Couverture de CM_070

Article de revue

L'amour comme passion de la cause

Pages 33 à 44

Notes

  • [*]
    Monique Schneider, psychanalyste, 19 rue Bobillot, A 26O F-75O13 Paris.
  • [1]
    Études sur l’hystérie, Paris, puf, 1967, p. 51-2, trad. modifiée gw I, p. 121.
  • [2]
    Ibid., p. 52. gw I, p. 121-2.
  • [3]
    Ibid., p. 53. gw I, p. 122.
  • [4]
    La naissance de le psychanalyse, Paris, puf, 1956, p. 348 (Fischer Verlag, Frankfurt am Main, 1962, p. 337).
  • [5]
    Ibid., Lettre du 3.10.1897, p. 194. Alld. p. 189.
  • [6]
    Ibid., p. 148. Alld. p. 415 (extrait de GW I, p. 486).
  • [7]
    Ibid., p. 194 ; Alld. p. 190.
  • [8]
    L’enfant imaginaire, Paris, Denoël, 1971.
  • [9]
    Briefe an Wilhelm Fliess, Frankfurt am Main, S. Fischer, 1986, p. 233.
  • [10]
    Dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1973, p. 105 ; GW I, p. 451.
  • [11]
    Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 245.
  • [12]
    Logique des passions, Paris, Denoël, 2002, p. 61.
  • [13]
    « Psychanalyse des foules et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 193.
  • [14]
    Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 21.

1 Si l’amour s’est invité de lui-même dans le cadre analytique, Freud a d’emblée vu en lui moins un mouvement affectif intense qu’un phénomène insolite, déplacé, dû à une erreur de jugement. C’est en effet à l’aide du champ sémantique qui couvre les opérations visant l’établissement de la vérité que l’amour dit de transfert se trouve jugé et dénoncé comme « faux ». Tel est le premier diagnostic freudien : « fausse liaison ». Or ce croisement entre les critères organisant le champ pulsionnel et ceux qui président au champ judicatif constitue l’une des subversions majeures que Freud inflige à l’approche des phénomènes cognitifs. On retrouvera une jonction analogue au moment où seront analysés les processus de négation. Là où l’intellect est censé statuer au nom du vrai, Freud décèle l’efficience d’un mouvement pulsionnel mettant en œuvre les pulsions de mort. Un carrefour analogue s’offre comme site de l’amour de transfert, mais la stratégie de renversement est inverse : là où s’allume une flambée pulsionnelle, amoureuse ou haineuse, c’est une manifestation de pensée causale qui sera posée comme agissante.

« Liens causaux fictifs »

2 Avant d’être appliquée à l’irruption amoureuse, la notion de « fausse liaison » (falsche Verknüpfung) apparaît d’abord dans un contexte où il n’est question ni d’amour, ni de haine. Il s’agit seulement des liens qu’institue le patient entre les prescriptions médicales et les états d’apaisement ou de perturbation qu’elles sont censées induire. Dans une note ajoutée à un récit de cas, celui de Mme Emmy, Freud formule des hypothèses concernant les processus de pensée et les opérations de mise en rapport, de connexion – autant de traductions possibles de Verknüpfung –, qui leur servent de support. Ce qui, dans l’exemple analysé, va servir de catalyseur à la production de pensée sera une ängstliche Stimmung ; expression difficile à traduire – le texte français propose « représentation angoissante » –, dans la mesure où Stimmung, qui peut désigner l’humeur, l’état d’âme, est dérivé de Stimme, signifiant « voix ». Ce qui s’exprime est donc d’emblée corrélé à l’instrument qui permet la parole. D’où la traduction possible par « tonalité ». L’angoisse est d’emblée connectée par la patiente à une cause éventuelle d’inquiétude : l’état de l’ascenseur. Freud reçoit cette mise en relation comme expression d’une causalité sauvage : « Elle ne découvrit pas dans sa conscience le motif véritable de cette angoisse et ne me la révéla – cela sans la moindre hésitation – que lorsque je l’interrogeai pendant l’hypnose. Il s’agissait du processus que Bernheim, et d’autres après lui, ont étudié chez des sujets qui exécutent après la séance d’hypnose l’ordre qui leur avait été donné au cours de cette séance. […] Une jeune fille, obéissant à une suggestion, essaie de commettre un acte meurtrier sur la personne d’un magistrat qu’elle ne connaît absolument pas ; arrêtée dans son geste et interrogée sur les motifs de son acte, elle raconte une histoire de sévices subis par elle et qui crient vengeance. Il semble exister un besoin de procurer aux phénomènes psychiques dont on devient conscient une liaison causale (kausale Verknüpfung) avec d’autres éléments conscients. Là où la véritable raison échappe aux perceptions de la conscience, on n’hésite pas à chercher une autre liaison à laquelle on croit soi-même, bien qu’elle soit fausse. Il est clair qu’une scission (Spaltung) dans le contenu de la conscience doit favoriser au plus haut point de telles “fausses liaisons[1]”. »

