Couverture de CM_074

Article de revue

L'amour de transfert, une construction dans la rencontre psychothérapeutique avec des femmes toxicomanes

Pages 205 à 216

Notes

  • [*]
    Olivier Thomas, psychologue clinicien, docteur en psychologie, 64 rue Montgrand, 13006 Marseille.
  • [1]
    Centre de soins spécialisés pour toxicomanes.
  • [2]
    G.G. de Clérambault (1942.), L’érotomanie, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1993.
  • [3]
    R. Gori, C. Hoffmann, La science au risque de la psychanalyse, Toulouse, érès, 1999, p. 165.
  • [4]
    Ibid., p. 165.
  • [5]
    J.-J. Rassial, Le sujet en état limite, Paris, Denoël, 1999.
  • [6]
    J.-R. Freyman, L’Amer amour, Toulouse, érès Arcanes, 2002, p. 120.
  • [7]
    M. Sylvestre, Demain la psychanalyse, Paris, Bibliothèque des Analytica, Navarin Editeur, 1987, p. 66.
  • [8]
    F. Perrier (1966), « De l’érotomanie », dans Le désir et la perversion, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1981, p. 145.
  • [9]
    R. Gori, Logique des passions, Paris, Denoël, 2002, p. 80.
  • [10]
    S. Freud (1937), « Constructions dans l’analyse », dans Résultats, idées, problèmes II, Paris, puf, 1985, p. 273.
  • [11]
    Ibid., p. 278.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid., p. 280.
  • [16]
    R. Gori, La preuve par la parole, Paris, puf, 1996, p. 159.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Ibid., p. 160.
  • [20]
    Ibid., p. 161-162.
  • [21]
    J. Lacan, Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Le Seuil, 1991.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    J.R. Freyman, L’Amer amour, Toulouse, érès Arcanes, 2002, p. 120.
  • [24]
    Ibid., p. 102.
  • [25]
    J. Lacan, « Intervention sur le transfert », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1951, p. 225.
  • [26]
    R. Gori, Logique des passions, Paris, Denoël, 2002, p. 53.
  • [27]
    R. Gori, ibid.

1La passion à l’œuvre dans toute relation analytique ou psychothérapeutique se révèle avec une dimension particulière dans la rencontre avec les femmes toxicomanes. La passion de la drogue recouvre une passion plus primordiale, ontologique, une passion de l’être qui trouve à se manifester dans la rencontre psychothérapeutique soit par défaut (défaut de transfert), soit par excès (amour de transfert). À partir d’une pratique de psychologue clinicien auprès de femmes toxicomanes nous avons été amené à réinterroger la nature même de l’amour de transfert, sa fonction et son traitement dans le processus de la cure. Et à poser l’hypothèse qu’en même temps que l’amour de transfert est une résistance ; il est une création qui peut prendre la forme et la fonction d’une construction.

2« Vous êtes la pire des drogues. Comment pourrais-je me détacher de vous ? », nous dit Salomé. La pire des drogues, celle dont elle n’arrive pas à se détacher alors qu’elle a réussi à abandonner les autres : héroïne, cocaïne, cannabis et même le Subutex®, son traitement de substitution.

3Nous rencontrons Salomé à l’occasion d’une demande de traitement de substitution aux opiacés, qu’elle formule auprès du csst[1] dans lequel nous exerçons comme psychologue.

4Elle est toxicomane à l’héroïne depuis de nombreuses années. C’est une série d’événements, de bouleversements dans sa vie qui vont la décider à se séparer de la drogue. Ces événements sont la rupture avec son compagnon à la suite d’une relation passionnelle, brève mais intense avec un autre homme, épisode passionnel qui surgit après un avortement et également le décès de sa mère.

5Très tôt dans le travail psychothérapeutique Salomé est venue confirmer notre hypothèse de la présence d’un traumatisme sexuel subi dans son enfance et le lien avec sa prise de toxiques. Ce traumatisme de caractère incestueux concernait ces relations avec son père, dont elle apprit tardivement qu’il n’était pas son géniteur.

6C’est le premier temps de la thérapie celui où se déploie son histoire familiale, celui du souvenir, de la remémoration. Elle est assidue à ces entretiens voire adhésive n’en manquant aucun. « J’aimerais pouvoir manquer une fois, mais c’est impossible » nous dit-elle. Comme si pour elle manquer c’était disparaître.

