Notes
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[*]
Patrick Ange Raoult, maître de conférences en psychologie clinique et pathologique à l’iufm de Chambéry, 49 rue des Fleurs, 73000 Chambéry.
-
[1]
R. Roussillon, Construire le temps, rfp , t. LXI, 5, 1997.
-
[2]
J. Guillaumin, La quatrième dimension du temps, rfp , t. LXI, 5, 1997.
-
[3]
P. Castoriadis-Aulagnier, La violence de l’interprétation. Du pictogramme à l’énoncé, Paris, puf, 1975.
-
[4]
F. Duparc, Le temps en psychanalyse, figurations et construction, rfp, t. LXI, 5, 1997.
-
[5]
S. Freud, « L’inconscient », Œuvres complètes. Psychanalyse, XIII, 1915, p. 205-244.
-
[6]
J. Guillaumin, Quinze études psychanalytiques sur le temps. Traumatisme et après-coup, Toulouse, Privat, 1982, p. 14.
-
[7]
J. Lacan, 1945. « Le temps logique et l’assertion de certitude anticipée. Un nouveau sophisme », Écrits, 1966, p. 197-213.
-
[8]
Le thème annuel du crppc, Université Lumière Lyon II, portant, en cette année 2003-2004, sur le temps (Colloque international des 12/13 mars 2004), servira de sollicitation et d’inspiration.
-
[9]
C. Stein, 1971, L’enfant imaginaire, Paris, Denoël, 1987.
-
[10]
Op. cit., p. 23.
-
[11]
C. Stein, Effet d’offrande, situation de danger. Sur une difficulté majeure de la psychanalyse, 1987, Paris, Éditions Études freudiennes.
-
[12]
Op. cit., 1987, p. 7.
-
[13]
Op. cit., 1987, p. 19.
-
[14]
Op. cit., 1987, p. 21.
-
[15]
Op. cit., 1987, p. 28.
-
[16]
C. Stein, « De la séduction à la névrose de transfert, ou la liberté obligée », Études freudiennes, 27, 1986, 113-127.
-
[17]
Op. cit., 1987, p. 86.
-
[18]
C. Stein, 1967/1968. « L’identification à Freud dans l’autoanalyse », Revue L’inconscient, 7, 99-114.
-
[19]
N. Abraham (1962), « Le temps, le rythme et l’inconscient. Réflexions pour une esthétique psychanalytique », dans N. Abraham, M. Torok, L’écorce et le noyau, Paris, Flammarion, 1987, p. 88-119.
-
[20]
J. Laplanche « Temporalité et traduction. Pour une remise au travail de la philosophie du temps », Psa. Univ., 1989, 14, 53, p. 17-33.
-
[21]
C. Stein, « Notes sur la mort d’Œdipe », Revue française de psychanalyse, XXIII, 1959, 735-750.
-
[22]
C. Stein, « Œdipe Superman », Études freudiennes, 1979, 15-16, 39-51.
-
[23]
M. Delcourt, Œdipe ou la légende du conquérant, Paris, Les Belles Lettres, 1981.
-
[24]
C. Stein, « La haine au tranchant de l’éveil », Études freudiennes, 1983, 22-23 ; Les Erynies d’une mère. Essai sur la haine, Quimper, Calligrammes, 1987, p. 36.
Les temporalités
Intemporalité, chronologie, historisation, après-coup
1 R. Roussillon [1] évoque la conflictualité des temporalités à laquelle confronte le travail de la psyché. Il distingue à ce titre l’intemporalité de l’inconscient, le temps chronologique issu de l’auto-représentation du fonctionnement du préconscient, les autres formes liées au processus primaire (uchronie ou achronie), le temps de l’après-coup. Il distingue tout autant l’épreuve d’actualité permettant au moi de différencier les processus et temporalités en présence de l’actualisation hallucinatoire rendant immédiatement perceptible l’expérience antérieure, indépendamment de toute temporalité. Il souligne que l’intégration du temps provient du rapport à l’autre ; il y a solidarité psychique entre le rapport à la différence et le rapport à la temporalité. Il rejoint en cela J. Guillaumin [2] pour lequel l’altérité de l’autre fonde la subjectivité, l’ipséité temporelle du moi. Ce dernier porte insistance sur l’appropriation émotionnelle et représentative, au prix d’un sentiment d’étrangeté, du temps. Il n’est pas sans rappeler ce que P. Aulagnier [3] nommait le travail d’autohistorisation du Je. De manière proche F. Duparc [4] repère trois formes : le temps en strates fait des coulées successives de la pulsion et des défenses du moi, le temps en boucle se manifestant par les rythmes, répétitions, régressions, effets de rétroaction et d’après-coup, les émergences de l’atemporalité de l’inconscient et les figures du temps décrivant les différents styles temporel en pathologie. Cette complexité de la temporalité psychique se trouve au cœur du travail d’orientation psychanalytique. On se souviendra de la formule souvent citée de S. Freud :
« Les processus du système inconscient sont intemporels, c’est-à-dire qu’ils ne sont pas ordonnés dans le temps, ne sont pas modifiés par l’écoulement du temps, n’ont absolument aucune relation avec le temps. La relation au temps elle aussi est liée au travail du système conscient [5]. »
3 Cette perception du temps demeure discontinue en raison même du mode de travail du système préconscient/conscient. Mais chaque forme psychopathologique traduit le rapport problématique aux temporalités. Le travail de l’analyse est élaboration et traduction de ce rapport :
« Par son caractère d’épigenèse libidinale et narcissique, de temps re-joué, l’analyse serait ainsi, en quelque sorte, le laboratoire dans lequel la durée, le temps modulé de la cure permet de réorganiser le rapport temporel de l’homme à lui-même, en réveillant en lui, sous bonne garde, les vécus de l’enfance, dans le cadre d’une nouvelle élaboration de la sexualité à travers la névrose de transfert [6]. »
5 J. Lacan affinera notablement cette perspective en conceptualisant le « temps logique » en tant que vectorisation ponctuant le déroulement de la cure [7] (l’instant du regard, le temps pour comprendre, le moment de conclure) et en interrogeant la logique du temps de la séance (ponctuation, scansion, suspension). Ces quelques remarques situent la question de la temporalité au cœur de la clinique et invite à en préciser quelques dimensions [8]. Cette cartographie conceptuelle autour des notion du temps nécessitera un travail épistémologique plus affiné en raison de l’hétérogénéité des notions et théorisations sollicitées. Il s’agira, dans ce propos, à partir du travail de C. Stein, de mettre en place une table d’orientation.
De la régression et du temps
6 Le travail de C. Stein servira de tremplin pour cette approche de la temporalité. En ce qui concerne le cadre thérapeutique, l’occurrence princeps réfère au chapitre intitulé : « La régression dans la situation analytique », dans le livre L’enfant imaginaire [9]. Cet intérêt redouble au passage suivant :
« D’où toute la valeur de la notion de régression topique comme condition d’une régression dans le temps, autrement dit d’un retour – ou peut-être mieux d’un recours – à l’ancien. Quant à la régression au narcissisme primitif, qui serait de complète satisfaction libidinale, elle ne peut être cernée que comme inconcevable aspiration vers l’ancien de l’ancien, vers un avant de toute expression et de toute représentation et de tout vœu, qui serait hors du temps [10]. »
8 En portant ainsi l’attention sur cette notion de régression, il me semble que C. Stein met dans l’analyse du processus de la situation analytique, l’accent sur une problématique de la temporalisation, ou plus précisément sur la temporalisation comme facteur intrinsèque du processus analytique.
