Notes
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[*]
Luc Vanden Driessche, psychologue, psychanalyste, docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse de l’Université Paris vii. Adresse : La Ville es Ruelle, F-22800 Saint-Donan.
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[1]
G. Simenon, Le bourgmestre de Furnes, Paris, Actes Sud, 1992.
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[2]
Nous employons ici ce terme dans l’acception très large qui est la sienne actuellement. Il peut s’agir d’une déficience mentale, motrice ou sensorielle avec dans certains cas troubles de la personnalité surajoutés. Mais cette disparité de nature de l’anomalie s’estompe cliniquement quant à ce qui nous intéresse ici, à savoir ses effets sur le psychisme parental.
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[3]
P. Assouline, Simenon, Paris, Gallimard, 1996.
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[4]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, Paris, puf, 1977.
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[5]
A. Bernos, « La naissance de l’enfant anormal : mythe et fantasme, approche psychanalytique, à partir de contes, croyances et rêves », dans Topique n° 43, Paris, Gauthiers-Villars, 1989.
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[6]
A. Gide, La séquestrée de Poitiers, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997.
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[7]
Kenzaburo Oé, Dites-nous comment survivre à notre folie, Paris, Gallimard, 1982. Il s’agit de la nouvelle donnant son titre au recueil.
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[8]
J. S. Kestenberg, I. Brenner, « Le narcissisme comme moyen de survie », dans Revue française de psychanalyse, tome LII, 6, Paris, puf, 1998.
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[9]
S. Ferenczi, « Le rêve du nourrisson savant », dans Œuvres complètes, tome III, Paris, Payot, 1974 ; et « Analyse d’enfants avec des adultes », dans Œuvres complètes, t. IV, Paris, Payot, 1982.
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[10]
S. Tomkiewicz, « L’évolution des familles de handicapés mentaux. De la famille objet à la famille sujet », dans C. Gardou (sous la direction de), Handicap, handicapés, le regard interrogé, Toulouse, érès, 1992.
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[11]
Et en dernier ressort à l’enfant en soi : cf Danièle Brun, L’enfant donné pour mort, Paris, Dunod, coll. « Psychismes », 1989.
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[12]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, op. cit.
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[13]
J. Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, epel, 1995.
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[14]
S. Freud, « L’inquiétante étrangeté », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1985.
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[15]
S. Freud, « La sexualité féminine », dans Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984.
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[16]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, op. cit.
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[17]
S. Freud, « L’inquiétante étrangeté », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, op. cit.
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[18]
S. Freud, « Le moi et le ça », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
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[19]
sessad : Service d’éducation spécialisée et de soins à domicile.
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[20]
Il s’agit d’une neurofibromatose, affection héréditaire transmise sur le mode autosomique dominant, avec une expression occasionnelle, évolutive : tumeurs diverses, adénomes et dysplasies avec comme conséquences une déficience intellectuelle et quelquefois (ce n’était pas le cas ici) des troubles psychotiques.
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[21]
C. Gardou, « Frères et sœurs des personnes handicapées », dans Le handicap en visage, t. III, Toulouse, érès, coll. « Connaissances de l’éducation », 1997.
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[22]
V. Philip de Saint-Julien, « S’autoriser à vivre », dans C. Gardou (sous la direction de), Frères et sœurs des personnes handicapées, op. cit.
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[23]
Ibid.
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[24]
Comme il l’écrit à Gaston Gallimard, dans P. Assouline, op. cit.
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[25]
Ceci pourrait évoquer, sous l’angle narcissique, le mécanisme du double tel que Tobie Nathan a pu en développer la fonction fondatrice d’identité.
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[26]
Sur le désir de « retrouver l’illimité, l’absolu, la perfection d’un moi dont la plaie, laissée béante par l’arrachement de son narcissisme, serait enfin cicatrisée » qui accompagne toute réalisation symbolique, fut-elle œdipienne. Cf. J. Chasseguet-Smirgel, La maladie d’idéalité, essai psychanalytique sur l’idéal du moi, Paris, L’Harmattan coll. « Émergences », 1999.
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[27]
S. Korff- Sausse, « Le handicap figure de l’étrangeté », dans Maurice Dayan (sous la direction de) Trauma et devenir psychique, Paris, puf, coll « Psychopathologie », 1995. Voir aussi : D. Candilis-Huisman, « Les craintes pendant la grossesse, perspectives historiques et anthropologiques », Contraste n° 4, 1996.
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[28]
G. Simenon, « Un homme comme les autres », dictée n° 1, dans Mémoires, Paris, Presses de la Cité, coll. « Omnibus », n° 26.
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[29]
Pierre Assouline poursuit : « Il évoquera ses années à La Rochelle et alentour comme la période la plus heureuse de sa vie… Un lieu où il a l’impression de retrouver une harmonie intérieure. »
1 « Je viens de lire Le bourgmestre de Furnes [1], c’est un livre absolument remarquable – un de vos meilleurs romans – je vous le dis avec enthousiasme. » Aux raisons qui sont celles de Gaston Gallimard pour adresser cet hommage à Simenon, nous ajoutons le pouvoir d’évocation mais aussi de réflexion que ce roman possède concernant la clinique de la parentalité perturbée par le handicap [2] de l’enfant. Certes, nous constatons qu’il obéit à la règle générale pour tous les romans de l’auteur, qui est d’être organisé « autour de la vie d’un individu à un moment donné… Un homme qui fait corps avec le décor… Simenon s’interroge sur la nature de l’évènement qui va bouleverser sa destinée et l’engager dans une voie dont il ne soupçonnait même pas l’existence. Tout le roman se déroule en amont et en aval de cette crise [3]. » Mais nous tenons pour central le rôle qu’y joue la confrontation du héros Joris Terlinck à l’anormalité de sa fille Emilia.
