Notes
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[*]
Claude Allione, psychanalyste, membre d’Espace Analytique, Le Mas de la Salle, F-30140 Corbes.
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[1]
Film Hello, Mrs Tustin, ©Association audit, Anduze ; texte intégral Frances Tustin, Conversation psychanalytique, trad. Claude Allione, Anduze, Audit, 1994.
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[2]
Frances Tustin, Le trou noir de la psyché, Paris, Le Seuil, 1989, p. 56.
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[3]
Frances Tustin, Autisme et psychose de l’enfant, Paris, Le Seuil, 1977.
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[4]
Ibid., p. 63.
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[5]
Frances Tustin, Les états autistiques de l’enfant, Paris, Le Seuil, 1986.
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[6]
Frances Tustin, « Thoughts on Autism with a special reference to a paper by Melanie Klein », Journal of Child Psychotherapy, 9, 119-131, inédit en français, trad. Claude Allione, cité dans Suzanne Maiello, Going Beyond, Collectif, Encounters with Autistic States, London, Northwale, Jason Aronson, 1997, p. 1-22.
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[7]
Frances Tustin, Autisme et protection, Paris, Le Seuil, 1992, p. 13. Je traduirais plutôt de la façon suivante : « Il n’est plus possible de postuler un état autistique totalement indifférencié dans le développement précoce de l’enfant comme étant normal. »
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[8]
Frances Tustin, Vues nouvelles sur l’autisme psychogénétique, Anduze, audit Éd., 1992, p. 3.
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[9]
Frances Tustin, « Perpetuation of an error », Journal of Child Psychotherapy, 20, 3-23, trad. Claude Allione.
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[10]
C’est-à-dire les films tournés par les parents dès la naissance d’un bébé, à une époque où personne ne pense à une évolution autistique, et qui vus après coup montrent la structure de la relation mère-père-bébé.
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[11]
Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, ocp, XVII, Paris, puf, 1992, p. 254.
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[12]
Je reprends ici la traduction proposée par Paul Chemla dans Le trou noir de la psyché aux éditions Le Seuil.
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[13]
I. Herrmann, « Das Ich und das Denken », Imago, 15, 89-110, p. 325-348.
-
[14]
David Rosenfeld, « The notion of a psychotic body image in neurotic and psychotic patients », International Psychoanalytic Congress, Helsinki, 1981.
-
[15]
Frances Tustin, « Perpetuation of an error », op. cit.
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[16]
Colwyn Trevarthen, « Les relations entre autisme et développement socio-culturel normal », in Autisme…
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[17]
M. Papousek montre que le motherese « comporte les mêmes variations de hauteur de son, de durée et d’espacement des émissions dans deux langues très différentes sur le plan tonal (le Chinois mandarin et l’Anglais américain) », C. Trevarthen, op. cit.
-
[18]
Susan Maiello, « The sound object », Journal of Child Psychotherapy, 21, 23 - 41, 1995.
-
[19]
Marie-Christine Laznik-Penot, « Du ratage de la mise en place de l’image du corps au ratage de la mise en place du circuit pulsionnel », dans La clinique de l’autisme, Paris, Point Hors Ligne, 1993.
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[20]
« J’ai proposé […] d’appeler « séparabilité de l’objet » la découverte à laquelle l’enfant est confronté dans la situation traumatique. […] [C’est une] expérience psychique intolérable et inélaborable : celle d’un écart entre Soi et Objet de satisfaction pulsionnelle ». Didier Houzel, « Aspects spécifiques du transfert dans les cures d’enfants autistes », dans Hommage à Frances Tustin, Anduze, audit, 1993, p. 78-79.
-
[21]
Cette conception peut être rapprochée de celle d’équation adhésive que l’on trouve chez Esther Bick, concept participant à la théorisation de Frances Tustin. She Held the Baby Loosely and so the Baby Felt Loose. Loosely signifie à la fois que la mère porte le bébé approximativement et sans le serrer. Mais on entend également que loosely renvoie à l’état psychique de la mère. Rappelons que le verbe loosen renvoie à desserrer, défaire. La mère est défaite lorsqu’elle donne le sein, et le bébé se sent défait, loose. Loose signifie desserré, branlant (pour une dent), dénoué (pour les cheveux) et péjorativement désigne une vie dissolue (loose living). La logique est ici métonymique dans Frances Tustin, Conversation psychanalytique, Anduze, Ed. audit, 1994.
-
[22]
Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, nrf, 1987, p. 105-106.
-
[23]
Sigmund Freud, « Pulsions et destins des pulsions », dans ocp , t. XIII, Paris, puf, 1988, p. 175.
-
[24]
Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsions, ibid, p. 171.
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[25]
Samuel Lindner, « Le suçotement des lèvres, des doigts, etc. chez les enfants », Revue française de psychanalyse, t. XXXV, vol. 4, 1971, p. 597.
-
[26]
Jacques Lacan, « Position de l’inconscient », Conférence faite au congrès de Bonneval (1960), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
-
[27]
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire XI, Paris, Le Seuil, 1973, p. 180.
-
[28]
Françoise Dolto, L’image inconsciente du corps, Paris, Le Seuil, 1984.
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[29]
Jacques Lacan, Les quatre concepts…, op. cit., p. 180.
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[30]
Geneviève Haag, « Hypothèses d’une structure radiaire de contenance et ses transformations », dans Les contenants de pensée, Paris, Dunod, 1993, p. 48.
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[31]
Romana Negri, « Observation de la vie fœtale », dans Les liens d’émerveillement, Toulouse, érès, 1995, p. 151.
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[32]
Cité dans Geneviève Haag, « Hypothèses d’une structure… », op. cit., p. 41.
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[33]
N’est-il pas l’ancêtre de la sensation d’appendice phallique, apparaissant dès lors comme une réserve ?
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[34]
On verra pour cela le livre de Varenka et Olivier Marc, L’enfant qui se fait naître, Paris, Buchet Chastel, 1981.
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[35]
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire XI, Paris, Le Seuil, 1973, p. 180.
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[36]
Jacques Lacan, ibid, p. 173.
1 On a dit souvent que la lumière jaillit de l’échec. Chaque analyste connaît ce moment où, ayant le mieux possible situé son intervention, il voit apparaître un phénomène qui ne colle pas aux théories en vigueur. Les enfants sont nos enseignants, et c’est bien lorsqu’ils échappent aux catégorisations qu’il nous faut réinterroger les concepts, et parfois en forger de nouveaux. À cet égard, le génie propre à Frances Tustin a été d’éviter de faire subir cette étrange mais très courante distorsion à la théorie, cette véritable perte de substance conceptuelle, lorsqu’elle s’est trouvée face à des phénomènes nouveaux, ou qu’elle a vu sous un jour nouveau des phénomènes que l’on avait jusque-là tenté de ranger dans un fourre-tout inutilisable. Frances Tustin n’était pas à proprement parler une théoricienne, encore que cette séparation entre théoriciens et cliniciens mérite d’être constamment réinterrogée. Ce dont elle a témoigné, c’est qu’il n’y a pas de clinique possible sans théorie, mais qu’une théorie ne saurait être autre chose que l’écoute attentive des phénomènes. Grâce à cela, les approches de l’autisme chez Frances Tustin ne ressemblent jamais à ces échafaudages biscornus qui prétendent avoir réponse à tout. D’une part parce qu’elle n’a guère prétendu à l’exhaustivité pour ses propres approches, d’autre part parce qu’elle s’est toujours tournée vers de nouvelles approches ; et au besoin, elle n’a pas hésité à le faire en dehors de sa propre culture psychanalytique.
