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Article de revue

La mémoire au corps

Pages 117 à 126

Notes

  • [*]
    Marie-José Del Volgo, maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille II, praticien hospitalier, directeur de recherche, laboratoire de psychopathologie clinique de l’Université d’Aix-Marseille I. Adresse : 101, rue Sylvabelle, 13006 Marseille.
  • [1]
    P. Ricœur, 2000, p. 25.
  • [2]
    M. Proust, p. 8-9.
  • [3]
    R. Gori, 1996.
  • [4]
    M.J. Del Volgo, 1997.
  • [5]
    J. Lacan, 1953, p. 261.
  • [6]
    Pathos, « ce qu’on éprouve » ; « événement ».
  • [7]
    Cité par Ricœur, 2000, p. 106.
  • [8]
    J. Giraudoux, 1939, p. 848.
  • [9]
    P. Ricœur, 2000, p. 76.
  • [10]
    M.J. Del Volgo, R. Gori R., Y. Poinso, 1994.
  • [11]
    S. Freud, 1896, p. 105.
  • [12]
    S. Freud, 1916/1917, p. 340.
  • [13]
    S. Freud, 1896, p. 95, souligné par nous.
  • [14]
    Ibid., p. 105.

1 Dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricœur fait remarquer que bien des auteurs abordent la mémoire à partir de ses déficiences, voire de ses dysfonctions. Or il importe, dit-il, « d’aborder la description des phénomènes mnémoniques du point de vue des capacités dont ils constituent l’effectuation “heureuse [1]” ». La psychanalyse et sa méthode mettent en œuvre une mémoire bien souvent blessée, mais dont l’effectuation peut être « heureuse », autrement dit inventive. C’est ce que nous verrons avec Karim, Monsieur A. et quelques autres qui ont en commun d’avoir souffert dans leur corps et dans leur chair. La mémoire douloureuse de leur corps évoque, comme l’écrit Proust, « cette terrible puissance d’enregistrement qu’a le corps [et qui] fait de la douleur quelque chose de contemporain à toutes les époques de notre vie où nous avons souffert [2] ».

À propos de Karim : récit à trois voix sur un passé interdit

« Pour se souvenir, on a besoin des autres.
[… Les souvenirs] nous permettent d’affirmer qu’en réalité nous ne sommes jamais seuls.
[Le psychanalyste] “autorise” le patient à se souvenir. »
P. Ricœur, 2000, p. 147-158.

2 Ce matin-là, j’entends de mon bureau un enfant pleurer très fort. Un jeune garçon de 6 ans au crâne rasé, accompagné de son père, pleure à chaudes larmes devant les appareils de mesure du souffle. Comme elle en a l’habitude, l’infirmière lui a bien expliqué l’exercice qu’il doit faire mais sa tentative de lui mettre l’embout dans la bouche demeure vaine. Ce geste très simple, indolore, ne justifie aucunement la terreur de l’enfant qui a un âge tout à fait compatible avec une exploration fonctionnelle respiratoire (cefr). L’examen est demandé par le pneumologue pour « une toux chronique, non sensible aux bronchodilatateurs et aux corticoïdes inhalés ». Le père crie, hurle même pour que l’enfant accepte de faire l’examen. Lorsque j’arrive, mon intervention n’est pas plus efficace ; je lui demande pourquoi est-ce qu’il pleure et ma question reste bien évidemment sans réponse. Je tente d’éloigner le père qui se montre brutal avec l’enfant et agace tout le personnel qui commente, « il n’y a qu’à voir le père ! » Les choses ne font alors qu’empirer et toujours sans voix, sans cris – Karim n’appelle pas son père –, il tourne son visage en pleurs vers la porte et cherche du regard son père. Le père revient et je m’en vais en les laissant faire.

3 Lorsque je reçois l’enfant et le père dans mon bureau, Karim est arrivé, tant bien que mal, à souffler. De la toux et de la suspicion d’asthme, il n’en sera pratiquement pas question. Le père me dit que Karim a eu une « très grave opération » pour une « malformation cardiaque ». En fait ces mots, il ne les prononcera qu’après plusieurs tentatives pour éviter ce sujet. Il me tend d’abord un courrier échangé entre le pneumologue et le cardiologue, puis le carnet de santé. Malgré ces renseignements mis à ma disposition, je questionne l’enfant et le père sur les antécédents médicaux de Karim. Le père finit par dire qu’il a été malade à 18 mois mais qu’il ne comprend pas, qu’il ne sait pas et qu’il est trop petit encore. Il ne faut pas en parler.