2 Ceci peut ne pas apparaître évident à première vue, car Simenon concentre en un seul drame trois éléments cruciaux qui sont sur le point de changer la vie du bourgmestre : outre cette paternité et la question qui en résulte du placement de sa fille, il y a la mort prochaine de sa femme et enfin l’inéluctable perte de son poste à la mairie. Mais ces évènements sont intriqués et peuvent être reliés primitivement au handicap dans la mesure où l’on peut faire un lien entre celui-ci et la maladie de Mme Terlinck – un cancer des intestins qui identifie celle-ci au « fruit de ses entrailles », et que d’autre part la destitution viendra du refus du bourgmestre de renoncer à ce qui est considéré par la population comme une séquestration de sa fille au domicile familial. Mais surtout, pendant toute la période qui précède et prépare le dénouement, Joris Terlinck passe le plus clair de son temps à Ostende. Le désintérêt croissant qu’il affiche pour les affaires municipales est ce qui finira de provoquer sa chute. La partie centrale du roman est occupée par les allées et venues quotidiennes entre Furnes et Ostende où il y rencontre Lina Van Hamme, qui est la fille de son rival à la mairie et que celui-ci a chassée de chez lui pour être tombée enceinte hors mariage. Nous pensons que l’intérêt que Terlinck porte à Lina est lié principalement au fait qu’il est père d’une enfant handicapée, Emilia, à la fonction qu’elle occupe dans les représentations narcissiques qu’il tente de mettre en place, en l’associant précisément à cette dernière.
3 Cette association de Lina et d’Emilia correspond à ce que nous avons repéré dans un certain nombre de cas, et illustre bien notre thèse concernant cette clinique. Le déni du handicap sur lequel on s’arrête trop – ou pas assez – et le clivage qui en résulte nous apparaissent comme le moyen de laisser la place à un véritable travail psychique de la part des parents. Ce qui émerge plutôt de leur discours en effet est un ensemble de représentations qui concourent à former, de façon plus ou moins distincte, l’image d’un autre enfant que l’enfant réel, un enfant parallèle en quelque sorte, qui répond mieux aux grandes étapes symboliques du développement. Cet ensemble de représentations, mêlant éléments réels et d’autres plus idéalisés, peut justement prendre comme support l’association de l’enfant handicapé avec un ou plusieurs enfants de la fratrie ou du cousinage par exemple. Se modifiant au fur et à mesure que l’enfant grandit, ces représentations contribuent en dernier ressort à la reconstruction de l’image narcissique parentale primitivement mise à mal. Celle-ci est cependant nécessaire pour accompagner les processus de séparation psychique intrinsèques à la parentalité.
4 Dans le texte inaugural du narcissisme, Freud décrit en effet le mouvement par lequel la mère voit d’abord son enfant comme une « partie de son propre corps [4] » puis comme « un objet étranger ». Le narcissisme primaire, mis alors en péril dans la mesure où pour le parent lui-même, c’est d’une séparation de l’objet primaire dont il s’agit, réapparaît ensuite par la projection puis l’identification à l’enfant, sous la forme de la figure de His Majesty the Baby. Ce moment narcissique, comme nous l’appelons, est rendu problématique en cas de handicap par la difficulté initiale à se retrouver dans l’enfant, et mobilise alors tous les ressorts de la projection, à l’aide en particulier de ces représentations d’enfant parallèle.
Les relations fusionnelles
5 Mais cette dynamique narcissique peut préalablement s’arrêter, trouver refuge momentanément dans une représentation de soi où l’enfant est toujours considéré comme une partie de son propre corps. Ce mode d’auto-représentation nous paraît fonctionner lorsque les relations restent fusionnelles entre les parents et l’enfant, comme c’est tout d’abord le cas dans le roman de Simenon. Mme Terlinck a un contact difficile avec sa fille, mais elle est dans un lien peut-être plus fort et plus fermé à celle-ci que ne l’est son époux. Sa maladie elle-même prend le sens dans le roman d’une identification à Emilia. Néanmoins, la femme du bourgmestre cherche inconsciemment une signification à l’existence de cette anormalité. Comme souvent, devant ce qui est un échec majeur aux capacités représentatives, il y a recours à la dimension religieuse [5] : Mme Terlinck y voit une « punition du ciel ». Sur le plan œdipien, sa culpabilité prend aussi la forme de n’avoir pas donné à son mari un enfant comme les autres.
6 Celui-ci veut à tout prix maintenir Emilia chez eux, s’oppose à toute séparation. Les relations avec sa fille sont centrées autour des soins et de l’alimentation. Nous rencontrons effectivement des situations cliniques où la déficience réelle de l’enfant peut permettre de prolonger des modes de protection en soi obsolètes et qui deviennent alors une surprotection. Celle-ci peut avoir comme conséquence de limiter l’autonomie de l’enfant, et de compliquer les décisions de prise en charge par des services de soins et d’éducation, bénéfiques au développement de l’enfant. Ces décisions d’orientation de l’enfant sont difficiles à prendre pour les parents dans la mesure où elles rendent de nouveau présente l’annonce du handicap.
7 Ces difficultés connaissent évidemment des degrés divers. Pour décrire une situation romanesque paroxystique, Simenon s’inspire d’un fait divers authentique relaté par André Gide [6] : la découverte de l’enfermement pendant vingt-cinq ans d’une jeune femme anormale par sa mère, veuve d’un ancien doyen de la faculté des lettres de Poitiers. André Gide y décrit l’enquête, qui se déroule dans une atmosphère à la Simenon a-t-on envie de dire, en cherchant à faire comprendre la décision d’acquittement qui fut prononcée à l’époque. Certains éléments de cette affaire qui défraya la chronique rappellent directement le roman, tel le luxe – qui provoqua l’étonnement du public à l’époque – de la nourriture qui était apportée par sa mère à la jeune femme enfermée.
8 Sur les nécessités qui peuvent fonder une telle relation, Kenzaburo Oé, lui-même père d’un enfant handicapé, s’exprime de façon magistrale dans une de ses nouvelles [7]. Il y explique comment le héros avait compté sur la venue au monde de son enfant pour « commencer une nouvelle vie » mais que lorsqu’il avait appris que celui-ci portait une grave anomalie « quelque chose s’était brisé, irréparablement. Puis la présence de ce bébé avait très vite colmaté la fracture ». Plus tard, il aura l’occasion de se rendre compte que c’est lui-même qui avait besoin de ces « lourdes chaînes » qui le reliaient à son fils, et que s’il « était un esclave au service de son fils frappé de déficience mentale », « le maintien de cette existence, c’est surtout lui qui l’avait ardemment désiré ».