7Progressivement, elle a abandonné toute prise de drogue ainsi que le traitement de substitution qui lui a été prescrit.

8À ce premier temps (chronologique) succède le temps de la folie qui va s’inaugurer à la suite, à la fois de l’évocation d’un souvenir traumatique, elle aurait subi des attouchements de son géniteur, et la découverte d’un livre de « prières » écrites par sa mère et qui lui était destiné. C’est en réalité un livre de prédictions. Il y est dit que c’est une princesse qui a été spoliée et que des personnes lui veulent du mal. Il est fait mention également de la rencontre avec un homme.

9Ce deuxième temps verra se manifester des déchaînements interprétatifs avec hallucinations visuelles puis auditives autour des thèmes de la spoliation, de la contamination, du préjudice et de la réparation. Elle nous fera apparaître dans ses idées délirantes d’abord comme quelqu’un à protéger de personnes de son entourage qui nous veulent du mal et également comme quelqu’un qui la trompe, lui ment et a des relations avec sa famille.

10C’est à la suite de cette première flambée interprétative que se déploie le troisième temps de la thérapie que nous appelons le temps de l’amour, de la passion amoureuse qui débute par un aveu d’abord allusif puis franc de son amour pour nous. Cet amour qui occupe tout le devant de la scène psychique, met fin à toute évocation de souvenirs et a une dimension d’actualité irrévocable. Il va prendre plusieurs expressions. Elle va d’abord en questionner la réciprocité. Si elle nous aime c’est que nous y sommes forcément pour quelque chose, nous ou la thérapie. D’ailleurs nous aurions dû l’avertir du transfert. Cet amour va être successivement : jaloux, interprétatif, provoquant, quérulent et enfin désespéré : « Je n’attends plus rien de la vie. Je me suis dévoilée devant vous, j’ai perdu mon amour-propre. Et vous ne m’aimez pas. Il ne me reste plus qu’à me tirer une balle dans la tête. »

11Cet amour dont elle met plusieurs mois à en faire l’aveu va donner une tonalité très particulière à la thérapie. Comme nous l’avons dit précédemment, il arrête le processus de remémoration et surtout il fait apparaître dans son discours notre personne de manière continuelle. Nous sommes devenus sa drogue, la pire des drogues nous dit-elle.

12Ces trois temps, celui du souvenir, de la folie puis de la passion présentés par commodité de façon chronologique s’inscrivent plutôt dans une dimension synchronique telle la synchronie de la tragédie grecque : unité de temps, d’espace et de lieu. Cette synchronie est celui du temps des séances et donc de l’inconscient.

13Trois questions se déduisent des développements précédents :

14– Quelle est la nature de cet amour de transfert ?

15– Quel peut en être le traitement ?

16– Quelles sont les conditions de son émergence et son destin dans la cure ?

La nature de l’amour de transfert

17Cette première question, la nature de l’amour de transfert est une question récurrente dans l’œuvre de Freud. Salomé a une réponse simple et évidente à cette question : « Toutes les patientes tombent amoureuses de leur psychologue c’est le transfert. »

18Bien évidemment nous avons envisagé l’étude de cet amour sous l’angle de l’érotomanie, ou plutôt de l’érotomanie comme structure du transfert. Nous retrouvons les trois phases de l’érotomanie décrites par de Clérambault [2] dans l’évolution de son discours sur l’amour qu’elle nous porte : la phase d’espoir ; la phase de dépit ; et la phase de haine, de vindication et de désespoir.

19Ce qui manque c’est le postulat. Avec le postulat c’est l’objet qui a commencé, c’est lui qui aime le plus. Le postulat ici est représenté par le transfert, c’est lui qui provoque l’amour.

20L’amour de transfert, Freud a découvert qu’il apparaît dans la cure comme une résistance, la première des résistances, qui arrête les associations, qui interrompt la parole. Qu’est-ce qui le distingue d’un amour véritable ?

