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Article de revue

« L'homme qui voulait être coupable ». Le comportementalisme à l'œuvre

Pages 173 à 189

Notes

  • [*]
    Ingrid France, maître de conférences en économie, ufr sciences économiques, université P. Mendès-France, Grenoble II, chercheur au lepii-cnrs, Université Grenoble II.
  • [1]
    H. Stangerup, 1973, L’homme qui voulait être coupable, Danemark. Paris, Payot, 1989 pour la traduction française.
  • [2]
    Entretien avec Jean Kister, secrétaire général adjoint du Syndicat national des travailleurs de la recherche scientifique à l’inserm, dans L’Humanité du 23 mars 2006.
  • [3]
    Joëlle Proust, contributeur du livre noir de la psychanalyse, citée dans le dossier « Freud est-il soluble dans les neurosciences », dans Journal du cnrs, 01/2006.
  • [4]
    J.-C. Ameisen ; D. Sicard, « L’expertise médicale, otage de l’obsession sécuritaire », dans Le Monde 22 mars 2006. J.-C. Ameisen est président du comité d’éthique de l’inserm et D. Sicard est président du comité consultatif national d’éthique.
  • [5]
    Trésor de la langue française, 2004. Collectif, cnrs Éditions, version CD Rom.
  • [6]
    Dès 2003, N. Sarkozy avait demandé à J.A. Benisti, député ump du Val-de-Marne, de diriger une commission de réflexion sur les questions de délinquance. Un pré-rapport a été remis fin 2004, et un rapport définitif a été officialisé fin 2005.
  • [7]
    « Les professionnels de la psyché redoutent l’émergence d’une psychothérapie d’État », dans Le Monde, 18 février 2006.
  • [8]
    Ce courrier figure sur le site du ministère de l’Intérieur.
  • [9]
    L. Cosgrove, « Financial ties in the field of psychiatry », dans Psychotherapy and Psychosomatics, 21 avril 2006. Sur les 170 membres du groupe de travail ayant participé à l’élaboration du DSM 4, 95 ont une ou plusieurs attaches avec des groupes pharmaceutiques. Ces liens financiers peuvent consister en des honoraires, salaires de consultants, paiement en actions, etc. 100 % des experts du groupe concernant spécifiquement les troubles de l’humeur ont des liens financiers avec les grands laboratoires pharmaceutiques.
  • [10]
    Pourtant, les mises en gardes ne manquent pas, y compris aux États-Unis où, en février 2006, un comité de sécurité sanitaire de la fda avait demandé un label noir pour le médicament, compte tenu des effets secondaires liés à la substance amphétaminique (risques cardio-vasculaires, hallucinations…). La fda suivra cependant un deuxième groupe d’experts qui en mars 2006 a nuancé la position en proposant seulement des recommandations d’usage. En France, l’affsaps déclare que pour l’instant le suivi en pharmacovigilance n’a pas montré de signes inquiétants… et qu’un projet d’études est en cours pour suivre les enfants traités afin d’évaluer leur devenir…
  • [11]
    P. Pignarre, Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, Paris, La Découverte, 2004.
  • [12]
    R. Gori, « La surmédicalisation de la souffrance psychique au profit de l’économie de marché », dans Psychiatrie française, avril 2004.
  • [13]
    H. Arendt (1961) La condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 1983 pour la traduction française, p. 80-84 et 357-371.
  • [14]
    R. Gori ; M.-J. Del Volgo, La santé totalitaire, Paris, Denoël, 2005.
  • [15]
    S. Lesourd, Comment taire le sujet, Toulouse, érès, 2006.
  • [16]
    M. Benasayag, « L’individu, une figure historique du sujet », dialogue avec J.-C. Liaudet, Le Coq Héron, n° 183, 2005, 27-33.
  • [17]
    R. Gori ; C. Hoffmann, La science au risque de la psychanalyse, Toulouse, érès, 1999.
  • [18]
    A. De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, partie IV, 1840.

Une société régie par les thérapies comportementales, une fiction d’anticipation ?

1Le roman d’anticipation de Henrik Stangerup, L’homme qui voulait être coupable[1], datant des années 1970, décrit un monde dans lequel la notion de culpabilité a été récusée et remplacée par celle d’« adaptation sociale insuffisante », pour qualifier les pratiques et comportements susceptibles de porter atteinte à l’ordre social. La réalité de l’agressivité humaine est admise et traitée de manière préventive sous la forme de réunions collectives régulières, les réunions AA (anti-agressivité), au cours desquelles des exercices sont encadrés par des fonctionnaires, les « auxiliaires ». Ces réunions ne sont pas obligatoires mais la pression des habitants d’un même quartier est telle que chacun finit par consentir à y assister. Parmi les différents exercices, les « courses de haine » sont supposées produire un défoulement de l’agressivité.

2Le héros du roman, Torben, se rappelle comment la société s’est progressivement transformée. Un grand débat sur l’éducation avait eu lieu dans le pays suite à deux projets de lois : l’un interdisant tout livre d’enfant contenant la moindre allusion soit à la violence, soit au mythe du héros, ou encore décrivant un monde idéal trop éloigné de la réalité immédiate ; l’autre instituant des tests pour les futurs parents (épreuve de psychologie du premier âge, exercices pratiques concernant la vie en commun et les rapports avec les enfants, examen de l’état psychique des postulants) en vue de l’obtention du Certificat d’aptitude familiale (le droit d’être parent, qui pouvait être retiré à tout moment, l’enfant étant alors placé dans une famille « qualifiée »). La population s’était révoltée et le gouvernement avait retiré ses projets avant de les reprendre plus discrètement l’année suivante, en ayant préparé l’opinion par des campagnes de presse et de télévision invoquant le « bien des enfants » au fondement de telles mesures. Qui ne souhaitait pas avoir des enfants heureux et libérés de toute angoisse ? Pouvait-on envisager la société autrement que composée de citoyens menant une existence harmonieuse ?