4 À propos d’opération, je demande à l’enfant s’il a une cicatrice, il me dit qu’il ne sait pas (ce sont les premiers mots qu’il prononce, reprenant ainsi les mots du père) mais en même temps il touche sa poitrine. Je lui demande où se trouve son cœur, il me répond encore qu’il ne sait pas, tout en montrant sa poitrine. Lorsqu’un peu plus tard je lui redemande où se trouve son cœur, il dit « là » et touche avec un sourire sa poitrine. Entre-temps le père s’est aussi détendu et parle de la séparation qui a duré deux ans, Karim a été hospitalisé entre 18 mois et 3 ans et demi. Contrairement à mes habitudes, j’ai dans mes mains le carnet de santé – je ne m’y intéresse en principe qu’en fin d’entretien – et je lis à haute voix le nom de la malformation cardiaque, « communication interventriculaire », et deux pages plus loin se trouve mentionnée « la réussite sans séquelles de la chirurgie cardiaque » que je lis encore à haute voix. Cet intérêt pour le carnet de santé est suscité par l’intérêt propre de Karim qui murmure à son sujet « il ne faut pas l’oublier ». De même, ma participation très active dans cet entretien est probablement un effet de la détresse que l’enfant, par ses pleurs, et le père, par sa brutalité, manifestent.

5 Le père me dit que c’était très difficile et que Karim avait une chance sur 1000 de survivre. Le père m’interroge alors sur le mot « cardiaque », « c’est le cœur ? ». Cette interrogation prouve que l’incompréhension et l’ignorance que le père attribue à son fils le concernent tout autant lui-même. Être « cardiaque » signifie dans le langage populaire « être malade du cœur ». Le mot « cardiaque » réalise en quelque sorte une condamnation médicale pour Karim et probablement cette « peur des blouses blanches » pour l’enfant mais sans doute aussi pour le père. La secrétaire me racontera après leur départ l’anecdote suivante : le père aurait bousculé un des médecins de Karim parce qu’il l’aurait mal reçu ; il estime que « ce n’est pas parce qu’on a une blouse blanche qu’on peut tout se permettre ».

6 Pendant tout l’entretien, le père est doux, calme et attentif à l’égard de son enfant. Il évoque la séparation de l’enfant avec sa mère et l’affection et l’attachement du personnel soignant qui a été peiné au moment de son départ. Je demande alors pourquoi la mère n’accompagne pas Karim. Le père évoque le taxi, le bus, le fait qu’ils habitent loin mais Karim murmure malicieusement « elle ne doit pas voir les messieurs ».

7 Le père va aussi manifester une inquiétude sur le placement en centre spécialisé de Karim depuis un mois. Karim présenterait un retard psychomoteur alors qu’il le trouve, lui, normal à la maison et intelligent avec ce commentaire : « Il connaît toutes les parties du corps. » Lorsqu’à la fin je reviens sur le carnet de santé, je lui montre l’étiquette et je lui demande de m’épeler son prénom, il me demande d’abord pourquoi une lettre est placée à tel endroit puis il épelle correctement toutes les lettres de son prénom sauf le « a » qu’il confond avec le « v ».

8 La suite des examens se déroule normalement. Il effectue tout ce que je lui demande de faire sans réticence et sans la moindre crainte. Avec l’infirmière, tout se passe bien aussi.

9 Pour Karim, cet interdit du savoir du passé de son corps dont il porte la cicatrice, interdit venant du père, contribue sans doute à l’interdit de sa curiosité sexuelle et de son apprentissage scolaire. Il parle très peu, il murmure à l’extérieur de chez lui, enfermé, fixé dans un passé douloureux qu’il lui est interdit de connaître. « Il ne faut pas l’oublier » renvoie factuellement au carnet de santé mais encore à sa malformation cardiaque, son opération et son séjour à l’hôpital. Il serait trop petit, trop petit pour apprendre la vérité de son passé mais aussi trop petit pour apprendre à lire. Or son intérêt pour le carnet de santé, livre de son corps et de sa santé, manifeste son intérêt pour la lecture d’un carnet de santé, prédécesseur d’un autre carnet, carnet scolaire.