9 Dans l’article : « Figure symbolique de l’enfant » (Cahiers de l’ipc , 1986), l’auteur précise les trois figures de l’enfant : réel, imaginaire, symbolique. De cette différenciation, il précise dans son séminaire de 1987 [11], l’importance de ce nourrisson en détresse « dans une carcasse d’adulte », dont la psychanalyse vise à rétablir la toute-puissance dans l’ordre du symbolique. La force de la phrase organisatrice : « J’ai devant moi un nourrisson dans une carcasse d’adulte [12] » tient au double effet du contraste temporalisé nourrisson/adulte et à l’objectivation du corps de ce dernier. La problématique temporelle se trouve explicitement déployée, à mon sens, dans le chapitre : « Être ordonnateur de son destin. » En effet, en désignant l’invocation du père, mort depuis longtemps comme faisant référence à première vue à un passé révolu, il spécifie que le rêveur est maître-d’œuvre de l’abandon subi. « Il est, dans un présent hors du temps l’ordonnateur [13]. » Cette analyse lui permet de revenir sur la définition du travail analytique : « Le travail analytique consiste à se faire sujet de son histoire, et non victime d’un destin auquel on est soumis [14]. » En impliquant la différenciation entre histoire biographique et historisation, entre la figure du destin (passivisation) et celle du sujet (se faire), il caractérise un travail psychique temporalisé, dont le paradigme est le travail de deuil (« accomplissement d’ordre symbolique »). Cette instauration en tant que le sujet ne vaut que dans l’invocation du père, permettant le réaménagement du « rapport, à lui en tant qu’adulte, avec l’enfant qu’il a en lui [15] ». Ce remaniement se déduit, me semble-t-il, de « l’effet d’offrande », permettant à l’enfant merveilleux d’advenir symboliquement. À ces quelques occurrences qui paraissent souligner la prégnance de l’effet temps dans le processus analytique, il ne serait pas inutile d’adjoindre toutes les questions liées soit au rythme (présence/absence), soit à la scansion du temps intérieur ou à la ponctuation ponctuelle. Problèmes autour desquels il avait organisé une journée de travail et dont on trouve l’écho dans l’article : « De la séduction à la névrose de transfert [16] », resituant la temporalité au cœur de la névrose de transfert. On pourrait conclure par l’un de ses propos tiré de son séminaire de 1987 : « Toutes ces histoires de rythme et de temps sont passionnantes [17]. »
Conrad Stein
10 Psychanalyste depuis les années cinquante, C. Stein a laissé trace de son cheminement en divers articles selon une modalité originale qui est toujours resté centrée sur la mise en œuvre du travail analytique. Attentif à ses propres réminiscences, il lui est arrivé de définir la psychanalyse comme une histoire d’amour ou une affaire d’enfants. Un double questionnement paraît le porter : « Qu’est-ce que la psychanalyse ; que peut-elle apporter à celui qui s’y engage ? » Soucieux de psychanalyse il s’est attaché à aborder les conditions d’un exercice de la psychanalyse assurant l’accès à son authenticité. Pour cela refusant de placer le patient en objet d’investigation, quêtant au-delà d’un formalisme théorique, technique et clinique les ressorts de la pratique, il a conçu le travail psychanalytique comme une pratique de la parole qui implique de ne pas se taire, et comme un travail à jamais inachevé qu’accompagne un travail de deuil lui-même jamais achevé. Ainsi l’analyse du psychanalyste, poursuite sans fin de la construction d’un passé qui plonge ses racines dans l’enfance la plus reculée dont elle se nourrit, est aussi le fruit du travail avec les patients. La psychanalyse ne se satisfait pas des critères de temps que semble définir la cure analytique. De même se dissout la notion d’une auto-analyse. De fait la construction psychanalytique, qui présente un caractère de perpétuel inachèvement, confère aux séances d’être le lieu de transmission.
11 Pour autant que la situation analytique demeure essentiellement dissymétrique, la psychanalyse du patient s’effectue dans la mesure où les séances sont le lieu privilégié de la poursuite de l’analyse du psychanalyste, soulignant par là la prévalence de la position inconsciente de l’analyste. Cette position, ou si l’on veut ces positions, l’analyste se doit d’en prendre la mesure et de les élucider. Elle présuppose aussi d’être sorti de l’impasse de la soumission à l’autorité d’un savoir constitué. Ainsi doit-on comprendre la tenue, durant plus d’une vingtaine d’années, d’un séminaire critique de l’œuvre majeure de Freud visant à en appréhender les mouvements occultes. De cette élaboration il a laissé émerger de nombreux fragments, fragments d’une œuvre jamais accomplie, jamais achevée dans l’ordre symbolique, dont quelques-uns des titres sont : « L’enfant imaginaire », « Mort d’Œdipe », « Aussi Je vous aime bien », « Les Erinyes d’une mère », « L’effet d’offrande ». À cela pourrait-on adjoindre les nombreux articles parus dans diverses revues, dont la revue L’inconscient dont il fut l’un des rédacteurs, ou la revue Études freudiennes, dont il a assuré la direction.
12 Sans pouvoir synthétiser quarante ans de travaux, les quelques premières lectures que j’ai effectuées ont esquissé des traces de questionnements. Aussi au titre que j’aurais pu proposer, à savoir : « Temporalité et temporalisation au sein du processus analytique », ai-je substitué, du fait de ce que j’avais cru comprendre de ses travaux : « Temporéisation, temporalité et temporalisation en psychanalyse. » L’axe que j’ai extrait porte sur la transmission de la psychanalyse en regard des trois figures de l’enfant : réel, imaginaire, symbolique. Les points que j’ai abordé le sont en première lecture. Je reste un lecteur naïf, présentant de fait son travail de manière transversale, et parfois un peu en mosaïque.
De l’identification
13 C’est peut-être dans l’article relatif à l’identification à Freud [18], en novembre 1967 que se dessine l’occurrence d’une problématique de la temporéité, ce terme étant pris au sens que lui confère N. Abraham [19], c’est-à-dire non pas d’un temps objectif, ni d’un temps vécu, mais comme « temps saisi dans sa genèse interne, le temps d’un sujet, certes, mais tel qu’il ne saurait apparaître à soi, mais à un autre sujet seulement ». À ce temps « transphénoménal » vient s’adjoindre les termes que propose J. Laplanche [20] : temporalité (temps perceptif rythmique), temporalisation (temps humain) et historicité. Dans cet article il fait l’analyse d’un vœu d’être semblable à Freud. Ce vœu, présentifiant un futur mégalomane, s’initie par une identification de son psychanalyste à Freud. À ce que je nommerai ce présent héroïque, il oppose la congruence d’une substitution des figures passées de ses grands-parents, conférant à ce présent l’évitement d’un conflit infantile sous-jacent. Poursuivant son fil associatif, il note l’identification faite alors de son père à Freud, le situant ainsi dans une descendance glorieuse. En dégageant la contiguïté temporelle entre un souhait présent, articulée à une rêverie actuelle, et des vœux inconscients, extraits de souvenirs d’enfance, il souligne la double identification contradictoire entre d’une part la communication d’une œuvre, fruit d’une auto-analyse, dont la paternité lui revient, et d’autre part la mise en jeu d’une identification infantile mettant en cause son roman familial. Il en résulte que les découvertes issues de l’auto-analyse prennent la figure d’une actualisation d’un destin, alors semblable à celui de Freud. Cette contiguïté temporelle entraîne alors une préoccupation consciente actuelle concernant l’identification à Freud. Cette préoccupation je la comprends comme souci résultant d’une conflictualité des temps : la temporalisation de l’analyste qu’il est ne peut opérer en tant que des vœux inconscients, certes issus du passé mais représentant un présent éternel, s’active à construire une temporalisation imaginaire décrite ici en tant que futur mégalomane, présent héroïque et ascendance glorieuse. De fait l’on peut saisir que la constance de l’auto-analyse sur laquelle il insiste convie à un travail de symbolisation dont l’identification à Freud est marque fondamentale, à condition de se dégager des identifications imaginaires. Car si, dans cet article, il spécifie qu’il lui faut poursuivre le cheminement de Freud, c’est en tant qu’il est pour lui non encore accompli, inachevé. Si Freud est fondateur, inventeur, c’est dans la mesure où ce qu’il avance est toujours présent et toujours à venir. Il est d’un temps autre : un originaire transversalement présent. Ainsi l’auto-analyse de Freud est inaugural d’un temps nouveau, et convie les analystes à refaire son cheminement. Cependant ce temps originaire est en soi non répétable, rendant l’auto-analyse de Freud à jamais différente de toute autre. Peut-on se demander si le processus de transmission ne représente pas une impasse temporel, convoquant chacun à répéter un geste à jamais perdu. Ainsi se comprend la chaîne diachronique qu’il propose quant au fait de devenir analyste. Le psychanalyste du patient se défalque au profit d’une identification synchronique à Freud qui permet d’advenir dans la communauté analytique en tant qu’analyste. Le psychanalyste choit au rang d’un souvenir, soit dans l’axe de l’historicité, pouvant, au même titre que les souvenirs-écrans, concourir, par le jeu des réminiscences, à la formation de vœux représentatifs des désirs de l’enfance la plus reculée. L’identification symbolique à Freud stipule l’inachevé du cheminement du psychanalyste. Or il n’est pas sans préciser que cette identification a lieu que si l’analyste a été/est l’ordonnateur de sa cure, qui fait de la cure analytique le départ de l’auto-analyse. Je tiens à relever ce terme d’ordonnateur, qui reviendra souvent sous sa plume, définissant au moins la condition d’une temporalisation que je nommerai ici symbolique.