3Stangerup décrit un univers uniformisé, égalitariste, une société transformée en un gigantesque séminaire de dynamique de groupe. Les hebdomadaires diffusent des solutions toutes prêtes pour atteindre le bonheur. Sur le bâtiment de la sécurité sociale figure un slogan lumineux : « Un peuple rassuré est un peuple joyeux. » Stangerup ne manque pourtant pas de pointer la dépression associée à cet ordre social : « L’homme, devenu le maître de tout, était l’esclave d’une tristesse incommensurable. » Et la consommation de psychotropes était quasi généralisée.

4Le héros, Torben, était écrivain et avait publié des romans empreints de l’idéalisme révolutionnaire des années 1960. Dans l’organisation sociale qui s’est mise en place, il est désormais chargé d’une mission à l’instral (Institut national de rationalisation du langage) : simplifier la langue. Il s’agit aussi de transformer tous les mots et expressions à connotation négative en formules positives. « Retenue fiscale » devient « salaire de sécurité ». La langue est ainsi progressivement réduite à une vaste nomenclature technique.

5Torben et sa femme ont résisté longtemps au mouvement de conformation sociale et au déploiement de cette forme de totalitarisme. Mais Torben commence à entrevoir chez Édith des signes d’adhésion aux méthodes de normalisation mises en place par l’État. Le discours d’Édith a changé : elle trouve des justifications à se conformer aux pratiques requises. « Édith, ces derniers temps, lui avait semblé disposée à justifier ces veillées AA. Son ironique distanciation du début avait faibli. » « Il sut aussi que le moment viendrait où à son tour, il n’aurait plus la force de résister et où il confesserait sa conception égocentrique du monde, sa psychose asociale de fuite, son égomanie, comme disaient les auxiliaires pour désigner tout ce qui était inacceptable au point de vue social. » Ce constat plonge Torben dans une colère au cours de laquelle, ivre, il assassine Édith. Il n’y aura ni procès ni sanction judiciaire : la culpabilité n’existe pas. L’affaire sera prise en charge par les auxiliaires et les psychiatres d’État. Le meurtre est transformé en accident. Après quelques séances de thérapie normalisante et absorption de tranquillisants, Torben peut retourner à la vie « privée ». Mais il voudrait qu’on reconnaisse sa culpabilité, il voudrait assumer, payer, et pouvoir ensuite retrouver son fils, qui a été placé dans une famille « adaptée » à la suite de l’événement.

6Torben tente en vain, par tous les moyens, de clamer sa culpabilité. Mais il se heurte aux psychiatres qui répondent invariablement : « Vous avez été poussé au meurtre, c’est toute la différence », « vous avez perdu la maîtrise de vous-même », « vous êtes déséquilibré », « vous confondez rêve et réalité », « vous fuyez hors du réel ».

7Torben décide alors, en ultime recours, de participer à une émission de télévision : « Le peuple se plaint », pour faire valoir sa culpabilité. Les psychiatres présents sur le plateau expliqueront que ce complexe de culpabilité est une survivance d’un passé où l’on croyait encore en la valeur de la personnalité. Ils déploieront statistiques et études empiriques, résultats d’expériences validées scientifiquement, pour indiquer le cheminement vers la création de l’homme nouveau, celui qui serait parfaitement adapté à la vie en société. L’étude du cas de culpabilité imaginaire de Torben constituera pour eux un matériau essentiel.

8La résistance de Torben et son combat pour la reconnaissance de sa culpabilité lui vaudront, à la suite de l’émission de télévision, d’être interné dans le Parc du bonheur, créé pour les individus les plus inadaptés.

Le rapport inserm : vers une institutionnalisation du comportementalisme ?

9Trente ans plus tard… Le gouvernement avait présenté des projets de lois : l’un portait sur la prévention de la délinquance, un autre sur la réglementation de la psychothérapie… L’inserm avait publié un rapport sur les troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent… Cela avait suscité quelques réactions dans la population…

10Deux projets de lois… Il manquait une « caution scientifique », c’est chose faite avec la publication du rapport de l’inserm, « Troubles des conduites chez l’enfant et l’adolescent ». Rappelons que ce rapport a été commandé par la Caisse d’assurance maladie des travailleurs indépendants, dont on peut s’interroger sur les motivations et les prétentions. Il ne s’agit pas, comme l’a précisé le syndicat cgt des chercheurs de l’inserm[2], d’une recherche scientifique de l’institut mais d’une commande externe, rémunérée, d’expertise. Le directeur de l’inserm précise dans un entretien au journal Le Monde du 20 mars 2006 que « l’inserm a décidé depuis trois ans d’étendre le champ de ses expertises au domaine de la santé mentale. Cela s’associe à une démarche très forte de notre organisme visant à renforcer la recherche en psychiatrie, en France, dans une période de développement majeur des neurosciences. C’est dans ce cadre que s’inscrit le rôle de l’inserm qui est de contribuer à des débats de société en se basant sur l’analyse de faits scientifiques ». Le parti pris est donc clairement de ne considérer comme « scientifique » que la branche comportementaliste de la psychiatrie. Les défenseurs des autres courants de la psychothérapie se verront qualifiés d’idéologues ou de conservateurs face aux progrès qu’apporterait l’introduction des méthodes expérimentales et la quantification.