2 C’est là un des thèmes développés lors d’une interview qu’elle nous a accordée dans le projet de faire un film. Elle y était questionnée par le professeur Didier Houzel en février 1992 [1], et cet entretien a donné lieu à un film, et aussi à un livre auquel nous ferons largement référence dans ce texte. Elle y donnait quelques clés pour entendre cette opposition dans la perspective de sa propre histoire : la distinction entre une culture maternelle rigide mais contenante d’une part, et un hors-mère désigné comme wicked, c’est-à-dire « mauvais ». C’est ainsi tout au moins que sa mère qualifiait son père, considéré après-coup comme souple et tolérant, mais aussi anarchiste et un peu effrayant. Ce père était wicked parce qu’il avait lu de mauvais livres, fréquenté de mauvaises gens, des psychanalystes ; toute sorte de gens qui l’avaient corrompu… selon les dires maternels. Et c’est la petite Frances qui avait hérité de cette wickedness, que sa mère craignait de retrouver dans sa fille, et qu’elle admettait comme représentant son destin (I was liable to be wicked !) C’est la part du paternel en elle ; nous dirions plutôt aujourd’hui que l’on y reconnaît la fonction dite : du nom-du-père.
3 Wicked en effet est un signifiant très intéressant pour nous parce qu’il n’est pas sans ambiguïté. C’est un adjectif qui qualifie une personne comme étant immorale, perverse, cruelle, inique ; mais aussi malicieuse, coquine, ce qui semble bien plus sympathique ; et en poussant un peu plus loin, il devient même élogieux : he plays a wicked game of chess signifie que c’est quelqu’un de très doué aux échecs, no rest for the wicked équivaut à « pas de repos pour les braves ». Tous ces sens coexistent et représentent dans leur polysémie la réalité même du désir maternel à l’endroit du père Tustin, considéré donc à la fois comme mauvais, immoral, malin, mais aussi « au dessus du lot ».
4 C’est John, le petit autiste inventeur du concept de Trou noir de la Psyché, qui a mis Frances Tustin en face de phénomènes que la théorie et que sa culture psychanalytique kleinienne (maternelle) n’expliquaient pas. Il l’a forcée à aller chercher du côté d’un père improbable (Winnicott) et à sortir du confort étouffant d’une culture maternelle trop rigide. Il désignait le fait que le « bouton rouge », le mamelon, par ailleurs connecté pour lui avec d’autres objets (dont le pénis), s’étant détaché sensoriellement du sein, il en était résulté une impression de « sein jetant des flammes [2] », et un trou noir, c’est-à-dire un résidu de sein après crémation. C’est l’arrachement du mamelon hors du sein – sachant que le mamelon tété est indistinct des lèvres et de la langue qui le tètent – qui crée une destruction par brûlure dont il ne reste ultérieurement qu’un trou noir, image-sensation à laquelle s’identifie par collage le petit autiste.
5 À partir de là, le monde entier se révélait pour lui impossible à investir libidinalement, l’épreuve supportée du trou noir ayant conféré ses caractéristiques à l’ensemble des perceptions. Notons au passage que le monde que Frances Tustin voit comme cadre à l’autisme est un monde de contiguïté, un monde que nous dirions métonymique.
L’autisme primaire normal
6 Au début de sa carrière, Frances Tustin influencée par d’autres auteurs, et en particulier par Margaret Mahler, avait adopté l’idée que l’autisme pathologique ne pouvait qu’être une régression à un stade précoce désigné comme : Autisme Primaire Normal. C’est dans Autisme et Psychose de l’enfant [3] qu’elle a utilisé cette expression, et à partir de cette date, qu’elle s’en est servie systématiquement. Comment la définissait-elle ? Aux premiers jours de la vie, être se résume à un « flot de sensations », d’abord localisé autour de la bouche, puis provenant des autres orifices du corps. Ce corps, qui n’existe pas en tant qu’entité, mais qui reste majoritairement tributaire du morcellement : « Il doit se sentir tout entier bouche ou ventre [4]. » C’est le moment où la peau va prendre une existence de plus en plus importante. « Pour réaliser qu’il a une peau le nourrisson doit admettre que l’écoulement de ses substances corporelles peut s’arrêter. » Malgré ces références pulsionnelles évidentes, Frances Tustin n’évoque pas ici la question de la pulsion, pas plus que celle de la libido.
7 Les premiers doutes sont venus lorsqu’elle écrivait Les états autistiques de l’enfant [5] : « L’idée de l’autisme primaire n’est pas une évidence défendable. » Puis en 1983 [6] lorsque Tustin n’emploie plus l’expression « autisme primaire normal » mais décrit le stade normal initial du développement comme étant un « état psychocorporel d’autosensualité ». Elle précise que ce « sens primitif du moi s’élabore avec des sensations fusionnées à la mère », et elle souligne la différence entre les développements normal et pathologique en ajoutant : « Si le premier moi autosensuel est perturbé, il emprunte un chemin dévoyé. Cette orientation pathologique a des éléments communs avec l’autosensualité primaire normale, mais elle montre une précocité et un caractère artificiel […] qui ne font pas partie du développement normal. »
8 En 1990, dans Autisme et protection, elle écrivait : « On ne peut plus poser comme normal un état autistique indifférencié d’un type absolu [7]. » Et en 1991, elle ajoutait : « J’en suis venue à la conclusion que je faisais une erreur en suivant la tendance générale des psychanalystes qui utilisent le terme d’autisme pour designer à la fois un stade précoce du développement infantile et une pathologie spécifique. Je me rends compte maintenant qu’il est plus correct et clair pour notre pensée de réserver le terme d’autisme uniquement à certains états pathologiques spécifiques, dans lesquels il y a une absence de relations humaines et un appauvrissement massif de la vie mentale et émotionnelle ; ces anomalies résultent d’un blocage de l’éveil de la conscience dû au développement aberrant et précoce des procédures autistiques [8]. »
9 Finalement, cette révision de la compréhension de l’autisme primaire a fait l’objet de son dernier article, Persévérer dans l’erreur. Voici ce qu’elle y écrivait : « J’en suis venue à considérer l’autisme comme une réaction de protection qui se développe afin de pactiser avec le stress consécutif à la rupture traumatique qui survient dans l’état anormalement pérenne d’unité adhésive avec l’autre – l’autisme étant une réaction spécifique au trauma. C’est une maladie en deux temps. Le premier est la persévération dans l’unité fusionnelle ; le second est sa rupture et le stress qui en résulte [9]. »
Les racines fœtales de l’autisme
10 Parler d’autisme primaire normal, c’est postuler un stade après la naissance que tout enfant connaît et dépasse, mais auquel l’enfant autiste reste comme « arrêté », comme s’il y était bloqué par des forces malveillantes. La conséquence première d’une telle conception saute aux yeux : si l’enfant est figé à ce stade de son développement, c’est que tout ce qui précède peut être considéré comme normal, et particulièrement tout ce qui concerne la vie intra-utérine n’a plus besoin d’être interrogé. Ainsi ont été laissées dans l’ombre pendant longtemps les questions posées par la fréquence des dépressions survenues pendant la grossesse ou tout de suite après la naissance, comme par celle d’enfants qui semblent autistes dès leur naissance, c’est-à-dire antérieurement à ce prétendu stade autistique « normal », mais aussi par les ratages de l’accordage pulsionnel et rythmique entre la mère et le bébé. On tiendra compte aujourd’hui des travaux de l’association PréAut (Prévention Autisme) et du professeur Muratori de l’université de Pise avec Sandra Maestro et Marie-Christine Laznik qui portent depuis plusieurs années sur ce que montrent les films familiaux [10], c’est-à-dire la mise en évidence de liens précoces à une époque où personne ne pense encore à une possible évolution pathologique.