14
Cette lecture que je vous propose donne déjà une modélisation complexe du temps selon trois registres :
- tout d’abord nous avons la fondation, l’invention de Freud, comme originaire transversalement présent, qui mène à l’inachevé du cheminement du psychanalyste, comme temps-à-venir non fini, voire transfini, à partir d’une identification synchronique à Freud ;
- ensuite nous avons la temporalisation symbolique en regard d’une position d’ordonnateur, dégagée de la temporalisation imaginaire ;
- enfin nous avons le phénomène de contiguïté temporelle mettant en connexion trois repères : le souhait conscient, présent de l’ordre de la chronologie, le souvenir renvoyant à l’historicité qui pourrait se situer à un niveau préconscient, les vœux inconscients accessibles par réminiscences, renvoyant à l’infantile.
La problématique de l’affiliation
15 La problématique de l’affiliation et du généalogique trouve son destin dans ce qui fait marque pour Freud dans la légende d’Œdipe. Le rapport entre le complexe d’Œdipe et le mythe soulève aussi la question du lien entre le temps individuel et le temps collectif, dont l’œuvre freudienne recèle plusieurs occurrences. C. Stein reviendra en de multiples occasions sur le drame œdipien qui esquisse la trajectoire allant de la naissance de l’homme à sa mort. Trois textes princeps retiendront mon attention : « Notes sur la mort d’Œdipe [21] » paru en 1959, « Œdipe Superman [22] » de 1978, et « Œdipe-roi selon Freud » qui préface la réédition en 1981 du livre de Marie Delcourt [23]. Œdipe voulant échapper à l’oracle qui lui prédit parricide et inceste, en subit la réalisation dans la violence de son bon droit. À la croisée des générations, Œdipe, l’adolescent, tue d’une juste colère Laïos, son père, dans une mutuelle ignorance de leur parenté. La méprise tient à la méconnaissance qui se redouble par la pertinence de sa réponse à la Sphinx. Celle-ci représentait la punition échue à Thèbes à la suite de l’amour coupable de Laïos envers un jeune garçon. Laïos avait par ailleurs à la suite d’un oracle, exposé Œdipe, exposition à la mort effectuant ainsi une tentative d’infanticide. En répondant aux énigmes de la Sphinx, Œdipe, dans la croyance d’être l’étranger, délivre Thèbes et provoque la mort de la Sphinx qui se jette du haut de son rocher. La Sphinx, lion-femme ailé, dit le Temps : le matin du passé de l’enfance, le midi du présent de l’adulte, le soir de l’avenir de la vieillesse, ainsi que l’auto-engendrement continu des deux sœurs que sont le jour et la nuit. Cette pétrification du temps, qui entraînait jusqu’alors la dévoration ou la chute dans l’abîme des voyageurs, se déplie dans la parole d’Œdipe qui se précipite alors dans son destin oraculaire. Sur ce point de la mort de la Sphinx, C. Stein portera l’accent en 1959 sur la violence contraire à la loi, au nom du plus grand bien, qu’exerce Œdipe. En résolvant l’énigme, Œdipe dit ce que doit méconnaître la conscience des autres. En ce sens, une première fois, il assume son destin ce qui lui confère le statut du héros.
16 Quand la peste s’abat sur Thèbes, quand l’oracle énonce la nécessité de réparer la souillure de la mort de Laïos, Œdipe est appelé à rétablir les Thébains dans la bonne conscience de leur loi. Et l’enquête du roi au nom de la loi deviendra quête personnelle de ses origines. À pressentir la vérité, Œdipe espérera un retour au néant, cependant il assumera la redoutable épreuve. C’est en ce sens qu’Œdipe roi est « la fable de celui qui a perdu le bonheur pour avoir voulu un destin » (1959). Et à l’image de Tiresias devenu aveugle et clairvoyant pour avoir révélé le secret des origines, Œdipe aveugle et banni pour avoir connu son origine sera prophète. Ce dont Œdipe se prive, en perdant la vue avec les agrafes d’or de Jocaste pendue, c’est de la capacité de jouir. En affrontant l’épreuve, en dévoilant le sens de la loi, en énonçant ce que doit méconnaître la conscience des autres, Œdipe ne renonce pas à son destin. C. Stein souligne en 1959 qu’Œdipe pris entre deux forces, l’une le poussant vers le néant, que je nommerai retour vers une non-temporalité, l’autre vers son destin, que l’on pourrait appeler sur-temporalité, choisit en transgressant la loi, d’assumer son destin ce qui le fait d’abord héros, puis ultérieurement prophète. Ainsi de Thèbes à Colone par Œdipe le droit change. Le crime d’Œdipe est de n’avoir pas voulu rester inconscient et d’avoir posé la double question de son origine et de son désir, à la jouissance de l’objet duquel il renonce en se rendant aveugle. Et la mort d’Œdipe à Colone dessine le sens de sa tragédie : sa prise de conscience fait de lui un homme, assumant ainsi la parole qu’est sa réponse à l’une des énigmes de la Sphinx. Et en ce sens C. Stein dit qu’il devient sa propre création. Devrai-je ajouter qu’en se privant de sa postérité, donc en assurant l’extinction de la race des Labdacides, en faisant de Thésée le fils de son destin, dépositaire du secret de sa mort, Œdipe ouvre alors la question de la transmission symbolique.
17 Ainsi le mythe d’Œdipe représente le double passage de la temporalité, référée à la Sphinx, à la temporalisation, réalisée par Œdipe affrontant son destin, et de la temporalisation à la transmission, confiée à Thésée. À partir de la conflictualité meurtrière des générations est mise en exergue la passivité face au destin oraculaire. Si la parole ouvre à la temporalisation, elle mène Œdipe, non sans hésitation entre non-temporalité et sur-temporalité, à assumer son destin en posant la question de son origine et de son désir. Si devenu aveugle clairvoyant, Œdipe est celui qui voit au-delà, c’est-à-dire prophète, il peut alors introduire à une transmission symbolique, transmission du secret de la mort.