21R. Gori dit que « s’il y a une différence elle n’est pas de nature ontologique mais proviendrait de cet opérationnalisme méthodologique par lequel le phénomène amoureux au cours de la cure se trouve ramené à ses conditions d’émergence c’est-à-dire que ce n’est pas la nature du phénomène qui diffère mais le traitement grâce auquel l’analyste l’entend comme erreur sur la personne [3] ». Ce qui fait la différence c’est donc toujours selon R. Gori l’élévation de cet amour à la dignité d’un objet analytique, qui requiert une interprétation. Cependant l’interprétation de cet amour à la fois « comme artefact et comme valeur et fonction d’être à la fois ouverture et fermeture de l’inconscient ne suffit pas à le faire céder et ne lui enlève pas toujours son caractère d’actualité irrévocable [4] ». L’amour de transfert est rétif à l’interprétation.

22Avec Salomé, il en a été ainsi pendant longtemps. Dans la rencontre avec ces femmes toxicomanes sommes-nous confrontés à une impasse méthodologique, les impasses du transfert ou encore selon l’expression de J.-J. Rassial [5] les états limites du transfert ?

23Une autre question se pose à la suite de ce que venons de dire c’est, est-ce que l’amour de transfert est une reproduction ou une production d’un matériel nouveau. En d’autres termes est-ce que l’amour de transfert est une continuité de la cure par d’autres moyens que la remémoration ?

24Pour J.-R. Freyman l’amour de transfert n’est pas quelque chose qui a déjà existé, même si c’est sur fond de répétition ou d’automatisme de répétition. Quand cela se produit, « cela n’a jamais existé, la personne est dedans en train de le créer, de novo, sur le moment. C’est un acte [6] ». En d’autres termes nous pouvons dire que l’amour de transfert est une création, une construction.

25Pour Freud l’amour de transfert est une résistance, la première des résistances, qui désigne selon M. Sylvestre ce qui ne peut se dire ce qui est impossible à dire « un noyau qui n’a pas de mots pour être désigné, elle est ce qui fait échec au signifiant, à la parole, un vide au cœur de l’être humain vidé de toute représentation, le silence du sujet que l’on pourrait appeler le silence de l’être [7] ». Si l’amour est du côté de l’être, il n’appelle pas de réponse. Il est selon Lacan une demande qui s’adresse à l’être mais à un être insaisissable puisqu’il n’a pas à répondre.

26Pour Salomé, il n’y a rien à dire sur l’amour qu’elle nous porte, elle le subit. Par contre, ce qui l’intéresse, ce sont nos désirs, nos fantasmes. Elle nous questionne et elle attend des réponses. Elle ne supporte pas que nous ne répondions pas à ses sollicitations. Par ces interrogations excessives, comme le dit F. Perrier pour l’érotomane, elle devient sadienne, elle met l’Autre en position d’objet pour le flageller de sa quérulence. Elle ne reprend ce qu’il a pu dire ou interpréter que pour dépecer ces phrases, n’en exhumer que le squelette et en ronger l’os de la signifiance. Elle fouille la question du désir de l’analyste pour mettre celui-ci au défi d’en rendre compte. « Que me voulais-tu toi qui ne me mène que nulle part, au-delà du bien que tu ne veux pas [8]. » Et en cela, elle nous dévoile aussi comme le dit R. Gori sa passion d’ignorer.

27« C’est dans la quête de transparence du passionné à l’endroit de l’autre que se révèle simultanément le revers de sa passion d’ignorance, de ce qui le motive, ce qui le manœuvre à son insu [9]. »

Le traitement de l’amour de transfert

28Ce qui confère à l’amour de transfert dans la cure un statut différent de l’amour véritable c’est son traitement. Cependant l’interpréter du côté de la réactualisation ou de la répétition de situations infantiles ne suffit pas à le faire céder et ne lui enlève pas son caractère d’actualité irrévocable. Donc quel traitement doit-on lui appliquer, si ce n’est pas celui de l’interprétation ? Si nous ne pouvons interpréter l’amour de transfert, quel traitement pouvons-nous lui appliquer ?

29Freud propose deux modes de traitement du matériel analytique dont la visée est la remémoration et la levée des refoulements.

30Le premier c’est l’interprétation dont il dit « qu’elle se rapporte à la façon dont on s’occupe d’un élément isolé du matériel, une idée incidente, un acte manqué, etc. [10] ». Le deuxième mode de traitement est la construction qui est la tâche de l’analyste qui doit construire, reconstruire ce qui a été oublié et communiquer ses constructions à l’analysé afin qu’il se remette de nouveau à se souvenir.