10 Pour Karim la difficulté à mettre l’embout buccal m’évoque une difficulté à ouvrir la bouche, à dire, à dire un passé corporel trop douloureux et trop présent encore, mémoire trop vive d’un passé douloureux. Comme Angélique, 5 ans, accompagnée de sa mère et rencontrée récemment, Karim évoque sans s’y réduire, dans sa souffrance corporelle et psychique, les vestiges de l’hospitalisme décrit en son temps par Spitz. Angélique refuse obstinément l’embout buccal. Au contraire de Karim, elle ne pleure pas, mais elle refuse d’ouvrir la bouche alors que la mère me précise qu’elle a accepté sans problèmes les tests cutanés du pneumologue. Elle n’articulera que quelques mots au cours de notre rencontre. Angélique est née prématurée de 700 g et a passé les six premiers mois de sa vie à l’hôpital. Elle présente un retard scolaire et psychomoteur.

11 Autre passé corporel douloureux pour cet autre patient, d’origine turque. Il est accompagné de son fils qui lui sert de traducteur. Âgé de 50 ans, il en paraît 20 de plus et je me fais préciser sa date de naissance. Ce patient se plaint de douleurs au thorax et à l’aine que je ne comprends pas. Plus exactement, l’expression du patient qui accompagne la description de ses douleurs semble exprimer une souffrance plus qu’une douleur physiopathologique réelle. Il est en France depuis quatre mois et il va de médecin en médecin pour ses douleurs. L’efr est demandée car il présenterait un emphysème à la radio du thorax. Lorsque je l’interroge sur son travail, le fils m’apprend qu’il vient de passer sept ans en prison en Turquie. En prison, il a reçu un coup très violent à la tête qui a laissé une cicatrice sur la tempe. Cela l’inquiète et il me demande s’il peut faire des examens de la tête. Il a aussi reçu des coups de crosse sur le thorax. La nuit, il a mal et son fils l’entend crier.

Monsieur A. : un lieu de mémoire pour le corps

12 Monsieur A., patient de 50 ans, est venu une première fois en consultation. Les étudiants, en stage dans le laboratoire, l’avaient « interrogé » selon un accord de travail avec le médecin consultant. Ils avaient eu ensuite l’occasion de me parler de cette rencontre. Ils l’avaient trouvé désagréable, le patient leur avait donné des leçons sur ce qu’ils avaient à apprendre et à faire. Les étudiants lui en voulaient aussi de ne pas leur avoir parlé d’un cancer des testicules ancien et « guéri », il en avait ensuite parlé au médecin consultant.

13 Lorsque quelques mois plus tard, il revient en consultation, je le reçois et je ne fais pas immédiatement le lien avec le patient dont les étudiants m’avaient parlé. C’est un homme d’allure très virile, effectivement a priori assez désagréable et agressif, sur la défensive et répondant abruptement à mes questions. Je fais donc extrêmement attention à tout ce que je dis.

14 Monsieur A. vient en consultation une deuxième fois parce qu’il est toujours essoufflé, il présente une gêne laryngée depuis sa radiothérapie. Il ne croit pas que les rayons se soient arrêtés au niveau de la onzième vertèbre comme cela lui aurait été dit.

15 Sa maladie, un séminome, il n’emploie jamais le mot de cancer, a commencé deux ans plus tôt. Un nodule a été enlevé et tout s’était bien passé. Mais le choc est arrivé quarante jours plus tard lorsqu’on a lui annoncé qu’il fallait poursuivre, lui enlever le testicule et faire une radiothérapie. La deuxième intervention s’est très mal passée. Il a présenté une tuméfaction très douloureuse de la bourse pendant plusieurs jours. Il a été soulagé lorsque l’hématome s’est vidé spontanément laissant couler un liquide visqueux et chaud. Il y a eu ensuite la radiothérapie.

16 Ses soucis de santé se trouvent associés à des préoccupations professionnelles. Pendant sa maladie, on lui en a voulu parce qu’il s’était arrêté plusieurs mois de travailler puis il a été licencié et il est actuellement en procès. Tout cela l’angoisse et il me demande si l’angoisse ne pourrait pas provoquer ses problèmes respiratoires.