La transmission symbolique
18 Cette transmission symbolique est aussi celle dont procède la psychanalyse, invention de Freud identifié à Œdipe : « Cet expert en énigmes fameuses qui était devenu le premier des humains. » En 1981, dans « Œdipe-roi selon Freud » C. Stein relève la visée conquérante qui sous-tend l’œuvre théorique de Freud pour s’être découvert semblable à Œdipe. Cependant l’examen de son œuvre, « afin de le situer nous-mêmes dans le passé qui est le nôtre et nous situer nous-mêmes dans le futur antérieur qui est le sien », le conduit à noter le peu de références au texte de Sophocle chez Freud : quelques mentions en 1897, en 1900, en 1917, en 1938, des occurrences en 1909, et en 1929. Si la légende d’Œdipe telle que la tragédie de Sophocle la restitue s’est imposée à Freud comme figuration exemplaire du noyau de ses élaborations ultérieures, elle n’a pas servi à établir le bien-fondé de sa découverte du complexe d’Œdipe. La procédure de Freud ne dépasse guère les correspondances termes à termes à l’encontre du principe d’interprétation des rêves et du travail des rêves. C. Stein n’est pas sans relever les omissions, affirmations inexactes, erreurs, gauchissements, déplacements, transformations en son contraire, projection, jeu de substitutions et de renversement par le moyen duquel Œdipe roi peut être déduit de la constitution parricide et incestueuse de l’homme. Le texte d’Œdipe roi devient alors intégralement réductible au complexe d’Œdipe. Comme il le dit le texte de Sophocle n’est pas le véritable objet des propos de Freud. Freud aurait fait appel à la trace durable que peut laisser l’émotion ressentie au cours d’une représentation de la pièce. Il ne peut faire que prêter à Œdipe un intense sentiment de culpabilité qui lui est tout à fait étranger. En faisant du complexe d’Œdipe une des sources les plus importantes du sentiment de culpabilité, et en introduisant le Surmoi à propos d’Œdipe, Freud détourne le texte de Sophocle dans lequel Œdipe, responsable de son destin, ignore l’autopunition. Ainsi qu’il l’avait écrit Œdipe incarne le Surmoi mais n’a pas de Surmoi. Cette précision me paraît utile en tant qu’elle stipule un lien entre l’instance psychique qu’est le Surmoi et Œdipe, « incarnation » de la temporalisation, posant la question du Surmoi comme instance de la temporalisation. Revenant à Freud, il conclut que Freud s’était écarté des voies de son génie pour formuler des propositions mécanistes, ne pouvant qu’entraîner une transmission dogmatique, au lieu d’évoquer la part de réminiscences qu’Œdipe roi avait prise dans la découverte de ses propres vœux. Doit-on entendre, en ce point, qu’une transmission symbolique, à l’inverse d’une transmission dogmatique, requiert la prise en compte de l’infantile ?
19 La transmission dogmatique relèverait alors de la résistance à la psychanalyse ce qu’en 1986 (rfp) il appelait « le recours délibéré, et supposé opératoire, à un corpus de savoir présent à la mémoire ». Ainsi le travail analytique serait de l’ordre de la réminiscence, puis du souvenir, et enfin du conceptuel. La temporalisation qui se déroule au cours du travail analytique s’articule-t-elle à la temporalisation déployée chez l’analyste ? Cette difficulté de Freud, difficulté de la psychanalyse, à propos de laquelle C. Stein acquiesce à la proposition de M. Schneider, est liée au fait que l’instauration du complexe d’Œdipe correspond chez Freud à la mise en œuvre d’une protection contre la tentation du plaisir. Cette difficulté avait été abordée en 1978 dans l’article : « Œdipe le Surhumain ou le désaveu du féminin. » Il reprenait alors l’épisode de 1906, au cours duquel Freud recevait pour son cinquantième anniversaire un médaillon représentant Œdipe répondant à la Sphinx et portant une inscription : « Qui devina l’énigme fameuse et fut le premier des humains. » La réaction de Freud fut pâleur et agitation, réaction corporelle proche de l’évanouissement où il faillit choir, imitant à son corps défendant la Sphinx se précipitant du haut du rocher après qu’Œdipe eût deviné l’énigme. L’évanouissement comme double annulation de la temporalité et de la temporalisation résulte de la collusion entre un futur antérieure héroïque et un présent mis au secret. Cet entre-deux-morts, comme il l’avait notée en 1974, est une suspension temporelle. Pour lui, c’est d’avoir provoqué la mort de sa mère qu’Œdipe, le vieillard aveugle, a été banni de sa cité et arrivera à Colone pour y trouver une mort glorieuse.
20 C’est en 1979 dans : « Les Erinyes d’une mère », que C. Stein poursuit ce fil de la question du matricide, évitée par Freud par la non prise en compte du suicide de Jocaste et de la mort glorieuse d’Œdipe à Colone. En regard de la survenue d’une phrase : « Je suis poursuivie par les Erinyes d’une mère », il cite une phrase de l’Odyssée où il est dit à propos de Jocaste, nommée Épicaste : « Elle laissa à Œdipe toutes les souffrances que peuvent déchaîner les Erinyes d’une mère. » Les Erinyes, sollicitées par le défunt, sont désignées comme un attribut immortel de la personne considérée. Elles sont indestructibles et immortelles. La présence immortelle de l’absent, figure du négatif de l’absence, est en quelque sorte le passif du sujet. Ainsi Œdipe devient surhumain pour ne point avoir été habité par les Erinyes d’une mère, par le Surmoi. Son analyse le conduit à considérer la Jocaste de notre tradition humaniste, portée par Freud, comme une séductrice perverse. Les Erinyes sont, elles, figures de la haine, distinctes de l’hostilité meurtrière à l’œuvre dans le combat entre Œdipe et Laïos. Or l’image de cette persécutrice perverse nous la portons en nous avec méconnaissance, et elle rend compte d’une dépréciation de soi, d’une mélancolie constitutive, qu’il déduit de Deuil et mélancolie sous la forme : la haine d’une mère est tombée sur moi. Ainsi le travail de deuil concerne exclusivement la figure du père, qui, mort, est érigé en ancêtre totémique, alors que « la noire mélancolie est liée à la figure d’une mère, fondée, plus précisément, sur la haine inextinguible, immortelle qui assure le lien indestructible avec une mère [24] ». À la figure du négatif de l’absence, la totémisation oppose la figure du positif de l’absence. Cette figure est, elle, à porter à l’actif du sujet. Or cette figure de la séductrice perverse sera restituée dans le Surmoi.