31En même temps Freud dit que la construction n’est pas une fin en soi, mais un travail préliminaire, dont des effets sur le patient sont attendus : « Amener à la conscience des traces mnésiques significatives [11]. » Freud reconnaît que la construction ne réussit pas toujours à remettre le patient sur le chemin du souvenir. Mais qu’en revanche si le patient est convaincu de la vérité de la construction, d’un point de vue thérapeutique ça a le même effet qu’un souvenir retrouvé.

32Ce que remarque Freud et qui nous intéresse particulièrement ici, c’est que la communication d’une construction « manifestement pertinente [12] » par l’analyste peut avoir pour effet de faire surgir des souvenirs « excessivement nets [13] » qui avait peu de rapports avec l’événement qui était le contenu de la construction mais avec « des détails voisins de ce contenu, par exemple avec une extrême précision, les visages des personnes qui y figuraient, ou les pièces dans lesquelles quelque chose de semblable aurait pu se passer [14] ». Ces souvenirs, Freud dit qu’ils auraient pu être qualifiés d’hallucinations si à la netteté s’était ajouté la croyance à leur actualité. Il va d’ailleurs faire une analogie entre ces souvenirs et les hallucinations qui obéiraient au même processus de déformation et de déplacement de ce qui est remémoré. Les hallucinations, les délires contiennent pour Freud une part de vérité historique et il les considère comme « des équivalents des constructions que nous bâtissons dans le traitement psychanalytique, des tentatives d’explication et de restitution, qui, dans les conditions de la psychose ne peuvent pourtant conduire qu’à remplacer le morceau de réalité qu’on dénie dans le présent par un autre qu’on avait dénié dans la période d’une enfance reculée [15] ». Cette analogie que fait Freud entre la construction et le délire qui repose sur un processus identique de restitution, de reconstruction d’un événement refoulé, d’un souvenir oublié, d’un déni de réalité, nous allons la faire également avec l’amour de transfert. En effet, l’amour de transfert n’est-il pas une construction qui contient sa part de vérité historique, une tentative d’explication et de restitution d’un passé oublié.

33Pour R. Gori, la construction est ce qui à rebours de la déliaison, « la mise à plat des signifiants [16] » propre à l’interprétation et à l’association libre procède « d’un rassemblement de sens, collige les marques et les indices pour les rassembler dans une signification [17] » et opère per via di porre[18], par ajout.

34C’est bien ce que nous retrouvons dans les manifestations à la fois délirantes et passionnelles de Salomé, un rassemblement de sens. Tout ce qui lui arrive est en lien avec son amour. Son amour est lui-même un rassemblement de sens et qui ne supporte aucune contestation. Et ce qui se passe aussi à ce moment-là c’est que nous devenons présent dans son discours.

35Si nous poursuivons notre analogie entre construction et amour de transfert nous pouvons dire que, par la construction, le psychanalyste fait acte de présence. Elle serait selon R. Gori « une compensation fournie par l’analyste aux pertes de mémoire, relayant ainsi la fonction du symptôme, permettant sa résolution tout en entravant le travail de deuil [19] ». Nous pensons qu’il en est de même pour l’amour de transfert, la passion. C’est une compensation fournie à l’analyste par la patiente à ses pertes de mémoire. Comme la construction, l’amour de transfert est une création, son émergence est un effet de l’analyse, et de la dynamique transféro-contre-transférentielle. Nous pouvons appliquer à l’amour de transfert les propriétés que R. Gori reconnaît à la construction à savoir : « La possibilité de rendre manifeste une évocation qu’elle circonscrit sans jamais parvenir à la restituer, à laquelle elle fait écran en quelque sorte, écran dans les deux sens du terme puisqu’elle permet à la vérité de s’y infiltrer. La construction opère alors comme une surface nécessairement insuffisante, localisant ce qui se dérobe en permanence et participe de sa propre déconstruction [20]. »

36Résumons notre propos : nous venons de dire que l’amour de transfert en même temps qu’il est une résistance est une création, à l’instar de la construction. C’est une construction du patient adressée à l’analyste et c’est moins un savoir que le dévoilement d’une vérité. Il opère comme un écran, qui cache et révèle à la fois ce qui ne peut se remémorer. Ce qui en fait sa valeur c’est que même si le patient ne peut en reconnaître et accepter la fausse reconnaissance il est avant tout parole. Il est rétif à l’interprétation et vouloir le combattre serait une entreprise vaine et inopérante parce que par son émergence dans le travail analytique, il occupe une fonction. Là encore nous pourrions pousser l’analogie avec la construction et dire que l’amour de transfert a une fonction de contention psychique, comme la construction.

