1 Travailler sur une clinique de la précarité peut commencer à s’effectuer avec une position de départ qui pourrait se résumer ainsi : la psychopathologie surgit dans un contexte social. Ce postulat n’implique pas une approche analytique du social (ce que tente la psychologie sociale clinique, par exemple). Je veux simplement indiquer que le sol changeant des structures et situations sociales offre à l’expression singulière de symptômes des conditions d’émergence et d’opérativité spécifiques. Il conviendrait d’ailleurs de préciser la nature de ces changements qui, pour être considérés socialement, peuvent trouver leur origine dans un registre qui n’est pas strictement social (état et avancées de la science et de la médecine) ou très strictement social (mondialisation). Indiquons également que cette considération du terrain social d’émergence de psychopathologies reste articulée à des conceptions psychanalytiques.
2 Considérer le social en même temps que les conditions d’apparition d’un symptôme singulier consiste, par exemple, à situer les connivences entre le Réel et l’Imaginaire, ou encore, à tenir compte d’une forme de complaisance (Gori, 1996) entre une situation sociale, un événement composé socialement, et une forme de psychopathologie singulière.
3 Hannah Arendt (citée par J.-P. Lebrun 2002) avait, à sa manière, indiqué cette articulation. Je la cite : « Ce qui, dans le monde non totalitaire, prépare des hommes à une domination totalitaire, c’est le fait que la désolation qui, jadis, constituait une expérience limite, subie dans certaines conditions sociales marginales, telles que la vieillesse, est devenue l’expérience quotidienne de masses toujours croissantes de notre siècle. » Les traducteurs d’Arendt soulignent que le terme « désolation » ne renvoie pas nécessairement à un état de dépression mélancolique mais doit être entendu dans une consonance plus radicale, si c’est possible : l’absence de sol. D’une certaine manière, l’effet provoqué par le tsunami en Asie pourrait parfaitement métaphoriser l’épreuve insoutenable de la désolation : la radicale absence de tout sol, l’impossible accès à une terre ferme, la disparition de toutes traces d’habitation, la destruction de la structure familiale. Ce recours métaphorique implique également d’y associer la rapidité, la soudaineté des changements de paysage auxquels la modernité confronte des acteurs modestes ou installés dans une vie sociale jusqu’alors ordinaire. Qui dira la somme de détresses singulières que représente la restructuration d’une entreprise industrielle ? Qui peut décrire l’effondrement personnel et multiple d’un plan social ?
4 Les préoccupations concernant des souffrances individuelles oscillent entre la charité religieuse et le souci clinique. Elles ne doivent pourtant pas nous distraire d’un constat : celui du « déclin des dimensions conflictuelles du social » (A. Ehrenberg, 1998). En France, tout particulièrement, la désaffection syndicale peut conduire à psychologiser ce qui relève des luttes sociales. Le risque est évident : traiter psychologiquement une situation sociale peut empêcher qu’elle soit abordée socialement, économiquement, politiquement. Il se peut que la mobilisation psychologique vienne faire obstacle à la résolution des conflits sociaux. Risque également de transformer l’action militante en activité clinique. Pourtant, cette lucidité nécessaire implique, également, de reconnaître l’articulation entre diverses sources de souffrance : dans Malaise dans la culture, Freud (1929) a décrit cet enchevêtrement : « La souffrance nous menace de trois côtés : dans notre propre corps, qui, destiné à la déchéance et à la dissolution, ne peut se passer de ces signaux d’alarme que constituent la douleur et l’angoisse. Du côté du monde extérieur, lequel dispose de forces invincibles et inexorables pour s’acharner contre nous et nous anéantir. La troisième menace provient de nos rapports avec les autres êtres humains. » J’affirmerais volontiers que pour les personnes en grande précarité, tout ce que Freud annonce comme menace semble s’être réalisé. Un corps abîmé, ou très abîmé, une mise à l’écart implacable par les divers systèmes sociaux, voire des exclusions des dispositifs de réinsertion et des relations catastrophiques avec les autres êtres humains. Il convient de noter que ces souffrances sont également organisées par une transformation rapide des formes de liens sociaux. Si Hannah Arendt parle de « désolation », Charles Melman (2002) considère que l’homme de notre xxi e siècle est « un homme sans gravité », manière d’indiquer qu’à l’absence de sol ferme se conjugue l’absence de centre de gravité.
5 Les normes sociales ne pèsent plus lourdement sur les rapports entre les hommes. Du coup semble s’institutionnaliser la rupture de toute forme de liens (conjugalité ou filiation, par exemple). Je sens bien les relents réactionnaires ou conservateurs de ce type de constat et chacun comprendra qu’il ne s’agit pas de revenir à la rigidité morale du xix e siècle, mais de constater une alliance, une configuration propre à l’émergence des souffrances de nos contemporains.