21 La transmission symbolique requiert l’infantile ; cette formulation se rapproche de son énoncé de 1969 dans lequel il disait que l’activité intellectuelle du psychanalyste continue de se nourrir des vœux sexuels de l’enfant, en une sublimation toujours renouvelée (p. 208). Pour autant cette transmission symbolique opère par la mise en jeu du négatif et du positif de l’absence qui est en soi la question de la mort. Le malaise de 1906 questionne le problème de la transmission symbolique. S’il traduit le rapport à l’immortalité c’est en tant que l’évanouissement, chute entre-deux-morts, sollicite la problématique mise en avant dans l’article de 1967, « Le père mortel et le père immortel. » À partir d’une analyse fine du texte freudien, il avait relevé que « d’un côté on se fait l’artisan de la mort du père pour ne pas partager son destin mortel. D’un autre côté, pour mieux s’assurer dans la négation de la réalité de la mort, on le magnifie pour ne faire qu’un avec lui dans la même immortalité ». À l’image du prince Hal cédant à la tentation d’essayer la couronne de son père mourant dans l’espoir de ne pas être soumis à son destin mortel, il souligne que l’immortalité en cause n’est pas celle qui se satisfait d’un monument. Et l’épisode de 1906 réactive un vœu infantile, qui loin de se suffire d’une plaque commémorative, vise « à la glorification d’un être immortel qui n’admettrait pas de réplique, qui serait en quelque sorte soi-même et le père tout à la fois » (p. 98). L’enjeu est ainsi d’échapper à sa place dans la généalogie pour occuper, hors de l’espace et du temps, le lieu même du principe de la permanence de la lignée (p. 99). Ainsi le vœu du rêve révolutionnaire de Freud (« Il est ridicule d’être fier de ses ancêtres. Je préfère être moi-même un ancêtre, un aïeul ») dévoile l’ambivalence des sentiments à l’égard du père mortel, qui recèle donc l’aspiration à être le père immortel et inengendré. Cette illusion infantile que Freud conserve, trouve à se dissoudre d’une part par le voyage à Rome signifiant la reconnaissance de son œuvre, donc l’accession à l’immortalité ce qui implique que l’on soit mortel, d’autre part du fait de la reconnaissance que L’interprétation des rêves était sa réaction à la mort de son père, qui implique de s’identifier à un père mortel. Pour autant avec les articles de 1978 et de 1979, en ouvrant la problématique de l’irreprésentable de notre propre naissance, naissance unique qui nous situe à l’origine de la lignée, en sollicitant les Erinyes d’une mère, C. Stein ne met-il pas en avant la question du matricide comme intrinsèque à la transmission symbolique ? Ne doit-on y voir là ce qui engage la responsabilité du psychanalyste, celle-ci étant la culpabilité liée à l’exercice même du métier, mise en acte par l’interprétation qui débouche sur une œuvre, mémorial de la virtuelle immortalité. Cette œuvre, jamais mise en forme, jamais achevée, rencontre dans l’analyse l’enjeu de la négation de la mort que l’inconscient ignore.
22 Si, à l’image d’Œdipe, est nié le destin de la mort du père, en s’en faisant l’ordonnateur, la mère est rendue disponible à l’intérêt libidinal. D’avoir à remplir ses obligations à l’égard du père, ouvrant alors la culpabilité vis-à-vis d’un père magnifié, sépare en revanche de la mère. Ne peut-on penser qu’on se fait là l’ordonnateur de la mort de la mère. L’œuvre devient ainsi le mémorial de l’immortalité de soi identique au père immortel et de l’immortalité de la haine de la mère tombée sur soi.
L’infantil
23 Dans un texte de 1965, intitulé : « De la prédiction du passé », C. Stein fait la critique de la position de Loewenstein à propos de la reconstruction d’un événement ou d’une « situation originelle » antérieure à l’analyse. Sa critique porte sur l’observable que présuppose cette reconstruction au détriment alors de l’efficience de l’interprétation et de l’acte de parole. L’interprétation comme dévoilement de sens est pour lui de l’ordre de la prédication du passé dont seul l’effet peut révéler la portée. Sa position suppose la prise en compte de la répétition et de l’inconscient, qui reste extérieur à la dimension du temps en tant que l’infantile est toujours déjà là, et que la parole rend disponible, c’est-à-dire préconscient en tant que passé du sujet. Cette parole est répétition du passé. Par ailleurs le souvenir d’enfance qu’évoque la « situation originelle » de Loewenstein n’est pour lui « que l’une parmi toute une série de souvenirs-écrans dont l’analyse permet la remémoration et qui se superposent à l’événement, inaccessible au souvenir, d’une toute première parole qui aurait signifié quelque chose au patient ». Ainsi toute remémoration n’est qu’un souvenir-écran, souvenir mythique d’une première parole ayant établi le patient en tant que sujet d’un acte passé, alors qu’auparavant le mouvement incriminé n’était pas encore acte. Ce mythe est selon lui à la fois celui du refoulement originaire et de l’institution du Moi. L’effet d’un tel événement primordial ne peut être que supposé. Et l’effet de l’acte de parole du psychanalyste, en tant que répétition d’une prédication originelle mythique, ne trouve son pouvoir originel que des conditions singulières de la cure psychanalytique. L’interprétation, qui ne reste qu’un moyen, est à situer dans l’évolution de la cure. Ainsi en opposant la réalité, située dans le génétique et le chronologique, à l’infantile, toujours déjà là, sorte de présent hors-temps, il dessine trois registres fondamentaux :
- l’événement passé réel inaccessible au présent du souvenir ;
- la remémoration comme souvenir, mythique, réduplication transtemporelle d’une parole ayant marqué l’entrée du sujet dans sa propre temporalisation ;
- l’interprétation, comme répétition de cette prédication originelle, retemporalisant le sujet en regard de la temporalité ou de l’évolution de la cure.
L’événement
24 Le problème de l’événement sera repris de manière exemplaire dans l’article de 1986, intitulé : « Qu’est-ce qu’on t’a fait, à toi, pauvre enfant ? » Dans ce texte, il commente la lettre de Freud à Fliess datée du 22 décembre 1897, qui réinterroge la question de l’étiologie traumatique des névroses, déclarée pourtant abandonnée dans la lettre du 21 septembre 1897. La lettre du 22 décembre 1897 est relative apparemment à l’étiologie de la névrose d’une jeune fille de 17 ans ayant subi de sévères traumatismes sexuels durant sa petite enfance ; cette lettre se termine par l’épigraphe faisant le titre de l’article. Si les incidents survenus à 2 ans (défloration suivie d’une infection avec gonorrhée), à 6-7 mois (mère vue presque pleine de sang à la suite des blessures infligées par le père), à 16 ans (saignement de la mère suite à un carcinome) et à 17 ans (déclenchement de la névrose après avoir entendu parler d’une opération des hémorroïdes) sont présents dans le cours d’événements, ce n’est pas le cas de la scène des 3 ans (scène de violences parentales marquée par une crise hystérique de la mère). Dans cette scène, la patiente est active (elle entre, prête l’oreille, regarde) et non pas victime à son corps défendant. L’histoire subie tend à l’objectivation d’un événement qui a eu lieu. L’histoire agie tend à la subjectivation d’un point de vue sur un événement qui ne cesse d’être produit. L’histoire racontée tend à l’intersubjectivation du présent d’un événement passé. Dans ce récit destinée à faire sensation, comme pour se convaincre de l’authenticité intrinsèque du traumatisme infantile, il appert que les informations relatives aux violences subies, vues ou entendues n’apprennent rien sur la jeune parente. Ainsi précise-t-il la scène observée avec une remarquable acuité à l’âge de 3 ans ne doit pas être prise à la lettre de la forme grammaticale qui situe l’acte d’observer dans un passé révolu. Ainsi le temps du récit ne recouvre pas le temps de l’histoire. D’autant que l’histoire est sous-tendue par la prééminence de la chose entendue sur la chose vue ou sur la chose subie. Ce qui se transmet de l’histoire est le dit et non le vu. La visibilité de l’événement s’absente derrière la signifiance de l’entendu. Ce qui se temporalise, c’est une parole. Par ailleurs la description de la scène provient de la déclaration de la patiente introduisant un doute quant à une construction dans la réalité psychique. Les faits disponibles sont le fruit d’une collaboration au cours d’un travail analytique, seul lieu pour obtenir ces traumatismes infantiles. Et les souvenirs ainsi restitués appartiennent toujours au domaine de la réalité psychique, en appui sur des événements de l’ordre de la réalité matérielle. La temporalité de la cure est alors la condition pour l’émergence d’événements remaniés au sein de l’appareil psychique. Les événements n’existent que par le travail temporalisé du psychique. En ce sens il est possible de parler de temporéisation comme insécable de la réalité psychique.