3 Quelques précisions concernant la traduction française. Alors que Freud attribue à tout psychisme le besoin de produire ces fausses liaisons – « on (man) n’hésite pas » –, A. Berman substitue à ce « on » anonyme la désignation : « le malade ». Or Freud se garde de mettre ce procédé au compte du pathologique. À la fin du passage, falsche Verknüpfung, précédemment traduit par « fausses liaisons » devient « liens causaux fictifs ». Il s’agit alors d’une interprétation intéressante, mais cette substitution voile le retour insistant de l’expression qui, à la fin des Études, sera appliquée à l’amour de transfert.

4 Freud va alors s’emparer de l’expression proposée par Bernheim pour l’exposer à un autre éclairage. Alors que la fausse liaison est provoquée, dans l’exemple précédent, par la suggestion qu’impose le médecin, une autre mise en relation va être effectuée : il s’agira alors de rapporter ces phénomènes d’attribution causale à la dynamique régissant la relation médecin-malade et au climat persécutif qu’elle instaure. Le besoin irrépressible de supputer des relations causales n’est plus seulement référé à la nécessité d’insérer une représentation inattendue dans un enchaînement qui lui confère une légitimité ; il faut que se soit préalablement imposée une situation de Spaltung, de clivage ou de scission, pour que soit perçue une urgence associative. Urgence qui ne traduit pas seulement une faille dans l’enchaînement des pensées, mais qui va être rapportée par Freud aux aléas de la situation thérapeutique. Un phénomène initialement attaché à la stratégie suggestive mise en œuvre par l’hypnose – l’établissement de relations causales apparemment immotivées – va alors être rapporté par Freud à un processus naissant spontanément de la relation inhérente à tout traitement, médical ou psychothérapeutique.