11Ce rapport s’inscrit dans un courant de pensée considérant les apports des neurosciences comme unique caution de rigueur scientifique et la méthode expérimentale comme garantie de validation objective de la preuve. Car il s’agit de « prouver scientifiquement ». La représentation de l’inconscient comme produit d’un processus de refoulement expliquant la formation des symptômes est alors récusée et qualifiée par certains de définition « préhistorique », héritée d’un « état antérieur du savoir » et « ne satisfaisant pas les critères d’une recherche testable [3] ». La psychanalyse serait en voie d’être supplantée par la biologie, seule garante, par l’expérimentation, de la légitimité des principes explicatifs. Il s’agit de « naturaliser » l’inconscient, traduire les grands concepts psychanalytiques en réalités neurobiologiques, grâce à l’imagerie cérébrale fonctionnelle.

12« Ne plus permettre la naissance d’un “déviant” ; soumettre les thérapies psychiques à la seule appréciation de critères d’efficacités quantifiables ; rendre le corps et le cerveau transparents par l’image ; lire l’avenir dans la séquence des gènes : pour une société de plus en plus avide de certitudes, voilà la nouvelle vérité qui réduit les valeurs d’humanité aux seules caractéristiques visibles et mesurables du corps biologique […] Un être “normal”, au devenir psychique et somatique sans incertitude, sera de plus en plus inscrit dans une toile prédictive tissée de chiffres, d’images, de gènes. Sans nous en rendre compte, nous réinscrivons la recherche la plus moderne dans une ancienne vision positiviste de la science qui a fait le lit du totalitarisme […] Toute réduction de l’humain à une grille de lecture unidimensionnelle, aussi rigoureuse soit-elle, conduit à ce que l’évolutionniste Stephen Jay Gould appelait “la mal-mesure de l’homme” […] N’est-ce pas propager là une vision de la science très éloignée de celle qu’exprimait le physicien Richard Feynman lorsqu’il disait : “Ce qui n’est pas entouré d’incertitude ne peut être la vérité.” » Cette mise en garde formulée par deux présidents de comités d’éthique, J.-C. Ameisen et D. Sicard [4] résume toutes les dérives de la démarche à l’œuvre dans le rapport inserm.

13Le rapport de l’inserm prétend démontrer (statistiquement) le lien entre le trouble de conduite précoce et le glissement vers la délinquance, afin d’identifier les facteurs de prédisposition. Le trouble des conduites est défini comme une « palette de comportements portant atteinte aux droits d’autrui et aux normes sociales », il renvoie à un « dysfonctionnement comportemental, relationnel et psychologique en référence à une norme attendue ». Le terme de « trouble » est apparu avec l’évolution de la conception dominante en psychiatrie, quand les chercheurs américains ont voulu codifier et unifier un vocabulaire afin de normaliser des pratiques cliniques, dans une entreprise de classification critériologique évacuant au passage la subjectivité – celle du patient comme celle du thérapeute – ainsi que la question du sens. L’histoire individuelle du sujet et la question du sens étaient pourtant au cœur d’une orientation dynamique de la psychopathologie qui avait supplanté les thèses organicistes qui prévalaient dans la psychiatrie d’après-guerre.

14Il est intéressant de rappeler que le terme de « comportement » existe depuis le xvie siècle dans la langue française ; on le retrouve notamment dans les écrits de Pascal qui l’emploie dans un sens préfigurant celui dans lequel sera repris le mot au début du xxe siècle pour traduire le terme « behaviour » issu des premières théories comportementales : « Pour connaître si c’est Dieu qui nous fait agir, il faut mieux s’examiner par nos comportements au dehors que par nos motifs au-dedans [5].?» Cette distinction entre les comportements « visibles » – observables et mesurables – et une dimension intérieure annonce en effet bien ce dont procédera le développement de la science comportementale !

15L’identification des facteurs de prédisposition à la délinquance s’appuie sur l’examen de « données de qualité », d’« échantillons représentatifs », d’« outils diagnostiques validés », c’est-à-dire des statistiques établies à partir de la classification dsm en psychiatrie. Ce langage de la preuve statistique est omniprésent dans le rapport. Quiconque aura étudié les bases de la statistique sait pourtant que l’identification d’une corrélation – aussi significative soit-elle – entre deux items, deux événements, deux caractères, n’est nullement prédictive de l’existence d’un lien de causalité entre les deux phénomènes, et encore moins du sens d’une éventuelle causalité. En ce sens, la confusion entre symptômes et diagnostics est manifeste.

16Le rapport met en avant des prédispositions individuelles d’ordre neuro-génétique à la délinquance, de sorte que l’on peut aisément repérer quelle orientation du traitement de la délinquance se trouve « justifiée » dans le rapport. Si sont évoqués le « déficit de habiletés verbales » et le « faible niveau de quotient intellectuel verbal (qiv) » comme facteurs fortement discriminants pour les conduites violentes, il est aussitôt mentionné qu’un tel déficit « renverrait à un probable dysfonctionnement au niveau des régions temporales de l’hémisphère gauche du cerveau »… Sous entendu : l’éducation ne peut rien, inutile de dépenser de l’argent public pour s’acharner à instruire des individus au cerveau déficient ? L’approche de la délinquance mobilisée dans le rapport est strictement clinique ; la question de l’environnement social se trouve esquivée, on l’imagine, au motif qu’elle relèverait des sciences sociales dans leur version archaïque de sciences molles ou fausses sciences qui n’ont jamais été capables de fournir la preuve objective et chiffrée de ce qu’elles avançaient !

17Par ailleurs, certains traits de caractère sont mentionnés comme pouvant intervenir significativement dans la précocité et la stabilité des troubles : « La froideur affective, la tendance à la manipulation, le cynisme, l’agressivité. » Autant d’éléments de la personnalité qui relèvent clairement d’une appréciation subjective, voire de jugements de valeur et qui font l’objet de classifications statistiques, qui sont répertoriés dans des nomenclatures prétendues « objectives », « scientifiques » ! À aucun moment, les experts, brandissant la légitimité de la preuve numérique, ne s’étonnent de ce tour de passe-passe consistant à transformer en quantités des valeurs qualitatives ! On « objective » des données par nature subjectives en affichant dans le même temps une prétention à la rigueur et à la scientificité ! Voilà comment on construit de toutes pièces des classifications et des statistiques ad hoc !