6 Il est bien délicat d’exposer, d’exhiber ce qui nous pousse à travailler, écrire, sur une thématique : ici une psychopathologie des sujets en grande précarité. Je vous livrerai donc ma rationalisation de ce choix, et chacun sera mieux placé que moi pour reconnaître ce qui l’anime. À la suite de ce que je viens d’indiquer, en termes de « désolation » et « d’absence de gravité » : j’estime que ces situations psychopathologiques offrent le plus grand intérêt théorico-clinique, dans la mesure où elles permettent de retrouver la gravité de toute existence humaine. En effet, je fais mienne la remarque suivante de Levinas (1978) : « Exister est une pesanteur et non une grâce. » Les personnes en situation d’exclusion sociale nous convoquent à la mesure du poids de toute existence. L’instrument de cette mesure se ressource dans l’expérience des carences. N’avoir rien, vivre privé de tout, contraint à mesurer le poids de l’être. Le manque de tout (biens, nourriture, toit, relations) nous invite à penser l’insoutenable légèreté de l’être.
7 Ces personnes confrontées aux accidents de la vie, puis quelquefois installées dans la démunition, dans le refus de l’insertion, de l’intégration, de l’aide, vont jusqu’au bout d’une récusation : celle de la nudité pesante de l’être. L’ouverture philosophique indique ce qui pourrait orienter ces existences, ces modes de survie catastrophique, ou en tout cas une perspective que je voudrais, dans un premier temps, déplier, à partir d’une sorte de postulat psychanalytique : vivre, continuer à vivre, consiste à ne plus se sentir menacé par son passé. C’est une idée que développe Stefan Zweig à propos de la vieillesse : « Vieillir n’est, au fond, pas autre chose que n’avoir plus peur de son passé », écrit-il dans 24 h de la vie d’une femme. On notera la coïncidence entre la réflexion de Hannah Arendt et celle de Stefan Zweig à propos de la vieillesse comme « désolation ».
8 Le passé premier qui reste menaçant pour ces sujets concerne l’expérience de la détresse primitive (hilfosigkeit). Il est toujours inapproprié d’affirmer que des sujets choisissent de s’installer dans la détresse primitive, de recourir à l’expérience de la détresse primitive, pour reconquérir leur statut de sujet. Mon affirmation est d’abord discutable car les possibilités de choisir suggèrent une conscience des options possibles. Or, la conscience, la raison, ne sont pas en cause dans ce choix inconscient, et, par ailleurs, les conditions socio-économiques dans lesquelles certains peuvent se trouver ne relèvent pas de choix personnels. S’installer dans la misère socio-économique et dans la souffrance psychique ne constitue pas le résultat de délibérations souveraines. La situation sociale, le désarroi singulier s’imposent au sujet comme la nécessité de respirer pour survivre. Une autre objection à ma formulation initiale tient au paradoxe de l’épreuve de la détresse primitive. La conception freudienne insiste sur le fait que phénoménologiquement le bébé s’éprouve comme strictement dépendant de son environnement (en l’occurrence maternel), pour subvenir à ses besoins, et surtout, pour survivre.
9 Pourtant, le paradoxe me paraît du plus grand intérêt. Une des premières expériences, sinon la première, d’une existence en tant qu’être vivant, suppose de se reconnaître strictement dépendant de son environnement. On retrouve, à cet égard, la remarque faite par Freud (1921) dans Psychologie collective et analyse du moi qu’il convient de citer, in extenso : « L’opposition entre la psychologie individuelle et la psychologie sociale ou psychologie des foules, qui peut bien, à première vue, nous paraître très importante, perd beaucoup de son acuité, si on l’examine à fond. Certes, la psychologie individuelle a pour objet l’homme isolé et elle cherche à savoir par quelles voies celui-ci tente d’obtenir la satisfaction des motions pulsionnelles, mais, ce faisant, elle n’est que rarement – dans certaines conditions exceptionnelles – en mesure de faire abstraction des relations de cet individu avec les autres. Dans la vie psychique de l’individu pris isolement, l’autre intervient très régulièrement en tant que modèle, soutien et adversaire, et, de ce fait, d’emblée, la psychologie individuelle est aussi, d’emblée, et simultanément, une psychologie sociale, en ce sens élargi, mais parfaitement justifié. »
