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Article de revue

L'adolescent entre pratique et discours

Pages 277 à 289

Notes

  • [*]
    Didier Lauru, psychanalyste, psychiatre, chargé de cours à Paris VII, 1 bd du Montparnasse, 75006 Paris.
  • [1]
    D. Lauru, « L’inconscient est partout », dans La Formation des psychanalystes, Toulouse, Érès, 1995.
  • [2]
    Correspondance Freud/Binswanger, Calman-Lévy, 1995.
  • [3]
    La brouille avec Jung est en germe. La perte d’un de ses brillants disciples lui fermera les portes de l’asile le plus réputé d’Europe, Kreuzlingen (où exerce aussi Bleuler).
  • [4]
    Correspondance Freud/Binswanger, Calmann-Lévy, 1995.
  • [5]
    S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, sixième conférence « Éclaircissements, applications orientations », Gallimard, 1985.
  • [6]
    S. Freud, ibid.
  • [7]
    Weltanschauung, Freud dans de nombreuses occurrences, insistera sur le fait que la psychanalyse n’est pas une vision du monde.
  • [8]
    S. Freud, ibid.
  • [9]
    S. Ferenczi, « Élasticité de la technique », Œuvres complètes, tome IV, Payot, 1993.
  • [10]
    Lacan a indiqué aux analystes : « Qu’il ne fallait pas reculer devant la psychose. »
  • [11]
    S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Idées Gallimard, 1983.
  • [12]
    J. Lacan, Les Formations de l’inconscient, livre V, Le Seuil, 1998.
  • [13]
    J. Lacan, L’Acte analytique, Séminaire inédit, 1972.
  • [14]
    J. Oury, Onze heures du soir à Laborde : essais de psychothérapie institutionnelle, Galilée, 1980. Celui-ci a élaboré et mis en pratique une psychothérapie institutionnelle à la clinique Laborde où de nombreux analystes sont venus se former.
  • [15]
    M. Mannoni, Un lieu pour vivre. Les enfants de Bonneuil, leurs parents et l’équipe des soignants, Le Seuil, Coll. Points, n° 155, 1984. Et aussi : Bonneuil, seize ans après, Denoël, 1992.
  • [16]
    S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, 1985.
  • [17]
    D. Lauru (sous la direction de), Tomber en amour, Érès, 2001.
  • [18]
    R. Gori ; C. Hoffmann, La Science au risque de la psychanalyse, Érès, 1999.
  • [19]
    J. Lacan, « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Le Seuil, 1966.
  • [20]
    G. Michaud, Figures du Réel, coll. « Espace analytique », Denoël, 1999.
  • [21]
    S. Leclaire, « La psychose serait-elle une maladie auto immune ? » Apertura, vol. 10, Arcanes, 1994. L’auteur dénonce le couplage de la psychose avec la maladie mentale et les figures de la folie.

1 La clinique de l’adolescent illustre singulièrement le fossé qui sépare le discours analytique de la pratique psychiatrique.

2 Les deux approches sont parfois diamétralement opposées dans l’abord du symptôme comme dans la démarche thérapeutique. Cependant, les analystes qui se risquent à travailler en institution psychiatrique se trouvent confrontés à la place actuelle réservée à l’approche analytique. La menace qui pèse sur la psychanalyse s’est accentuée ces deux dernières décennies.

3 Au sein de la pratique psychiatrique, le discours analytique devrait être en mesure d’entamer la suprématie de la psychiatrie scientiste et de remettre en question des pratiques qui dérivent de plus en plus vers le psychosocial ou la pseudo rationalisation scientifique. Ces processus débouchent sur les impasses des approches de type psycho-pharmacologiques ou comportementales. Ces pratiques ont pour conséquence de barrer l’accession à la parole, l’écoute analytique favorisant son ouverture.

4 Que devient la parole du sujet en souffrance dans le champs de la pratique de la psychiatrie, particulièrement dans la confrontation avec la psychose ? La pratique clinique avec les adolescents est symptomatique d’un point nodal, carrefour de confrontations entre les discours et les pratiques.

