toulouse, érès.
  • L’Heuillet, H. 2006. La psychanalyse est un humanisme, Paris, Grasset.
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  • Salas, D. 2006. La volonté de punir, Paris, Hachette.

Mots-clés éditeurs : discours, économie de marché, lien social, subjectivation, individu, psychanalyse, science, libéralisme

Mise en ligne 01/04/2007

https://doi.org/10.3917/cm.075.0055

Notes

  • [1]
    Smith met en avant le principe de la « main invisible » qui conduit spontanément de l’intérêt individuel à l’intérêt général. La recherche individuelle des intérêts conduit à un ordre social, le mécanisme marchand assurant la compatibilité des choix individuels.
  • [2]
    Salle équipée d’ordinateurs en réseau isolant les participants de façon à éviter les comportements de collusion.
  • [3]
    Ce genre de travaux a été promu par l’obtention du prix Nobel d’économie de Kahneman en 2002.
  • [4]
    K. Polanyi, 1944.
  • [5]
    F. Flahault, 2005.
  • [6]
    Smith (1723-1790) ; Bentham (1748-1832).
  • [7]
    G. Erner, 2006.
  • [8]
    D. Salas, 2006.
  • [9]
    F. Chaumon, 2006.
  • [10]
    H. L’Heuillet, 2006.
  • [11]
    J. Lacan, Conférence à l’université de Milan, 12 mai 1972.
  • [12]
    S. Lesourd, 2006.
  • [13]
    Discours comme mode de traitement de la jouissance – donc structurant de l’organisation du lien social.
  • [14]
    M. Gauchet, 1998.
  • [15]
    Le film L’enfant (Dardenne) illustre magistralement cette généralisation du principe d’équivalence associé à la loi autoréférentielle du marché excluant toute altérité et extériorité. Les personnages vivent dans une asymbolie extrême, en dehors de toute appartenance ou inscription généalogique. Des personnages mobiles, flexibles, à l’identité fluctuante, en mouvement permanent dans la sphère atemporelle des flux horizontaux, de la circulation résiliaire (transports, communications, transactions…). Le lien est réduit à la connexion, se situer revient à se brancher. Et l’enfant finit par se vendre, devenant une marchandise comme une autre.
  • [16]
    Un mode de régulation est une structure déterminante, un cadre institutionnel stabilisé et cohérent qui oriente les pratiques et promeut un régime de croissance. Le capitalisme est périodisé par leur succession, suivant une dialectique fonctionnement – épuisement – crise – changement. Le travail de crise consiste en une destruction/recomposition des compromis sociaux.
  • [17]
    F. Chaumon, 2006.
  • [18]
    La crise du keynésiano-fordisme s’ouvre en 1968-1969 avec le ralentissement des gains de productivité qui remet en cause le bouclage macro-économique instaurant une correspondance dynamique entre une production et une consommation de masse. Cette crise du compromis collectif « travaille » à la désinstitutionnalisation : au niveau du rapport salarial, développement de la contractualisation et de la flexibilité alors que s’était institué un compromis collectif pour une redistribution des richesses sous forme de gains de pouvoir d’achat ; au niveau international s’impose la notion de gouvernance mondiale qui implique la suppression du verrou des institutions nationales afin d’assurer les conditions d’extension mondiale du principe de marché ; la finance s’est autonomisée et devient prééminente.
  • [19]
    On perçoit ce changement de conception dans le champ du rapport salarial et du droit du travail par exemple.
  • [20]
    J.-P. Le Goff, 2003.
  • [21]
    M. Revault d’Allonnes, 2006.
  • [22]
    G. Balandier, 2005.
  • [23]
    J.-P. Lebrun et E. Volcrick (sous la direction de), 2005.
  • [24]
    R. Debray et C. Geffré, 2006.
  • [25]
    J. Habermas, 1963, pointe en ces termes les dérives du mode de légitimation par la preuve scientifique : « Le rôle de la science et de la technique est d’expliquer et légitimer les raisons pour lesquelles, dans les sociétés modernes, un processus de formation démocratique de la volonté politique concernant les questions de la pratique doit nécessairement perdre toute fonction et céder la place aux décisions de nature plébiscitaire concernant les alternatives mettant tel ou tel personnel administratif à la tête de l’État. » Doit-on alors parler d’« expertocratie » pour qualifier le mouvement actuel de transformation de l’exercice de la démocratie ?
  • [26]
    M. Heidegger, 1953.
  • [27]
    A. Finkielkraut, 2005.
  • [28]
    H. Arendt, 1961.
  • [29]
    E. Cassirer, 1923 à 1929.
  • [30]
    R. Gori et C. Hoffmann, 1999.
  • [31]
    M. Benasayag, 2005.
  • [32]
    R. Gori et C. Hoffmann, 1999.
  • [33]
    R. Gori et M.-J. Del Volgo, 2005.
  • [34]
    Parmi lesquels Veblen ou Commons qui récusent le postulat d’autorégulation de l’économie et soulignent l’importance de la dynamique institutionnelle.
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