« J’avais proposé à Mme Emmy de prendre un bain de siège froid au lieu de son bain tiède habituel, ce qui lui procurerait, je le lui promettais, plus de bien-être (von dem ich mehr Erfrischung versprach). »
Une effervescence de pensée va ainsi s’étayer, non sur le procesus thérapeutique en lui-même, mais sur l’acte de parole qui y préside : celui de la promesse. Le terme allemand, versprechen, constitue d’ailleurs un carrefour sémantique qui n’a pas d’équivalent en français : dans son usage transitif, il signifie « promettre », tandis que, dans son usage réfléchi, sich versprechen, il signifie « faire un lapsus linguae ». La menace de dérapage, de séduction trompeuse, est ainsi inscrite dans le signifiant lui-même. En utilisant ce verbe dans son sens transitif, Freud, quand il sera question d’Irma, envisagera d’emblée la menace de dévoiement qui s’insinue dans la promese médicale ; il craint de lui avoir « trop promis » (zu viel versprochen). L’objet de la promesse faite à Mme Emmy n’est pas moins ambigu : erfrischen signifie d’abord « rafraîchir » puis, secondairement, « ranimer, réconforter ». Dans Au-delà, un terme proche, auffrischen (raffraîchir, raviver), réapparaîtra pour évoquer l’effet produit par la rencontre sexuelle de deux cellules ; il sera question de l’« auffrischende Einfluss (influence rénovatrice) de la copulation ». Croisement du froid et du feu : si Freud compare volontiers le phénomène transférentiel à une menace d’incendie, c’est à une métaphore ambiguë, rafraîchissante et allumeuse à la fois, qu’il a recours pour annoncer, avec prudence, l’effet bienfaisant du traitement :
« J’ai déjà signalé que son traitement médical ne lui avait presque jamais procuré de soulagement, ce fut donc en évitant de me montrer trop autoritaire que je lui proposai les bains froids, de sorte qu’elle trouva le courage de m’exprimer ses doutes (Bedenken) : “Chaque fois que j’ai pris des bains froids, je me suis sentie mélancolique toute la journée, mais je vais encore essayer, si vous y tenez. N’allez pas croire que je puisse ne pas faire tout ce que vous me dites”. »
S’agit-il de tester la vertu thérapeutique du soin ou d’échanger des promesses ? À la promesse de « rafraîchissement » répond une promesse de soumission. Soumission sans doute apparente, puisque la patiente met en avant la logique inflexible du raisonnement causal – « Chaque fois que j’ai pris des bains froids… » – pour asseoir la solidité de son objection. Le recours à l’imputation causale est ainsi devenu une arme d’opposition au pouvoir. Freud situe d’ailleurs adéquatement ce qui fait l’enjeu du débat : qui commande ? Qui obéit ? Il va alors proposer à la patiente un transfert de souveraineté : « Je renonce en apparence à ma proposition, mais au cours de la séance d’hypnose suivante, je lui suggère de proposer elle-même ces bains froids, de penser qu’elle va y réfléchir, qu’elle désire faire une nouvelle tentative, etc. Ainsi fut fait. »

5 Au terme d’un tel bras-de-fer, à l’intérieur duquel le recours à l’hypnose ne parvient pas à dévoyer la logique discursive à laquelle la patiente se tient amarrée, la victoire apparente – Mme Emmy accepte les bains de siège froids – ne fait que recouvrir un conflit qui, fort de la rigueur propre à la pensée causale, refuse de désarmer. Interviendra néanmoins une trêve, ou un déplacement de l’imputation causale :

« Le jour qui suivit ce bain de siège, je la trouvai réellement plongée dans une humeur très contrariée (in tiefer Verstimmung). “Pourquoi êtes-vous aussi angoissée ? – Je le savais d’avance. Avec les bains froids, c’est toujours pareil. – C’est vous-même qui les avez exigés, vous savez maintenant que vous ne les supportez pas ; nous allons revenir aux bains tièdes.” Au cours de l’hypnose, je lui demande : “Est-ce vraiment le bain froid qui vous a tant contrariée ? – Ah, le bain froid n’y est pour rien, répond-elle, j’ai lu ce matin dans le journal qu’une révolution avait éclaté à Saint-Domingue. Quand il y a des troubles là-bas, ce sont toutjours les blancs qui en sont les victimes, et j’ai un frère à Saint-Domingue […]. Je crains qu’il ne lui arrive quelque chose.” C’est ainsi que la question se trouva règlée entre nous… Le lendemain matin, elle prit son bain froid, comme si c’était là une chose entendue [2]. »

La mise en cause de l’Autre

6 Une loi de substituabilité semble présider à la permutation des divers ensembles représentatifs. La défense mise en place contre les bains froids change apparemment de cible : derrière ce mode de traitement se profile l’angoisse provoquée par le soulèvement à Saint-Domingue, angoisse que Freud semble recevoir comme s’il venait de mettre la main sur la cause authentique. N’y a-t-il pas toutefois quelque commutation possible entre le soulèvement situé dans l’île lointaine et la manifestation protestataire qui anime la patiente ? Le référent semble ici ne constituer qu’un prétexte et on assiste à un enchaînement causal désamarré, coupé de toute garantie référentielle. Néanmoins, dans ce régime de substitution indéfinie, un acte de parole, solidaire d’une modalité judicative – assigner une cause –, va constituer une amarre. L’entretien thérapeutique débouche ainsi sur une urgence d’autant plus vive qu’il y a Spaltung, lacune concernant un chaînon représentatif lui-même corrélé à une Verstimmung, à un malaise angoissant. C’est à cette expérience de déconnexion que la désignation du thérapeute comme cause va tenter de répondre :