10 L’impossibilité de faire abstraction des relations (de cet individu) avec les autres, ne se conçoit pas seulement dans le lien interpersonnel ou social, et au commencement dans la sphère familiale par le jeu des identifications, des motions amoureuses, elle est déjà là, au commencement de l’existence du sujet, et pas seulement sur un plan biologique – même si celui-ci est évidemment un Réel inexpugnable. L’hypothèse freudienne sur les fondements du rapport à l’environnement s’appuie sur l’expérience du Shekrl, de l’effroyable et de l’horrible. Effroi du constat de l’absence du sein et de la mère. On notera que l’omniprésence du Réel se conjugue avec l’horreur de l’absence, de la solitude, de la séparation et de la perte. Cette association reste naturellement présente dans l’extrême précarité. L’un ne peut se distinguer de l’autre. Vouloir traiter l’un sans se préoccuper de l’autre, voue probablement le travail auprès de ces sujets à des échecs prévisibles. Je veux dire que fournir un toit et de la nourriture sont des réponses appropriées et insuffisantes à des personnes sans abri et sans nourriture. Mon discours peut s’apparenter aux ritournelles caritatives, voire aux préceptes des religions monothéistes. Pourtant, l’association entre le désarroi physiologique et biologique et la misère psychique relève d’une approche proprement méta-psychologique. L’envahissement du Réel du corps, de la mort imminente, suscite les premiers recours à l’imaginaire. On se souvient que Freud (1900), dans le chapitre VII de L’interprétation des rêves, donne une première définition de l’activité désirante, organisée par l’imaginaire de l’hallucination. En l’occurrence le désir est défini comme une représentation hallucinée de l’objet qui fait défaut. À l’horreur de l’absence de l’objet succède l’hallucination de l’objet. Cet amorçage de l’activité imaginaire succède à l’épreuve du réel.
11 Ce rappel me paraît essentiel dans une première approche de la précarité. Le passage par l’épreuve du réel pourrait être reconnu comme une nécessité pour restaurer l’activité fantasmatique, puis celle du symbolique. Ce schéma est naturellement trop simplifiant. Il peut y avoir une prépondérance et une antécédence de l’imaginaire qui provoque, pour un sujet, une conversion et une submersion par le Réel. Telle patiente sous tutelle vient consulter alors qu’elle est aux prises avec un délire de persécution et vit réellement dans des conditions matérielles d’extrême précarité. Ce n’est d’ailleurs pas l’exigence et le droit à une aide matérielle qui nourrit son discours et sa plainte, l’exigence porte sur un tout autre terrain : il faut absolument que le consultant lui confirme – à partir du flot ininterrompu de faits et méfaits rapportés sur le compte de son ex-mari – que celui-ci est méchant, nocif, pervers, voulait, veut et voudra lui faire du mal. Nous voici revenus à cette expérience de l’effroyable et de l’horrible, au milieu de paroles innombrables sur les méfaits d’un ex-époux machiavélique, cette patiente évoque un temps où elle a perdu la parole, où elle ne disait plus un mot, au point d’être hospitalisée pendant quelques mois. Ce temps suit le décès de sa mère. Nous voici revenus à l’épreuve inaugurale : celle d’une sidération à la considération d’une absence, d’une perte. Cet épisode, probablement mélancolique, correspond narcissiquement aux productions délirantes. Privée de toutes relations sociales et familiales : sans lien avec sa famille et sans travail, cette femme croise jour après jour des persécuteurs armés par un ex-époux définitivement et constamment malfaisant. Dernière manière de conserver quelque valeur à ses propres yeux à partir du renouvellement d’actes malfaisants disposés à son encontre.
12 Évoquer une patiente qui survit dans la précarité et dans un délire de persécution constitue un paradoxe apparent pour un propos que je veux développer. Du sujet ne peut que survivre dans la précarité, dans l’exclusion, dans l’impossible insertion sociale et professionnelle. La précarité sociale, les carences physiologiques viennent s’ajuster à une cause, à une causalité paranoïaque. Ce n’est pas le réel physique ou social qui est nourri de ses souffrances, tout au moins dans son discours. Elle ne se plaint pas de ressources financières insuffisantes, au contraire, c’est le trop, l’excès de méfaits de l’ex-mari qui alimente sa plainte. Elle se retrouve (à tous les sens de ce terme), dans une situation de précarité. L’imaginaire lui restitue ce dont l’environnement la prive : attention, considération. Le réel n’est alors pas source de privation, de manque, mais atteste d’une considération indéfectible venue d’un objet. Et notamment ici, sur le monde persécutif, à une attente toujours vivace d’amour venu de l’objet, laisse place une haine indissoluble venue d’un objet imaginairement constitué. Cette restauration de l’objet semble s’effectuer aux dépens du sujet, par les carences définies par le Réel que le sujet supporte. Le retour ou le recours au Réel est une nécessité pour recouvrir un accès à une subjectivité assumée, reconnaissable, même si elle semble méconnue de celui qui en est porteur et surtout de l’environnement social, voire des dispositifs sociaux de restauration, de prise en charge (Le terme « prise en charge » est pour le moins malencontreux, ou au contraire, pertinent, pour exprimer une forme de réfutation de l’existence des sujets, de l’accès à la dignité de sujet).