25 En fait dans cette lettre Freud propose simultanément deux étiologies et deux pathogénies différentes pour rendre compte de la névrose d’une seule et même patiente. La première renvoie aux articles de 1896 fondés sur la prise en compte du « facteur exogène », sur la concordance d’observations révélant que les hystériques avaient subi dans leur enfance un sévère traumatisme, soit une séduction sexuelle de la part de l’adulte. La seconde renvoie aux articles de 1908 et 1909, portant sur la signification des manifestations hystériques et révélant un fantasme. Cette démarche permet de passer d’une généralisation par inférence comme dans le premier cas, à un principe universel selon lequel tout un chacun est animé par les impulsions de même nom que les actes accomplis par Œdipe. Elles renvoient à un facteur endogène. D’un côté donc l’impact aléatoire des incidences de la réalité matérielle sur la vie psychique, de l’autre la formation des rêves et des fantasmes due à la réalité endopsychique. D’un côté la figure de l’enfant historique, de l’autre celle de l’enfant mythique. La temporéisation serait le rapport entre l’intemporalité des vœux infantiles et l’incidence de la réalité historique, construit dans les fantasmes. Et la confusion entre le début de la névrose (lien entre la défloration à 2 ans et la vue du saignement du carcinome à 16 ans) et le déclenchement de la névrose (lien entre la scène à 3 ans et l’entendu d’une opération des hémorroïdes à 17 ans) peut être mise au compte de la différence entre l’étiologie des névroses (éveil de la trace psychique inconsciente par la survenue à la puberté d’une représentation refoulée de par ses liens avec le souvenir de la séduction subie à un âge plus tendre) et la conception relative au refoulement des impulsions dérivées des scènes primitives, mettant en jeu « l’enfant toujours vivant avec ses impulsions » dont l’existence n’est pas dérivée des expériences vécues. Et cette conception suppose l’après-coup de l’entendu. Ainsi l’obtention des scènes primitives peuvent être acquises soit directement, soit par un détour par les fantasmes, qui sont des constructions psychiques défensives mises en avant pour interdire l’accès aux souvenirs. Les fantasmes sont amalgame et falsification des souvenirs, qui en ce qui concerne leurs matériaux n’en sont pas moins authentiques. Et l’entendu dont procèdent les fantasmes, qui renvoie au révolu appartenant à l’histoire des parents et des aïeuls, ne coïncide pas avec une démonstration de « l’authenticité intrinsèque au traumatisme infantile ». La temporéisation s’inscrirait dans une transtemporalité générationnel. La temporéisation s’opposerait à la temporalité de l’événement traumatique. À partir de l’analyse du lien Freud/Fliess, C. Stein désigne Freud en souffrance de réminiscences, ce qui ne serait pas sans incidence sur le travail analytique. Ce serait, alors, le travail de temporéisation chez l’analyste qui serait condition du travail analytique. Plus encore ce serait la double rencontre qui ouvrirait ce travail de temporéisation. Et la tentative de se convaincre de « l’authenticité intrinsèque du traumatisme infantile » réalise la censure faisant obstacle à la découverte de ses fantasmes. Dans cette mesure la temporalité du traumatisme réalise une résistance à la psychanalyse. Et il faudra un temps assez long pour se dégager de l’emprise de ce fantasme et permettre une réélaboration assurant une cohérence suffisante. Ce qui en résulte comme œuvre figure un avatar de l’enfant symbolique représentant les virtualité de l’enfant mythique supposées accomplies. L’œuvre est la temporalisation du sujet.
26 Ainsi parti de l’enfant historique, victime de faits relevant de la « réalité matérielle », il montre l’apparition chez Freud de la figure générique de la nostalgie infantile, « l’enfant toujours vivant avec ses impulsions », figure de l’enfant mythique. Aux épreuves subies par l’enfant vulnérable et mortel s’opposent les vœux formulés par l’enfant mythique immortel et tout puissant. Et celui-ci advient dans la cure analytique, tout autant que par l’auto-analyse, comme enfant symbolique. En parlant de la nostalgie infantile, il introduit l’absence d’un temps perdu. À l’intemporalité des vœux infantiles faut-il adjoindre la non-temporalité de leurs accomplissements ? Ces figures de l’enfant sont mises en lien avec le processus du rêve. Le rêve est l’accomplissement déguisé des virtualités d’un enfant tout puissant que nous portons en nous, et l’interprétation du rêve qu’il appelle l’œuvre est la construction de la propre personne de l’interprète en son statut symbolique. Ainsi les événements vécus (pérennité d’impressions, de souvenirs d’expériences, de souhaits vécus ou formulés durant l’enfance) sont les représentants des sources du rêve dans le préconscient, celles-ci étant à rechercher du côté de l’inconscient, système où il n’y a ni négation, ni doute, ni certitude. Et, par l’intermédiaire des pensées du rêve, il est possible de repérer dans le préconscient ce même contenu affecté d’un optatif qui, du fait de la censure (refoulement), représente cet investissement.
Le nourrisson savant
27 C’est à partir des travaux de S. Ferenczi, ceux de 1923, de 1931, de 1932, que C. Stein extraie le terme de « nourrisson savant ». Celui-ci est relevé d’abord dans les rêves sous l’apparence d’un nouveau-né tenant des discours d’une grande profondeur ou d’une haute tenue scientifique, donnant des conseils, pouvant aller jusqu’à porter secours à un enfant blessé quasi mortellement. Ce nourrisson savant est pour Ferenczi issu d’un clivage de la personne entre une partie endolorie et brutalement destructrice et une partie omnisciente aussi bien qu’insensible. Ce clivage narcissique de soi, où une partie se porte au secours de l’autre, survient sous forme d’une soumission prématurée à la greffe d’une ou l’autre des formes passionnelles de l’amour truffé de culpabilité. L’enfant introjecte le sentiment de culpabilité de l’adulte. Mais surtout Ferenczi insiste sur le fait que le plus traumatisant est la haine sourde « telle qu’elle se manifeste dans les comportements passionnels ». Le nourrisson savant signe l’introduction d’un temps humain adulte non congruent au temps humain de l’enfant. L’écart des temporalisations entre adulte et enfant produit un dés-accord psychique en regard de la temporalité. Elle stipule l’importance de l’introjection dans la mise en place de la temporalisation. Pour C. Stein, le nourrisson savant constitue une figure mythique superposable à celle d’Œdipe accablé de la haine de la mère morte, d’une mère immortelle en ses Erinyes. Pour le citer : « C’est un mythe d’origine. » En tant que nourrisson savant l’homme advient dans la haine, haine méconnue, larvée, haine « refoulée » dont le concept est identique à celui de « sentiment inconscient de culpabilité ». « Dans le forçage qu’il advient comme se haïssant lui-même, d’une haine inhérente au savoir qu’il doit mettre en œuvre pour prendre soin de lui-même, soit pour survivre. Ce mythe rend compte de la transmission, de génération en génération, de la souffrance, de la passion et de la culpabilité, qui rend compte de la transmission, de génération en génération, de l’amour et du savoir » (« Erinyes d’une mère. Le nourrisson savant selon Ferenczi », 1981). Ce qui se transmet de génération en génération est notre destin de nourrisson savant.