« On m’accordera sans peine que cet exemple reste typique du comportement de beaucoup d’autres névropathes à l’égard de la thérapie recommandée par leur médecin. Qu’ils s’agisse de soulèvements à Saint-Domingue ou ailleurs, ils suscitent, en un jour déterminé, certains symptômes, et le malade est toujours enclin à les faire découler de l’influence exercée par le médecin. Des deux conditions qui suscitent l’apparition de ces fausses liaisons, l’une, la méfiance, semble toujours présente, l’autre, la scission de la conscience (die Bewusstseinsspaltung), se trouve dissimulée, soit que la plupart des névropathes n’ont aucune connaissance des causes réelles (ou du moins du motif occasionnel de leur mal) ; soit parce qu’ils refusent intentionnellement d’en prendre connaissance, ne voulant pas qu’on leur rappelle qu’ils en portent eux-mêmes la responsabilité (den eigenen Verschulden)[3]. »
La passion accusatrice prenant pour cible le médecin témoigne donc à la fois du besoin d’imputer à des agents privilégiés la responsabilité de toutes les catastrophes adjacentes, et de l’obligation, aussi irrépressible, de se protéger derrière une passion de l’ignorance. Ignorance chargée ici d’une fonction précise : voiler la responsabilité propre. On se trouve donc d’emblée confronté à la mise en place d’un nouage entre ce qui peut constituer un besoin de causalité, enté sur une exigence, indissolublement intellectuelle et pulsionnelle, et une modalité particulière du lien à l’autre. Celui dont est attendu le soin, le médecin, est à la fois la cible d’une attente et d’une accusation. Dans ces conditions, le lien intellectuel, prenant la forme de la causalité, se présente comme l’autre face d’un lien humain, qu’il soit intime ou socialisé ; le médecin représente la cause incarnée, auteur du bienfait comme auteur du mal, les deux valeurs pouvant d’ailleurs être activées simultanément.

7 Pour que l’urgence d’un tel lien, à la fois idéatif et relationnel, se fasse sentir, une situation de détresse doit cependant être rencontrée au départ. Freud retranscrit le malaise initial en l’appréhendant d’abord sous sa forme logique, celle que revêt la Spaltung, en tant que scission, clivage. Empruntée au protocole hypnotique et désignant un écart entre la conscience et l’inconscience, cette notion va être insérée par Freud dans des contextes différents. La scission peut intervenir, soit comme lacune dans le tissu des représentations, soit comme écart entre la tonalité (Stimmung) et le sentiment d’un vide représentatif, angoisse errante à la recherche d’un motif qui lui confèrerait une légitimité. S’agit-il alors de l’exigence portant sur une compréhension rationnelle ou de l’appel à un autre chargé d’incarner un principe de responsabilité radicale ?

8 La surimpression entre l’urgence d’un lien causal et l’appel adressé à l’autre reproduit une situation archaïque, celle de la détresse originaire. La Hilflosigkeit renvoie aussi bien à l’expérience indéterminée d’un malaise originairement inassignable à une cause spécifique qu’à l’impossibilité, pour l’enfant, de se procurer ce qui pourrait y mettre fin. Le Nebenmensch, l’être proche, intervenant à la fois comme interprète du malaise et comme objet prodiguant ce qui y met fin, occupe une place apparentée à celle du médecin. Dans l’Esquisse, Freud fait apparaître le statut ambigu de l’« objet de satisfaction » : « Le premier objet hostile, aussi bien que l’unique puissance secourable (das erste feindliche Objekt, wie die einzig helfende Macht[4]). » L’intrication de l’hostile et du secourable semble devoir être rapportée, non à deux mouvements opposés et concomitants, conformément à ce que suggère la notion d’ambivalence, mais plutôt à un cercle infernal s’enracinant dans le fait que c’est précisément parce qu’il est sauveur que le proche, s’il vient à manquer, peut se muer en cause du mal. Les deux orientations sont donc, non juxtaposées, mais étroitement articulées l’une à l’autre. Enchaîné à lui par une nécessité interne, le sauveur se transforme inévitablement en bouc émissaire. C’est d’ailleurs ce second visage que, dans l’analyse du lien thérapeutique, Freud soulignera en premier, faisant du médecin celui qui est perçu comme cause du symptôme.