5 Le sujet adolescent est cantonné à la croisée des chemins entre une caractérologie nosographique, un manuel statistique, une recherche de sens, une tentative d’élucidation de ses symptômes, une reprise familiale voire sociale de la pathologie subjective, mais aussi les approches biologiques, cognitivistes, génétiques, etc. Je ne fais que citer les principaux courants qui font actuellement florès dans la pratique psychiatrique contemporaine. Il serait vain de toutes les spécifier voire même de les dénigrer cela ne me semble pas de mise ?

6 Il est devenu banal de constater la relative perte de vitesse de la psychanalyse comme référence, comme paradigme de réflexion ou de pensée dans le champs de la psychiatrie. Celle-ci, en France moins qu’ailleurs, est attirée par le champs des sirènes scientistes venues d’outre atlantique pour la plupart.

7 J’avais déjà eu l’occasion de mentionner la désaffection de l’analyse personnelle chez les psychiatres en formation [1], dans une réponse à Roland Gori. Ceci est un constat qui témoigne de la réalité de l’influence des autres courants de pensée en psychiatrie et de la montée des résistances face à la confrontation à la maladie mentale et à la fournaise du transfert.

8 Depuis les premières élaborations de Freud, psychiatre Viennois, la psychanalyse a entretenu avec la psychiatrie des rapports conflictuels et ambivalents. Tout au long de ce siècle qui vient de s’achever, les influences réciproques de ces deux champs auront évolué de manière considérable. Les interpénétrations d’une discipline dans l’autre sont complexes. Elles ont évolué au fil du temps. Pour Freud, les enjeux sont de taille, comme en témoigne sa demande massive de reconnaissance de la psychanalyse par la psychiatrie. Un éclairage particulier nous est donné par la correspondance de Freud avec Binswanger [2].

9 Nous pouvons prendre le recul qu’autorise l’histoire de la psychanalyse, dans son histoire naissante avec la psychiatrie pour illustrer la complexité de leurs rapports.

Binswanger et Freud, les avatars d’une mésalliance

10 Les attentes de part et d’autre, immenses à l’origine, ne tiendront jamais leurs promesses. L’écart va s’accentuer progressivement entre les deux champs comme entre les deux hommes. Freud, pris dans le désir de reconnaissance par le milieu psychiatrique, enverra de nombreux patients au directeur du sanatorium de Bellevue à Kreuzlingen, en Suisse, qui est à l’époque une clinique destinée aux « malades des nerfs et de l’esprit ». Freud suggère à Binswanger, en tant que jeune directeur, à introduire la psychanalyse dans sa pratique. Ce dernier met en acte l’injonction en adressant une circulaire aux médecins de la clinique où il prend parti « brièvement mais nettement pour la psychanalyse ».

11 Rien d’étonnant avec le recul mais nous sommes en 1911 et la psychanalyse comporte moins de partisans que de nos jours [3]. Binswanger ne s’arrête pas là, il pratique la psychanalyse, comme beaucoup de ses contemporains sans avoir été lui-même analysé.

12 Une patiente de Freud illustre l’importance du malentendu dans un échange entre deux pratiques.

13 Il s’agit de Mme Gi., que Freud adresse à Binswanger dans les termes suivants [4] (Lettre du 24 avril 1915) : « Je vous renseignerais bien sur Mme Gi., mais dans quel sens ? […] Elle est atteinte d’une névrose obsessionnelle gravissime presque complètement analysée, se révélant incurable […] En réalité elle me fuit depuis que je lui ai révélé le fin mot du secret de sa maladie. Analytiquement, elle inutilisable pour quiconque […] »

14 Diable de Freud, quelle prise de position lapidaire ! En bornant ainsi sa demande qu’attend-il donc de Binswanger et de la psychiatrie en institution ?

15 Il lui écrit : « De toutes façons, voyez cette patiente, je ne sais pas ce qu’elle attend de vous ou chez vous, mais je ne vois pas non plus pourquoi vous ne l’accepteriez pas chez vous. »

16 Freud révèle alors son désir d’analyste : « Pour mes écrits, elle est importante : un rêve d’évidence, la prédisposition à la névrose obsessionnelle, c’est aussi une fille qui veut aider son père comme Jeanne d’Arc. »

17 Des années après, en 1922, Binswanger reparle de cette patiente et formule ses idées à Freud. « J’ai encore complètement en tête votre avis sur ce cas, mais malgré cela j’aimerais exprimer textuellement ma mission […] mais alors que vous avez fait tout ce qui était humainement possible, l’effort principal devrait maintenant porter sur l’éducation de la malade, ce qui a déjà conduit à des résultats extérieurs non négligeables. »

18 La réponse de Freud à cette lettre nous donne un point de vue illustrant sa position à l’égard de la place respective de la psychanalyse et de la psychiatrie institutionnelle.