13 On notera, par exemple, que l’extrême précarité de certains s’accompagne d’une revendication de dignité dans le refus de toute prise en charge dans le refus d’obtempérer aux diverses charges (recommandations, conseils, aide) des services sociaux. Alors que le Réel est envahissant, vitalement menaçant, des êtres estiment survivre en tant que sujets en refusant de se soumettre aux ordres, aux exigences d’une survie biologique. Exister semble se confondre avec l’expérience permanente d’une menace surgie du Réel. Le Réel échappe à l’emprise de ces sujets comme de tout sujet, mais n’en finit pas de se constituer en une menace visible pour l’existence. L’horizon d’une intervention, d’un travail clinique envisageable avec de tels sujets, avec des êtres sous l’emprise de la menace ininterrompue pourrait se concevoir comme une ouverture.
14 L’ouverture pourrait consister à installer très progressivement un mode d’être au monde où la menace de mort n’est pas le seul horizon visible et percevable. Les intervenants auprès de ces personnes auront à se manifester sans ignorer la menace et sans y être perpétuellement soumis. Je veux dire que reconnaître une détresse singulière est nécessité, mais peut-être à distance de la loi de menace vitale. Ces propos peuvent paraître abstraits ; ils s’appliquent pourtant au quotidien des intervenants : des sujets précarisés, par exemple, frappent à toutes les portes et profèrent des menaces proportionnelles à l’expérience des risques vitaux auxquels ils s’exposent. Les personnels des diverses institutions sollicitées et soumises aux revendications verbales et violentes (l’agir est souvent imminent), peuvent arriver à se prévenir, entre eux, de l’arrivée d’un sujet particulièrement problématique par sa violence. L’insupportable des uns devient l’insupportable appréhendé par les autres. L’anticipation du risque ne l’atténue pas, au contraire, et la possibilité de considérer une situation singulière sera écrasée par les mesures préventives pour tenter d’accueillir le nouveau dangereux. L’appréhension transmise avec forces détails exclut la compréhension – ou, pour le dire en d’autres termes, l’anticipation d’un danger expose à une abolition de l’écoute.
15 Les mesures de protection personnelle viennent remplacer l’opportunité de l’installation d’une relation interpersonnelle. Cet ordinaire de la vie des lieux d’accueil et d’hébergement indique la complexité du travail des intervenants, l’angoisse qui étreint des sujets précarisés finit par saisir des institutions et leur personnel. Et le fait de parler de son travail, de l’accueil, n’a pas toujours comme vertu essentielle, de contenir l’angoisse, de l’élaborer, mais expose au risque de la potentialiser. À une crainte insupportable vécue par des sujets en grande détresse, doit faire place une crainte supportable et assumée.
16 Assumée physiquement tout d’abord, et à partir de l’organe des sens le plus archaïque : l’odorat. Lors d’un travail de supervision, un intervenant redoutait de dire à son interlocuteur que son odeur (lui) était insupportable, il craignait d’être inutilement agressif, d’être maladroit, d’être exagérément intrusif. Bref, de déclencher des réactions excessives et encore plus, agressives. Il redoutait de faire entendre qu’il ne pouvait pas sentir son interlocuteur (avec le niveau symbolique de la métaphore), et que ce soit confondu avec le réel d’une présence physique insupportable. La discussion à propos de cette situation conduisit à penser une formulation pour assumer l’aspect physiquement intolérable de la rencontre. Chacun reconnut que dire : « Vous sentez mauvais », n’était pas une formulation des plus appropriées. Le choix de dire : « Votre odeur est une source de gêne pour moi, pour pouvoir continuer à travailler avec vous, est-ce que vous ne pouvez pas faire quelque chose contre cela et pour moi. » Cette formulation (approximativement retrouvée) fut particulièrement fructueuse : cet homme qui avait choisi inconsciemment la négligence corporelle pour obtenir un rejet vif et réitéré, finit par s’inscrire dans un lien social, à partir d’une rencontre singulière assumée sans crainte excessive de la part de l’intervenant.
17 Beaucoup de questions pourraient être posées à la suite de ce bref aperçu d’une expérience riche et complexe. J’en retiendrai une seule : celle de la nécessité d’une implication, d’un engagement de l’intervenant pour créer et maintenir un lien, pour, à partir de ce lien, réaménager une inscription dans un environnement humain, pour restaurer une intimité narcissique détournée. Postuler la nécessité d’un engagement implique d’accepter le risque de l’erreur et suggère des interrogations essentielles : s’agit-il d’aimer son interlocuteur ou de se démontrer à lui comme personnage aimant ? D’aimer la vérité d’un sujet ou d’aimer celle que l’intervenant lui souhaite ? Ces interrogations rejoignent celles que suscite le travail thérapeutique auprès de patients psychotiques. Et je ne suis pas loin de penser qu’intervenir auprès de personnes en grande précarité et déshérence pourrait s’inspirer des interventions soignantes auprès de malades psychotiques.