17 Ensuite, il va revenir sur la seconde intervention où a été opérée l’ablation du testicule remplacé, dans le même temps, par une prothèse. Il évoque à plusieurs reprises, rapidement, trop rapidement, cette prothèse et je l’amène à en donner quelques détails. C’est le chirurgien, une femme, qui lui a proposé la prothèse et il a pris la décision de la prothèse en famille et pour des raisons esthétiques. Il semble regretter ce choix en parlant des inconvénients liés à la prothèse. Elle le gêne car quand les bourses sont rétractées, ça va, mais quand elles sont relâchées, la prothèse n’est pas à sa place. De quelle place s’agit-il ? Au cours de l’entretien, il associe son séminome à une « ectopie testiculaire » – c’est l’expression qu’il emploie – négligée dans l’enfance, or lorsqu’il accompagne du geste la localisation de sa maladie, il montre la région inguinale. La prothèse ne serait pas à sa place, comme ses testicules, enfant, n’étaient pas à leur place d’un point de vue médical. Pour la mémoire vive, la bonne place, ne serait-elle pas cette place qu’occupaient ses parties génitales dans son enfance et que la prothèse, comme la cicatrice de l’intervention, lui rappelle sans cesse, lui rappelle sans qu’il s’en souvienne [3]. Il ne reste dans la conscience que le jargon médical, équivalent d’une prothèse sur le manque à dire.

18 Monsieur A. dit aussi parler plus facilement avec des femmes. Au cours de l’entretien, je perçois ce moment comme un changement de position du patient, manifestant une détente et une confiance à mon endroit. Mais cette remarque souligne encore une question de place, Monsieur A. se trouverait plus à sa place avec des femmes. Il n’est soigné, dit-il, que par des femmes, mais quelques hommes médecins sont aussi évoqués et il finit par dire qu’il préfère être soigné par des femmes. S’il constate qu’il parle plus facilement avec des femmes, c’est peut-être une manière de mettre ainsi à l’épreuve et de vérifier sa capacité d’entrer en relation avec des femmes. Concernant sa sexualité, il en parle encore de manière indirecte lorsqu’il dit que « l’intervention n’a rien changé ». J’entends cette phrase dans ce sens et je m’abstiens de l’interroger sur ce sujet.

19 La question de l’angoisse revient, à plusieurs reprises, comme à propos de brûlures pelviennes qui l’angoissent et qui demeurent sans explication, ou encore à propos de l’exécution des manœuvres respiratoires, avant notre entretien. Il semble exister une réduction importante des volumes par rapport à la fois précédente, ce dont je doute très fortement et je contrôle moi-même ses volumes. Avec moi, puis avec l’infirmière, il exécute des manœuvres correctes et les volumes sont strictement normaux. Il va commenter la disparition de ce blocage respiratoire en disant que c’est grâce au fait d’avoir parlé.

20 Le bilan respiratoire est strictement normal. Monsieur A. n’a pas d’asthme et en est très content.

La mémoire affectée, mémoire d’un passé douloureux

21 Ce travail se trouve guidé avant tout par des préoccupations cliniques. La question de la mémoire se déduit de la méthode choisie, ici la méthode psychanalytique. Dans le dispositif de « l’instant de dire [4] », il s’agit d’accueillir la plainte du patient et permettre son élaboration par les moyens de l’association libre. Le patient est amené à dire ce qui lui vient spontanément à l’esprit. Le travail de remémoration du passé est mis en œuvre par l’interprétation historique des dires du patient. Le récit se trouve ponctué de questions comme : « depuis quand ? », « à quel moment ? », toujours en suivant pas à pas les propos du patient. L’histoire est une histoire hors temps réel, une histoire où l’inconscient peut apparaître par les rapprochements d’événements dans le récit et non dans la vérité événementielle. Pour Lacan, « ce que nous apprenons au sujet à reconnaître comme son inconscient, c’est son histoire[5] ». Il ne s’agit pas d’anamnèse, d’historiographie, mais d’une mémoire affectée où le souvenir surgit spontanément. D’après Ricœur, « l’historiographie n’est-elle pas d’une certaine façon l’héritière de l’ars memoriae, cette mémoire artificielle que nous évoquions plus haut au titre de la mémorisation érigée en exploit ? » (p. 176).

22 L’histoire de Karim parle d’un organe tout à fait particulier s’agissant de la mémoire. L’ars memoriae, du temps jadis rappelle la place noble qu’occupait le cœur dans le passé. Apprendre par cœur, réciter par cœur, était considéré autrefois comme une prouesse intellectuelle. D’après Rey (1992), le cœur est anciennement « le siège de l’intelligence » (1130-1140) et la locution usuelle « par cœur » (v. 1200) est un vestige du sens large ancien du cœur en tant que « siège de la mémoire ». À notre époque, la mémoire a pour siège le cerveau et l’ars memoriae, ces exercices de mémorisation, relèvent de prouesses cérébrales et non plus du cœur. Pourtant le cœur qui s’accélère et la gorge qui se serre accompagneront toujours la mémoire affectée, ce présent d’un passé où nous avons joui ou souffert. Le cœur est symboliquement plus représentatif de cette mémoire vive, une mémoire « heureuse » par les surprises qu’elle amène.