19 Le 27 avril 1922, Freud écrit : « Pour exprimer mon opinion sur le cas de Mme Gi., je pense qu’on ne pourra arriver à quelque chose qu’en associant psychanalyse et interdiction (contre-contrainte). Je regrette beaucoup de n’avoir disposé à l’époque que de l’une, l’autre n’étant utilisable qu’en institution. »

20 Ces propos nous donnent un éclairage sur les positions de Freud. Cet échange nous ramène à une question toujours d’actualité : quelle place pour la psychanalyse en institution psychiatrique ? Que ce soit à l’hôpital qui n’est plus psychiatrique mais spécialisé, ou dans des institutions psychiatriques privées, comment en pratique pouvoir continuer à soutenir des enjeux analytiques, et qu’elle peut en être l’incidence éventuelle sur la pratique psychiatrique ?

L’existence de l’inconscient et le miracle

21 Nous débouchons alors sur le débat fort ancien de l’évaluation que Freud soulève dans la sixième des Nouvelles Conférences[5].

22 Il y écrit que la psychanalyse est « véritablement un traitement comme tant d’autres ». Il évoque les statistiques faites par Max Eitingon fondateur de l’institut de Berlin, et précise qu’il ne faut pas rougir des résultats : « Je pense d’ailleurs que nos résultats ne peuvent se comparer à ceux de Lourdes. Les gens qui croient aux miracles sont bien plus nombreux que ceux qui croient en l’existence de l’inconscient. Mais si nous n’envisageons que la concurrence terrestre nous aurons à mettre le traitement psychanalytique en parallèle avec les autres méthodes de psychothérapies. » Passée cette pointe d’humour, Freud formalise sa pensée, en disant que rien n’empêche le médecin « d’employer l’analyse à côté d’autres méthodes curatives. (Suivant les particularités et du cas et les conditions extérieures favorables ou défavorables.) Mais pratiquement les nécessités contraignent le médecin à se spécialiser. C’est de la même façon que se sont séparées la chirurgie et l’orthopédie ». La comparaison est inhabituelle chez Freud. « Le travail psychanalytique est délicat et pénible ; impossible de s’en servir à la manière d’un lorgnon qu’on met pour lire et qu’on enlève pour aller se promener [6]. » Pas d’amateurisme ou de dilettantisme donc, mais gardons-nous de poser nos lorgnons analytiques même si la psychanalyse n’est pas une vision du monde [7], l’analyste travaillant dans le milieu psychiatrique ne peut se départir de son questionnement. Il conserve son abord du symptôme et des questions qui se posent au sujet, en tentant d’ouvrir des brèches dans le savoir psychiatrique qui, par une tendance naturelle voudrait refermer la question que le sujet se pose et pose à l’institution psychiatrique.

23 Freud poursuit : « En général le médecin appartient tout à fait ou pas du tout à la psychanalyse. Les psychothérapeutes qui se servent occasionnellement de la psychanalyse ne se trouvent pas, à mon avis sur un terrain bien ferme ; n’admettant pas tout de l’analyse, ils l’ont affadie, peut-être même désintoxiquée. »

24 Ces remarques fort pertinentes sont à réactualiser : sommes-nous les uns et les autres en voie de désintoxication de la psychanalyse ? L’effet conjugué du refoulement et de la pression des institutions affadirait la pratique des analystes qui y travaillent encore ? Le discours analytique y perdrait de son tranchant et de son potentiel de subversion. Qu’en est-il de bon nombre de nos collègues analystes qui ne reçoivent que très peu de patients en cabinet, et qui pour vivre assurent diverses professions, souvent sans lien avec une pratique clinique ?