18 Ce rapprochement avec la problématique de la psychose pourrait s’associer à une conception du statut du manque dans la psychose. « Le psychotique, dit François Perrier (1994), fait parler le savoir de son manque, faute d’être apte à en crier la vérité. » Je modifierais volontiers cette considération sans nécessairement lui faire perdre toute sa pertinence, en affirmant que le sujet en situation d’extrême précarité crie, hurle, son savoir sur le manque, faute d’être apte à en dire la vérité. On notera d’ailleurs que cette opération – comme pour des sujets psychotiques, s’effectue sans transfert, selon Freud (en tout état de cause sans un transfert de registre névrotique, c’est à une instance indistincte : le système, l’état, les bureaux que s’adresse la véhémence revendicative et violente). C’est l’être et les actes du sujet errant qui sollicitent les intervenants divers et non un sujet désirant s’adressant à un Autre. Il semble que le recours au Réel, à l’envahissement par le réel, à l’errance, constitue l’ultime mode d’existence du sujet. Et, à nouveau, F. Perrier (ibid.), à propos des sujets psychotiques définit cette fonction ultime du Réel : « Il se fait pincer par le réel pour que ça lui fasse mal et que dès lors il sache qu’il ne rêve pas sa vie et son être dans l’expérience même de la déraison. »
19 Je soumets ces quelques idées pour tenter de commencer à penser la problématique de sujets gravement désocialisés, source de difficultés récurrentes pour les personnels des services, associations chargés de les accueillir, de les aider à survivre, de les soigner. Ces difficultés, je tente de les élaborer cliniquement avec eux, dans des supervisions ou groupes de réflexions sur la pratique. À partir de deux situations et des modes d’appréhension, de traitement, des formes de réactivité, je me propose de continuer publiquement cette œuvre collective d’élaboration, sous forme de récit d’humeur, manière de faire écho à la charge émotionnelle, à l’emprise existentielle auxquels sont soumis ces personnels.
Première situation
20 Elle concerne un usage dans la désignation des personnes accueillies par les travailleurs sociaux. Le traitement social de la précarité peut s’exprimer dans un des usages de la désignation des personnes accueillies par les travailleurs sociaux. J’ai noté, et chacun a pu le faire, voire s’y prêter, j’ai noté donc que dans les échanges entre travailleurs sociaux, type « réunion de synthèse », dans les rapports écrits, voire dans les mémoires de fin d’étude, que les personnes, objets du travail social, étaient désignées sous le vocable « monsieur, madame », sans précision du patronyme, ni même de l’initiale du patronyme. Quelquefois la dénomination change avec des variations sur le statut de la personne ainsi désignée, monsieur devient le père, l’époux, le mari, le concubin, le conjoint, très rarement l’amant ; de même madame peut devenir la femme, la concubine, la ou le conjoint, et plus rarement, la maîtresse, ou même la belle-mère, et exceptionnellement la marâtre. Parfois on s’éloigne du statut et du rôle pour une désignation administrative, l’intéressé ou l’allocataire. Bien entendu, les variations à l’intérieur d’un même discours des modes de désignation peuvent refléter ou s’articuler à la variabilité des postures transférentielles pour chaque travailleur social et sujet en situation de précarité.
21 Je préfère cependant réfléchir à la dénomination en termes de « monsieur, madame ». On peut d’abord y reconnaître une forme de convention sociale, d’usage poli de la forme, dans ce mode d’interpellation, pourrait être indiqué une sorte de respect inconditionnel des règles d’usage en matière de désignation d’une personne avec qui il n’existe d’autre lien que celui déterminé par l’exercice professionnel. Ce serait l’équivalent de l’échange ordinaire entre l’employé de la poste et son client : « Bonjour, monsieur… ». Pourtant, ce qui m’apparaît comme décalé est justement que le mode d’interpellation subsiste alors même que la situation d’interpellation, d’interlocution, est passée. Je comprends et je trouve tout à fait approprié qu’une assistante sociale, en s’adressant à son interlocuteur, lui dise « monsieur, madame ». Je ne comprends pas que cette désignation subsiste alors que la présence de l’interlocuteur n’existe que dans un récit, un compte rendu narratif.