28 Cette introjection qui permet le déploiement de la temporalisation, indissociable de la haine de la mère immortelle, est constitutive de la transmission transgénérationnelle. C’est dans son séminaire de 1987, qu’il oppose au nourrisson savant le bébé en détresse. Celui-ci est l’enfant blessé quasi mortellement auquel le nourrisson savant veut porter secours : « Vite, vite, que dois-je faire ? On a blessé mon enfant. Il ne respire presque plus ! Il faut que je pense la plaie moi-même. » Celui qui crie est le nourrisson savant, celui-là est dans la hâte, alors que l’enfant véritablement en détresse est muet. Plus encore, le nourrisson savant est l’adulte désemparé devant la souffrance de cet enfant, d’où la formulation évocatrice : « Un corps de nourrisson dans une carcasse d’adulte. » Or souvent c’est l’adulte désemparé, soit le nourrisson savant que l’on prend pour l’enfant en détresse au risque de lui porter secours. S’engage alors une alliance de nourrissons savants, soit une alliance d’adultes contribuant à écraser l’enfant en détresse. Cette alliance d’adultes contre un nourrisson en détresse retrouve la position de Ferenczi exerçant un forçage à effet traumatique, qui relève de la passion pédagogique ou thérapeutique. En se faisant l’allié du persécuteur de l’enfant en détresse, le psychanalyste s’écarte de sa vocation et se trompe d’adresse. Cette opération de secours à l’adresse de l’adulte désemparé, position à laquelle le psychanalyste cède par dépit, est une entreprise de fortification du moi qui engage le patient dans la voie de la maîtrise, le rendant ainsi coupable de ne point pouvoir faire face à ces exigences. L’on ne fait ainsi que s’acharner à aggraver la détresse en cause et que déployer la haine et la rage résultant de l’identification avec l’analyste.
29 À la temporalité du nourrisson savant, pris dans la hâte, s’oppose la non-temporalité de l’enfant en détresse. En même temps il nous met en garde contre la hâte que représente la passion pédagogique. Celle-ci entraîne-t-elle l’impossibilité d’une temporalisation de l’enfant en détresse.
His Majesty the Baby
30 À cet enfant en détresse mis en danger de par sa dépendance à l’égard de l’objet propre à satisfaire ses pulsions, C. Stein oppose la gloire de His Majesty the Baby, ce nourrisson surhumain, quasi divin, souverain dans la vie psychique. Cette figure douée d’une originaire toute-puissance, exempte des contingences de la vie, est une figure du narcissisme primaire de l’enfant. Celui-ci est projection du narcissisme parental selon deux formulations dont l’une est une espérance relative à la réalité (l’enfant doit avoir un sort meilleur) et l’autre est une croyance d’ordre fantasmatique et exclusive de tout jugement sur ce que l’enfant sera devenu réellement (les lois doivent s’arrêter devant lui, il doit de nouveau être véritablement le centre et le noyau de la création). Ainsi le « de nouveau » signe que His Majesty the Baby procède à la fois d’une identification et d’une projection. Il est à la fois ce qu’on a été jadis, dont l’être exclut tout regard porté sur soi en tant qu’on n’était pas alors advenu dans le statut de sujet, et l’enfant qu’on a créé. His Majesty the Baby, soit l’enfant toujours vivant avec ses impulsions, est toujours déjà là, présent hors temps, et en même temps création, actualisation dans le présent, historisable. Ainsi peut-on comprendre l’expression : « J’ai devant moi un nourrisson dans une carcasse d’adulte », en tant qu’il se trouvait confronté à la souffrance de l’enfant. Ou plutôt il avait devant lui une patiente ne laissant la parole qu’à une carcasse d’adulte, sans pouvoir laisser advenir His Majesty the Baby. Ou encore il avait la représentation d’un bébé dans une carcasse d’adulte, lié à un sentiment de danger, celui de faire une alliance de nourrissons savants. Par cette expression, il souligne aussi que ne pas laisser advenir His Majesty the Baby revient à ne pas habiter son corps. Le nourrisson dans une carcasse d’adulte pose en contraste un temps à venir et un temps déjà passé. Cette opposition chronologique joue sur le pôle vivant/mort, plus exactement elle suppose le vivant enclos dans la mort. Le défaut de temporalisation tient au lieu d’énonciation de la parole, qui mortifie l’enfant toujours vivant avec ses impulsions. Le sentiment de danger, lié au risque d’engagement dans une voie contraire à la vocation analytique, tient à la déception à l’égard du bébé que chacun porte en soi. Ce qui est en jeu c’est le dépit. L’existence de ce dépit désigne en quoi l’analyste est soumis à la tyrannie de His Majesty the Baby « du fait d’une projection consistant à attendre du patient qu’il réalise nos espérances, à désirer qu’il soit “tel que jadis on croyait être” ». Or, dit-il, la psychanalyse est faite pour rétablir dans sa gloire le bébé écrasé que tout un chacun porte au fond de soi. Il s’agit donc de restituer le bébé dans toute sa gloire, de restaurer le patient dans sa toute-puissance originaire. Mais pour cela, il y a la nécessité d’assurer la régression topique dans la situation analytique.
La régression
31 Cette notion de cheminement régrédient d’excitation, commenté dans le premier chapitre du livre de 1971, est la condition d’une régression dans le temps, autrement dit d’un retour à l’ancien. La régression au narcissisme primitif demeurant une inconcevable aspiration vers l’ancien de l’ancien, alors hors du temps. La régression topique permet ainsi le retour du passé, dont le transfert serait un produit. À ce titre C. Stein dit que le transfert, où le patient nie la réalité de l’existence en prétendant se rendre maître de son principe là où il n’est pas – en la personne du psychanalyste –, suppose une temporisation dans le déplaisir, alors que le masochisme, l’un des plus sûrs soutiens de la cure avec le narcissisme, implique la notion d’un but à atteindre dans un temps futur. Ainsi le seul fait de temporiser et de s’assigner un but implique que rien n’est accompli et suppose reconnu le pouvoir de la frustration ; le masochisme ne visant, dans la négation de cette implication et de cette reconnaissance, rien d’autre que l’accomplissement du narcissisme. La régression, en tant que retour du passé, faisant advenir ce toujours présent qu’est His Majesty the Baby, nécessite une temporisation. Celle-ci, en tant que s’opposant à la hâte, conjointe à l’assignation d’un but serait-elle condition d’une temporalisation ? Cette temporalisation serait alors liée à l’accomplissement du narcissisme, soit à l’advenue dans l’ordre du symbolique de His Majesty the Baby. Si le masochisme vise le plaisir du psychanalyste, c’est au sens que le patient en souffrant pour le plaisir du psychanalyste espère que ce dernier attende de lui son plaisir, indéfiniment. C’est peut-être dans cette mesure que l’on peut entendre son propos de 1987 relatif au rétablissement de His Majesty the Baby. L’instauration du processus analytique concerne la prévalence du jugement d’attribution sur le jugement d’existence « fondée sur les seules exigences du principe de plaisir » en vertu desquelles l’enfant aura des chances d’être déclaré désirable, autrement dit il est question de reconnaître une reproduction du narcissisme primaire de l’enfant. L’important réfère au sentiment d’être assuré d’une tacite reconnaissance. Cette problématique il la pose à partir de la distinction entre dépôt, cadeau et offrande.
32 L’offrande est l’image du vrai cadeau d’enfant, pour lequel la matérialité importe peu, n’étant que le représentant de l’offrande. Elle est avant tout une construction pour quelqu’un, offerte dans l’attente d’une reconnaissance, par ailleurs anticipée. Plus exactement, pour le citer : « L’immatérialité de l’offrande, dans le même temps de la reconnaissance, confère un statut très particulier au psychanalyste et instaure le patient dans sa condition d’enfant merveilleux. » C’est en raison de la reconnaissance obtenue que le patient advient en tant qu’enfant merveilleux. C’est du fait de la reconnaissance qu’il y a offrande. Cet effet d’offrande est ce qui permet de faire advenir His Majesty the Baby dans le registre symbolique, au travers de l’œuvre qu’est l’offrande. Pour autant, précise-t-il cet effet d’offrande tient à la certitude anticipée d’une reconnaissance, qui conjointement donne à reconnaître l’enfant merveilleux en soi pour l’un comme pour l’autre. Il en résulte des traces indélébiles dont les inscriptions, au plus intime de chacun, sont constitutives de l’efficience de la cure analytique. Par ailleurs l’advenue de la certitude anticipée nécessaire à ce que se produise l’effet d’offrande tient au progrès de la propre analyse du psychanalyste. Cette élucidation éveillant des résonances chez une patiente, parce qu’elle donne à celle-ci quelque chose à reconnaître n’est pas, parfois, sans lien avec une modification de l’ordonnancement de la cure. L’exemple qu’il illustre montre que c’est dans une situation de dépit qu’une telle modification est survenue.