23 Pour Ricœur, l’ars memoriae est un déni outrancier de l’oubli. Il convient de traiter de l’oubli comme d’une grandeur de droit propre. Pour la mémoire artificielle, tout est action, rien n’est passion. Elle néglige l’événement qui étonne et surprend. La mémoire vive est affection, pathos[6] et la souffrance est mémoire : « Il revient au souvenir de pouvoir surgir à la façon d’une évocation spontanée, donc d’un pathos, dit le De Memoria d’Aristote [7] ». L’Anamnesis d’Aristote se trouve décrite comme un rappel, une recherche alors que la Mnêmê, la mémoire, est caractérisée en tant qu’affection, on se souvient d’avoir joui ou souffert.

24 La remémoration du passé ouvre la possibilité d’oublier. L’injonction psychique de ne pas oublier, de se souvenir, a quelquefois la valeur d’une malédiction. La malédiction de la fée Ondine portée au chevalier Hans, était de ne pas oublier de respirer, ne pas oublier d’entendre, ne pas oublier d’ordonner à son corps tout ce qu’il faisait de lui-même et risquer ainsi à tout instant de mourir. « Depuis que tu es partie, [dit le chevalier] tout ce que mon corps faisait de lui-même, il faut que je le lui ordonne. […] C’est une tendance exténuante. J’ai à commander à cinq sens, à trente muscles, à mes os eux-mêmes. Un moment d’inattention, et j’oublierai d’entendre, de respirer… Il est mort parce que respirer l’embêtait, dira-t-on… Il est mort d’amour [8]. »

25 Dans les deux situations cliniques relatées ici, la présence d’un corps impossible à oublier, blessé dans le passé, fait symptôme. Karim pleure et Monsieur A. est angoissé, ces états émotionnels intenses leur créent des difficultés, dans la situation de l’examen, pour la réalisation des exercices respiratoires. Leur retour dans ce lieu d’une mémoire douloureuse, l’hôpital, où leur corps a été blessé, n’est sans doute pas anodin dans l’énonciation de leur récit. L’instant de dire, outre ses effets psychiques, semble avoir pour effet de libérer, faciliter leurs examens, en prenant en compte les dimensions intersubjectives de la rencontre. L’unité psychosomatique se manifeste dans cette libération du corps et de la psyché.

26 Dans « Conséquences psychiques d’une « castration » dans l’enfance », Ferenczi (1917) évoque le cas de ce patient circoncis pour des raisons médicales de manière particulièrement brutale, puisque le père confia l’ablation du prépuce au couteau d’un boucher. Lorsqu’il s’adresse à Ferenczi, il souffre d’impuissance et de divers autres troubles. Ferenczi écrit à son propos, mais aussi concernant les névrosés de guerre : « Tout affect ultérieur venait exciter aussitôt la plaie encore douloureuse de son psychisme et la partie correspondante de son organisme » (p. 281).

27 Les cicatrices corporelles, les prothèses, les amputations, mais encore les tatouages, excisions et circoncisions, tous ces écrits corporels ne peuvent s’effacer de la mémoire et du souvenir. Cette permanence du souvenir pourrait se rapprocher de l’expérience du membre fantôme. On connaît l’observation de Charcot où le malade a pour fantôme son membre supérieur, mais encore l’alliance qui cerclait son doigt. Ces souvenirs sont des revenants dont le sujet n’a pas fait le deuil. Ils relèveraient d’une « culture qui connaît l’écriture mais non l’imprimerie [9] », dans le sens où l’imprimerie, avec la reproduction et la diffusion des textes, a facilité leur oubli et a libéré la pensée. L’écrit traumatique, sur le corps, toujours singulier, enferme le sujet dans un passé qu’il n’est pas autorisé à oublier. C’est le cas de Karim avec l’interdit actuel du père sur son passé et c’est le cas de Monsieur A., porteur d’une prothèse placée par un chirurgien, d’un corps étranger, ce présent d’un passé douloureux. On pense ici à ce patient greffé de la main d’un donneur et qui a fait en sorte qu’on lui enlève cette main qu’il ne supportait plus. Le jeu du fantasme dans la clinique du récit invente d’autres versions de ces écrits traumatiques. Ce que nous avons appelé « roman de la maladie [10] ».