18Pour compléter ce panorama des facteurs de risques, il conviendrait, selon les auteurs du rapport, de s’appuyer sur le « modèle animal » – en particulier sur les « rongeurs » – comme objet d’étude expérimentale des comportements associés aux troubles. D’où l’expression « être faits comme des rats » ? La recherche biologique devrait également permettre d’approfondir la question : on rapporte ainsi des taux de cholestérol très bas chez les hommes violents. Cela nous prépare une belle bataille dans la santé publique entre les partisans des programmes de lutte contre les maladies cardiovasculaires et les partisans de la lutte contre les déviances ! Devra-t-on punir les mangeurs de yaourts anti-cholestérol ? Devra-t-on interdire les publicités pour les aliments light au motif d’incitation à la violence ? Et que dire des mutuelles de santé qui remboursent de tels produits ? Si on ne percevait pas aussi clairement dans le rapport de l’inserm les voies d’une instrumentalisation de résultats prétendus objectifs au profit de l’orientation actuelle de la politique sécuritaire, on pourrait trouver à cette lecture matière à une thérapie par le rire…

19La deuxième partie du rapport a pour objet de proposer un certain nombre de recommandations pour prévenir la survenue de comportements susceptibles de conduire à la délinquance. Les experts entendent favoriser le repérage et la « quantification » des manifestations cliniques des troubles, et insistent à cet égard sur « l’intérêt et la pertinence des outils comme les entretiens standardisés ou les échelles de comportements ». Le chiffrage garantissant bien sûr qu’aucune appréciation subjective ne vienne interférer dans le diagnostic ! « Des programmes de prévention contre la violence ont été expérimentés dans les pays anglo-saxons, mais seuls une vingtaine ont pu être validés. Pour qu’un programme puisse être validé “evidence based program”, il faut qu’un certain nombre de critères soient respectés : les méthodes d’intervention doivent être en lien avec une théorie de référence, l’efficacité de l’intervention doit être démontrée empiriquement, les résultats doivent être répliqués sur plusieurs sites (randomisation des expériences). » Là encore, la preuve numérique fait loi, et des expérimentations ad hoc construites de toutes pièces viennent « démontrer » les présupposés des « théories de référence » – on aura bien compris lesquelles : pour le dire vite, les théories du conditionnement, constituant la « vraie science », la science comportementale.

20Les auteurs soulignent également l’intérêt du traitement pharmacologique, qui doit s’inscrire dans une prise en charge globale, multimodale. Les données sur les résultats des antipsychotiques sont qualifiées de positives et les psychostimulants permettent de favoriser l’inhibition. L’anesthésie des délinquants en puissance serait-elle l’ultime solution préventive ? Une garantie totale de paix sociale ?

Le rapport inserm, caution « scientifique » de la politique de lutte contre la délinquance ?

21Les termes de ce rapport sont d’autant plus inquiétants qu’ils s’inscrivent en convergence évidente avec les orientations du plan Benisti de lutte contre la délinquance [6]. On voit bien comment le rapport de l’inserm se prête à une instrumentalisation politique à des fins sécuritaires, voire a servi de caution « scientifique » et même « médicale » au plan Benisti qui, faut-il le rappeler, lui est antérieur. On mesure également la convergence qui peut s’établir avec l’orientation de la réglementation de la psychothérapie.

22Le projet de réglementation de la psychothérapie a également fait l’objet d’un rapport d’évaluation préalable par l’inserm : « Psychothérapies, trois approches évaluées ». La méthodologie d’évaluation de l’efficacité des différents types de psychothérapies est celle des essais pharmaceutiques, comparant deux échantillons : celui des sujets traités avec la « technique » considérée et celui des sujets non traités. Or, dans le champ de la souffrance psychique, une telle méthode s’avère contestable. Elle l’est d’ailleurs aussi en ce qui concerne le champ des études pharmacologiques quand on sait qu’il suffit d’augmenter la taille d’un échantillon pour transformer un résultat statistique : une « amélioration » peu significative peut le devenir statistiquement si on augmente la taille de la « population » (échantillon) concernée. Dès lors, plus une psychothérapie d’un certain type est représentée dans le recensement des études d’efficacité, plus elle aura de chances d’être « statistiquement » efficace… Or c’est bien le cas dans le rapport inserm où les études sur les thérapies comportementales sont sur-représentées par rapport à la psychanalyse.

23Le rapport Benisti préconise d’agir très tôt dans l’enfance, de responsabiliser les familles mais aussi de mobiliser tous les acteurs (travailleurs sociaux, enseignants, police…) en fixant des missions et objectifs à chacun en matière de repérage et de lutte contre la délinquance.

24Entre 1 et 3 ans, les premiers troubles de comportement devraient être repérés dans les crèches et maternelles. Il est recommandé d’obliger les parents à parler français dans le foyer et d’« habituer les enfants à n’avoir que cette langue pour s’exprimer », afin d’éviter le « parler patois ». On conseillera aux auteurs du rapport de commencer par s’appliquer ce principe tant leur texte est truffé de fautes d’orthographe et de syntaxe.

25Entre 4 et 6 ans, le suivi de l’obligation de parler français est toujours de rigueur ; les instituteurs sont alors mobilisés. Un suivi doit se mettre en place dès le repérage des troubles afin de « résoudre l’écart de comportement ». Des visites dans les familles à risque doivent permettre de veiller à ce que l’enfant soit élevé « dans une atmosphère saine ».

26Entre 7 et 9 ans, si les troubles de comportement persistent, il convient d’envisager un placement dans une structure spécialisée d’éducation, placement qui pourra intervenir à partir de l’âge de 10 ans, éventuellement associé à un recours à la justice.