37Nous n’avons toujours pas totalement répondu à la question de la nature du matériel que constitue l’amour de transfert, et donc de son traitement. Il ne se situe pas, nous venons de le dire du côté des formations de l’inconscient, du rapport du sujet au signifiant. Faisons un détour par ce que dit Lacan, de l’amour.

38Lacan [21] articule la question de l’amour à celle du désir. L’amour naîtrait de l’inadéquation entre le désir et son objet. S’il y a bien un objet cause de désir, il n’y a pas d’objet dont le désir se satisfasse. Et c’est de cette inadéquation que va naître l’amour que Lacan appelle signification métaphorique. « De la conjonction du désir avec son objet en tant qu’inadéquat peut surgir cette signification qui s’appelle l’amour [22]. »

39C’est donc d’un manque – il n’y a pas d’objet dont le désir se satisfasse – que va surgir l’amour comme une substitution à ce manque. C’est de cet endroit dit J.-R. Freyman « que l’amour va convoquer l’objet du fantasme en tant que justement il n’y a pas d’objet du désir [23] ». L’amour donc, en tant que signification métaphorique dit Lacan, est ce qui introduit à la dimension du fantasme en tant qu’il est tous les modes de rapport à l’objet.

40Ce qui vaut pour l’amour vaut pour l’amour de transfert, qui nous l’avons vu est un amour véritable, un « amour au cube [24] ». Donc nous pouvons dire que l’amour de transfert introduit à ce matériel spécifique qui est celui de la relation d’objet c’est-à-dire à celui du fantasme. Et Lacan ne dit pas autre chose quand il écrit que le « transfert n’est rien de réel dans le sujet sinon l’apparition dans un moment de stagnation de la dialectique analytique des modes permanents selon lesquels il constitue les objets [25] ». Et le fantasme est bien ce qui ne s’interprète pas, mais se construit. Pour autant l’amour de transfert n’est pas le fantasme qui lui est inconscient. L’amour utilise le fantasme inconscient et apparaît comme une signification. Cette signification ne va pas se créer n’importe comment, elle va se bâtir sur l’histoire signifiante du patient et emprunter la voie du discours. Et là c’est ce qui le distingue encore du fantasme qui lui est silencieux.

41Nous pouvons donc rajouter un élément de plus à la définition que nous avons donnée de l’amour de transfert comme création, construction. Le matériel produit par l’amour de transfert et ses avatars, la passion amoureuse et la haine introduisent à cette dimension spécifique qui est celle de la relation d’objet, du fantasme.

42Nous venons de voir que l’amour de transfert avait à voir avec la question de l’être, et que le surgissement de l’état passionnel était consécutif à une mise à nu amenée par le travail psychothérapeutique. En cela il ne fait que révéler ce qui était déjà là, présent. En effet pour Salomé l’amour était déjà présent dès les premiers entretiens comme un espoir, un espoir comme posé sur un vide, une perte de soi, un abandon de soi.

43Ce qu’a dévoilé le travail psychothérapeutique avec Salomé c’est l’existence d’une passion amoureuse inconsciente qui attendait l’occasion de se manifester. Cette passion était jusque-là recouverte par l’illusion de la drogue. Cette passion s’est manifestée dans le registre du transfert ce qui lui a assigné un statut particulier, celui d’objet analytique.

44Si la dimension passionnelle est présente dans toute relation analytique ou psychothérapeutique, elle semble prendre une acuité particulière avec les femmes toxicomanes qui erre entre le silence et la passion. Salomé en est un cas emblématique.

45Ce que le transfert passionnel tel un fétiche ou un talisman révèle c’est selon R. Gori « cette fonction particulière de l’objet qui face à l’horreur du rien consiste à être jeté sur un vide, purement et simplement à lui faire objection [26] ».

46Après la drogue, puis la passion amoureuse, Salomé va éprouver un sentiment de vide. « Ma vie est vide. Je n’aimerais plus jamais personne. »

47Le travail à partir de ce moment a consisté avec elle à passer de l’expression d’un vide à l’élaboration d’une perte. Dans cette clinique avec les femmes toxicomanes le chemin à parcourir du traumatisme à la passion sous transfert est un chemin semé d’embûches qui nous conduit parfois à ne rencontrer que le vide.