22 Ce qui vaut pour le moment de l’interpellation ne me paraît pas approprié pour le temps de l’évocation. Évoquer celui que l’on a rencontré en le désignant par « monsieur » ne permet pas de récupérer sa présence physique, sa possibilité d’accueillir et de répondre à ce mode de prise de contact, et envoi de la parole. Désigner par la troisième personne nous conduit dans les parages de la calomnie ; R. Barthes (1975) affirme que « il » (est) « le mot le plus méchant de la langue », manière d’indiquer que dans ce pronom, le nom est récusé, le patronyme ignoré, le statut et le rôle dédaignés. C’est le pronom de la dérobade, du refus de reconnaître la personne. À cet égard, je pense que « monsieur, madame » renforcent ce mépris et cette ignorance. Le respect excessif d’apparence peut perpétuer la médisance.
Deuxième situation
23 Nous sommes dans un organisme chargé de mettre en place des dispositifs en direction des personnes en situation d’exclusion. Les personnes, les formateurs, participent à une supervision. Une femme (la cinquantaine) évoque, comme convenu, une situation de travail auprès d’un homme (la cinquantaine). Le dispositif s’intitule « appui social individualisé (asi) ». Termes qui ne manquent pas de résonance après la désolation qu’a subie l’Asie à la fin 2004. Le dispositif consiste, par une série de rencontres individuelles, d’entretiens, à permettre à des personnes désocialisées, dans la désolation, de progressivement d’abord sortir de l’isolement (la racine « sol » revient, mais l’étymologie est alors incorrecte, le sens est bien d’une absence, d’un abandon de liens, d’un repli insulaire sur soi, très loin du continent de la socialisation).
24 Cet homme se présente au premier entretien dans une sorte de fureur intense. Il n’a plus d’emploi, il travaillait pour une mairie, par petits contrats successifs, son dernier contrat n’a pas été transformé en embauche durable, il insulte copieusement le maire de la commune, qui est une femme, il traite son époux de « pédé », il multiplie les menaces, flinguer cette « salope », descendre ce « pédé ». La formatrice précise qu’elle n’éprouve pas de peur, mais indique que ce discours, repris entretien après entretien, lui apparaîtra comme de plus en plus insupportable. Elle ajoutera qu’il « sent l’alcool ».
25 Elle indiquera que cette situation avec de tels personnages n’est pas unique, que des situations d’hommes et de femmes, âgés de plus de 50 ans, sont fréquentes, décourageantes, insupportables. Elle terminera en indiquant qu’elle ne peut plus supporter les odeurs de l’alcool et du tabac, qu’elle hume quotidiennement. Outre le premier entretien, elle déploiera avec précision l’évolution des rencontres, cet homme vit avec sa vieille mère, à l’occasion de la fête de l’Aid il a apporté des gâteaux fait par cette dernière. Il indique également qu’il aime faire la cuisine, qu’il aimerait bien retrouver un travail dans ce domaine. Carine, la formatrice trouve là une triple opportunité : satisfaire l’institution qui l’emploie et qui ne parvient pas à remplir un stage de formation dans ce domaine, en finir avec ses remontrances de plus en plus pénibles, et offrir une perspective de reconversion adaptée. La procédure de recrutement est déclenchée, il est reçu par la directrice, il est plutôt optimiste sur ses chances d’être recruté. La réponse tarde (probablement pour des raisons d’effectifs, le stage ne peut être organisé, car si le nombre de participants est insuffisant, la rentabilité l’est également, et le principe comptable, très strictement appliqué à ces organismes soumis au principe de survie par subvention et, par conséquent, à un principe constant d’incertitude). On ne peut que souligner cet étrange état de fait, où l’organisme chargé d’appuyer socialement des sujets désocialisés est soumis avec ferveur comptable à une incertitude permanente sur la fiabilité de son financement. On ne peut pas dire que l’état et les collectivités locales aiment ceux qu’ils prétendent aider. Le dicton, a priori juste, dit : « Quand on aime, on ne compte pas. » En fait, ils n’arrêtent pas de compter, de contrôler, de vérifier l’usage des deniers qu’ils attribuent, selon le principe de la concurrence dans l’économie libérale, et le critère des compétences et de l’expérience passe toujours bien après celui du coût prévisionnel du projet.
26 En tout cas, cet homme s’impatiente, et reprend les mêmes insultes et menaces proférées à l’égard du premier magistrat de la commune pour les adresser, via la formatrice, quand il la rencontre, via la secrétaire, par des appels quasi quotidiens. Il lui est conseillé d’appeler la directrice, ce qu’il fait, et apprend que la décision n’est pas prise. Cela n’apaise pas sa colère. Il estime qu’il n’est pas un pédé et n’accepte pas d’être pris pour un « con ». L’issue de cette escalade d’insultes, de menaces, où l’alcoolisation paraît être adjuvante, est naturellement prévisible : il n’est pas recruté pour ce stage de formation. La directrice lui fait savoir qu’elle est disposée à le recevoir pour lui commenter sa décision, il refuse et répète qu’il ne faut pas le considérer comme un « con », et un « homosexuel ». Après ce récit, fait avec précision et authenticité, Carine passe insensiblement de l’expression d’une colère sourde aux larmes. Elle se sent impuissante face à ce type de situation, et estime que sa position l’y confronte de plus en plus souvent. Enfin, elle annonce que désormais l’odeur du tabac et de l’alcool lui est insupportable (bref elle ne peut plus les sentir, pourrait-on interpréter trop rapidement). L’élaboration qui fait suite à ce récit relève notamment et classiquement de la situation sur laquelle porte ce jour-là la supervision : un homme de 50 ans, en souffrance face à la perte d’un emploi précaire, un homme en détresse face à l’insupportable qu’il suscite et qu’il vit. Cet homme représente également cette femme confrontée, semaine après semaine, à l’insoutenable de la misère (de la misère du monde, dirait Bourdieu), d’une souffrance personnelle qui rejoint la sienne.
27 La richesse de cette situation mériterait des développements divers. Je me contenterai d’en esquisser un nombre limité. Et d’abord une remarque sur la colère : un des premiers arguments de la colère est le délai (trop long, non respecté, indéfini). Chaque colère exprime avec violence l’impossibilité d’accepter du délai pour dire l’insupportable du délai, le désespoir de l’attente. Le délai sans limites, clairement prévisible, ranime l’expérience du mépris, du délaissement, de la déconsidération, de l’abandon. La colère se construit sur une revendication extrême de reconsidération, d’attention, de haine, faute d’amour. Mais ce déterminisme apparent des colères ne suffit pas pour en interroger le sens. J’avancerai l’hypothèse qu’elle semble se nourrir d’une haine de soi, une sorte de refus de ses propres limites de ses orientations, de ses transgressions et passages à l’acte. Ou encore, elle pourrait s’inscrire sur une sorte de nécessité inconsciente de punition, de recherche incessante de rejets actifs. L’intensité du désarroi de ces êtres en colères se marque dans une sorte d’infirmité à vivre la rencontre. Et ma remarque s’applique à la fois aux sujets précarisés et aux divers intervenants qui tentent de les accueillir. « Rencontrer un homme, c’est être tenu en éveil par une énigme », Levinas (ibid.). Des êtres en déshérence disent savoir ce qui est cause de leur malheur ininterrompu, ils situent un événement déterminant, une mauvaise rencontre, l’exception d’un destin implacable (P.-L. Assoun. 1999). Mais reste l’énigme source de rage et de colère, celle du sens de leur existence, de la valeur de leur être. Et pour ceux qui les accueillent, cette énigme est tout autant nécessaire et centrale.
28 Une deuxième remarque s’impose pour cette situation, comme le plus souvent dans chacune des situations singulières auxquelles des sujets en mal d’insertion professionnelle (comme c’est, en partie, le cas pour le cas présenté plus haut), ou encore pour des sujets en grande précarité, ils se vivent dans l’exception, dans une situation exceptionnelle et intolérable. J’estime que ce statut est source de souffrances physiques, sociales, psychiques peu contestables, mais se présente également comme une posture ardemment revendiquée et source de jouissance. Freud affirme dans « le motif du choix des trois coffrets » : « L’homme, lui aussi, est une parcelle de la nature, et, à ce titre, il est soumis à l’immuable loi de la mort. Contre cet assujettissement, il fallait que quelque chose protestât en l’homme, car il ne renonce qu’avec le plus grand déplaisir à sa position d’exception. » Il convient donc de reconnaître un paradoxe : dans le choix d’une misère, dans la persistance d’une désillusion, un sujet tente de se maintenir en tant que sujet par une posture, une place d’exception.
29 Une troisième remarque concerne l’omniprésence des odeurs. Avant toute parole et après, avant la rencontre et après : l’odeur subsiste. Le départ du patient ne suffit pas pour se débarrasser de sa présence. L’odeur existe et insiste. La présence est d’autant plus forte qu’elle est invisible et muette. Un sujet impose ainsi son intimité la plus prégnante et son étrangeté la plus haïssable. Nous sommes bien au cœur de la problématique de la précarité et de l’exclusion : celle d’une intimité livrée sans aucune limitation et celle d’une étrangeté source de répulsion immédiate, aussi instantanée que l’irruption de l’odeur. À ce propos, il est utile de se souvenir qu’intime (intimus) est le superlatif d’intérieur (interior), soit le plus intérieur dans une traduction littérale du latin. Dans ces conditions, l’intimité si obscènement, si brutalement livrée par l’odeur ne peut que se déposer en une angoisse sans médiation sur celui qui en est saisi. Avec l’odeur, l’angoisse s’impose à un destinataire éprouvé. En fait il est possible d’envisager que l’odeur, sa présence, sa prégnance, qualifie l’absence de tout refoulement. Celui qui pue ne retient rien, celui qui est atteint par l’odeur trop forte est conduit à mener une lutte difficile, insupportable pour le refoulement de la haine.
30 La formatrice qui se dit épuisée pourrait témoigner de ce combat, de l’immense fatigue accumulée pour s’opposer aux pulsions haineuses suscitées par l’envahissement des odeurs. Pulsions haineuses probablement antinomiques avec son idéal professionnel. L’extrême proximité vectorisée par l’odeur peut devenir source de terreur, de fait la sensibilité aux odeurs témoigne de l’insupportable d’une trop grande intimité. Intimité physique à l’évidence, intimité psychique projetée dans l’exposition de la détresse et de la menace de mort. L’insistante présence de l’odeur ne lui fait pas perdre son statut d’innommable.
31 Le sujet en état de grande précarité affirme que sa vie n’est plus une vie et fait éprouver cette sorte d’absolu de l’invivable dans l’absence de délimitation que l’odeur impose. L’odeur absorbe l’altérité. Pour écouter, pour entendre les intervenants ont besoin d’une intimité, la disponibilité clinique n’implique pas une maison ouverte à tout vent, l’odeur fait reprendre la question de l’envahissement par le Réel. La pensée surgit de l’impensé et de l’impensable, mais elle nécessite une sorte de quant à soi, l’odeur peut intoxiquer la pensée. S’il arrive que la situation psychanalytique soit un enchantement pour l’intime, des situations de rencontre avec des sujets en grande précarité se transforment en un déchaînement insupportable de l’intimité offerte. On peut estimer que des sujets vivent l’épreuve de tonalité psychotique d’une très incertaine délimitation dans la rue, dans l’errance, dans l’exclusion. L’odeur infligée pourrait être le témoignage le plus prenant, le plus évident de l’intolérable de cette expérience.
32 Pour conclure, je voudrais souligner les conséquences de cette esquisse d’état des lieux sur les nouvelles formes de manifestations psychopathologiques.
33 D’abord, il convient d’accepter de quitter le terrain familier des structures hospitalières, intervenants et cliniciens travaillent littéralement sans garde-fou. Ils ont donc à installer, à intérioriser un cadre interne pour leurs rencontres quotidiennes. À cet égard, on ne peut que partager le diagnostic de Roussillon (1997) concernant la place du clinicien face à l’errance : « Il est dans les squats, là où l’autre a établi un campement précaire, son cadre nomade, son identité errante, là où les conditions de la rencontre clinique doivent être réinventées, redécouvertes. »
34 Il me semble qu’il y a un renversement du travail clinique conventionnel, celui dont le cadre permet à des processus de se déployer et d’être élaborés. Dans ces situations, il apparaît que les processus sont premiers avant toute mise en place d’un cadre, ils sont intenses et quelquefois violents et sauvages. Il y aura donc à rendre supportable la rencontre, inventer son cadre. L’itinéraire qui va de l’invivable au vivable est le terrain de la créativité clinique.
Bibliographie
Bibliographie
- Assoun, P.-L. 1999. Le préjudice et l’idéal, pour une clinique sociale du trauma, Paris, Anthropos.
- Barthes, R. 1975. Roland Barthes, Paris, Le Seuil.
- Ehrenberg, A. 1998. La fatigue d’être soi, Paris, Odile Jacob.
- Freud, S. 1921. Psychologie collective et analyse du Moi, Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1951.
- Freud, S. 1929. Malaise dans la civilisation, Paris, puf, 1978.
- Gori, R. 1996. La preuve par la parole, sur la causalité en psychanalyse, Paris, puf.
- Lebrun, J.-P. 2002. « États dits limites et lien social », dans Le sujet post-moderne, Paris, L’Harmattan.
- Levinas, E. 1978. De l’existence à l’existant, Paris, Vrin.
- Melman, C. 2002. L’homme sans gravité, Paris, Denoël.
- Perrier, F. 1994. La Chaussée d’Antin, nouvelle édition, Paris, Albin Michel.
- Roussillon, R. 1997. L’errance identitaire dans « Souffrance psychique, contexte social et exclusion », actes du colloque de Lyon Bron, orspere, septembre.
Mots-clés éditeurs : mélancolie, supervision, réel, angoisse, exclusion, odeur, menace, détresse primitive, précarité
Mise en ligne 01/12/2005
https://doi.org/10.3917/cm.072.0089