27Entre 13 et 15 ans, si les troubles n’ont pas cessé, le jeune devra quitter le milieu scolaire traditionnel pour rentrer en apprentissage et acquérir rapidement un métier manuel.

28Une « courbe de déviance » est ainsi élaborée dans le rapport et présentée comme un véritable graphique scientifique mesurant la montée de la déviance selon les âges et le creusement de l’écart à la norme en l’absence de traitement précoce.

29Les enseignants devront être à même de détecter et signaler les troubles de conduite, la démarche pouvant se poursuivre par la mise en place d’un « comité de coordination de suivi » regroupant tous les acteurs. Pour cela, la formation des enseignants en iufm devra être complétée par une initiation à la pédopsychiatrie et par une information sur la toxicomanie. Dans cette perspective, « pour éviter les jugements de valeur, pour éviter que les valeurs propres à chacun ne viennent interférer (un certain nombre de formulations du rapport reviennent à dénoncer une certaine sensibilité, une certaine “fibre sociale” parmi les enseignants, qui pourrait faire obstacle au repérage des déviances), des outils statistiques indiscutables et des classifications fiables » devront être mis en place.

30À ce stade, nul besoin de souligner la proximité et la convergence évidentes qui s’établissent avec le rapport de l’inserm… S’il fallait des nomenclatures fiables, c’est chose faite ! L’obsession sécuritaire est désormais l’affaire de la science… une certaine science, la théorie médicale déterministe. Ce qu’on présente comme « diagnostic » relève en fait d’un jugement de valeur : la déviance par rapport à une norme sociale. La délinquance n’est pas analysée comme un phénomène socio-politique mais comme une maladie, une déviance qui doit être traitée sur le mode de la prévention sanitaire. On mesure également la convergence avec la réglementation de la psychothérapie, qui vise à promouvoir une certaine orientation cognitive et comportementale, laquelle constitue le courant le plus scientiste et normatif de la psychiatrie. L’État définit ainsi ce qui relève de la « vraie science » en la matière.

31De vives réactions ne manquent pas de mettre en garde contre l’émergence d’une « psychothérapie d’État » transformant les praticiens en « officiers de la santé mentale [7] ». Un collectif national unitaire « Résistance à la délation » a tenu une conférence de presse en ce sens, à laquelle le ministre de l’Intérieur a répondu par un courrier en date du 20 mars 2006 [8], dont les termes, loin de rassurer les inquiétudes, en conforte les fondements : « Tous les scientifiques et médecins s’accordent pour dire que plus tôt on intervient, plus on a de chances d’éviter le drame d’un enfant » […] « On ne peut plus raisonner comme il y a quarante ans, comme si le suivi des enfants était une formalité se résumant à surveiller leur poids, leur taille et leur vaccination […] Encore faut-il que ces bilans soient codifiés afin d’améliorer leur qualité et de pouvoir les évaluer […] Cela ne saurait se confondre avec une quelconque stigmatisation voire fichage des enfants. » Le ministre indique que, jusqu’à présent, les différents acteurs intervenaient isolément auprès des enfants et qu’il serait donc plus efficace de poser les bases d’une véritable coordination avec « échange d’information dans le respect du secret professionnel ». On voit mal comment l’échange d’informations et la coordination pourraient se faire dans le secret, et en dehors de tout « fichage »… D’autant que le ministre ajoute immédiatement : « Il n’est plus possible que des signalements restent sans effet »… Le courrier se termine ainsi : « Je souhaite mettre en place un système qui permette de tendre la main à des jeunes qui se sentent abandonnés […] Qui peut bien refuser l’idée que l’État tende la main à des enfants qui n’ont pas la chance d’être encadrés et suivis ? […] Mon projet n’a qu’un objectif : venir en aide aux enfants »… Cela nous rappellera étrangement comment Stangerup décrivait la manipulation de l’opinion pour susciter l’adhésion aux projets de lois : « Ces projets avaient été conçus pour le bien des enfants. Qui ne souhaitait pas avoir des enfants heureux et libérés de toute angoisse ? Pouvait-on envisager la société autrement que composée de citoyens menant une existence harmonieuse ? »

32Dans le plan de lutte contre la délinquance comme dans le rapport inserm, la question du contexte social est évacuée, l’expertise est totalement déconnectée de l’environnement social et politique. Les modalités actuelles de l’organisation du lien social ne sont jamais appréhendées comme porteuses de formes spécifiques de délinquance. L’articulation n’est envisagée que dans un seul sens : celui de la délinquance comme atteinte à l’ordre social.

Des intérêts marchands également en jeu

33Les intérêts marchands ne sont bien évidemment pas étrangers à la démarche qui se met en place. C’est le marché de la santé mentale qui est en jeu. Les médicaments, mais également les thérapies courtes et codifiées sont promus comme solutions de consommation. Les classifications de symptômes du type dsm permettent de faire émerger des pathologies. Chaque individu trouvera nécessairement des cases à cocher et pourra ainsi rentrer dans un quadrillage qui lui indiquera quel est le traitement approprié ! On assiste à la création de toutes pièces d’un véritable marché : on crée la demande, on crée l’offre, on conçoit des produits concurrentiels… Et on s’étonne de l’augmentation de la consommation de psychotropes… Les liens financiers entre les experts psychiatres américains ayant participé à l’élaboration du dsm4 et l’industrie pharmaceutique ont récemment été identifiés [9], posant alors clairement la question de l’indépendance de ces experts à l’égard des intérêts marchands. Est-il utile de rappeler par ailleurs que l’industrie pharmaceutique constitue le premier fournisseur de fonds aux deux partis républicain et démocrate aux États-Unis ? Que les laboratoires entretiennent un nombre élevé de lobbyistes auprès des parlementaires de Washington ?