11 Pourtant, dès les débuts de son œuvre, Frances Tustin évoquait l’enfant autiste comme semblant « flotter dans le milieu liquide utérin » comme s’il s’était créé « une espèce d’utérus post-natal ». Et, citant Freud, elle ajoutait : « Vie intra-utérine et première enfance sont bien plus un continuum que la césure frappante de l’acte de la naissance ne nous le laisse croire [11]. » Au fil du temps, cet aspect s’est affirmé. La métaphore tustinienne s’est portée sur ce qui coule, puis qui gèle. Pour décrire les angoisses de l’enfant autiste, elle se servait de mots tels que : « verser, fuir, liquéfier, dissoudre ». Dans son langage imagé, elle se référait souvent à des métaphores liquides. Elle parlait de « débordements torrentiels », de « canaux », d’« univers liquide », de « formes fluides » et de « flottement en apesanteur ».
12 Depuis ses premières avancées, elle a utilisé l’expression : « unicité par débordement [12] » pour décrire les premières expériences sensuelles d’unité. En anglais, Flowing over at oneness signifie couler, s’écouler par dessus bord dans le sens de l’unicité, pour produire de l’unité. Plus tard, elle a donné à cette expression un sens plus précis. Se référant à un texte de Hermann [13] désignant l’écoulement comme étant un prédécesseur de la projection, elle a suggéré que l’« unicité par débordement » est le processus par lequel l’unité primaire peut se maintenir. Parvenue à ce point, elle faisait déjà allusion à la fonction primitive de protection de cet état d’unicité par débordement pour lutter contre les angoisses insupportables d’écoulement ou de dissolution. Par exemple, se référant à un article de David Rosenfeld [14], Frances Tustin écrivait : « Dans cet article, il suggère que l’image du corps précoce […] est basée sur la notion de liquide s’écoulant à travers le corps. Ceci me semble relié à mon idée d’unicité par débordement comme prédécesseur de l’identification projective [15]. »
13 On voit ici l’enjeu de la sensualité autour de la construction d’une image du corps dans l’opposition entre le solide et le liquide. Pour Frances Tustin, c’est dans l’identification projective que se compense l’insupportable de la séparation. Il y a du liquide, du fluide dans les sensations originelles, et rester dans cet état serait impossible à terme. Il faut donc que se construise un contenant solide et étanche dont l’ouverture et la fermeture puissent être commandées. Mais que l’ouverture reste gelée, et l’unité ne peut plus se faire. Tout est alors gelé par une espèce de contamination. Là encore nous ne pouvons qu’être étonnés de ne pas trouver chez Frances Tustin de référence aux théories freudiennes de la pulsion, ni à la libido. Un point déterminant est ici peut-être ce que Tustin reprend de l’intégration du dur et du mou, du mamelon dans le sein comme oppositions, probablement comme identification à la dualité solide/liquide à un moment où le sujet, par éclairs, se sent encore très fluide, principalement rattaché à des sensations liquides, comme imprégné par plusieurs mois de vie dans le milieu amniotique. Ici, tout l’enjeu est de se représenter comment l’on passe d’une sensation liquide à la représentation d’un contenant dur.
14 Ce dont elle ne parle pas, mais qui paraît aujourd’hui essentiel, c’est comment la relation du fœtus au placenta permettra d’anticiper cette dualité, qui viendra alors comme un après-coup.
Perceptions tactiles et pathologie adhésive
15 Assez classiquement, Frances Tustin décrivait le premier stade de la pathologie autistique comme anormalement fusionnel, indifférencié et ne faisant qu’un avec le corps maternel. Elle nommait cette réaction : « unité adhésive » ou « équation adhésive ». Cela pose la question des expériences tactiles avant la naissance si l’unité adhésive est en rapport avec le toucher. Elle décrivait l’effet d’isolement résultant de l’usage addictif que font les enfants autistes des sensations tactiles, lorsqu’ils produisent des formes autistiques et lorsqu’ils s’agrippent aux objets autistiques. Le point crucial est que les sensations tactiles sont détournées de leur chemin si elles ferment la porte aux autres espèces de sensations, parce que le toucher est le seul sens qui assure l’absence de distance à l’objet.
16 Une question reste toutefois : la difficulté pour nous d’appréhender ce qu’il en est pour le nourrisson, et encore plus pour le fœtus, du corps maternel. On a longtemps pensé la continuité totale in utero, et qu’à la fusion intra-utérine succède normalement le morcellement des premiers contacts. Cette conception est aujourd’hui remise en cause par les disputes, voire les combats entre jumeaux homozygotes in utero.
17 On observera que les enfants autistes sucent rarement leur pouce, alors que l’on sait que les fœtus le font assez précocement. Sucer son pouce met en jeu trois dimensions : une sensation de surface de contact (bi-dimensionnalité), une sensation de contenance ou de remplissage (tri-dimensionnalité) et une dimension rythmique (mouvement de succion). L’hypothèse de Frances Tustin est que cette troisième dimension fait lien entre les deux premières, que la rythmicité c’est ce qui permet de passer de la bi- à la tri-dimensionnalité, de ne pas rester comme un ectoplasme, comme ces personnages de Tex Avery qui après s’être aplatis par écrasement consécutif à la chute, se redressent et se regonflent.
18 Il faut signaler ici que les hypothèses actuelles vont dans ce sens ouvert par Frances Tustin, mais qu’elles donnent une place prépondérante à la voix comme support de la rythmicité. Ce que Winnicott esquissait autour du moi/non-moi de la transitionnalité par l’intermédiaire du pouce, et que Frances Tustin a repris dans l’hypothèse d’une rythmicité du suçotement comme ouvrant à la tri-dimensionnalisation, on le retrouve aujourd’hui comme perception rythmique auditivo-tactile venant faire tiers pour le nourrisson. « Le bébé et l’adulte ont une rythmicité intrinsèque qui se correspond et ils sont prêts à se rencontrer au même rythme. En effet, la synchronisation des mouvements corporels des nouveaux nés sur le rythme de la parole des adultes a été décrite [16]. »
19 C’est la fonction du langage maternel (mais qui est tout aussi bien utilisé par les pères), cette langue extraordinaire dont les intonations semblent être les mêmes dans des langues très différentes [17], langue à la fois musicale et vectrice de sens que les anglais appellent motherese, de venir faire support à la nécessaire adaptation rythmique du nouveau né. Nous ne sommes pas très loin d’un holding langagier constituant et narcissisant, non par l’enveloppement à la manière d’une capsule mais par la rythmique, c’est-à-dire par la scansion.
20 L’enfant autiste, de son côté, aura tendance à rechercher une sorte de mêmeté statique, un monde bi-dimensionnel, fait uniquement de prostration puis de débordements suivis d’abattement, et ainsi de suite. Dans cette perspective toute introduction d’un rythme est vécue comme dangereuse puisque perturbant cette mêmeté, toute nouveauté insupportable.
21 Toujours à propos de l’audition, une chose peut tout de même être évoquée non sans prudence : la perception auditive in-utero et ses conséquences. Le fœtus entend c’est certain, mais qu’entend-il et surtout, comment entend-il ? Nous savons que l’ouïe est prête à fonctionner dès le quatrième mois de vie intra-utérine. « Le fœtus ne reçoit et ne retient pas dans sa mémoire que les aspects mélodiques et rythmiques de la langue maternelle, mais aussi les inflexions et modulations qui sont propres à sa mère [18]. »
22 Il n’est pas certain que la totalité des bruits perçus par le fœtus soient réellement entendus. Il faudrait différencier plus finement ce qu’il en est de la perception osseuse des sons, c’est-à-dire de la propagation vibratoire par le médium du corps maternel tout entier, ce qui au fond reste une expérience tactile intéressant l’enveloppe de peau du fœtus ainsi que son enveloppe liquide. Peut-être pouvons-nous y supposer le siège d’un premier lien entre le tactile et le vocal. Cependant, quelle que soit la voie de transmission, on peut observer que les réactions du fœtus à la voix maternelle, discontinue et porteuse d’indices sur son état émotionnel, sont différentes de celles qui viennent des sons graves produits par son organisme, lesquels sont continus. À ce niveau, les battements de cœur maternel, tout comme le rythme respiratoire, jouent sans doute un rôle particulier parce qu’ils introduisent une rythmicité en même temps qu’une continuité dans la discontinuité, une régularité, source peut-être du sentiment de fiabilité. On pourrait le comparer à la basse continue dans la musique baroque, technique née à la fin du xvi e siècle, et qui excluait l’usage des mélodies polyphoniques simultanées en privilégiant la mélodie unique posée sur des accords écrits. C’est toute la musique moderne jusqu’au jazz qui en résulte. On retrouve donc ici la question de la rythmicité comme élément tiers.
23 Ce rythme cardiaque disparaît au moment de la naissance en même temps que les autres rythmes utérins. Que devient alors leur fonction structurante ? L’ultime battement cardiaque est-il vécu comme une fin ? A-t-il une représentation psychique ? Faut-il un équipement particulier chez le nouveau-né pour faire face à cette disparition, pour pactiser avec cette absence ? L’enfant autiste est-il un enfant insuffisamment équipé dans cette direction qui ne peut faire face à cette absence rythmique ? ou qui y fait face de manière inadaptée ? rigidement protectrice ? N’aurait-il pas été insuffisamment accroché par une voix, par un langage à même de le porter dans sa prosodie, de le narcissiser ?
Autisme et dimension pulsionnelle
24 Nous avons plusieurs fois évoqué la question de la pulsion comme laissée de côté par Frances Tustin. À voir de près son œuvre, on découvre que le terme pulsion ne figure qu’une seule fois dans Le trou noir de la psyché, jamais dans Autisme et protection, ni dans Les états autistiques de l’enfant ; et que le terme libido n’est jamais prononcé dans aucun de ses deux livres les plus récents.
25 Marie-Christine Laznik [19] a montré que dans les états autistiques, la pulsion scopique ne fait pas circuit en trois temps comme chez les autres bébés. La poussée intérieure reste en chemin, celle qui ordinairement trouve des issues ou « trous » que Freud appelle sources, par où le flux pulsionnel s’échappe vers un but puis contourne l’objet a, pour revenir au point de départ. Le but de la pulsion n’est pas de s’approprier l’objet, mais d’accomplir le trajet en question. Il faut pour cela qu’un autre ait été là, faute de quoi le trajet s’éteint dans une auto-sensualité tournant à vide. Ne pouvons-nous dès lors entendre ici le petit John de Tustin et son « trou noir » comme le résidu de crémation de l’objet a condamnant la pulsion à tourner en rond sans arrêt, sans objet cause du désir différenciable et détachable de l’Autre ? Et sans que cet objet prenne à son tour une existence autonome et menaçante ?
26 Frances Tustin a insisté pour nous montrer que l’autisme se construit autour d’un impossible détachement, ce terme étant à entendre comme détacher une partie du corps de la mère en même temps que se détacher du corps de la mère. Didier Houzel a proposé [20] de considérer ce détachement au corps de l’autre maternel sous l’angle de la séparation, en admettant que cette séparation porte sur une capacité antérieure du sujet qu’il appelle séparabilité. Mais quel sujet ? Cette séparation ouvre sur un sentiment de faille profonde où le sujet éprouve une sensation proche de la chute sans fin.
27 Marie-Christine Laznik a également insisté sur le fait que, chez l’enfant autiste, le circuit pulsionnel n’a pu trouver un Autre dont la jouissance accroche la possibilité aliénante d’existence du sujet, raison pour laquelle il est resté incomplet. Elle raccorde d’ailleurs cette incomplétude à la question scopique en partant de l’exemple proposé par Lacan du bouquet renversé.
28 Dans cette perspective, la source serait alors devenue un simple orifice par où la substance vécue de l’enfant se vide indéfiniment. L’œil ne permet plus les jeux de caché-trouvé, préludes aux Fort-Da ultérieurs, il n’est qu’un trou par où les larmes et la lumière s’écoulent ; la bouche ne permet plus la pulsation rythmique propre à la tétée (pulsion orale) et à la parole (pulsion invoquante), elle n’est qu’un filet de bave ; l’anus ne permet pas d’installer le donner-retenir propre à la construction de tout sujet, il n’est plus que sensation d’écoulement.
29 L’enfant autiste est souvent un enfant chez qui l’usage de la bouche en tant que bord a été – et reste le plus souvent – défaillant. La bouche ne retient pas ce qui s’échappe du corps (bave, vomissures, cris), ni n’attrape ce qui lui est nécessaire (mamelon). De la même façon, l’œil ne fonctionne pas chez l’enfant autiste comme un bord, ni vis-à-vis des larmes, ni vis-à-vis du regard ; ou alors il est un trou fermé, hermétiquement étanche. Très tôt les bébés apprennent à jouer de leurs paupières afin d’opérer des coupures dans les registres du désir. Ils jouent, ferment, puis ouvrent les yeux pour les refermer à nouveau. Ils les ferment pour ne pas voir, mais aussi pour ne pas être vus. Ils rient, s’inscrivent avec l’autre dans une jouissance de cache-cache. Ce faisant, ils dépassent un état antérieur d’inclusion mutuelle des deux par le canal des regards, inclusion que l’on voit lors de la tétée, lorsque le regard maternel donne unité au morcellement du nourrisson
30 L’autiste a de son côté trouvé une solution mortelle à ce jeu : son regard n’en est plus un. Il vit dans un monde de surface où rien n’accroche le regard, en sorte que, ne regardant que l’infini, il reste insaisissable, identifié dès lors non plus à un autre qui n’existe pas en tant que tel, mais à ce qui s’échappe de son corps-passoire. Ce sont les regards de fuite qui se confondent avec les débordements-enveloppements sécrétoires. Dans ce monde justement, il devient évident que ses sécrétions (larmes, bave, urine, fécès, etc.) ont pour fonction d’empêcher la tri-dimensionnalité. C’est une espèce d’enduction des bords inscrivant l’enfant autiste dans l’absolue surface : ni remplissage interne, ni vidange du dedans dans le dehors qui permette l’épaisseur vécue. Est-ce une défense pour se préserver du trois que la rythmicité n’a pas inscrit en son temps ? ou est-ce l’agrippement désespéré au tactile qui ferme la voie à l’indispensable tri-dimensionnalisation ?
31 Tout se passe comme si, dans cette organisation très archaïque de l’enfant, les larmes, la bave, les fécès, etc., productions corporelles mi-internes mi-externes se confondaient avec la représentation sensorielle maternelle, comme une mère-masque, feuillet externe de la peau, prolongement des sensations de larmoiement, confusion confirmée de l’indifférenciation dedans-dehors [21].
32 Notons ici la nuance qu’introduit la pulsion à ce que Tustin appelle « unicité par débordement ». Ce n’est pas que la capsule autistique empêche tout débordement, c’est que le débordement constitue la capsule autistique.
Place de l’autoérotisme
33 On sait que la question autistique a été introduite par Bleuler : L’autisme c’est l’autoérotisme sans l’éros. Cela signifie-t-il que l’enfant autiste est tout entier dans cet étrange autoérotisme amputé ? La question s’impose : de quel autoérotisme s’agit-il ?
34 En 1905, dans les Trois essais…, Freud a décrit cet avènement auto-érotique en partant du suçotement. L’étayage sur le besoin (téter) peut se trouver dépourvu d’objet (le sein) et se retourner alors sur « un endroit de son propre épiderme parce que celui-ci est d’un accès plus commode, parce qu’il se rend ainsi indépendant du monde extérieur qu’il est encore incapable de dominer et parce qu’il se crée de cette façon une seconde zone érogène, même si elle est de valeur inférieure [22] ». Nous sommes là dans une définition classique où l’enfant trouve sur lui-même un objet partiel propre à remplacer l’élément maternel manquant afin de stimuler la zone érogène buccale. Il trouve sur lui ce qui lui manque chez l’autre, et vu ainsi l’autoérotisme est un remplacement.
35 Après avoir ainsi examiné le suçotement auto-érotique, Freud s’est attaqué à la pulsion scopique qui intéresse particulièrement celui qui cherche à accompagner l’enfant autiste. Nous sommes toujours en 1905 dans le cadre de la première approche de la pulsion. La logique décrite alors est la suivante : la masturbation infantile précoce, par le plaisir qu’elle procure, attire le regard de l’enfant sur ses propres parties génitales. Il y a secondairement un déplacement de la pulsion scopique vers les parties génitales d’autres personnes (les compagnons de jeux), et enfin refoulement.
36 Mais Freud ajoute que l’enfant montre « un plaisir incontestable à dénuder son corps en mettant particulièrement en évidence les parties génitales ». Il s’agit déjà de se faire regarder et du plaisir qui l’accompagne.
37 En 1915, Freud reprend ce schéma pour le compléter selon une succession de trois temps distincts : a) regarder un corps étranger ; b) abandon de cet objet, retournement sur le corps propre (= être regardé) ; c) installation d’un nouveau sujet. Ici, Freud ne parle pas d’autoérotisme à propos du troisième temps, mais au sujet de la phase préliminaire : avant que la pulsion de regarder ne se dirige sur un autre, elle est d’abord tournée sur un objet qu’elle trouve sur le corps propre. « C’est, dit-il, plus tard seulement qu’elle est conduite à échanger cet objet avec un objet analogue du corps étranger [23]. » En définitive, tout se passe comme s’il y avait deux stades dans l’autoérotisme, l’un primaire lié à la masturbation, l’autre secondaire, mais qui en réalité n’en est pas un puisque, finalement, il s’agit de se regarder pour être regardé.
38 À ce moment-là, l’autoérotisme n’est plus spécifiquement étayé sur la perte de l’objet comme l’est la perte du sein dans le suçotement. On a depuis appris que la succion existait déjà in utero, avant le sein. Y a-t-il une individualité de la pulsion ? En 1915, Freud dit clairement que les pulsions se remplacent les unes les autres : « Elles sont caractérisées par le fait qu’elles interviennent, dans une grande mesure, en vicariance les unes à la place des autres et qu’elles peuvent aisément changer d’objet [24]. »
39 À quel temps logique peut se faire ce changement d’objet ? On sait que Freud, dans les Trois essais…, se référait au texte de la conférence faite en 1879 par un pédiatre hongrois, Samuel Lindner, qui avançait que « les suçoteurs simples peuvent potentialiser leur succion par ce que j’appelle une assistance active [25] ». Nombre de dessins accompagnent ce texte. Ils montrent que le suçotement n’est que rarement pur, et qu’il s’accompagne de cette assistance active, c’est-à-dire de la sollicitation d’autres bords, d’autres sources pulsionnelles : oreille, téton, nombril, vulve, trous de nez, etc. Si l’on considère comme mouvement pulsionnel premier la venue du pouce dans la bouche, quelque chose se passe d’un accompagnement par d’autres pulsions, par l’érotisation d’autres zones formant bord. Tout se passe comme si ce qui sort pulsionnellement par la bouche n’y retournait pas entièrement, mais se diversifiait en retournant dans le corps par l’oreille, par les yeux, ou par la zone urogénitale. C’est de la construction d’un bord qu’il s’agit.
40 Mais si, dans une toute autre perspective, on considère que la préoccupation orale/vocale du nourrisson le pousse à tenter une liaison de la pulsion orale avec les autres sources pulsionnelles, si la mise en jeu de la bouche comme bord fait que d’autres sources sont sollicitées, on se trouve alors dans l’hypothèse où la voix entendue, en tant que rythmant et tri-dimensionnant la vie du nourrisson, indissolublement liée à la voix qu’il émet, au babil ; ces voix sont le point nodal autour duquel vont s’articuler les autres formes de la pulsion.
41 En 1964, Lacan a repris le commentaire de Freud, apportant des lumières nouvelles à cette question freudienne de l’autoérotisme. Là où Freud nous disait « être regardé » comme deuxième temps, Lacan traduit en changeant l’ordre des mots, en introduisant le pronominal dans ce qui est chez Freud uniquement passif : se faire (par exemple : se faire voir). Pourtant il reste un doute. Quel moment est le premier ? Se regarder ou regarder ?
42 Il répond à cette question en allant chercher un nouveau temps, en germe chez Freud, qu’il explicite humoristiquement comme l’hommelette (ou lamelle), quelque chose qui se serait perdu pendant la naissance, comme l’a été le battement cardiaque. Lacan reprend ici un thème qu’il avait déjà avancé en 1960 dans son discours au colloque de Bonneval où il parlait de la perte du délivre [26]. Ce quelque chose est double. C’est un faux organe, un organe qui n’en est pas un, un instrument de la pulsion, qu’il va falloir situer par rapport à un vrai organe.
43 Le sein, nous dit Lacan, n’est que le représentant d’autre chose ; donc d’un élément plus ancien, qu’il désigne comme étant le placenta, « cette part de lui-même que l’individu perd à la naissance [27] ». Ainsi, la logique de l’autoérotisme peut reprendre sa route, inaugurée par une perte définitivement irremplaçable dont toutes les pertes prendront ensuite le chemin : celle de l’intra-uterin.
44 Notons que cette place donnée à la naissance se retrouvera sous la plume de Françoise Dolto : « La cicatrice ombilicale et la perte du placenta peuvent, du fait de la suite du destin humain, être considérées comme une préfiguration de toutes les épreuves qu’on nommera plus tard castrations. Cette première séparation sera donc appelée castration ombilicale [28]. »
45 Et Lacan ajoute que la perte du placenta, qui est le vrai organe, s’accompagne d’un faux organe, faux parce qu’il n’est que le représentant du vrai, mais tout de même omniprésent dès la naissance. Ce faux organe, c’est, dit-il, la libido. La libido instinct de vie, indestructible dont découlent les « représentants, les équivalents, toutes les formes que l’on peut énumérer de l’objet a [29]. Dès lors, on peut reconnaître une logique où la perte du placenta met en jeu la libido, laquelle, se tournant vers l’objet (le sein), et reconnaissant en lui la capacité d’être perdu, retrouve la castration ombilicale de départ en retournant sur lui-même la libido, en instaurant un être regardé-se faire regarder d’où découlera le sujet. L’autoérotisme apparaît alors comme la reproduction d’une complétude fœtale à jamais perdue, seule propre, par sa vertu bidimensionnelle, à restaurer le principe de plaisir.
46 On comparera cette approche basée sur la nécessité de la perte comme constitutrice du sujet, avec l’approche de Frances Tustin, basée sur la capacité du sujet à pactiser avec la perte. Par exemple, le sujet reproduira dans le rythme même de la succion (libido), la basse continue à jamais perdue des bruits corporels ; c’est ce rythme qui viendra mettre en trois dimensions la platitude du tactile. Peu importe que ce soit le placenta, le battement cardiaque, le rythme respiratoire ou autre chose. C’est toujours de la sensation de perdre qu’il s’agit. Encore faudrait-il différencier la disparition de la perte. Dans cette perspective, l’autoérotisme représente un moment de bascule de soi vers l’Autre, Autre censé être là et répondre, répondre dans sa jouissance où l’enfant s’aliénera en tant qu’objet. Tout part du manque, manque dans l’Autre où naît mon regard, puis je me regarde et, me faisant regarder, nous jouissons ensemble mais distincts de ton regard porté sur moi.
47 Geneviève Haag postule l’existence de « possibles restes mnésiques prénataux ayant à voir avec la vascularisation placentaire : restes surtout tactiles, peut-être visuels, et cœnesthésiques [30] ».
48 La neuropsychiatre milanaise Romana Negri qui s’est livrée à des observations de jumeaux in utero par échographie écrit [31] : « … le fœtus a une forte attirance pour le placenta en tant qu’objet clairement perçu. Le fœtus montre continuellement de l’intérêt à toucher cet organe, à jouer avec. […] je pouvais observer comment Élisa à la dix-huitième semaine touchait sans arrêt le placenta avec ses pieds et ensuite, à la trente et unième semaine, comment elle s’est intéressée à son frère comme à un objet. Elle touchait l’enveloppe, elle touchait son frère très légèrement, elle le recherchait, etc. Dans sa vie après la naissance, quand elle a été à la crèche, nous avons vu comment elle le cherchait toujours, et elle se comportait avec lui comme si c’était un bébé à protéger. »
49 On rappellera également la valeur symbolique de la conservation du placenta après la naissance dans de nombreux rites populaires : enterrement en grande pompe, parfois au pied d’un arbre planté pour l’occasion et représentant la vie du nouveau-né, comme un jumeau végétal, comme un clone dont la vie dépendrait ; ailleurs, c’est la nourriture offerte aux hommes du clan. Aujourd’hui il serait plutôt utilisé dans la fabrication de crèmes de jouvence ou de jeunesse : la vie en tube.
50 Nous avons retrouvé ici ce que Frances Tustin nous rappelait plus haut de l’équation adhésive. Il s’agit de rendre compte de la formation du contenant, ou peau psychique : « Le besoin d’un objet contenant semblerait, dans l’état non intégré du premier âge, produire une recherche frénétique d’un objet – une lumière, une voix, une odeur ou un autre objet sensuel – qui puisse retenir l’attention et, partant, être éprouvé momentanément au moins comme tenant rassemblées les parties de la personnalité [32]. » On note dans cet extrait le fait que le sein, en tant que matière, intervient secondairement comme retrouvailles de l’objet placentaire utérin, lequel apparaît alors comme le premier objet contenant, ce qui peut sembler paradoxal au regard de sa planéité, de son caractère discoïde rompu en son centre par un appendice : le cordon ombilical [33]. Il faudrait pour cela admettre que ce qui nous semble contenant dans notre géométrie tridimensionnelle est le développement d’un disque plat, dont la nature est d’appui souple monofacial et non d’enveloppement. Cela peut s’entendre dans l’hypothèse du regard comme venant tridimensionner le tactile. À ce compte, ce n’est plus seulement le rythme mais aussi le déroulement en trois temps qui assurent la tridimensionnalité. Par exemple : expirer/repos/inspirer.
51 Quoi qu’il en soit, on voit ainsi se dessiner l’autoérotisme comme sensation de l’utérin, où le placenta, premier moi/non-moi, tient place d’un moi-l’autre capable d’assurer la complétude que l’enfant nouveau-né recherchera instinctivement dans des sensations et dans des formes comme l’a montré Frances Tustin ; dans les mouvements des mains, la rondeur des seins et la radiarité du visage venant alors permettre précocement d’appuyer sur l’autre cette recherche éperdue. Mais cette transmodalisation, il faut le remarquer, s’accompagne d’un changement majeur : le passage du tactile au visuel. Sans ce saut, rien n’est possible, et surtout pas l’épaisseur de soi.
52 On peut ainsi éclairer la question en posant que chaque fois que l’objet (le sein) défaille, n’est pas au rendez-vous, ou apporte des sensations en quantité et en qualité insuffisantes pour retrouver les sensations (essentiellement tactiles) de la vie intra-utérine, l’enfant n’a d’autre recours que de détacher de lui-même un petit quelque chose pour se refabriquer un tenant lieu de placenta. C’est une auto-sensualité, la métonymie d’un monde plat et fermé sur lui-même, où rien ne pénètre et d’où rien ne s’échappe.
Autisme et libido
53 Quelle valeur dès lors faut-il accorder à l’autoérotisme dans cet écrasement ? Quel sens donner à un autoérotisme dépourvu d’Éros, c’est-à-dire d’Autre ? Et qu’est devenue cette libido ?
54 Intéressons-nous au détachement de l’objet. L’investissement érotique s’est porté sur le sein, installant un cycle dont peut émerger une première fonction de sujet dans le trajet de la pulsion. Préalablement, il n’y a là que les représentants d’un investissement auto-érotique, dont Lacan nous a proposé l’aspect placentaire. En première analyse, il semble tentant de conclure que l’investissement libidinal a quitté le placenta en naissant pour se fixer sur la première chose que l’enfant rencontre : l’expérience sensorielle de l’unité bouche-sein. Mais qu’est-ce que pourrait bien signifier l’idée d’investissement libidinal du placenta ?
55 Que l’expérience placentaire laisse des traces mnésiques, surtout d’ordre tactile et cœnesthésique, peut-être visuel, voilà qui n’est pas douteux. De nombreux éléments incitent à le penser, particulièrement les dessins « libres » des tout-petits [34], les mythes, etc. Mais cet investissement, comment s’est-il produit ? On se souvient de ce que Lacan nous disait de la libido, de la plaquette. C’est un faux organe, qui n’existe pas mais qui est tout de même un organe, dans une logique de la perte, de ce qui est irrémédiablement perdu dans la sexualité en même temps qu’immortel, tout comme l’est le placenta. Perdu et immortel, voilà ce qui caractérise dans un esprit de continuité tout à la fois le placenta, la libido et l’objet a. Comment comprendre cela autrement qu’en posant que ce n’est pas la chose investie que l’on perd, mais le sentiment même de sa présence ? L’investissement résulte alors de la disparition, de manière rétrograde. C’est parce que le placenta a été perdu qu’il apparaît, après coup, comme ayant été investi d’une énergie qui deviendra pulsionnelle lorsque des bords se découperont dans le corps. Encore faut qu’ils s’en découpent ! Cela revient à dire qu’il y a une première perte, perte inaugurale au cours de la naissance, perte dont le découpage d’une forme sur un fond éternel, toujours là depuis l’origine des temps du fœtus, inscrit ce premier mouvement de détachement, de détourage, et c’est ce mouvement même qui va définitivement s’inscrire comme libido. Je ferai ici remarquer que cette supposition apporte un élément de réponse à l’hypothèse d’une biologie de la poussée pulsionnelle, solution autre que celle de Szondi parlant de gènes pulsionnels.
56 Dans cette hypothèse, l’autisme devient l’emploi perverti d’une libido que rien ne sait fixer, d’une énergie psychosexuelle laissée à l’abandon de façon terrifiante. Ce n’est plus la perte de l’objet qui provoque le gonflement du moi, c’est le gonflement du moi qu’il faut contenir. Quel moi ? Il faut ici postuler l’existence d’un moi pulsionnel et préspéculaire, c’est-à-dire d’un moi purement énergétique, sans localisation corporelle ni matérielle, ce que les contes appellent un génie, peut-être aussi est-ce ce que les religions appellent une âme. Un moi finalement assez proche du Real Ich dont parle Freud, un moi plat et capable d’infinitude, mais un moi déjà pourvu de représentations tout de même, représentations que l’on peut imaginer comme purement cœnesthésiques. N’est-ce pas la projection de ces proto-représentations que l’on trouve dans les gribouillis des tout-petits ? Telle est peut-être la réalité d’un autoérotisme primordial.
57 Parvenus à ce point, on se rend bien compte que c’est le terme même d’autoérotisme qui pose problème. Comment une libido pourrait-elle être en même temps auto-érotique, fût-ce sans Éros, et autistique, c’est-à-dire auto-sensuelle ? Il semble plausible de préciser alors que le moteur qui fit passer Bleuler d’un mot à l’autre c’est justement le détachement dans le signifiant, une sorte de coupure. L’autisme c’est l’autoérotisme sans Éros, c’est la perte incomblable, mais le sentiment même de cette disparition étant immortel, c’est une tentative, digne de Sisyphe, de remplacer le disque placentaire par des surfaces autocréées. Nous rejoignons-là le travail de Frances Tustin et de Geneviève Haag.
58 Il n’est pas indifférent de constater que Lacan donne à sa fameuse hommelette une forme plate : une forme de plaquette justement. Et il ajoute « Ce n’est pas rassurant. Supposez seulement que ça vienne vous envelopper le visage, pendant que vous dormez tranquillement [35]… » Attirance et horreur ! Cette plaquette que des formes autosensuelles, des productions corporelles ou des mouvements autogénérés tentent de représenter dans l’autisme avec une régularité probante. C’est peut-être cette dualité épaisseur/surfaces qui constitue le risque d’évolution autistique, mais songeons que cette dualité se trouve aussi bien, ne serait-ce qu’à l’état de traces dans la vie de tout un chacun : par exemple, ne frotte-t-on pas d’un mouvement circulaire la peau de son ventre pour indiquer sa satisfaction intérieure ? C’est également cette dimension qui fait séparer amour et pulsion chez Lacan en 1964 : « L’amour, ça vient du ventre, c’est ce qui est miam-miam [36]. » L’autisme, vu sous cet angle, constitue bien une tentative désespérée de lutte contre l’arrachement érotique, l’arrachement libidinal d’une énergie tournant à vide et redoutablement éprouvée comme dépourvue d’attaches, devenue sans cesse menaçante. Une mise en scène pervertie de la disparition primordiale qui pourrait bien réapparaître à tout bout de champ ; c’est une terreur sans nom, une primitive agony selon l’expression de Winnicott.