9 En fait, ce mode de relation fusionnelle – le héros de la nouvelle de Kenzaburo Oé se voit comme un « Coelatius femelle croissant dans les grandes profondeurs, avec son fils enchâssé dans son corps » – fournit au parent une nouvelle assise narcissique. La valorisation à l’extrême de la relation anaclitique permet d’idéaliser la position d’être celui qui protège et qui nourrit. Dans la même nouvelle nous voyons comment ce père ambitionne d’être la prothèse palliant la déficience de son enfant en étant « les yeux et le cerveau de son fils ». Pour le parent, le nouvel investissement libidinal de son moi – réclamé par une expérience qui se présente comme une situation ou sa propre survie est en jeu [8] – passe par une auto-représentation où il sauve fantasmatiquement son enfant. Quelque part, ce dernier sauve ainsi le parent lui-même, en reproduisant dans le réel la situation onirique de l’autoclivage narcissique décrit par Sandor Ferenczi [9].
10 L’ambivalence d’une telle relation – contribuant peut-être à son ouverture ultérieure – n’échappe pas à Simenon. Lorsqu’on évoque une nouvelle fois l’idée d’un placement devant le bourgmestre, il écrit : « L’espace d’une seconde, ses yeux s’embuèrent, sa pomme d’Adam remua, mais sa belle-sœur ne s’en aperçu pas : ma fille ne me quittera pas ! » Et il poursuit : « Ce n’était pas des mots d’amour… des mots de haine. »
11 Mais, comme nous le disions plus haut, cette situation le plus souvent ne peut pas perdurer, à moins de rester un refuge par sa valeur auto-représentative. Soit qu’elle ne soit pas intrinsèquement satisfaisante pour le parent qui ressent lui-même l’urgence de voir la relation à son enfant évoluer – ne serait que parce celui-ci grandit et qu’il ne peut rester un « éternel bébé », malgré ce que l’on entend parfois – soit parce que des tiers vont intervenir dans cette relation, qu’ils soient membres de la famille ou bien professionnels des différentes structures de soins et d’éducation spécialisés. Depuis l’époque du « Bourgmestre » la situation a considérablement évolué de ce point de vue. En France, les parents ont d’abord pris en main la création d’institutions adaptées [10], complétées ensuite par celle de services assurant un suivi très précoce de l’enfant avec accompagnement de sa famille. Une véritable clinique du handicap s’est développée, qui favorise de façon transitionnelle l’ouverture des relations familiales. Cependant, si cette ouverture est favorable à terme pour l’enfant ainsi que pour les parents, rien ne parvient vraiment à empêcher qu’elle ravive aussi la blessure initiale.
12 Différentes rencontres vont ainsi rappeler aux parents, comme nous le disions plus haut, les moments initiaux de la découverte du handicap, avec ce qui s’ensuit, un bouleversement pulsionnel et une instabilité narcissique se manifestant par un état d’inquiétante étrangeté. Le moment où Lina commence à prendre de l’importance pour Terlinck est précédé d’un tel phénomène, clairement repérable dans le roman : c’est lorsque le bourgmestre ne se reconnaît plus lui-même dans la relation qu’il a instaurée avec sa fille qu’il vient nourrir et soigner trois fois par jour, et qu’il en ressent même de l’effroi : « Quand il ouvrit la porte là-haut, Terlinck fronça les sourcils, ne retrouvant pas le spectacle quotidien. C’était même un peu effrayant… Bonne année, Emilia, dit-il d’une voix pas nette… Elle rit. Cela lui arrivait de rire ainsi, d’un rire d’enfant anormal. » Quelques instants après, Terlinck a besoin de se réassurer devant un miroir. Cette brève séquence annonce ce qui va se jouer à plus grande échelle pour le bourgmestre et pour l’ensemble de ce qui engage sa vie : le mouvement de reconstitution d’une nouvelle image narcissique est précédé d’un état où Terlinck se sent étranger à lui-même, où il trouve étranger son propre enfant également.
13 À cet instant, il croit voir le fantôme du père de l’enfant de Lina, à qui il a refusé son aide et qui s’est suicidé. Ceci peut prendre sens dans le registre œdipien, si on pense que Terlinck a provoqué indirectement la mort d’un rival pour accéder à Lina. Mais cet élément du récit, qui réunit ainsi Terlinck et Lina, où se mêlent mort et persécution, est évocateur de ce que nous retrouvons également dans la clinique. Ainsi la pensée de « mourir avec son enfant » est très fréquente chez les parents dans les instants qui suivent et ceux qui répètent l’annonce du handicap. S’il est souvent mis en avant le désir de mort vis-à-vis de l’enfant handicapé il ne faut pas oublier qu’initialement ce vœu que l’enfant n’ait pas existé s’adresse au parent lui-même [11]. Un mode de liaison possible sur le plan pulsionnel est alors de voir l’enfant comme une sorte de double persécuteur.
14 Cela peut donner des situations familiales fermées ou domine la culpabilité parentale aux prises avec le regard surmoïque incarné par l’enfant lui-même. Cette situation, où la relation anaclitique n’est pas valorisée, mais négative, persécutive, peut se présenter sur un mode transitoire à l’instar de ce qui se passe dans le roman pour le bourgmestre. Elle traduit un réaménagement, un passage, un moment où la relation fusionnelle doit laisser la place à une plus grande séparation psychique et à un nouveau mode d’auto-représentation. Pour parvenir à celui-ci, l’enfant peut alors être pris dans des représentations d’enfant parallèle, qui vont servir cette fois de double constructeur et permettre au parent de se mirer à nouveau.
L’association Lina-Emilia
15 Lina vit donc sa future maternité à Ostende, avec une amie Manola, jeune femme entretenue par un bourgeois de Bruxelles. Ce que recherche Terlinck auprès de Lina n’est pas ce à quoi l’on pourrait s’attendre au vu de ce qui se produit dans nombre des romans de Simenon, à savoir une liaison extraconjugale. Ce sont pourtant les rumeurs qui courent à Furnes, mais le roman montre bien comment elles ne correspondent pas du tout à l’état d’esprit dans lequel est le bourgmestre. Lina enceinte représente en fait la fille qu’il n’a pas eue. D’emblée, c’est une attitude de père protecteur, vis-à-vis de son état, qu’il a envers Lina. Au dancing, lorsqu’elle se lève, il se dit qu’elle ne va quand même pas danser. « C’était presque un ordre qu’il mettait dans son regard. » Devant elle, il « n’était pas réprobateur comme elle aurait pu le penser étant donné sa réputation à Furnes. Non ! C’était presque le contraire : un étonnement émerveillé ». Cet émerveillement est bien celui des parents se reflétant dans leur enfant, dans His Majesty the Baby. Terlinck veille sur une jeune future mère, semblable à celle qu’aurait pu devenir Emilia si elle avait été normale. Lina vient compléter le support adéquat pour Terlinck en ce qui concerne le renouveau de sa dynamique narcissique, tel que Freud le décrit : « Si l’on considère l’attitude de parents tendres envers leurs enfants, l’on est obligé d’y reconnaître la reviviscence et la reproduction de leur propre narcissisme qu’ils ont depuis longtemps abandonné. Un bon indice que nous avons déjà apprécié, dans le choix d’objet, comme stigmate narcissique, la surestimation, domine, c’est bien connu, cette relation affective [12]. »
16 En réalité, il ne s’agit pas pour le bourgmestre de remplacer sa fille handicapée. Emilia est associée à Lina dans les pensées de son père, et tout en étant avec Lina, c’est aussi à elle qu’il pense : « Autour d’eux tout était doux et irréel. Or, quelques heures plus tôt, parce que c’était le jour, Terlinck s’était glissé dans la chambre de sa fille, avec le seau, le torchon, la brosse en bêtifiant comme il le faisait chaque fois. » Cette association est ce qui lui permet de retrouver un miroir pour y refléter l’image d’une paternité mise à l’épreuve une nouvelle fois par l’imminence de la séparation.
17 Qu’il s’agisse bien d’une association, et non du remplacement d’Emilia par Lina, est corroborée par le fait que c’est un mécanisme analogue qui fonctionnera par rapport au décès de Thérèsa. Terlinck se situera là aussi par rapport aux coordonnées symboliques dans lesquelles il est pris, et qui lui indiqueront de se remarier, plus tard, avec Marthe, sa belle-sœur, comme le veut une logique évidente dans son milieu à Furnes. Préalablement, pour assumer ce deuil, il fera porter à Marthe les vêtements de Thérèsa, dans sa propre maison, un peu comme les parents « habille » l’enfant handicapé des représentations d’enfant parallèle. Nous rejoignons à ce propos Jean Allouch [13] qui situe le deuil comme une problématique ne se situant pas à partir de la substitution d’objet, mais incluant au contraire le caractère absolument unique, irremplaçable de tout objet. Il y a, dit-il, une disparité foncière entre la situation d’avant et d’après le deuil, avec une portée créatrice. De même, nous pensons qu’il n’y a pas possibilité pour les parents, après la naissance d’un enfant handicapé, de revenir à la situation d’avant, quel que soit le choix – y compris l’abandon – qui sera le leur. En parlant d’« enfant de remplacement » ou d’« enfant réparateur » il est prêté aux parents une liberté qu’ils n’ont pas : ils sont face à leur bouleversement pulsionnel, pris dans des rapports symboliques à leur enfant qui font qu’ils s’agit plutôt pour eux, c’est du moins ce qu’ils disent, de (re)construire leur vie dans ces conditions.
18 Dans la clinique, si les parents ne parlent pas d’enfant de remplacement, ils espèrent par contre assez souvent explicitement que la naissance d’un puîné, par exemple, va favoriser le développement du premier, une équation s’établissant comme quoi les acquisitions des deux enfants seraient à peu près semblables, l’infériorité de l’âge de l’un devenant équivalente au handicap de l’autre. « Ce seront deux jumeaux » entend-on dire à cette occasion. Ceci relève d’un travail psychique plus profond et qui se manifeste à notre avis dans les lapsus fréquents qui remplacent le prénom de l’enfant handicapé, ou sa date de naissance par exemple, par celui d’un frère ou d’une sœur. Ces lapsus se produisent souvent dans les premiers entretiens mais peuvent apparaître des mois, voire des années plus tard, au cours d’un travail de séparation psychique en train de se faire. Ils ne sont pas seulement à interpréter dans le sens d’un désir de mort vis-à-vis de l’enfant handicapé, mais dans celui de représentations d’enfant parallèle, dans lesquelles d’ailleurs, contrairement à ce qui est dit là encore, ce n’est pas seulement l’enfant associé à l’enfant handicapé qui est porteur des éléments idéalisés, ce dernier pouvant être lui-même au contraire l’objet d’une idéalisation extrême.
19 Dans le roman, le cheminement de ces représentations a commencé avant Lina, et à la dimension du couple lui-même. Simenon décrit très finement, en excellent clinicien, les effets de l’anormalité de leur enfant sur celui-ci. Un lien de connivence tacite unit très fortement les époux et une parole implicite circule entre eux concernant leur descendance. Le bourgmestre sait ce que pense sa femme, que les reproches de celle-ci concernent l’enfant illégitime, Albert, qu’il a eu avec la servante. Mais cet enfant est quelque part également celui du couple Terlinck et est associé aussi à Emilia. Il prépare d’une certaine manière la place que va venir prendre Lina Van Hamme, et c’est d’ailleurs lui qui aura l’occasion de leur dire pour la première fois où elle habite. Mme Terlinck au fond a en commun avec son époux cette douleur d’avoir un enfant handicapé et elle saura immédiatement ce que le bourgmestre a déjà inconsciemment décidé – aller voir Lina – et cela, pouvons-nous même dire, avec son assentiment secret.
20 L’association Lina-Emilia pour des représentations d’enfant parallèle, ainsi que les surdéterminations qui les conditionnent, apparaissent au bourgmestre dans un rêve, au moment où il s’interroge sur la signification de sa présence à Ostende auprès de Lina : « Il était dans un jardin, appuyé au manche d’une bêche, comme sur les catalogues des marchands de graines. Un détail curieux, c’est qu’il fumait, non un cigare mais une énorme pipe en écume. De la maison (c’était censé être sa maison mais il ne la reconnaissait pas), Lina sortait un bébé dans les bras. En voyant Terlinck, elle faisait un grand geste joyeux, et se mettait à courir vers lui. Or à mesure qu’elle s’approchait, elle se transfigurait. Il constatait qu’elle portait une robe très courte, à larges plis, à la façon des pensionnaires et que ses cheveux formaient deux tresses dans le dos. Elle courrait toujours. Elle butait. Elle s’étalait dans l’allée, tout près de Terlinck et elle souriait toujours, ou elle riait, ni l’un ni l’autre exactement, une expression de joie absolue, de joie à l’état pur. Lui fronçait les sourcils parce que l’enfant lui avait échappé des mains, était tombé quelque pas plus loin. Il voulait aller le ramasser et alors seulement, il s’aperçut que ce n’était qu’une poupée, pas même une grande poupée, mais une simple poupée de bazar aux bras immobiles et aux yeux fixes. »
21 Dans ce qui est avant tout une construction littéraire, ce rêve s’offre de lui-même à l’interprétation par la suite d’images qui se transforment au fur et à mesure que Lina s’avance vers le bourgmestre. Cette succession correspond à autant de strates, autant de facettes relationnelles du moi du rêveur constitué au cours de sa propre histoire. Ainsi, l’image centrale de Lina petite fille, courant avec sa poupée vers le bourgmestre, renvoie à celles d’une mère et de son enfant. Il s’agit d’abord de Lina et son bébé, mais c’est aussi Thérèsa avec Emilia telle que Terlinck s’en souviendra à d’autres moments. C’est enfin l’image de Terlinck avec sa propre mère. Cet ensemble de représentations vient surdéterminer l’association Lina-Emilia.
22 Dans son déroulement le rêve révèle à Terlinck que Lina est associée à sa fille Emilia, en tant que celle-ci est porteuse d’une anomalie irrémédiable, qui pour autant ne l’empêche pas d’être un sujet vivant. Emilia est devenue différente pour lui de l’image qu’elle avait. Elle a maintenant celle d’une jeune femme qui devient sinon plus autonome dans le cas présent, du moins n’a plus seulement besoin de ce que lui-même peut lui apporter. Pour la première fois alors, « il allait oublier Emilia » acte manqué indiquant le changement, favorisé par l’association entre les deux jeunes femmes : se reprenant, il va acheter à manger pour Emilia mais précisément « un ananas comme celui qu’il y avait pour Lina ».
Le moment narcissique
23 Cet éloignement du domicile parental d’Emilia symbolise dans ce contexte ce qui est l’enjeu de toute parentalité : celui de reconnaître l’enfant dans son altérité, comme sujet sexué et inscrit dans la filiation. Cette séparation psychique ne peut s’accomplir que si, à l’instar de ce qui se passe pour le bourgmestre dans le roman, il se produit ce que nous appelons un moment narcissique, fait d’abord, rappelons-le, d’une projection de quelque chose de soi-même sur l’enfant puis d’une identification à ce dernier. Dans le cas de l’enfant handicapé, comme nous l’avons dit, c’est le temps de la projection qui est particulièrement difficile et qui nécessite le recours à ces représentations d’enfant parallèle. Dans le rêve du bourgmestre, celles-ci parviennent à réunir à la fois l’image de cet enfant qui, malgré sa chute, a « une expression de joie absolue, de joie à l’état pur » et celle de cette « poupée aux bras immobiles et aux yeux fixes ». Nous arrivons ici aux enjeux ultimes du narcissisme des parents. Ceux-ci peuvent avoir des difficultés extrêmes à se reconnaître dans cet enfant pas comme les autres. La poupée aux bras immobiles et aux yeux fixes ne renvoie pas seulement au désir de mourir avec son enfant tel que nous l’écrivions plus haut. Elle symbolise aussi le retour à l’inanimé tel que le mythe de Narcisse l’évoque en définitive.
24 La dynamique narcissique parentale est alors poussée pour ainsi dire à reprendre en sens inverse la série des métamorphoses que subit l’image de l’enfant dans le rêve. Dans son image dernière, elle évoque la poupée Olympia du conte d’Hoffmann [14]. Auparavant, elle est semblable à celle que décrit Freud dans le jeu vivant de la petite fille progressant dans son identité sexuelle [15]. Elle est enfin, au début du rêve, un vrai bébé. C’est cette direction que le bourgmestre doit faire suivre à Emilia dans ses représentations.
25 Dans le texte de Freud, « L’enfant aura la vie meilleure que ses parents, il ne sera pas soumis aux nécessités dont on a fait l’expérience qu’elles dominaient la vie. Maladie, mort, renonciation de jouissance, restriction à sa propre volonté ne vaudront pas pour l’enfant… [16] », remarquons que l’identification à laquelle aboutit le moment narcissique est réciproque : l’enfant est censé réaliser les rêves que les parents eux-mêmes devaient réaliser, tandis que l’évocation de la maladie et de la mort sous la forme du déni indique cependant qu’il n’y échappera pas lui-même. C’est ce qui se produit dans le cas de l’enfant handicapé également : l’identification réalisée par le parent au cours du mouvement de séparation psychique, lorsqu’il y parvient, se teinte d’un trait du handicap. Dans le roman, Terlinck va pouvoir se reconnaître dans Emilia, non plus seulement dans une relation anaclitique valorisée, nous avons vu, par le rôle idéalisé d’être celui qui nourrit et qui protège, mais de la voir telle qu’elle est, avec son handicap : « Il était calme, très calme. Un peu vide, en réalité, comme après une crise nerveuse, comme Emilia l’était pendant deux ou trois jours à la suite de ses grandes crises d’hystérie. »
26 À vrai dire, la possibilité de cette identification avait été déjà indiquée au bourgmestre par le sentiment d’inquiétante étrangeté qu’avait suscité de nouveau en lui le handicap de sa fille, sous la forme de cette poupée que nous avons d’ailleurs comparée à Olympia. Précisément, Freud montre bien dans l’article qu’il lui consacre que ce sentiment suscité par Olympia chez Nathanaël manifeste le rapport intime qu’elle entretient avec son « complexe [17] ». Le moment narcissique correspond alors à ce mouvement par lequel, face au traumatisme et au pulsionnel suscité, le moi du sujet s’identifie aux objets du ça [18], via le support représentatif constitué par l’autre, en l’occurrence l’enfant. Autrement dit, l’étrangeté du handicap de l’enfant répond à quelque chose que le parent a en lui et auquel l’enfant donne en quelque sorte figure.
27 Cette identification à l’enfant handicapé renvoie aussi le parent à son besoin d’être aidé, sans le détour de la relation fusionnelle. La reconnaissance de cet appel à l’objet primaire est bien ce qui se passe pour le bourgmestre dans le rêve où l’image de la mère et de l’enfant lui parle aussi de sa propre détresse infantile et quand il identifie le lieu où se déroule la scène avec le domicile maternel. Il lui apparaît qu’il est contraint de solliciter l’enfant en lui, aussi bien dans sa déréliction que dans ses aspects triomphants. Ce sera le sens d’une partie du discours de démission qu’il fera : l’appel aux origines.
Dans la clinique
28 Dans la clinique les représentations d’enfant parallèle se présentent à chaque fois dans leur particularité et leur complexité, enracinées qu’elles sont dans l’histoire subjective du parent, dans ses représentations infantiles. M. et Mme G. ont deux enfants, Nathalie (7 ans) et Sandrine qui vient d’avoir 4 ans lorsqu’elle arrive au sessad [19]. Celle-ci présente une maladie de Recklinghausen [20] stabilisée avec retard important du développement. Les parents me relatent comment celui-ci s’est installé progressivement avant que la maladie ne soit objectivée. Ils ont eu peur de la voir mourir et il persiste un risque d’étouffement. D’emblée la dimension irréversible du handicap est doublée dans le réel de celle de la survie, de l’auto conservation et de leur rôle par rapport à cela.
29 Mme G. – c’est d’elle dont il va être question ici – se montre très réticente à ce que l’on explique les difficultés de sa sœur à Nathalie qui en a pourtant bien besoin mais se heurte au silence maternel. J’interviens sur l’importance de nommer la maladie en termes simples, de dire aussi que cela ne va pas empêcher Sandrine de grandir, mais à un rythme différent, mais je me heurte visiblement à une forte résistance de la part de Mme G. Lors du deuxième entretien elle arrive en taxi-ambulance en signifiant bien qu’elle a les plus grandes difficultés à marcher, qu’elle ressent de grandes douleurs dans les jambes, qu’il va lui falloir un traitement. Ceci ne lui est jamais arrivé, dit-elle tout d’abord, avant de se rappeler qu’elle avait fait une chute de tension importante à l’époque où les difficultés de Sandrine avait été objectivées. Elle avait eu alors le sentiment de « se retrouver seule » à porter cela et avait du consulter, me dit-elle, « quelqu’un comme vous ».
30 C’est l’annonce du handicap qui se répétait dans ses effets, avec le besoin à nouveau pour Mme G. de se faire entendre, de se faire porter en tant que mère de Sandrine. C’était de nouveau une certaine identification réciproque qui tentait de s’établir avec sa fille, être portée étant ici équivalent à être soi-même handicapée, et au-delà reconnaître sa propre détresse. Il s’agissait d’une identification narcissique qui tentait de se mettre en place, corrélative de la séparation psychique réclamée par l’admission au service : Mme G. admettait devoir s’en remettre à l’intervention de professionnels, acceptant que d’autres qu’elle fournissent à Sandrine l’éducation et les soins dont elle avait besoin. Néanmoins, cette identification ne s’avérait pas encore suffisante.
31 Mme G. se met à parler de Nathalie qui vient dans ses propos comme une association d’idées significative, propre à la mise en place des représentations d’enfant parallèle. Elle revient sur la question de savoir s’il faut ou non nommer pour celle-ci la maladie de sa sœur. À en parler, elle s’aperçoit qu’elle craint en fait de remettre en cause un ordre établi en quelque sorte, dont elle tirait jusque-là bénéfice : dans ses représentations, Nathalie était plus forte que sa cadette handicapée et ceci constituait une revanche sur son enfance. Elle-même en effet était l’aînée mais avait souffert d’avoir été « dominée » par sa sœur puînée, comme elle l’était également par sa mère, avec qui le conflit restait très aigu. Celui-ci la renvoyait enfin aux relations entre ses parents. Par rapport à cette dernière image prégnante, sa sœur disait-elle, « tenait plus de sa mère » et elle-même « plus de son père, quelqu’un de plus renfermé ». Mme G. pensait en fait que si Nathalie prenait conscience de la gravité de la maladie de sa sœur, elle risquait de se laisser faire par cette dernière et elle-même retrouverait ainsi par procuration la situation de l’enfance dont elle avait pâti. L’association Sandrine-Nathalie était ainsi surdéterminée par son histoire infantile, qui facilitait en même temps qu’elle pénalisait les représentations d’enfant parallèle, dans la mesure où elle renvoyaient à Mme G. une image insuffisante et morcelée d’elle-même.
32 La mise à jour de ces surdéterminations est venue finalement faciliter l’expression de l’association des deux enfants et Mme G. commet alors le lapsus Nathalie-Sandrine à plusieurs reprises. L’entretien suivant, elle est plus détendue et souligne le rôle important à ses yeux de Nathalie pour la cadette. Néanmoins, l’ambivalence qui présidait dans ce cas à l’établissement des représentations d’enfant parallèle continuera à se manifester au cours des mois qui suivront. Ainsi, Sandrine dort encore dans la chambre de ses parents et Mme G. la trouve « accaparante », « n’arrive pas à lui mettre des limites ». À certains moments elle peut associer Sandrine avec un de ses cousins plus jeune de deux mois, et à d’autres elle parle en termes négatifs du fait que Sandrine « imite » sa sœur. Mais au total un travail de séparation psychique se produit, avec l’établissement d’une meilleure distance entre Mme G. et sa fille. Celle-ci progressera en autonomie et pourra être orientée vers une classe spécialisée.