Être ordonnateur de son destin
33 L’offrande instaure le patient dans le statut d’ordonnateur de son destin, à savoir qu’il rétablit l’enfant tout-puissant dans sa majesté dans le registre symbolique sous la forme d’une œuvre représentative d’un accomplissement supposé, soit accomplir le désir parental. Il illustre ce point en 1987 à propos d’un homme dont l’interrogation (exclamation et invocation) est appel au père. Il s’agit là d’un élément du contenu latent de son rêve. Tout se passe sur la scène de la réalité psychique. L’invocation au père, qui est mort depuis longtemps, se présente à première vue comme une référence à un passé du rêveur. Si abandon il y a eu, c’est lui le rêveur qui a été le maître d’œuvre de l’abandon qu’il a subi. Il en a été, ou plutôt, il en est dans un présent hors du temps l’ordonnateur. C’est lui qui met en œuvre le refoulement. Cet homme a cheminé : il est devenu l’ordonnateur de son propre destin. Non pas réellement, non pas selon un regard venu de l’extérieur, mais dans l’accomplissement des potentialités de l’enfant tout-puissant, His Majesty the Baby, qu’il porte en lui. Accomplissement non pas réel, même par devers lui, en son savoir, il reste un mortel, né d’une femme et soumis à la différence anatomique des sexes ainsi qu’à toutes les limitations, contraintes qui sont les conditions mêmes de l’existence, mais réalisation dans un registre représentatif de sa toute-puissance supposée accomplie. Ce registre est celui du symbolique et la réalisation consiste en la production d’une œuvre : il a retrouvé le mot « papa » dans son rêve. De manière plus précise, c’est dans son invocation du père qu’il s’instaure en tant que sujet. En effet dans la manifestation symbolique de la toute-puissance de l’enfant supposée accomplie, il n’est pas sujet. Cette distinction entre ordonnateur et sujet paraît fondamental. Dans ce mouvement il se fait ordonnateur de son destin, alors qu’il ne devient sujet de son histoire que dans une position de distance par rapport à sa réalité psychique. L’attente, sous ces deux formes, celle masochique de suspension temporelle ou plutôt d’inversion de la dépendance à l’égard du temps, et celle de déqualification du temps, par la reconnaissance de l’autre, paraît primordiale. Elle met en jeu la temporéisation, au sens de N. Abraham. Et, à ce titre, le schéma rétroactif est éclairant.
34 L’avancée de l’analyse du psychanalyste permet la certitude anticipée de la reconnaissance de l’offrande faite, qui, alors, instaure le patient dans le statut d’ordonnateur de son destin. Son exemple stipule que ce processus n’est pas sans lien avec le dépit, temps inaugural, du psychanalyste. Le dépit, défaut de l’attente, est absence de ce qui devait advenir. La négativité de l’absence est condition de l’analyse du psychanalyste soit sa temporéisation, qui assure alors la positivité de sa présence.
Trois modèles temporels
35 Nous avons donc vu l’hypothèse de trois modalités temporelles : la temporéisation référée aux vœux inconscients, la temporalisation, appropriation symbolique ou imaginaire du temps et la temporalité déroulant une chronologie. Ces figures du temps ne sont pas sans concerner les psychothérapies à médiations, qui, au-delà de la temporalité du cadre et de la temporalisation des dires et des éprouvés des séances, sollicitent, dans la suspension temporelle, dans l’absence à soi ou dans le vide de la psyché, soit le travail du négatif, la temporéisation. Sans en décrire tous les attendus, nous pouvons remarquer le croisement de deux séries : la série des temporalités et celle des processus d’appropriation. La temporalité et ses occurrences (intemporalité, non-temporalité et surtemporalité) s’inscrivent comme extériorité objectivable ou intériorité objectivante. Ce sont les faits perceptifs catégorisables au plan chronologique qui construise le fait historique en événement historicisé ayant une signification pour la personne. La temporalisation et ses occurrences décrivent les processus d’appropriation subjective de la temporalité. La temporéisation s’affirme comme le rapport de l’intemporalité des vœux infantiles et de l’incidence de la réalité historique construite dans les fantasmes. Le passage à la temporalisation relève d’un travail de signifiance, mais l’accès à une temporalisation symbolique s’effectue d’un dégagement des identifications imaginaires.
36 Ces différenciations permettent d’appréhender ce qu’A. Green nomme le temps éclaté. Elles désignent ce à quoi le processus psychanalytique convie, soit ce cheminement d’une histoire biographique (passivisation) ou événementielle à une historisation. Il est question par un travail psychique temporalisé, ici sur le modèle du travail du deuil, d’entrer dans une temporalisation, qui initialement imaginaire, tend vers une temporalisation symbolique. Celle-ci dont l’instance est le surmoi convie non seulement aux scansions du temps intérieur mais s’articule à ce qui, logiquement, la précède, soit la temporéisation. Cette problématique de la temporéité est intrinsèquement une rythmicité, entre attente et dépit. D’ailleurs, au même titre que l’originaire est transversalement présent, temporéité et temporalité sont en présence dans des phénomènes de contiguïté temporelle. C. Stein soutient aussi que ce qui se temporalise c’est une parole, alors que, probablement, ce qui temporise c’est une présence. Ces diverses questions ne sont pas détachés des problèmes d’affiliation, de transmission et de génération.
37 Enfin trois modalités d’impasses psychiques ou de formes psychopathologiques de la temporalité sont évoquées : les formes de pétrification du temps, les modes de suspension temporelle et les modalités de collusion temporelle.
38 La lecture de C. Stein permet donc un travail de clarification dans l’approche du temps psychique aussi bien dans ses aspects cliniques, psychopathologiques et théoriques. Il demeure, bien entendu, des ambiguïtés et des opacités qui devront faire l’objet de clarifications conceptuelles.
Bibliographie
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : temporéité, temps, temporalisation, regression
Mise en ligne 01/02/2006
https://doi.org/10.3917/cm.073.0231Notes
-
[*]
Patrick Ange Raoult, maître de conférences en psychologie clinique et pathologique à l’iufm de Chambéry, 49 rue des Fleurs, 73000 Chambéry.
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[8]
Le thème annuel du crppc, Université Lumière Lyon II, portant, en cette année 2003-2004, sur le temps (Colloque international des 12/13 mars 2004), servira de sollicitation et d’inspiration.
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[9]
C. Stein, 1971, L’enfant imaginaire, Paris, Denoël, 1987.
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[10]
Op. cit., p. 23.
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[11]
C. Stein, Effet d’offrande, situation de danger. Sur une difficulté majeure de la psychanalyse, 1987, Paris, Éditions Études freudiennes.
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[12]
Op. cit., 1987, p. 7.
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[13]
Op. cit., 1987, p. 19.
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[14]
Op. cit., 1987, p. 21.
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[15]
Op. cit., 1987, p. 28.
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[16]
C. Stein, « De la séduction à la névrose de transfert, ou la liberté obligée », Études freudiennes, 27, 1986, 113-127.
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[17]
Op. cit., 1987, p. 86.
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[18]
C. Stein, 1967/1968. « L’identification à Freud dans l’autoanalyse », Revue L’inconscient, 7, 99-114.
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[19]
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