9 Deux figures de la concaténation sont ainsi simultanément envisagées par Freud ; l’une et l’autre trouvent leur fondement dans une situation angoissante ou traumatique, vécue comme imposant, dans l’urgence, la mise en place d’un lien, mais Freud interprète d’abord cet appel au lien en lui donnant le visage d’une corrélation idéative : trouver un enchaînement représentatif qui puisse servir de fondement au malaise affectif global éprouvé. La crise présidant à la constitution de « fausses liaisons » serait ainsi, prioritairement, une crise logique :

10 « Habituellement, c’est l’impression générale liée au complexe (tonalité /Stimmung/ faite d’angoisse, de désillusion, comme dans l’exemple précédent) qui est consciemment ressentie, et pour laquelle il faut que soit établi, par une sorte de “compulsion à l’association” (Zwang zur Association) un lien (Verknüpfung) avec certains complexes de représentation présents dans la conscience » (53,125).

11 À l’origine de ce Zwang (contrainte, obligation, compulsion) imposant sa pression au psychisme et exigeant que soit établie une Verknüpfung avec un « complexe représentatif », on trouve une Stimmung, terme gommé par la traduction française et qui désigne la tonalité où se disent l’angoisse d’une catastrophe, d’une perte ; la tonalité partant à la recherche d’interprétations ou d’associations est en quelque sorte comparée à un enfant abandonné, errant, à la recherche de quelque cordon ombilical. Crise cognitive, crise du lien humain ? Freud ne sépare pas les deux versants de cet état où s’expriment, sur le mode de l’urgence, la nécessité que s’instaure une connexion. Ce lien recherché ne peut toutefois qu’offrir un visage inquiétant et duplice, puisqu’il aura pour charge d’assurer la responsabilité de la fracture éprouvée.

Traquer le Urheber ou la consécration inversée

12 Prendre en flagrant délit la cause du mal, tel est en effet le premier visage de ce qui sera attribué ultérieurement à l’amour de transfert. Un amour qui trouve son précurseur dans un mouvement accusateur éventuellement vindicatif. Si, dans la note adjointe au cas de Mme Emmy, le présumé coupable est le médecin, accusé d’avoir prodigué un soin maléfique, il revêt une forme plus familiale dans les traitements qu’expose Freud dans ses échanges avec Fliess. Comprendre l’origine du mal névrotique reviendra, dans la première méthode thérapeutique, à désigner le parent ayant perpétré le méfait – généralement un abus sexuel – correspondant à l’atteinte traumatique. La première théorisation va donc elle-même opérer une Verknüpfung fondatrice en inscrivant, au départ de l’itinéraire pathologique, une faute perpétrée par le père. La censure qui a présidé à la première publication des lettres à Fliess a mis au premier plan la figure de la Urheberin, cette nourrice ayant précocement initié l’enfant Freud – « Ma première génératrice/de névrose/ a été une femme âgée et laide, mais intelligente [5] » –, sans qu’apparaisse la parenté linguistique avec le signifiant ayant servi à stigmatiser le père comme auteur de la névrose : Urheber. La référence à ce terme rend d’ailleurs inutiles les précisions ajoutées par Strachey au texte de Freud, et reprises telles quelles dans les autres traductions, dont la française. L’expression meine Urheberin (ma génératrice) est en effet transformée en « ma première “génératrice”/de névrose/ », ce qui ouvre sur un contre-sens possible, puisque le don de vie est devenu don de la névrose. Ce sont donc les héritiers qui s’insinuent dans l’histoire du maître pour assumer, par le truchement de la traduction, le rôle accusateur.