34Le cas de la ritaline est exemplaire. Aux États-Unis, 20 % des enfants de moins de 15 ans sont sous psychotropes, 10 % des enfants de 10 ans prennent de la ritaline. Chaque jour, deux millions d’enfants et un million d’adultes prennent de tels médicaments, soit une augmentation de la consommation de 250 % depuis 1990 (Food & Drug Administration, fda). Les chiffres seraient en dessous de la réalité selon certaines associations qui mettent en garde contre cette évolution. En France, où la ritaline a été mise sur le marché en 1995 (avec une initiation uniquement en milieu hospitalier), 7 000 enfants étaient sous traitement en 2004, 9 000 aujourd’hui, c’est dire si le potentiel de croissance du marché est élevé, quand on sait que l’inserm évalue à 2 %, d’après les classifications statistiques, le nombre d’enfants hyperactifs [10].

35Comme le rappelle Ph. Pignarre [11], « les essais cliniques sont sans aucune prétention théorique. Ils ne doivent rien à la biologie, ils ne sont que l’application de méthodes statistiques dans le champ de la médecine. Cette méthode fait le triomphe de la médecine des preuves dite médicalement neutre ». Les essais cliniques qui servent de référence à l’évaluation du médicament en vue de l’autorisation de mise sur le marché sont réalisés par les laboratoires eux-mêmes. Ainsi, la maladie devient « ce que le médicament soulage, le médicament devient sa propre référence ». L’enjeu concernant les médicaments modernes serait de mettre les individus sous « perfusion chimique, si possible pour toute la vie ».

36Pignarre souligne que si le modèle des études cliniques était adapté aux antibiotiques (ceux-ci n’étant pas des médicaments d’usage chronique), son extension aux autres secteurs de la médecine soulève un certain nombre de questions. En effet, si on peut établir les causes des maladies infectieuses et agir sur les causes mêmes, en revanche, pour les autres maladies, le médicament n’intervient pas au niveau des causes mais sur les symptômes. Dans la plupart des maladies, il est difficile d’identifier une cause ultime et les médicaments agissent à un niveau intermédiaire. C’est le cas en particulier pour les médicaments du champ de la psychiatrie. Les symptômes sont atténués, souvent au prix d’effets secondaires importants, voire irréversibles, qu’on ne mesure pas dès lors que les traitements sont prescrits à long terme. Le triomphe de la méthode des essais en double aveugle tient à ce que le médicament est efficace indépendamment du médecin, de celui qui prescrit. Le médicament devient auto-référent. C’est toute une démarche d’objectivation des pathologies qui est ainsi à l’œuvre, où la maladie se définit indépendamment du patient, ce qui présuppose une représentation de l’individu sans subjectivité, et une relation médecin/patient sans transfert. En psychiatrie, ce mouvement est relayé par la classification statistique des « cas ». Dans le comportementalisme, comme le fait remarquer R. Gori [12], le symptôme est considéré comme une affection exogène (à l’instar du modèle de la maladie infectieuse) dont le sujet est désolidarisé.

L’emprise des neurosciences : une éviction du sujet

37Le comportementalisme procède d’un réductionnisme et d’une naturalisation de l’humain et du social. L’emprise actuelle des neurosciences est en passe d’opérer une telle réduction de l’homme à ses comportements. Arendt [13] avait montré comment la science moderne conduisait à une éviction progressive des interrogations du type « qu’est-ce que telle chose, pourquoi est-elle » au profit d’une compréhension réduite à la question du comment, conférant ainsi à l’expérimentation le monopole d’une connaissance présentée alors comme objective. Le repère suprême est « le schéma de l’esprit humain qui se donne réalité et certitude à l’intérieur d’un cadre de formules mathématiques qu’il produit lui-même. Cela permet de remplacer ce qui est donné dans la sensation par un système d’équations où toutes les relations réelles se dissolvent en rapports logiques ». Les sciences du comportement, expliquait-elle, « visent à réduire l’homme pris comme un tout au niveau d’un animal conditionné à comportement prévisible ». Repérant le processus de normalisation des comportements, elle concluait : « Ce qu’il y a de fâcheux dans les théories modernes du comportement, ce n’est pas qu’elles sont fausses, c’est qu’elles peuvent devenir vraies, c’est qu’elles sont en fait la meilleure mise en concepts possible de certaines tendances évidentes de la société moderne. »

38Parmi les réactions au rapport de l’inserm et au plan de lutte contre la délinquance, beaucoup se sont insurgés face au « bébé coupable », au « tous coupables » auquel reviendrait la classification des troubles. Mais ne confondons pas coupable et délinquant. Quand Stangerup décrit une société sans culpabilité mais où les comportements sont normalisés afin de prévenir d’éventuelles atteintes à l’ordre social, c’est bien sur cette confusion actuelle que le roman doit nous inviter à réfléchir.

39Comme le soulignent Gori et Del Volgo [14], « l’idéologie psychiatrique dominante tend à écarter l’homme coupable de la psychanalyse au profit de l’homme comportemental ». En effet, si la culpabilité peut être sanctionnée, la délinquance, telle qu’elle est conçue actuellement, est présentée comme une déviance à corriger par des techniques de conditionnement visant à renforcer des comportements prescrits au nom de leur contribution à un ordre social conforme aux exigences du modèle marchand.