48Se repose de nouveau la question de comment traiter ce matériel ? Pour cela nous devons revenir de nouveau à l’exploration du travail avec Salomé et en particulier aux conditions d’émergence de cet amour, de son évolution, et de son destin.

49Nous nous avançons un peu en disant que ce qui a fait évoluer le travail c’est la reconnaissance, l’acceptation de cet amour de transfert comme une nécessité.

Les conditions d’émergence et le destin de l’amour de transfert

50Dès les premières rencontres, la passion est présente dans les propos de Salomé. C’est un épisode passionnel avec un garçon rencontré dans son travail, épisode qui ne durera qu’une semaine, qui va entraîner la rupture avec son compagnon. Tout au long de l’évocation de son histoire, il sera question de relations tumultueuses avec des hommes, le plus souvent mariés.

51En parallèle à l’évocation de ses souvenirs passionnels se construit la relation amoureuse à son thérapeute. Sur le mode de l’espoir au début, puis sur le mode de la passion puis du dépit, de la vindication et de la haine et enfin du désespoir. Sa maladie d’amour se constitue comme une folie d’amour. Elle devient le symptôme des rencontres. Son amour pour nous est présent dès le début, mais il ne va se révéler que bien plus tard, et concomitamment avec ses épisodes délirants, sa folie. Au moment où elle aura retraversé les traumatismes successifs de son enfance. L’aveu de son amour est survenu, nous l’avons déjà dit après un épisode délirant qui succédait lui-même à l’évocation de ce que nous avons appelé une scène traumatique.

52« Faut-il être fou pour croire qu’on vous aime », c’est le titre d’un chapitre du livre de R. Gori [27] Logique des passions, nous rajoutons : faut-il aimer pour ne pas être fou ou folle ? Amour et folie sont étroitement liés chez Salomé. Tout amour est folie. Pour elle nous pensons que l’amour est venu contenir cette folie en lui donnant les conditions de son expression. C’est une construction. Ce qu’a permis l’expression de cet amour et de la haine c’est la révélation de sa condition d’enfant blessé, abandonné, insécurisé au plus profond de son être, absente à elle-même, reproduisant, répétant inlassablement le préjudice subi, dans des mises en scène sexuelles traumatiques.

53Face à ces assauts passionnels, notre posture s’est modifiée. Nous avons au début tenté de la convaincre de la fausse liaison, de l’erreur sur la personne, bien évidemment sans résultat, au contraire cela ne faisait que renforcer sa conviction. Nous avons même essayé de nous en séparer en lui proposant de rencontrer un autre psychologue. Nous avions été peu habitué jusqu’ici avec les patientes toxicomanes à autant de passion dans la rencontre.

54Coupables nous pensions l’être, de l’avoir amenée, par la psychothérapie, aux portes de la folie et de l’érotomanie, ignorant les effets de séduction de la parole. Une culpabilité en résonance à sa propre culpabilité liée à une transgression œdipienne. Là encore nous faisions fausse route. Ce qui était en cause ne se situait pas du côté d’un conflit œdipien mais d’une mise en cause de son être même. À partir de ce moment nous avons modifié notre écoute et avons reconnu son amour comme une vérité et décidé d’en nommer les différents mouvements.

55Ce que nous avons privilégié, c’est la continuité du travail, sa régularité, sa permanence. Cette régularité à certains moments était peut-être la seule chose qui tenait hors de toute contingence, garante de la dimension temporelle. Cette régularité (fixité, permanence) faisait opposition à ce sentiment d’abandon vécu, recherché, voire provoqué par Salomé. C’est bien cette fixité du temps qui a permis que cela change pour elle, que son amour évolue, qu’elle passe d’une fixité passionnelle après une phase de désespoir à une position dépressive où elle ne renonce pas à son amour, mais à ce qu’il puisse trouver une réciprocité. Elle est « attachée à nous » – c’est son expression – mais encore plus à l’idée de son amour. Et cet amour, aujourd’hui, lui interdit toute rencontre avec un homme puisqu’elle ne pourra jamais autant l’aimer. Cet amour lui garantit d’une certaine manière que rien ne lui arrivera plus avec un homme. La permanence, la fixité, c’est la manière dont elle constitue son objet, il ne peut manquer, il ne peut changer. Si elle nous aime, c’est pour la vie. Si elle a renoncé à ce que son amour soit réciproque, elle entend bien le faire perdurer, l’entretenir par des rencontres jusqu’à sa mort ou la nôtre. Une permanence, une fixité qui vient compenser une insécurité, une peur d’être abandonnée, une fragilité d’être.