13 Or les termes Urheber ou Urheberin ne comportent pas, en eux-mêmes, de charge accusatrice. Urheber signifie « auteur », pris au sens de créateur d’une œuvre d’art ou, dans un sens dérivé, d’instigateur, de cause. Le préfixe Ur n’a pas à être détaché pour spécifier le statut de l’originaire, puisque Heber signifie simplement « cric, élévator, syphon ». Dans cette perspective, désigner le père séducteur comme Urheber implique une connotation ironique, comme si l’enfant séduit était identifié à l’œuvre d’art sortant des mains du Urheber. Le terme choisi par Freud pour désigner celui qui deviendra cause d’un mal névrotique est donc fortement teinté d’ambiguité. Le double sens est toutefois perdu lorsque la traduction ne conserve que la charge accusatrice. Ainsi, dans une note ajoutée à la lettre du 20 mai 1896, les éditeurs citent un texte dans lequel Freud résume son article sur « L’étiologie de l’hystérie » :

« Les fauteurs (die Urheber) doivent généralement être recherchés parmi les proches du malade. Difficultés à vaincre lors de la mise en lumière […]. L’existence d’incidents sexuels infantiles s’avère condition indispensable quand les mécanismes de défense (qui jouent aussi chez les normaux) ont des résultats pathogènes [6]. »
Dans la langue française, il suffit donc d’ajouter une lettre pour que l’auteur devienne le « fauteur ». Le sens allemand se trouve par là détourné, infléchi vers un sens dévalorisant qui ne lui est pas originairement attaché. Le sens premier resurgira quand Freud se présentera plus tard comme Urheber (créateur) de la psychanalyse. Nommer Urheber le père séducteur ne revient-il pas à lui accorder une promotion ironique ? Cet être occuperait ainsi la fonction du premier moteur dans le système aristotélicien. Doit-il commettre un forfait et se poser en transgresseur pour acquérir cette dignité ?

14 La face valorisante du terme sera revendiquée par Freud au moment où cet agent originaire prendra un visage féminin. Lorsque, derrière le père défaillant – « Dans mon cas, le vieux ne joue aucun rôle actif » –, se profile la nourrice séductrice, Freud adresse à cette dernière l’équivalent d’un hymne de reconnaissance : « Si je parviens à retrouver les scènes et à liquider ma propre hystérie, je garderai à la vieille femme un souvenir reconnaissant (dankbar) pour m’avoir donné, à une époque aussi précoce de ma vie, les moyens de vivre et de continuer à vivre [7]. »

15 Le signifiant Urheber retrouve ici son sens premier, celui de donner le jour à une forme, cette dernière étant alors référée à une puissance libidinale qui peut alors s’emparer de l’enfant. La Urheberin aurait donc été génératrice du corps érotique ou de la puissance enflammante qui peut se manifester en lui. L’initiation corporelle s’effectue d’ailleurs dans le sillage de l’invitation coulée dans la parole ; la « vieille » n’avait-elle pas, s’adressant à l’enfant, « beaucoup parlé de Dieu et de l’enfer » ?

Rentrer dans une filiation

16 Au moment où la désignation de l’auteur passe du registre masculin – « Il fallait accuser le père » – au registre féminin, une autre catégorie syntaxique s’impose dans la parole. Le primat de l’accusatif se perpétue certes lorsqu’il est fait allusion à la séduction maternelle – Freud dit avoir vu matrem nudam, recourant ainsi à l’accusatif d’une langue morte –, mais lorsqu’il est question de la nourrice, faisant de l’enfant érotisé l’œuvre de ses mains, n’entrons-nous pas dans ce qui relève du génitif, terme entendu ici dans son acception tant grammaticale que sémantique ? Conrad Stein soulignera cette dimension en présentant le patient mis en cause par la parole interprétative comme devenant « le coupable de quelqu’un [8] ». Une filiation s’instaure ainsi, qu’elle soit œuvre de parole ou œuvre de corps.

17 L’urgence visant, dans l’angoisse, l’avènement d’une « liaison » se charge alors d’une dimension nouvelle, comme si le besoin de causalité rejoignait le besoin de s’éprouver comme enfant s’insérant dans une filiation. Une telle insertion ne peut d’ailleurs répondre à une urgence que lorsque la descendance ainsi instaurée permet au sujet de se rattacher à un Urheber-auteur valorisé. Est-ce la raison pour laquelle Freud se gardera de traiter de façon humiliante l’être qui est placé à l’origine de la névrose ? Il va aller jusqu’à le gratifier d’une promotion exorbitante, même si le ton parodique vient malmener la nomination dont bénéficie apparemment le coupable. Dans la lettre à Fliess du 3 janvier 1897, après avoir mentionné l’hypothèse d’une fellation imposée par le père, Freud s’exclame : Habemus papam [9] ! L’auteur du mal névrotique se trouve ainsi placé dans les parages de la dignité ecclésiastique, comme si la séduction constituait l’équivalent d’un baptême enténébré. L’atteinte corporelle se fait donc inséparable, lorsqu’elle est ainsi désignée, d’un accès au symbolique, si transgressive que soit la liaison instaurée. Freud avouera d’ailleurs, quelques jours plus tard : « Le rêve d’une religion du diable extrêmement archaïque. » L’établissement d’une connexion sulfureuse se fait à la fois malédiction et inscription dans une filiation prestigieuse.

18 La dimension de promotion atteint d’ailleurs, non seulement les auteurs présumés du mal, mais les processus psychiques qui accompagnent cette descente aux enfers. Dans « L’étiologie de l’hystérie », Freud va anoblir ironiquement les stigmates témoignant de l’inscription archaïque du mal : « Un autre groupe de symptômes remonte assurément aux toutes premières expériences et appartient pour ainsi dire à la plus ancienne noblesse (vom ältesten Adel)[10]. » La reconnaissance d’un mal ancien, mal inséparable d’une inscription, devient ainsi l’équivalent du cérémonial consistant à conférer au simple roturier un titre de noblesse. La connexion entre le mal et un Urheber archaïque prend alors le sens d’une investiture ou, si on s’enfonce dans l’origine, le sens d’un acte de baptême. Lorsque, dans la réflexion sur la portée de l’acte analytique, on met essentiellement en lumière la dimension de séparation, de dissolution d’un lien, on méconnaît la portée instauratrice de ces opérations consistant à effectuer des connexionx causales valant comme actes de naissance différée.

19 Sanctionner ou instaurer une origine, origine après-coup, revêt une importance d’autant plus décisive que l’une des raisons du rejet de soi a trait précisément à la position dans laquelle se situe le sujet dans le rapport à la fois fantasmatique et symbolique qu’il entretient avec sa propre naissance. Alors que le statut que la théorie assigne à l’enfant est celui du complément ou du bouchon qui viendra suturer la béance maternelle, Lacan débride une toute autre figure de la béance originaire : « Nous rencontrons le caractère spécifique de la réaction thérapeutique négative sous la forme de cette irrésistible pente au suicide qui se reconnaît dans les dernières résistances auxquelles nous avons affaire chez ces sujets plus ou moins caractérisés par le fait d’avoir été des enfants non désirés. À mesure même que s’articule mieux pour eux ce qui doit les faire s’approcher de leur histoire de sujet, ils refusent de plus en plus d’entrer dans le jeu. Ils veulent littéralement en sortir. Ils n’acceptent pas d’être ce qu’ils sont, ils ne veulent pas de cette chaîne signifiante dans laquelle ils n’ont été admis qu’à regret par leur mère [11]. »

20 L’hypothèse ici envisagée est riche d’une portée clinique considérable, quelle que soit la passion de l’ignorance que déploient contre elle certains courants psychanalytiques. De tels sujets sont en effet des candidats à un amour de transfert prêt à se couler dans des formes passionnelles. L’attente est certes duplice : soit obtenir un droit d’entrer en tendant à l’Autre une page blanche, en se donnant ou en donnant à l’Autre une nouvelle chance, soit s’acharner à se faire délivrer le certificat d’interdit de naître. On assiste alors à la convocation inévitable de l’intensité passionnelle pour que s’entrouvre ou se conjure le Nichtseinwollen (vouloir ne pas être ou vouloir n’être) férenczien. Le recours à l’hallucinatoire est alors de rigueur ; il est inséparable de cette « érotomanie principielle qui, selon Roland Gori, constitue la condition de l’amour comme du transfert » : « L’Autre me veut quelque chose, et son désir s’avère corrélatif de mon existence comme sujet [12]. » Dans cette structuration fondamentale, on ne saurait d’ailleurs parler de demande d’amour, mais plutôt d’injonction adressée à l’Autre, sommé de mettre un terme à son refus de l’évidence, à cette passion de l’ignorance qui est censée être la sienne.