40Là où le sujet « coupable » de la psychanalyse – qui le considère du point de vue de sa souffrance – peut s’engager dans un processus qui fait sens, les tcc visent l’acquisition d’une position de maîtrise des comportements, évacuant toute subjectivité. Le roman de Stangerup illustre bien ce que Lesourd [15], s’interrogeant sur l’évolution des souffrances et difficultés dans l’organisation sociale actuelle, analyse comme « une société de dépressifs sans coupables ». La disparition de la culpabilité est pour lui au cœur du discours du soin psychique actuel – dans la conception organiciste et neurologique – dans lequel l’individu est considéré comme empêché de résoudre un problème du fait d’un déficit cognitif ou comportemental. Dans cette perspective, le sujet n’est pas considéré comme responsable et la notion de culpabilité s’efface. « Le lien social postmoderne, celui de l’individualisme et des droits positifs de l’individu, que relaye le thérapeutique, vient refuser la fonction de culpabilité comme régulateur des rapports entre l’individu et son semblable. » Lesourd rappelle comment la culpabilité vient comme bordure posée à l’agressivité fondamentale de l’être humain. Ainsi, la culpabilité est un régulateur du lien social, un élément pacifiant, au prix de symptômes névrotiques.

41« Devenant coupable, le sujet récupère une part de responsabilité et d’autonomie dans ses choix. » C’est là tout le sens de l’acharnement de Torben, le héros de Stangerup, à faire valoir sa culpabilité.

42On mesure bien comment la dérive scientiste procède de la prétention de la science visant un savoir absolu, totalisant et comment elle se nourrit d’un désir de maîtrise. La connaissance et la vérité ne seraient accessibles que par la méthode expérimentale associée à une logique de la preuve. La « preuve » scientifique devient en effet une véritable obsession, au point qu’elle s’érige en dogme dictant les comportements. La science est instrumentalisée pour légitimer des choix politiques, qui, ainsi objectivement validés, seront présentés comme indiscutables, incontestables. Il fût un temps où la démocratie procédait d’un débat sur le sens de l’intérêt général. On a assisté au glissement vers la démocratie d’opinion, le gouvernement par les sondages. Le dernier avatar serait-il le gouvernement par la science ?

43Dans la perspective d’une résistance à ces dérives, il convient de souligner l’intérêt de la démarche de la psychanalyse, pour laquelle l’incertitude ne s’oppose pas à la scientificité. En effet, loin de l’approche naturaliste et de la preuve quantitative, la démarche de la psychanalyse peut constituer une référence dans l’élaboration d’un savoir donnant toute sa place à la dimension du sens et du symbolique. Il s’agit de produire du sens et non pas de tant produire de la preuve. Pour M. Benasayag, « la psychanalyse ne vise pas un savoir absolu de type positiviste. Son entreprise ne vise pas à épuiser son objet dans un savoir totalisant […] elle opère avec des données dont l’incommensurabilité n’enlève en rien leur identité en tant que faits scientifiques [16] ». Il s’agit de prendre en compte la non-maîtrise, le non-dévoilement possible d’une totalité et de revendiquer une forme de « non-savoir », ou « docte ignorance », loin de tout mysticisme, qui, tout en étudiant et en comprenant par les causes, ne prétendrait pas pouvoir « déployer » le réel. Gori et Hoffmann [17] précisent ainsi l’apport décisif ouvert par la psychanalyse dans la perspective d’une résistance au scientisme : « La psychanalyse peut se définir comme la mise en œuvre d’une heuristique [art de trouver, chemin de la découverte] du dévoilement dans une pratique symbolique de la parole. Elle contribue à la mise en question de l’essence technique de la science moderne et sa prétention à réduire le réel au rationnel. La psychanalyse peut aussi reconnaître, dans la tentation des scientifiques d’utiliser leurs résultats et leurs concepts opérationnels au profit de leur pouvoir politique social, médiatique, en un mot rhétorique – au sens d’argumenter de convaincre et de séduire –, l’échec même de la méthode de la science moderne à exiler le mythe, la croyance, l’éthique du domaine de la connaissance. » En ce sens la démarche de la psychanalyse est une démarche ouverte, dynamique, qui évite l’écueil autoréférentiel. Le renoncement à un savoir absolu est alors en quelque sorte le prix à payer, la position qui permet de se prémunir de la dérive scientiste.

Conclusion : une nouvelle forme de servitude ?

44Tocqueville [18] avait repéré que les progrès de la démocratie et du libéralisme auraient leur revers. Il prédisait en effet le déploiement d’une forme radicalement nouvelle de totalitarisme sans tyran : « Il semble que, si le despotisme venait à s’établir chez les nations démocratiques de nos jours, il aurait d’autres caractères : il serait plus étendu et plus doux, et il dégraderait les hommes sans les tourmenter […] Lorsque je songe aux petites passions des hommes de nos jours, je ne crains pas qu’ils rencontrent dans leurs chefs des tyrans, mais plutôt des tuteurs […] S’élève un pouvoir immense et tutélaire, qui se charge seul d’assurer leur jouissance et de veiller sur leur sort. Il ressemblerait à la puissance paternelle si, comme elle, il avait pour objet de préparer les hommes à l’âge viril, mais il ne cherche, au contraire, qu’à les fixer irrévocablement dans l’enfance ; il travaille volontiers à leur bonheur, pourvoit à leur sécurité, prévoit et assure leurs besoins, facilite leurs plaisirs, que ne peut-il leur ôter entièrement le trouble de penser et la peine de vivre ? »

45Si le développement de la démocratie et du capitalisme sont articulés, l’un incarnant le libéralisme politique et l’autre le libéralisme économique, le mouvement dialectique semble bien se dessiner avec l’apparition des contradictions internes dès lors que cette logique libérale est poussée à l’extrême, au point de normaliser des comportements conformes aux exigences d’un ordre social marchand. Il faut repérer comment la subjectivité et la question du sens se trouvent gommées dans le déploiement d’un discours dominant au fondement duquel s’établit une congruence entre la théorie économique libérale et la science expérimentale, et dont le politique se fait aujourd’hui l’instrument.