56Une question est restée sans réponse : aurait-il été possible d’éviter ses déchaînements passionnels ? Nous ne pouvons apporter de réponse définitive à cette question. Sinon à considérer que comme dit Roland Gori les passions obéissent à une logique.

Bibliographie

Bibliographie

  • Clérambault, G.G. (de). 1942. L’érotomanie, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1993.
  • Freud, S. 1937. « Constructions dans l’analyse », dans Résultats, idées, problèmes II, Paris, puf, 1985.
  • Freyman, J.-R. 2002. L’Amer amour, Toulouse, érès, Arcanes.
  • Gori, R. 1996. La preuve par la parole, Paris, puf.
  • Gori, R. ; Hoffmann, C. 1999. La science au risque de la psychanalyse, Toulouse, érès.
  • Gori, R. 2002. Logique des passions, Paris, Denoël.
  • Lacan, J. 1951. « Intervention sur le transfert », dans Écrits, Paris, Le Seuil.
  • Lacan, J. 1991. Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Le Seuil.
  • Perrier, F. 1966. « De l’érotomanie », dans Le désir et la perversion, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1981.
  • Rassial, J.-J. 1999. Le sujet en état limite, Paris, Denoël.
  • Sylvestre, M. 1987. Demain la psychanalyse, Paris, Bibliothèque des Analytica, Navarin Editeur.

Mots-clés éditeurs : haine, construction, perte d'objet, douleur, amour de transfert, toxicomanie féminine, traumatisme sexuel

Mise en ligne 01/10/2006

https://doi.org/10.3917/cm.074.0205

Notes

  • [*]
    Olivier Thomas, psychologue clinicien, docteur en psychologie, 64 rue Montgrand, 13006 Marseille.
  • [1]
    Centre de soins spécialisés pour toxicomanes.
  • [2]
    G.G. de Clérambault (1942.), L’érotomanie, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, 1993.
  • [3]
    R. Gori, C. Hoffmann, La science au risque de la psychanalyse, Toulouse, érès, 1999, p. 165.
  • [4]
    Ibid., p. 165.
  • [5]
    J.-J. Rassial, Le sujet en état limite, Paris, Denoël, 1999.
  • [6]
    J.-R. Freyman, L’Amer amour, Toulouse, érès Arcanes, 2002, p. 120.
  • [7]
    M. Sylvestre, Demain la psychanalyse, Paris, Bibliothèque des Analytica, Navarin Editeur, 1987, p. 66.
  • [8]
    F. Perrier (1966), « De l’érotomanie », dans Le désir et la perversion, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1981, p. 145.
  • [9]
    R. Gori, Logique des passions, Paris, Denoël, 2002, p. 80.
  • [10]
    S. Freud (1937), « Constructions dans l’analyse », dans Résultats, idées, problèmes II, Paris, puf, 1985, p. 273.
  • [11]
    Ibid., p. 278.
  • [12]
    Ibid.
  • [13]
    Ibid.
  • [14]
    Ibid.
  • [15]
    Ibid., p. 280.
  • [16]
    R. Gori, La preuve par la parole, Paris, puf, 1996, p. 159.
  • [17]
    Ibid.
  • [18]
    Ibid.
  • [19]
    Ibid., p. 160.
  • [20]
    Ibid., p. 161-162.
  • [21]
    J. Lacan, Le Séminaire, livre VIII, Le transfert, Paris, Le Seuil, 1991.
  • [22]
    Ibid.
  • [23]
    J.R. Freyman, L’Amer amour, Toulouse, érès Arcanes, 2002, p. 120.
  • [24]
    Ibid., p. 102.
  • [25]
    J. Lacan, « Intervention sur le transfert », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1951, p. 225.
  • [26]
    R. Gori, Logique des passions, Paris, Denoël, 2002, p. 53.
  • [27]
    R. Gori, ibid.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.171

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions