Notes
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[*]
Frédéric Vinot, chargé de cours à l’université Nice Sophia-Antipolis, doctorant au laboratoire « Psychopathologie clinique et psychanalyse », Aix-Marseille 1. Psychologue clinicien Association Isatis, 28 bd Joseph Garnier 06100 Nice.
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[1]
Cette phrase, si anodine dans le contexte de l’insertion sociale, permet de pointer que « la souffrance psychique » s’articule toujours au verbe « être » : un tel est en souffrance psychique. Ce qui est tout de même nettement différent (par exemple) de souffrir de troubles psychiques. Si l’on est en souffrance psychique, comment donc pourrait-on être autre chose ? Si bien que cette logique grammaticale pourrait être poussée à son paroxysme dans un « être en souffrance psychique ou ne pas être », voilà donc formulée la question du sujet dans les pratiques sociales !
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[2]
Il est d’ailleurs à noter que jusqu’à présent je n’ai jamais entendu quiconque reprendre l’expression à son compte. Personne ne s’est jamais présenté en me disant : « Je suis en souffrance psychique. » Le terme est toujours employé, apposé, par le professionnel. En cela, il est probablement différent du symptôme-identité que peuvent représenter par exemple les signifiants « alcoolique » ou « toxicomane ».
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[3]
Cette dernière phrase semble avoir été rédigée sans percevoir l’effroyable équivoque qu’elle recèle.
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[4]
Titre du chapitre B 3-3 du même rapport.
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[5]
« Je ne crois plus à ma neurotica » est la célèbre phrase de S. Freud dans sa lettre à W. Fliess du 21 septembre 1897, au moment où il renonce à sa première théorisation de l’étiologie des névroses, basée sur un réalisme du vécu infantile. Autrement dit, même un événement réellement vécu n’est accessible qu’au travers d’une construction fantasmatique. Le travail du zurückfantasiert (le fantasmé rétroactivement) est bien l’essence même de la réalité psychique. Cf. S. Freud La naissance de la psychanalyse, p. 190-193.
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[6]
Cf. Marcel Sassolas (1999).
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[7]
Cette présente étude a pris son point de départ à la lecture de cet article, que son auteur en soit remerciée.
« Si nous n’y prenons pas garde, il n’est pas impossible, alors, que cet objet souffrance, devenu l’opérateur de toute la technique médicale, voire sociale, soutienne finalement tout un système économique et politique dans lequel nous serions pris comme fonctionnaires, tandis que les sujets humains, ceux qui parlent, se trouveraient paradoxalement exclus de cet univers, satellisés. »
1 L’expression « souffrance psychique » rencontre depuis plusieurs années un franc succès non seulement auprès des politiques, mais aussi auprès des professionnels de la relation d’aide, notamment ceux du champ de l’insertion sociale. Or, la pratique montre que plus elle est employée, plus le recours à son évidence induit une clôture de tous les commentaires, joue en explication psychologisante et totalisante : lorsqu’on l’a prononcée, tout est dit. L’expression fait de plus en plus fonction de « bouche-trou ». Après un « vous savez, il est en grande souffrance psychique [1] », que peut-on rajouter ? Et en effet, serait-on en droit de s’exclamer, comment ne pourrait-il pas y avoir de souffrance psychique ? Le moindre entretien semble maintenant le confirmer. Néanmoins, je souhaiterais à ce sujet poser trois questions : l’évidence dont chacun parle à son sujet n’empêche-t-elle pas de se pencher sur ses présupposés théoriques ? Comment entendre la fonction de cet engouement dans le discours social actuel ? À quelle conception de l’insertion cette expression nous introduit-elle ? J’aborderai donc les différents soubassements théoriques et épistémologiques en jeu dans l’expression « souffrance psychique » en ayant recours à deux rapports adressés au gouvernement français. Le postulat qui soutient cette lecture est qu’un rapport administratif peut également être lu par les cliniciens comme un montage social et signifiant tentant de nommer une jouissance et donc de la traiter. Mais y réussit-il ?
2 Ces rapports rédigés à plus de huit années d’écart témoignent de deux types d’approches apparemment très différentes l’une de l’autre. Je montrerai en quoi ils convergent en fait vers une même idéologie de l’insertion. Lue ainsi, l’expression « souffrance psychique » (il n’est pas sûr qu’elle ait atteint le statut de concept) pose au clinicien une véritable question, et l’amène à prendre position au sein même de sa pratique. Il s’agit donc d’un point praxéologique particulièrement vif pour quiconque tente d’établir une clinique de l’insertion sociale basée sur l’hypothèse du sujet de l’inconscient.
Le rapport de 1995 : « une souffrance qu’on ne peut plus cacher »
3 On repère l’apparition « officielle » de l’expression « souffrance psychique » en 1995 dans un rapport baptisé : « Une souffrance qu’on ne peut plus cacher. » Le groupe de travail qui en est l’auteur fut présidé par Antoine Lazarus, professeur de santé publique. Je me limiterai ici à relever la façon dont la souffrance psychique est peu à peu présentée et construite.
4 Le rapport commence à partir du malaise des professionnels de l’aide sociale. Ces derniers se retrouvent de plus en plus face à une population qu’ils disent ne pas forcément relever de leur domaine d’action. Autrement dit, une part de plus en plus importante de leur public présente une façon particulière de s’inscrire (ou non) dans la relation d’aide sociale. Cette population relèverait selon les professionnels d’un soin spécialisé (comprendre : psychiatrique) mais elle n’en reconnaît aucunement la nécessité, encore moins la légitimité. Pour les auteurs du rapport, ces personnes sont repérables en ce qu’elles « grippent le fonctionnement normal des dispositifs sociaux » (p. 12), ce qui les incite à écrire : « Cette souffrance, traduit et/ou génère une incapacité à s’adapter à l’offre sociale » (p. 18). Dès l’introduction, c’est donc non seulement sous l’angle déficitaire de l’incapacité que cette souffrance est appréhendée, mais elle est également mise en relief à partir de critères d’adaptation. Ces deux termes (incapacité et adaptation) vont dès lors rester comme un implicite de nombreuses théorisations autour de la souffrance psychique. Dans le même ordre d’idée, on peut citer cette autre phrase du rapport : « Le problème de la souffrance psychique, de l’incapacité à s’insérer selon les normes requises… » (p. 22).
5 Il est à noter par ailleurs que les auteurs restent ici très prudents en ce qui concerne la question du statut de cette souffrance : traduction ou cause, l’introduction du rapport n’est pas le moment d’y répondre.
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Néanmoins, une première avancée a lieu plus bas : « La souffrance psychique, cause et conséquence d’un environnement social très dégradé se manifeste par une série de dysfonctionnements au niveau de l’ensemble de la cité ; elle nécessite en cela une approche globale, qui ne sera pas simplement un traitement des symptômes individuels les plus aigus » (p. 19). Cette citation entraîne deux remarques :
- même si par moment ce lien de causalité supposé entre souffrance psychique et environnement social est nuancé, modéré, il n’en est pas moins régulièrement mentionné et appuyé, car le rapport témoigne ouvertement d’une volonté politique « d’agir sur un contexte social global » (p. 26) ;
- ensuite, si les auteurs emploient le terme « symptôme », il faut bien voir qu’ils ne font ici référence qu’à une classification classiquement psychiatrique, évidemment hors de toute référence structurale. Dans les quelques exemples cités (« la honte, la perte d’estime de soi, le désinvestissement de la relation à l’autre, la fatigue, la perte d’énergie, l’échec récurrent », p. 37) nulle trace d’une attention portée à une parole qui subjective ses observations. Leur appréhension reste de l’ordre du descriptif, du comportement. Ainsi on parle de « cette part des comportements sociaux que l’on a nommée, faute de mieux, souffrance psychique » (p. 49). Autrement dit, le développement de l’expression « souffrance psychique » s’appuie sur l’observation du comportement, non sur l’écoute de la parole [2]. Notons tout de même que si la parole, en tant qu’énonciation, nous semble absente de cette conception de la souffrance psychique, une des préconisations de ce rapport fut la mise en place de « lieux d’écoute », lieux dont la responsabilité resterait tout de même accordée aux professionnels du secteur, donc reprise par la psychiatrie.
Les approches sociologiques
7 Ce rapport ouvre donc une perspective qui défend une approche vaguement causaliste et sociologique de la souffrance psychique dans laquelle se sont engagés de nombreux auteurs. Je mentionnerai (brièvement) certains travaux à la fois pour donner une idée de la diversité des points de vue, mais aussi pour souligner l’importance de la production scientifique et du débat que suscite cette expression actuellement.
8 On peut ainsi repérer la thèse défendue par le philosophe Emmanuel Renault qui, prenant appui sur l’œuvre de Bourdieu, affirme : « C’est parce que le mal-être des populations assistées se présente comme un ensemble de symptômes nouveaux, irréductibles à la psychose et à la névrose, et parce que ceux-ci semblent liés à des conditions sociales spécifiques que le social doit ici figurer à titre explicatif […] Elle désigne une pathologie sociale plutôt qu’une pathologie individuelle, de sorte que les réponses qu’elle appelle relèvent non pas de la thérapie individuelle mais de la transformation des conditions sociales productrices de souffrance. » On retrouve ici condensés et radicalisés les traits mentionnés plus haut, à savoir un impensé structural qui déplace la recherche d’une explication vers des conditions sociales, et qui élude du coup toute place accordée à l’énonciation.
9 On peut également citer les travaux sociologiques que Didier Fassin (2004) a consacré à cette question. Sa démarche est intéressante en ce qu’elle se penche sur les pratiques et les discours des psychologues officiant dans les « lieux d’écoute », ainsi que sur les effets (pas toujours mesurés) de l’introduction d’une sémantique de la souffrance. D. Fassin (1998) interprète le développement de cette expression comme l’inscription « dans un nouveau langage [de] l’incorporation de l’inégalité ». La démarche est peut-être moins franchement causaliste mais l’auteur appelle tout de même à « savoir reconnaître ces manifestations psychiques pour ce qu’elles sont, à savoir le produit d’une violence que génère la société ».
10 On retrouve en partie cette hypothèse d’une intériorisation des inégalités chez Alain Ehrenberg (2004) qui s’est penché sur les effets de l’usage de l’expression « souffrance psychique » en la mettant en lien avec la notion de « santé mentale ». Pour lui « on emploie les expressions “souffrance psychique” et “santé mentale” à tout de bout de champ non parce que les gens vont plus mal qu’auparavant (il ne s’agit là que de la énième version du « malaise dans la civilisation »), mais parce qu’elles sont socialement attendues dans un contexte où la valorisation de la réussite sociale fait de l’échec une responsabilité personnelle […] Il faut donc arrêter de penser la souffrance psychique et la santé mentale comme une expérience intérieure, car ce sont les règles de conduite qui ont changé et les attentes qui se sont transformées ». Ainsi, l’auteur garde la ligne sociologique déjà tracée dans La fatigue d’être soi (1998) et pointe comme une erreur le fait de « chercher à l’intérieur du sujet […] des transformations de nature sociale ».
Le rapport de 2003 : « Souffrance psychique et exclusion sociale »
11 Nous venons de voir les approches sociologiques de la « souffrance psychique », que je présente volontairement dans une certaine continuité avec le rapport de 1995. Mais quelques années plus tard, en 2003, un autre rapport gouvernemental est revenu sur ces questions. Celui-ci, dirigé par le professeur Philippe Jean Parquet fut intitulé « Souffrance psychique et exclusion sociale ».
12 À sa lecture, il s’avère que la souffrance psychique ne s’est pas seulement étendue dans le discours social, mais également dans son acception théorique. En effet, « elle ne se retrouve pas uniquement chez les personnes en situation d’exclusion et de précarité, mais elle revêt chez elles une importance considérable, elle représente une souffrance profonde, elle gêne leurs efforts de réinscription dans la société privant celle-ci de leur concours » (p. 9). Ainsi la souffrance psychique gagne en généralisation, elle quitte les domaines de la précarité et de l’exclusion.
13 Ce changement est en fait la suite logique de désaccords déclarés avec les conceptions du rapport de 1995. En effet, revenant sur ce dernier, il est dit qu’il « insistait particulièrement sur une souffrance psychique intimement liée au social […] Les personnes ne sont identifiées uniquement que comme des “personnes du dehors” ou des personnes sorties du fonctionnement social habituel […] On peut regretter que cela ait donné aux exclus une image de passivité comme s’ils étaient le théâtre de l’exclusion, en les mettant hors champs » (p. 11-12). Certes, ce sont les excursions idéologiques et politiques du rapport Lazarus qui sont ici épinglées, mais on voit bien comment le débat se trouve dès lors organisé selon une alternative dualiste : « L’exclusion comme processus ou mode de vie », autrement dit « l’exclusion comme état ou entité » (p. 12). Pour les auteurs du rapport Parquet, il va de soi que la première doit être préférée à la seconde.
14 Pour renouer avec notre fil, revenons à la souffrance psychique telle que l’aborde ce nouveau rapport. C’est « un concept qui a été individualisé pour rassembler les dysfonctionnements psychoaffectifs rencontrés mais qui n’entrent pas dans le cadre des troubles mentaux caractérisés. En première intention, on pourrait dire qu’il s’agit d’un diagnostic d’exclusion [3]. Les approches sémiologiques sous-tendues par des théories psychopathologiques différentes confèrent à la souffrance psychologique un caractère flou dans sa définition » (p. 19). À nouveau, et d’une façon presque ingénue, l’appréhension purement psychiatrique du symptôme dans sa valeur de signe (et donc l’absence de toute référence structuraliste) est associée à ce fameux flou, sans que cette association ne fasse sens, du moins pour les auteurs.
15 Ce qui entraîne qu’on « perçoit sa réalité facilement, mais on ne sait pas comment l’aborder » (p. 20). Encore faudrait-il se mettre d’accord sur l’emploi du terme « réalité ». D’où cette mise en suspens, cette méfiance à laquelle j’invite concernant cette évidence, cette facilité du repérage, ce côté « saute-aux-yeux » auquel font appel tous les auteurs quand ils ont recours à l’expression « souffrance psychique ». Car si la « réalité » est ainsi convoquée concernant la souffrance psychique, s’agit-il pour ces auteurs de réalité psychique ? Rien n’est moins sûr.
16 J’en viens à la réalité psychique, car justement, selon la lecture que je tente de déployer, c’est cette dernière qui se trouve être implicitement interrogée par les auteurs. En effet le rapport Parquet, tout en restant fidèle au symptôme comme signe, va développer une approche différente du rapport Lazarus. On l’a vu, l’exclusion y est conçue comme processus, ce qui implique que l’aspect dynamique et psychologique va se trouver beaucoup plus mis en avant, contrairement aux bases implicites du rapport Lazarus, qui tendait à avertir sur l’environnement et l’effet du contexte social. Mais dès lors, à quelle théorie psychique les auteurs vont-ils avoir recours ?
Trauma ou neurotica ?
17 Sur ce point, il va nous falloir citer longuement le chapitre B 3-2 du rapport consacré à « l’approche compréhensive et explicative » : « Il est presque partout souligné que la souffrance psychique est secondaire soit à plusieurs événements de vie, soit à une rupture d’avec des modes de vie antérieurs, soit à la pérennisation de certains modes de vie. La souffrance psychique survient lorsque les mécanismes d’adaptation et de défense du sujet sont dépassés, lorsque les habiletés sociales sont mises à mal. Ce débordement des capacités d’adaptation peut être la conséquence d’événements et de situations traumatisants ou déstabilisants marqués et identifiables dans le temps ou être secondaire à la répétition ou au cumul d’événements et de situations dont le caractère traumatique et déstabilisant est moins évident.
18 Enfin, on note dans les antécédents que des événements et des situations traumatiques antérieures ont marqué le sujet dans son histoire, sans qu’on ait pu alors remarquer une souffrance psychique intense. Ceux-ci semblent avoir été surmontés. Ces situations ont cependant fragilisé le sujet dont les capacités adaptatives vont être ultérieurement débordées lors d’un événement ou d’une situation dont le rôle traumatique peut être apprécié comme mineur. […] C’est dans les failles de cette construction de la personnalité depuis la première enfance que s’inscrit la plus grande probabilité de survenue de la souffrance psychique » (p. 20).
19 Nous voilà donc cette fois-ci face à une approche nettement psychologique de la souffrance psychique, sur laquelle il convient de s’arrêter. Que pouvons-nous y lire ? Là encore, quels sont les soubassements théoriques de cette approche psychologique ?
20 Ce qui frappe, c’est le recours intense aux adjectifs traumatique et traumatisant, qui sont toujours associés au substantif situation. Après le courant « sociologisant » de la souffrance psychique qui tendait à situer le trauma du côté du social, voici donc un courant de type « psychologisant » qui tend à situer le trauma dans une « situation », voire un « événement » qui a pour conséquence une « vulnérabilité [4] ». Voilà donc à nouveau sur la paillasse de la clinique, par le biais des pratiques du champ social, cette ancienne question du traumatisme.
21 Mais il nous faut affiner la lecture : s’agit-il du trauma ou de la neurotica ? Car pour l’instant il est bien question, somme toute, d’événements réels. En ce sens, il me semble que le concept freudien de « réalité psychique » se trouve à nouveau remis en question, voire contesté par les théories sous-jacentes aux discours sur la souffrance psychique. En effet, que ces derniers soient sur la pente sociologisante ou sur la pente psychologisante, une cause traumatique réelle est à chaque fois invoquée, même si les étiologies sont reconnues comme étant « multiples » (p. 20). C’est en cela que les discours sur la souffrance psychique visent, à mon sens, à réduire le concept de réalité psychique lui-même. Autrement dit, ces discours (et encore une fois quels qu’ils soient) favoriseraient l’abandon de la théorie du fantasme, pour un retour vers celle de la séduction réelle, à la neurotica. Déjà depuis quelques années sur le devant de la scène chez nos collègues américains, la neurotica serait donc de retour aussi par le biais du social et des conceptions politiques de la souffrance psychique.
22 C’est en ce sens que l’expression « souffrance psychique », en ces soubassements ci-dessus exposés, sollicite chaque praticien tentant de faire sienne la découverte freudienne. Cette sollicitation se présente ainsi : le clinicien de l’insertion sociale, à évoquer la notion de souffrance psychique, peut-il (voire doit-il) toujours renoncer à sa neurotica, comme le fit Freud [5] en son temps ? Dans quelle mesure cette expression laisse-t-elle la possibilité au clinicien d’opérer à ce renoncement princeps, qui se trouve au fondement même de la théorie analytique ?
Une place pour la parole ?
23
Cette dernière question permet par ailleurs de retrouver écrite de la même façon (mais encore plus détaillée) cette absence du discours subjectif (ou de la parole) dans la longue liste des comportements symptomatiques censés représentés « les tableaux cliniques polymorphes » de la souffrance psychique. Pour preuve, je retranscris l’intégralité de la liste établie dans le rapport Parquet (p. 20) : « Les tableaux cliniques polymorphes, composites se rencontrent quelle que soit l’origine de cette souffrance :
- perte diversifiée de la palette des conduites adaptatives ;
- incapacité à se projeter dans l’avenir ;
- incapacité à utiliser les compétences antérieurement acquises ;
- inscription dans le temps de l’instant ;
- incapacité d’utiliser les liens sociaux antérieurement construits ;
- incapacité de nouer de nouvelles relations affectives et sociales stables et diversifiées ;
- solitude affective, sociale et relationnelle ;
- perte de la notion d’interdépendance avec les personnes et les groupes comme par exemple la famille ;
- perte de l’initiative relationnelle ;
- incapacité à imaginer les demandes d’aides nécessaires par incapacité à ressentir les besoins sanitaires et sociaux ;
- incapacité à imaginer que la situation puisse changer à partir d’aides extérieures vue la désactivation des compétences antérieurement acquises : inéluctabilité ;
- disparition des capacités d’initiatives, réduction aux seules réponses à la proposition immédiate ;
- négligence des besoins ;
- incapacité à imaginer les aides possibles, à les recevoir et à les estimer comme satisfaisantes, incapacité à les croire efficaces ;
-
conduites d’évitement, de repli, de passivité ;
baisse de l’estime de soi et de se croire susceptible d’agir sur son propre destin ; - conduites addictives de compensation ;
- troubles dépressifs ;
- déni de la souffrance. »
24 1. D’un côté, (je l’ai déjà souligné), cela permet d’être en adéquation avec une pensée psychiatrique, une clinique descriptive du symptôme.
25 2. Par ailleurs, le fait que soit absente la dimension de la parole peut également être mis en lien avec le statut particulier accordé à la parole par la population concernée. En effet, cette « souffrance » concerne très souvent une population en situation de précarité ou d’exclusion, décrite comme ayant plus recours à l’agir qu’à la parole, sans croyance en une efficacité symbolique. Cette conception a encouragé certains auteurs à exhumer du corpus freudien la notion de « névrose actuelle [6] ». Pourquoi pas ? Mais on peut tout de même se poser la question de savoir comment rendre la parole à ces sujets si dès l’abord sa possibilité n’est pas pensée.
26 3. Enfin, cette constatation n’est probablement pas étrangère à la façon dont la « souffrance psychique » a été mise en exergue pour la première fois, à savoir par la plainte des professionnels. Il n’est donc pas illogique qu’elle se soit développée au fil des ans sur le versant de l’observation du comportement. Car c’est bien la parole des professionnels qui est à l’origine de la souffrance psychique comme expression, pas celle des personnes reçues. Ce qui permit récemment à Sylvie Quesemand-Zucca d’écrire : « La désignation d’une souffrance psychique permet aux aidants de toutes sortes de trouver un consensus. Chacun sait tout de même qu’il parle de ce qu’il ne connaît pas, de ce qui échappe et de ce qui résiste [7]. »
27 La « souffrance psychique » telle qu’elle est ici développée réalise ainsi de façon glaçante l’avertissement de Denis Vasse qui écrivait en 1983 (à la suite de la citation mise en exergue) : « On pourrait alors dire que l’homme-souffrant se substitue subrepticement à l’homme-parlant, le supplante comme s’il n’y avait aucun rapport entre les deux. Cette dissociation entre la souffrance d’une part et la parole, réduirait l’homme à un objet scientifique, à l’objet d’une science qui s’en occuperait d’autant mieux qu’il serait devenu muet. »
28 À suivre la voie tracée par D. Vasse, il y aurait intérêt à rappeler sans cesse les liens de structure, qui se tissent entre la souffrance et la parole. Les conséquences pour une clinique de l’insertion tentant de prendre en compte les manifestations du sujet de l’inconscient en seraient probablement salutaires. C’est, me semble-t-il, ce qu’occultent toutes les approches tentant de bâtir cette sémantique de la souffrance psychique. Mais il ne s’agit peut-être pas de la seule conséquence implicite de son usage.
Le paradigme implicite de l’adaptation
29 Poursuivons donc notre exploration des soubassements du courant psychologique autour de la « souffrance psychique », tels qu’ils sont exposés dans le rapport de 2003. Nous avons vu le rôle prépondérant attribué à la situation traumatisante réelle, toutefois il est rapidement ajouté que « cette constatation [la faille dans la construction de la personnalité] est particulièrement évidente chez les personnes en situation de précarité ou d’exclusion. Néanmoins, on ne retrouve pas toujours cette vulnérabilité dans l’histoire du sujet, la souffrance psychique est alors le témoin du débordement des capacités des mécanismes d’adaptation et de défense » (p. 21). Pour être précis dans le cheminement, il faut donc ici reconnaître que la neurotica n’est pas l’unique cause invoquée. Une nouvelle idée, toute aussi psychologique, fait son apparition à ses côtés, idée qui permettra de définir plus bas la souffrance psychique comme « le débordement des mécanismes d’adaptation et de défense de la personnalité » (p. 24). Malheureusement ces derniers termes restent dans ce rapport non définis. On ne sait pas à quel corpus théorique ils sont rattachés.
30 Néanmoins, un point retient l’attention : l’emploi de ce terme « adaptation » que nous avions rencontré en tout premier lieu dans la lecture du rapport de 1995 (il s’agissait alors d’une adaptation aux normes socialement requises). Cette fois-ci, on parle d’un mécanisme d’adaptation de la personnalité. Mais le changement de paradigme s’accompagne-t-il réellement d’un changement d’idéologie ? Certes, cette adaptation s’est faite psychologique maintenant, mais au fond cela change-t-il quelque chose ?
31 À lire ces rapports à la lettre, le signifiant « adaptation » fonctionne en fait comme un dénominateur commun des discours de la souffrance psychique. Ce qui permet de soulever une autre interrogation. En effet, c’est bien le travail d’insertion qui est venu butter sur ce quelque chose qui a été nommé « souffrance psychique ». Dès lors je poserai cette déduction : il semble bien que pour la pensée de la souffrance psychique l’insertion soit synonyme d’adaptation. Ce qui permet dès lors d’associer à cette expression tout un pan de la psychologie clinique actuelle (y compris psychanalytique) qui se centre sur les processus adaptatifs du Moi. Ainsi, tout comme les approches sociologiques peuvent se mettre dans une certaine continuité du rapport de 1995, nombre d’approches psychologiques peuvent se ranger aux côtés du rapport de 2003.
32 Si la psychologie clinique cherche à penser l’insertion autrement que comme une adaptation, il me paraît essentiel qu’elle se distingue de ces voies déjà tracées à l’avance par le politique. Serait-il possible de penser les choses différemment et d’imaginer, par exemple, que l’insertion bute sur la souffrance psychique comme la « guérison » a, pendant un temps, buté sur… le transfert ?
En conclusion
33 Au terme de ce parcours des usages politiques de la souffrance psychique, il apparaît donc que cette notion se construit en se basant sur une pensée nettement causaliste (qu’elle soit orientée vers l’environnement social ou une neurotica) ; qu’elle est défendue et exposée en excluant systématiquement la dimension de la parole singulière ; et qu’elle se bâtit sur une conception principalement adaptative de l’insertion. Ces trois points épistémologiques nient, selon moi, toute approche permettant une prise en compte analytique de la réalité psychique. En cela, on pourrait avancer que ce que le recours à ce concept tente de dénoncer (une exclusion) est justement ce que son utilisation politique tend à accentuer davantage, et ce d’une façon plus ou moins implicite. L’utilisation clinique de cette notion renforce la désocialisation plus qu’elle ne la dénonce : elle renforce l’exclusion du sujet. C’est même une double exclusion : on croit dédouaner, voire « disculper » l’individu qui se vit déjà comme exclu, alors que dans le même mouvement on est en train d’exclure le sujet.
34 L’expression « souffrance psychique », comme tout montage social, tente de traiter une jouissance en la nommant. Néanmoins, les soubassements théoriques et idéologiques sur lesquels elle repose ne font (ou ne peuvent) qu’ignorer cette dimension de jouissance, et donc la servir.
Bibliographie
- Ehrenberg, A. 2004. « Les changements de la relation normal-pathologique. À propos de la souffrance psychique et de la santé mentale », Esprit, 304, p. 133-156.
- Ehrenberg, A. 2000. La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob.
- Fassin, D. 2004. Des maux indicibles, sociologie des lieux d’écoute, Paris, La découverte.
- Fassin, D. 1998. « Les usages de la souffrance psychique », dans Souffrance psychique : une souffrance ordinaire ?, sous la direction de F. de Rivoyre, Paris, L’Harmattan, p. 67-74.
- Freud, S., 1996, La naissance de la psychanalyse, Paris, puf.
- Lazarus, A. ; Strohl, H. 1995. Une souffrance qu’on ne peut plus cacher, Rapport du groupe de travail « Ville, santé mentale, précarité et exclusion sociale », Paris, La documentation française.
- Parquet, P.J. 2003. Souffrance psychique et exclusion sociale », Rapport du groupe de travail mis en place par D. Versini, Paris, La documentation française.
- Quesemand-Zucca, S. 2003. « À propos de la banalisation du terme “souffrance psychique” » Psychologie clinique, 16, p. 101-104.
- Renault, E. 2002. « La philosophie critique : porte-parole de la souffrance sociale ? » Mouvements, n° 24.
- Sassolas, M. 1999. « Comment soigner la souffrance psychique née de l’exclusion ? », dans F. de Rivoyre (ous la direction de), Dire l’exclusion, Toulouse, érès, p. 33-55.
- Vasse, D. 1983. Le poids du réel, la souffrance, Paris, Le Seuil.
Mots-clés éditeurs : insertion sociale, réalité psychique, souffrance psychique, neurotica
Date de mise en ligne : 01/12/2005
https://doi.org/10.3917/cm.072.0173Notes
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[*]
Frédéric Vinot, chargé de cours à l’université Nice Sophia-Antipolis, doctorant au laboratoire « Psychopathologie clinique et psychanalyse », Aix-Marseille 1. Psychologue clinicien Association Isatis, 28 bd Joseph Garnier 06100 Nice.
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[1]
Cette phrase, si anodine dans le contexte de l’insertion sociale, permet de pointer que « la souffrance psychique » s’articule toujours au verbe « être » : un tel est en souffrance psychique. Ce qui est tout de même nettement différent (par exemple) de souffrir de troubles psychiques. Si l’on est en souffrance psychique, comment donc pourrait-on être autre chose ? Si bien que cette logique grammaticale pourrait être poussée à son paroxysme dans un « être en souffrance psychique ou ne pas être », voilà donc formulée la question du sujet dans les pratiques sociales !
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[2]
Il est d’ailleurs à noter que jusqu’à présent je n’ai jamais entendu quiconque reprendre l’expression à son compte. Personne ne s’est jamais présenté en me disant : « Je suis en souffrance psychique. » Le terme est toujours employé, apposé, par le professionnel. En cela, il est probablement différent du symptôme-identité que peuvent représenter par exemple les signifiants « alcoolique » ou « toxicomane ».
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[3]
Cette dernière phrase semble avoir été rédigée sans percevoir l’effroyable équivoque qu’elle recèle.
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Titre du chapitre B 3-3 du même rapport.
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[5]
« Je ne crois plus à ma neurotica » est la célèbre phrase de S. Freud dans sa lettre à W. Fliess du 21 septembre 1897, au moment où il renonce à sa première théorisation de l’étiologie des névroses, basée sur un réalisme du vécu infantile. Autrement dit, même un événement réellement vécu n’est accessible qu’au travers d’une construction fantasmatique. Le travail du zurückfantasiert (le fantasmé rétroactivement) est bien l’essence même de la réalité psychique. Cf. S. Freud La naissance de la psychanalyse, p. 190-193.
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[6]
Cf. Marcel Sassolas (1999).
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Cette présente étude a pris son point de départ à la lecture de cet article, que son auteur en soit remerciée.