Mots-clés éditeurs : pulsion, séparation, tridimensionnalité, coupure, autisme, fœtus, rythme, erreur, disparition, autoérotisme, libido
Date de mise en ligne : 01/12/2005
https://doi.org/10.3917/cm.072.0199Notes
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[*]
Claude Allione, psychanalyste, membre d’Espace Analytique, Le Mas de la Salle, F-30140 Corbes.
-
[1]
Film Hello, Mrs Tustin, ©Association audit, Anduze ; texte intégral Frances Tustin, Conversation psychanalytique, trad. Claude Allione, Anduze, Audit, 1994.
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[2]
Frances Tustin, Le trou noir de la psyché, Paris, Le Seuil, 1989, p. 56.
-
[3]
Frances Tustin, Autisme et psychose de l’enfant, Paris, Le Seuil, 1977.
-
[4]
Ibid., p. 63.
-
[5]
Frances Tustin, Les états autistiques de l’enfant, Paris, Le Seuil, 1986.
-
[6]
Frances Tustin, « Thoughts on Autism with a special reference to a paper by Melanie Klein », Journal of Child Psychotherapy, 9, 119-131, inédit en français, trad. Claude Allione, cité dans Suzanne Maiello, Going Beyond, Collectif, Encounters with Autistic States, London, Northwale, Jason Aronson, 1997, p. 1-22.
-
[7]
Frances Tustin, Autisme et protection, Paris, Le Seuil, 1992, p. 13. Je traduirais plutôt de la façon suivante : « Il n’est plus possible de postuler un état autistique totalement indifférencié dans le développement précoce de l’enfant comme étant normal. »
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[8]
Frances Tustin, Vues nouvelles sur l’autisme psychogénétique, Anduze, audit Éd., 1992, p. 3.
-
[9]
Frances Tustin, « Perpetuation of an error », Journal of Child Psychotherapy, 20, 3-23, trad. Claude Allione.
-
[10]
C’est-à-dire les films tournés par les parents dès la naissance d’un bébé, à une époque où personne ne pense à une évolution autistique, et qui vus après coup montrent la structure de la relation mère-père-bébé.
-
[11]
Sigmund Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, ocp, XVII, Paris, puf, 1992, p. 254.
-
[12]
Je reprends ici la traduction proposée par Paul Chemla dans Le trou noir de la psyché aux éditions Le Seuil.
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[13]
I. Herrmann, « Das Ich und das Denken », Imago, 15, 89-110, p. 325-348.
-
[14]
David Rosenfeld, « The notion of a psychotic body image in neurotic and psychotic patients », International Psychoanalytic Congress, Helsinki, 1981.
-
[15]
Frances Tustin, « Perpetuation of an error », op. cit.
-
[16]
Colwyn Trevarthen, « Les relations entre autisme et développement socio-culturel normal », in Autisme…
-
[17]
M. Papousek montre que le motherese « comporte les mêmes variations de hauteur de son, de durée et d’espacement des émissions dans deux langues très différentes sur le plan tonal (le Chinois mandarin et l’Anglais américain) », C. Trevarthen, op. cit.
-
[18]
Susan Maiello, « The sound object », Journal of Child Psychotherapy, 21, 23 - 41, 1995.
-
[19]
Marie-Christine Laznik-Penot, « Du ratage de la mise en place de l’image du corps au ratage de la mise en place du circuit pulsionnel », dans La clinique de l’autisme, Paris, Point Hors Ligne, 1993.
-
[20]
« J’ai proposé […] d’appeler « séparabilité de l’objet » la découverte à laquelle l’enfant est confronté dans la situation traumatique. […] [C’est une] expérience psychique intolérable et inélaborable : celle d’un écart entre Soi et Objet de satisfaction pulsionnelle ». Didier Houzel, « Aspects spécifiques du transfert dans les cures d’enfants autistes », dans Hommage à Frances Tustin, Anduze, audit, 1993, p. 78-79.
-
[21]
Cette conception peut être rapprochée de celle d’équation adhésive que l’on trouve chez Esther Bick, concept participant à la théorisation de Frances Tustin. She Held the Baby Loosely and so the Baby Felt Loose. Loosely signifie à la fois que la mère porte le bébé approximativement et sans le serrer. Mais on entend également que loosely renvoie à l’état psychique de la mère. Rappelons que le verbe loosen renvoie à desserrer, défaire. La mère est défaite lorsqu’elle donne le sein, et le bébé se sent défait, loose. Loose signifie desserré, branlant (pour une dent), dénoué (pour les cheveux) et péjorativement désigne une vie dissolue (loose living). La logique est ici métonymique dans Frances Tustin, Conversation psychanalytique, Anduze, Ed. audit, 1994.
-
[22]
Sigmund Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard, nrf, 1987, p. 105-106.
-
[23]
Sigmund Freud, « Pulsions et destins des pulsions », dans ocp , t. XIII, Paris, puf, 1988, p. 175.
-
[24]
Sigmund Freud, Pulsions et destins des pulsions, ibid, p. 171.
-
[25]
Samuel Lindner, « Le suçotement des lèvres, des doigts, etc. chez les enfants », Revue française de psychanalyse, t. XXXV, vol. 4, 1971, p. 597.
-
[26]
Jacques Lacan, « Position de l’inconscient », Conférence faite au congrès de Bonneval (1960), dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.
-
[27]
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire XI, Paris, Le Seuil, 1973, p. 180.
-
[28]
Françoise Dolto, L’image inconsciente du corps, Paris, Le Seuil, 1984.
-
[29]
Jacques Lacan, Les quatre concepts…, op. cit., p. 180.
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[30]
Geneviève Haag, « Hypothèses d’une structure radiaire de contenance et ses transformations », dans Les contenants de pensée, Paris, Dunod, 1993, p. 48.
-
[31]
Romana Negri, « Observation de la vie fœtale », dans Les liens d’émerveillement, Toulouse, érès, 1995, p. 151.
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[32]
Cité dans Geneviève Haag, « Hypothèses d’une structure… », op. cit., p. 41.
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[33]
N’est-il pas l’ancêtre de la sensation d’appendice phallique, apparaissant dès lors comme une réserve ?
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[34]
On verra pour cela le livre de Varenka et Olivier Marc, L’enfant qui se fait naître, Paris, Buchet Chastel, 1981.
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[35]
Jacques Lacan, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Séminaire XI, Paris, Le Seuil, 1973, p. 180.
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[36]
Jacques Lacan, ibid, p. 173.