21 Cette certitude folle d’un droit à l’amour est peut-être partie prenante de ce qu’instaure le lien symbolique. Dans son analyse des aléas de la paternité, Patrick de Neuter se réfère à un passage – essentiel, bien que rarement souligné – de Freud, passage concernant le fondement du lien social dans les groupes : « Dans l’Armée et l’Église, il s’agit, nous l’avons vu, de l’illusion (Vorspiegelung) que le meneur aime tous les individus pris isolément d’une manière égale et juste. » Postulat étendu à l’Urvater et à ce qui crée le ciment familial : « La force inaltérable de la famille, en tant que formation naturelle en foule, repose sur le fait que ce préalable nécessaire de l’amour égal du père (diese notwendige Voraussetzung der gleichen Liebe des Vaters) peut être réellement vrai (wirklich) pour elle [13]. »

22 Le nouage entre le registre du miroir (Spiegel) et du symbolique est manifeste dans ce terme de Spiegelung, posé ici comme mirage fondateur, faisant bénéficier chaque membre familial d’une investiture.

23 Une suggestion hallucinatoire ferait-elle partie intégrante de ce qui constitue la fondation symbolique ? Lorsque la législation psychanalytique privilégie uniquement la dimension de coupure à l’œuvre dans les processus de subjectivation, elle construit une déclinaison restreinte ne connaissant que le nominatif, l’accusatif et l’ablatif. Or le moment passionnel invite, dans l’urgence, à restaurer les droits du vocatif, du génitif et du datif. « Donne » : tel est le dernier mot de la déclaration adressée par Phèdre et Hippolyte. Lacan nous invite à prendre au sérieux ces phénomènes de branchement entre les figures du discours et celles du lien :

« J’ai beau dire que cette notion de discours est à prendre comme lien social, fondé sur le langage, et semble n’être pas sans rapport avec ce qui de la linguistique se spécifie comme grammaire, rien ne semble s’en modifier [14]. »
La prise en compte de ces figures passionnelles nous reconduit à ces opérations de coup de force, de capture, de mise en demeure et d’appropriation que déclinent les divers « cas » grammaticaux, dont la liste peut être entendue comme proposition de mises en scènes non dépourvues de violence.


Mots-clés éditeurs : üpfung), é, évrose, à l'association, clivage

Mise en ligne 01/10/2005

https://doi.org/10.3917/cm.070.0033

Notes

  • [*]
    Monique Schneider, psychanalyste, 19 rue Bobillot, A 26O F-75O13 Paris.
  • [1]
    Études sur l’hystérie, Paris, puf, 1967, p. 51-2, trad. modifiée gw I, p. 121.
  • [2]
    Ibid., p. 52. gw I, p. 121-2.
  • [3]
    Ibid., p. 53. gw I, p. 122.
  • [4]
    La naissance de le psychanalyse, Paris, puf, 1956, p. 348 (Fischer Verlag, Frankfurt am Main, 1962, p. 337).
  • [5]
    Ibid., Lettre du 3.10.1897, p. 194. Alld. p. 189.
  • [6]
    Ibid., p. 148. Alld. p. 415 (extrait de GW I, p. 486).
  • [7]
    Ibid., p. 194 ; Alld. p. 190.
  • [8]
    L’enfant imaginaire, Paris, Denoël, 1971.
  • [9]
    Briefe an Wilhelm Fliess, Frankfurt am Main, S. Fischer, 1986, p. 233.
  • [10]
    Dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1973, p. 105 ; GW I, p. 451.
  • [11]
    Les formations de l’inconscient, Paris, Le Seuil, 1998, p. 245.
  • [12]
    Logique des passions, Paris, Denoël, 2002, p. 61.
  • [13]
    « Psychanalyse des foules et analyse du moi », dans Essais de psychanalyse, Paris, Payot, 1981, p. 193.
  • [14]
    Encore, Paris, Le Seuil, 1975, p. 21.
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