Bibliographie

Bibliographie

  • Ameisen, J.-C. ; Sicard, D. 2006. « L’expertise médicale, otage de l’obsession sécuritaire », dans Le Monde, 22 mars.
  • Arendt, H. 1961. La condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 1983 pour la traduction française.
  • Benasayag, M. 2005. « L’individu, une figure historique du sujet », dialogue avec J.-C. Liaudet, Le Coq Héron, n° 183, 27-33.
  • Benisti, J.-A. 2005. Sur la prévention de la délinquance, rapport au ministre de l’Intérieur. http:// www. jabenisti. com/ IMG/ pdf/ Synthese_du_rapport_de_la_commission_prevention_du_GESI_2. pdf
  • Cosgrove, L. 2006. « Financial ties in the field of psychiatry », dans Psychotherapy and Psychosomatics, 21 avril.
  • Gori, R. 2004. « La surmédicalisation de la souffrance psychique au profit de l’économie de marché », Psychiatrie française, avril.
  • Gori, R. ; Del Volgo, M.-J. 2005. La santé totalitaire, Paris, Denoël.
  • Gori, R. ; Hoffmann, C. 1999. La science au risque de la psychanalyse, Toulouse, érès.
  • inserm. 2004. Psychothérapies, trois approches évaluées, Rapport d’expertise. http ://ist.inserm.fr/ basisrapports/psycho/ psycho_synthese.pdf
  • inserm. 2005. Troubles de conduites chez l’enfant et l’adolescent, Rapport d’expertise. http ://ist.inserm.fr/ basisrapports/ troubles_mentaux/ troubles_mentaux_synthese.pdf
  • Lesourd, S. 2006. Comment taire le sujet, Toulouse, érès.
  • Pignarre, P. 2004. Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, Paris, La Découverte.
  • Stangerup, H. 1973. L’homme qui voulait être coupable, Danemark. Paris, Payot, 1989 pour la traduction française.
  • De Tocqueville, A. 1840. De la démocratie en Amérique, partie IV.
    Trésor de la langue française. 2004. Collectif. cnrs Éditions, version CD Rom.

Notes

  • [*]
    Ingrid France, maître de conférences en économie, ufr sciences économiques, université P. Mendès-France, Grenoble II, chercheur au lepii-cnrs, Université Grenoble II.
  • [1]
    H. Stangerup, 1973, L’homme qui voulait être coupable, Danemark. Paris, Payot, 1989 pour la traduction française.
  • [2]
    Entretien avec Jean Kister, secrétaire général adjoint du Syndicat national des travailleurs de la recherche scientifique à l’inserm, dans L’Humanité du 23 mars 2006.
  • [3]
    Joëlle Proust, contributeur du livre noir de la psychanalyse, citée dans le dossier « Freud est-il soluble dans les neurosciences », dans Journal du cnrs, 01/2006.
  • [4]
    J.-C. Ameisen ; D. Sicard, « L’expertise médicale, otage de l’obsession sécuritaire », dans Le Monde 22 mars 2006. J.-C. Ameisen est président du comité d’éthique de l’inserm et D. Sicard est président du comité consultatif national d’éthique.
  • [5]
    Trésor de la langue française, 2004. Collectif, cnrs Éditions, version CD Rom.
  • [6]
    Dès 2003, N. Sarkozy avait demandé à J.A. Benisti, député ump du Val-de-Marne, de diriger une commission de réflexion sur les questions de délinquance. Un pré-rapport a été remis fin 2004, et un rapport définitif a été officialisé fin 2005.
  • [7]
    « Les professionnels de la psyché redoutent l’émergence d’une psychothérapie d’État », dans Le Monde, 18 février 2006.
  • [8]
    Ce courrier figure sur le site du ministère de l’Intérieur.
  • [9]
    L. Cosgrove, « Financial ties in the field of psychiatry », dans Psychotherapy and Psychosomatics, 21 avril 2006. Sur les 170 membres du groupe de travail ayant participé à l’élaboration du DSM 4, 95 ont une ou plusieurs attaches avec des groupes pharmaceutiques. Ces liens financiers peuvent consister en des honoraires, salaires de consultants, paiement en actions, etc. 100 % des experts du groupe concernant spécifiquement les troubles de l’humeur ont des liens financiers avec les grands laboratoires pharmaceutiques.
  • [10]
    Pourtant, les mises en gardes ne manquent pas, y compris aux États-Unis où, en février 2006, un comité de sécurité sanitaire de la fda avait demandé un label noir pour le médicament, compte tenu des effets secondaires liés à la substance amphétaminique (risques cardio-vasculaires, hallucinations…). La fda suivra cependant un deuxième groupe d’experts qui en mars 2006 a nuancé la position en proposant seulement des recommandations d’usage. En France, l’affsaps déclare que pour l’instant le suivi en pharmacovigilance n’a pas montré de signes inquiétants… et qu’un projet d’études est en cours pour suivre les enfants traités afin d’évaluer leur devenir…
  • [11]
    P. Pignarre, Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, Paris, La Découverte, 2004.
  • [12]
    R. Gori, « La surmédicalisation de la souffrance psychique au profit de l’économie de marché », dans Psychiatrie française, avril 2004.
  • [13]
    H. Arendt (1961) La condition de l’homme moderne, Paris, Pocket, 1983 pour la traduction française, p. 80-84 et 357-371.
  • [14]
    R. Gori ; M.-J. Del Volgo, La santé totalitaire, Paris, Denoël, 2005.
  • [15]
    S. Lesourd, Comment taire le sujet, Toulouse, érès, 2006.
  • [16]
    M. Benasayag, « L’individu, une figure historique du sujet », dialogue avec J.-C. Liaudet, Le Coq Héron, n° 183, 2005, 27-33.
  • [17]
    R. Gori ; C. Hoffmann, La science au risque de la psychanalyse, Toulouse, érès, 1999.
  • [18]
    A. De Tocqueville, De la démocratie en Amérique, partie IV, 1840.
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