28 Selon Freud, l’actualité des sensations, lorsqu’il s’agit de symptômes, doit en fait correspondre « aux toutes premières expériences », celles de « la plus ancienne noblesse [11] ». Le corps se trouve reconnu dans toute son importance, mais en tant que corps sexuel infantile. Ces expériences sexuelles infantiles constituent les « points d’appui [12] », des points de fixation pour la libido.

29 Ces expériences infantiles vécues dans le corps propre ont un contenu sexuel et tirent leurs effets psychiques de leurs traces mnésiques. Elles ne sont pas de simples « impressions des sens mais expériences sexuelles vécues dans le propre corps, de rapports sexuels (au sens large du terme [13]) ». Autrement dit, des « sensations et paresthésies des organes génitaux ou d’autre parties du corps, qui correspondent tout simplement au contenu affectif des scènes infantiles reproduit de façon hallucinatoire et souvent intensifié douloureusement [14] ».

30 Dans une clinique du réel, telle que nous la rencontrons à l’hôpital, la clinique du récit est une clinique des discours de souffrance qui autorise le patient à se souvenir. En invitant le patient à nous parler, à nous dire ce que le motif « somatique » de sa plainte lui évoque à l’occasion de la consultation, nous l’incitons à une véritable création, par et dans la parole, de son histoire subjective demeurée en souffrance. L’instant de dire offre au patient l’occasion de déployer et de réordonner les mystères de sa vie et de son destin à partir de l’énigme de sa souffrance actuelle. Cette parole se révèle alors comme un acte créateur par lequel il accède, un temps et un temps seulement, de manière fugace et fragmentaire, aux blessures de sa mémoire.

Bibliographie

  • Del Volgo, M.J. 1997. L’instant de dire. Le mythe individuel du malade dans la médecine moderne, Toulouse, Erès.
  • Del Volgo, M.J. ; Gori, R. ; Poinso, Y. 1994. « Roman de la maladie et travail de formation du symptôme. Complémentarité des approches psychanalytique et médico-biologique », Psychologie médicale, 26, 14, 1434-1438.
  • Ferenczi, S. 1917. « Conséquences psychiques d’une “castration” dans l’enfance », dans Psychanalyse 2, Paris, Payot, 1970, 278-282.
  • Freud, S. 1896. « L’étiologie de l’hystérie », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1973, pp. 83-112.
  • Freud, S. 1916/1917. « Les modes de formation des symptômes », dans Introduction à la psychanalyse, Paris, Payot, 1961, 337-355.
  • Giraudoux, J. 1939. « Ondine », dans Théâtre complet, Paris, Gallimard, 1982, 758-851.
  • Gori, R. 1996. La preuve par la parole, Paris, puf.
  • Lacan, J. 1953. « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, 237-322.
  • Proust, M. Albertine disparue, Paris, Gallimard, 1989.
  • Rey, A. (sous la dir. de) 1992. Dictionnaire historique de la langue française, Paris, Dictionnaires Le Robert.
  • Ricœur, P. 2000. La mémoire, l’oubli, l’histoire, Paris, Le Seuil.

Mots-clés éditeurs : récit, remémoration, douleur, corps, mémoire, méthode analytique

Date de mise en ligne : 01/10/2005

https://doi.org/10.3917/cm.067.0117

Notes

  • [*]
    Marie-José Del Volgo, maître de conférences à l’Université d’Aix-Marseille II, praticien hospitalier, directeur de recherche, laboratoire de psychopathologie clinique de l’Université d’Aix-Marseille I. Adresse : 101, rue Sylvabelle, 13006 Marseille.
  • [1]
    P. Ricœur, 2000, p. 25.
  • [2]
    M. Proust, p. 8-9.
  • [3]
    R. Gori, 1996.
  • [4]
    M.J. Del Volgo, 1997.
  • [5]
    J. Lacan, 1953, p. 261.
  • [6]
    Pathos, « ce qu’on éprouve » ; « événement ».
  • [7]
    Cité par Ricœur, 2000, p. 106.
  • [8]
    J. Giraudoux, 1939, p. 848.
  • [9]
    P. Ricœur, 2000, p. 76.
  • [10]
    M.J. Del Volgo, R. Gori R., Y. Poinso, 1994.
  • [11]
    S. Freud, 1896, p. 105.
  • [12]
    S. Freud, 1916/1917, p. 340.
  • [13]
    S. Freud, 1896, p. 95, souligné par nous.
  • [14]
    Ibid., p. 105.

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