33 Nous pouvons retrouver chez les frères et sœurs les traces de cette dynamique narcissique parentale et nous demander s’ils en pâtissent. Charles Gardou note ainsi que pour eux : « L’individuation est entravée, notamment lorsque les parents gémellisent les enfants, contribuant par-là même à enkyster les relations fraternelles [21]. » Nous pouvons nous interroger, par exemple, sur la part de son association avec Sandrine dans les difficultés scolaires que connaissait Nathalie. Nous retrouvons les traces de ces associations dans de multiples récits, par exemple cette femme qui s’adresse à sa sœur : « Parler de toi, c’est parler de moi. Tu m’habites depuis si longtemps que je ne saurais dire laquelle a précédé l’autre [22]. » Mais les frères et sœurs ont leur part dans ces associations. Nous voyons ainsi chez la même personne comment ces représentations ont pu venir se combiner avec les significations propres du sujet, par exemple celle que peut prendre la naissance de l’enfant handicapé dans les théories sexuelles infantiles. Elle poursuit ainsi : « Je ne l’ai pas attendue, je n’ai pas accouché d’elle, mais elle fait partie de mes entrailles [23]. »
34 Les enfants, même très jeunes, savent nous indiquer que le handicap de leur frère ou de leur sœur fait partie de leur vie. Ils éprouvent de la culpabilité pour une part inconsciente et se sentent une certaine responsabilité à son égard. Mais ils savent aussi se plaindre de l’inadéquation de certaines de ses conduites, de la trop grande place qu’il peut prendre pour les parents. Il peut y avoir des réactions symptomatiques d’enfants « trop bébé » ou « trop sérieux » ou qui, par leurs difficultés scolaires ou relationnelles, cherchent à attirer l’attention sur eux, qui réclament plus de preuves d’amour, plus de temps et de présence vraie qui leurs soient consacrés. Il peut y avoir lieu par ailleurs d’aider les parents à ce que les frères et sœurs s’occupent de leur propre autonomie, leur propre avenir. Cette différenciation peut coexister avec l’association réalisée autour du handicap.
En conclusion
35 Nous pouvons nous demander à quoi tient le pouvoir d’évocation du « Bourgmestre de Furnes » dans ce domaine. Nous pensons d’abord à une certaine proximité de l’auteur avec la problématique narcissique décrite ici. Il y avait cette nécessité permanente chez lui, suite à un état récurrent de mal-être, d’un réinvestissement libidinal des représentations narcissiques à travers l’écriture et la production de personnages sans cesse renouvelée. Et sans doute l’intensité traumatique rencontrée au contact de cette clinique et que nous retrouvons dans le roman a-t-elle été alimentée par le « véritable état d’hallucination [24] » dans lequel Simenon dit l’avoir achevé.
36 Il y a aussi la construction de ses romans qui favorise l’expression d’un mouvement analogue au moment narcissique. La mise en correspondance du cadre familier au héros – mais dans lequel il est devenu étranger du fait de ce qui vient bouleverser sa vie – avec un autre lieu et de nouvelles relations présentifie un espace de pensée propre à lui permettre de parvenir à une nouvelle réalité, une nouvelle image de lui-même [25].
37 Ainsi, dans le « Bourgmestre », l’association Emilia-Lina participe d’une mise en relation plus large du monde de Furnes et du monde d’Ostende, deux espaces construits en miroir, dans une symétrie qui fait se correspondre terme à terme les personnages : à Furnes il y a Marie la servante, Thérèsa et Emilia et bientôt Marthe sa belle-sœur. À Ostende il y a Elsie la servante, Lina et son bébé et Manola l’amie. Pendant tout un temps, l’inquiétante étrangeté va se manifester et même s’intensifier après le rêve. Puis, après de longues oscillations entre les deux villes, le bourgmestre revient à Furnes. Il accepte les nouvelles conditions dans lesquelles il se trouve et notamment le placement de sa fille Emilia, après être devenu celui qui aurait pu choisir Ostende et connaître une nouvelle vie, « s’il avait voulu », dans le maintien illusoire mais nécessaire d’une vision de complétude propre au narcissisme [26].
38 Une dernière réflexion nous rapproche de l’origine de l’enfant parallèle, et de l’aspect multiple des représentations qui le composent. La clinique du handicap en particulier met en valeur les fantasmes de « naissance fautive, d’une conception incestueuse ou monstrueuse » [27]sollicités à l’occasion d’une future naissance. Or lorsqu’il écrit le « Bourgmestre », Simenon est sur le point d’être père et ce thème se retrouve à cette époque dans bien des romans, associés pour une part à un autre thème fréquent chez lui, celui de la maladie et de l’anormalité.
39 Lorsque c’est le cas, nous y retrouvons souvent le prénom de Lina, tel quel ou sous une forme voisine, en particulier sous celle de Linette. Cette dernière a bien existé. Il s’agissait de la plus jeune sœur de sa femme, trisomique, dont Simenon parlera bien des années plus tard avec des mots qui évoquent les dernières images du rêve du « Bourgmestre de Furnes » : « Née sur le tard, longtemps après les autres, elle était mongolienne. Elle avait un visage de poupée, un petit corps de poupée aussi [28]… » Son existence a pu venir renforcer sa peur d’avoir un enfant anormal, d’autant que sa femme allait avoir 40 ans.
40 Mais il existait aussi une Lina. Lorsque Simenon écrit le « Bourgmestre », il est alors à Nieul sur Mer, près de La Rochelle. Il est aisé de faire la comparaison avec Furnes et Ostende. Simenon fait lui aussi des allers-retours fréquents pour La Rochelle, où il retrouve l’ambiance que découvre Terlinck à Ostende : « Tout lui plaît en elle : sa couleur, son odeur et sa lumière à la Vermeer… Il y a un endroit de prédilection : le Café de la Paix sur la grande place. Pendant des années, ce lieu magique représente à ses yeux une sorte de refuge où il se sent vraiment chez lui [29]… » Le propriétaire du lieu en question avait une fille qui se prénommait Lina. Il est donc possible de construire l’hypothèse que Simenon ait également fantasmé avoir une fille – il était persuadé que ce serait une fille – comme celle de son ami.
41 Ainsi, l’image de Linette aurait été mêlée à celle de Lina, cet enfant merveilleux issu d’un monde de lumière. Le roman lui-même viendrait alors témoigner de la façon dont une association de cette nature peut venir enrichir certaines des facettes de l’enfant imaginaire, à l’instar de ce qui se produit pour les représentations d’enfant parallèle. Comme nous le disions plus haut, cet enfant imaginaire nous apparaît finalement porteur aussi bien d’éléments liés à l’irrémédiable de la condition humaine que d’éléments idéalisés. Sa valeur de perfection tiendrait plutôt à la forme en tant que telle, et son efficacité à la tension qu’elle instaure entre réel et idéal.
42 En cas de handicap, plus encore que pour toute autre naissance, cette figure s’avère nécessaire à la dynamique narcissique parentale, en favorisant l’investissement libidinal de l’enfant réel. Plutôt qu’à un deuil de cet enfant imaginaire, c’est à une mobilisation et à la transformation de celui-ci que les représentations d’enfant parallèle correspondent, en se manifestant à chaque moment de la parentalité qui le réclame. Simenon semble en avoir eu l’intuition. Dans une des dernières scènes du roman, lorsqu’il s’agit de trouver une parure mortuaire pour sa femme, le bourgmestre demande à sa belle-sœur d’aller chercher la chemise qu’elle avait « pour le baptême » et Simenon ajoute : « C’était du baptême d’Emilia qu’il parlait. »
Bibliographie
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Notes
-
[*]
Luc Vanden Driessche, psychologue, psychanalyste, docteur en psychopathologie fondamentale et psychanalyse de l’Université Paris vii. Adresse : La Ville es Ruelle, F-22800 Saint-Donan.
-
[1]
G. Simenon, Le bourgmestre de Furnes, Paris, Actes Sud, 1992.
-
[2]
Nous employons ici ce terme dans l’acception très large qui est la sienne actuellement. Il peut s’agir d’une déficience mentale, motrice ou sensorielle avec dans certains cas troubles de la personnalité surajoutés. Mais cette disparité de nature de l’anomalie s’estompe cliniquement quant à ce qui nous intéresse ici, à savoir ses effets sur le psychisme parental.
-
[3]
P. Assouline, Simenon, Paris, Gallimard, 1996.
-
[4]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, Paris, puf, 1977.
-
[5]
A. Bernos, « La naissance de l’enfant anormal : mythe et fantasme, approche psychanalytique, à partir de contes, croyances et rêves », dans Topique n° 43, Paris, Gauthiers-Villars, 1989.
-
[6]
A. Gide, La séquestrée de Poitiers, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1997.
-
[7]
Kenzaburo Oé, Dites-nous comment survivre à notre folie, Paris, Gallimard, 1982. Il s’agit de la nouvelle donnant son titre au recueil.
-
[8]
J. S. Kestenberg, I. Brenner, « Le narcissisme comme moyen de survie », dans Revue française de psychanalyse, tome LII, 6, Paris, puf, 1998.
-
[9]
S. Ferenczi, « Le rêve du nourrisson savant », dans Œuvres complètes, tome III, Paris, Payot, 1974 ; et « Analyse d’enfants avec des adultes », dans Œuvres complètes, t. IV, Paris, Payot, 1982.
-
[10]
S. Tomkiewicz, « L’évolution des familles de handicapés mentaux. De la famille objet à la famille sujet », dans C. Gardou (sous la direction de), Handicap, handicapés, le regard interrogé, Toulouse, érès, 1992.
-
[11]
Et en dernier ressort à l’enfant en soi : cf Danièle Brun, L’enfant donné pour mort, Paris, Dunod, coll. « Psychismes », 1989.
-
[12]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, op. cit.
-
[13]
J. Allouch, Érotique du deuil au temps de la mort sèche, Paris, epel, 1995.
-
[14]
S. Freud, « L’inquiétante étrangeté », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, Paris, Gallimard, coll. « Essais », 1985.
-
[15]
S. Freud, « La sexualité féminine », dans Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984.
-
[16]
S. Freud, « Pour introduire le narcissisme », dans La vie sexuelle, op. cit.
-
[17]
S. Freud, « L’inquiétante étrangeté », dans L’inquiétante étrangeté et autres essais, op. cit.
-
[18]
S. Freud, « Le moi et le ça », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981.
-
[19]
sessad : Service d’éducation spécialisée et de soins à domicile.
-
[20]
Il s’agit d’une neurofibromatose, affection héréditaire transmise sur le mode autosomique dominant, avec une expression occasionnelle, évolutive : tumeurs diverses, adénomes et dysplasies avec comme conséquences une déficience intellectuelle et quelquefois (ce n’était pas le cas ici) des troubles psychotiques.
-
[21]
C. Gardou, « Frères et sœurs des personnes handicapées », dans Le handicap en visage, t. III, Toulouse, érès, coll. « Connaissances de l’éducation », 1997.
-
[22]
V. Philip de Saint-Julien, « S’autoriser à vivre », dans C. Gardou (sous la direction de), Frères et sœurs des personnes handicapées, op. cit.
-
[23]
Ibid.
-
[24]
Comme il l’écrit à Gaston Gallimard, dans P. Assouline, op. cit.
-
[25]
Ceci pourrait évoquer, sous l’angle narcissique, le mécanisme du double tel que Tobie Nathan a pu en développer la fonction fondatrice d’identité.
-
[26]
Sur le désir de « retrouver l’illimité, l’absolu, la perfection d’un moi dont la plaie, laissée béante par l’arrachement de son narcissisme, serait enfin cicatrisée » qui accompagne toute réalisation symbolique, fut-elle œdipienne. Cf. J. Chasseguet-Smirgel, La maladie d’idéalité, essai psychanalytique sur l’idéal du moi, Paris, L’Harmattan coll. « Émergences », 1999.
-
[27]
S. Korff- Sausse, « Le handicap figure de l’étrangeté », dans Maurice Dayan (sous la direction de) Trauma et devenir psychique, Paris, puf, coll « Psychopathologie », 1995. Voir aussi : D. Candilis-Huisman, « Les craintes pendant la grossesse, perspectives historiques et anthropologiques », Contraste n° 4, 1996.
-
[28]
G. Simenon, « Un homme comme les autres », dictée n° 1, dans Mémoires, Paris, Presses de la Cité, coll. « Omnibus », n° 26.
-
[29]
Pierre Assouline poursuit : « Il évoquera ses années à La Rochelle et alentour comme la période la plus heureuse de sa vie… Un lieu où il a l’impression de retrouver une harmonie intérieure. »