25 Freud rajoute une remarque qui éclaire sur son ouverture d’esprit et sur sa pratique. « La collaboration au point de vue médical d’un analyste et d’un psychothérapeute qui n’utiliserait dans le cadre de sa spécialité, que les autres méthodes seraient tout à fait souhaitables [8]. »

26 Il reconnaît les limites de l’analyse en fustigeant ceux qui ont tenté de raccourcir la durée des cures ou de renforcer le transfert. Tout cela « dans le but d’arracher la guérison ». « Il n’a aucun effet sur les psychoses et ce fait seul doit nous engager à nous en tenir aux névroses. » Freud vise sans le nommer Ferenczi [9]. Il décourage par avance ceux qui voudraient travailler avec les psychotiques. Le traitement analytique a généralement indiqué qu’il pouvait en être autrement. Depuis, l’enseignement de Lacan nous a indiqué une autre voie possible. C’est précisément l’approche analytique ou institutionnel des psychoses qui devrait être un mode d’approche privilégié des psychoses [10].

27 C’est dans cette filiation que je situe mon abord de la psychose chez des sujets adolescents. Le discours analytique se révèle alors incontournable et une référence indispensable, tant en pratique privée qu’en institution.

Clinique

28 Roger, 17 ans est hospitalisé à la suite de troubles du comportement avec des actes violents intra-familiaux, des bizarreries de langage et de relations à son entourage. Garçon jugé intelligent par ses enseignants, il fait preuve d’un désintérêt croissant pour ses études jusqu’à se déscolariser progressivement. Il s’alcoolise à l’occasion et fume quasi quotidiennement des substances illicites. Il présente de plus un état dissociatif majeur. Les psychiatres ont des soupçons sur d’éventuelles hallucinations auditives qu’ils n’ont pu objectiver. Cet ensemble de symptômes lui vaut d’être catalogué assez rapidement dans le registre du dsm IV au rang de schizophrène. Il s’agit pourtant du premier épisode de ce genre, et il est assigné à ce diagnostic au terme de sa première semaine d’hospitalisation.

29 Au décours de cette hospitalisation, je le reçois en centre de jour, en tant que consultant. Il me relate alors une histoire familiale complexe dont il ressort principalement des ratés dans la transmission du côté paternel. Son père n’a pas été reconnu par sa propre mère et il n’a rencontré sa « vraie » mère qu’à trois reprises vers l’âge de 8 ans. Cet homme a donc été élevé par son père qui à la fois avait une position sociale très importante et symboliquement chargée, alors que, dans la réalité il n’a pu assumer « qu’à distance » sa fonction paternelle. Ce grand père donc m’a été décrit comme inaccessible et incapable de manifester une émotion. Il a enfin reconnu son fils comme un fils « à part entière » quand celui-ci a été père de Roger. Ce dernier a donc une place réelle et symbolique particulière dans son histoire et porte un prénom, choisi par son père, dont le signifiant évoque la profession du grand-père. Roger me relatera qu’il a commencé à se sentir mal au décours d’un histoire amoureuse qui a mal tourné. Le dépit est devenu à ce point intolérable qu’il a me dira-t-il : « disjoncté », « pété les plombs ». Il utilisera toutes sortes de métaphores rattachées aux liens ou à l’électricité, ou à la musique « ça pulse », « ça remue la tête », qui sont à relier à sa mère.

30 Au bout de quelques mois, il n’était plus dissocié, avait repris un mouvement désirant. Ses modalités transférentielles l’ont autorisé progressivement à modifier son mode de jouissance à ses symptômes. Il avait entendu et perçu dans les entretiens, mais aussi dans les divers temps institués, les dimensions singulières de son histoire familiale et de son histoire propre, il avait pu se confronter à une réalité qui ne le blessait plus. Son rapport au savoir a évolué nettement autour d’entretiens avec son père qui lui a livré les clés d’une histoire qui lui avait échappé jusque-là et qu’il ne cessait d’interroger par ses actes et ses symptômes. Il avait pris contact de lui-même avec un analyste à l’extérieur de l’institution et a pu reprendre le cours de ses études avec ses particularités. Dans son discours, il n’existe plus de trace d’une relation psychotique à l’autre. Il peut désormais parler depuis une position de sujet désirante, inscrit dans ses signifiants propres. Littéralement parlant, il s’est personnalisé lui qui était, un temps seulement, dépersonnalisé. L’histoire de Roger aurait pu s’orienter dans une toute autre direction. Ces moments psychotiques de Roger méritaient d’être entendu, dans leur étrangeté et leur bizarrerie, mais surtout dans leur singularité signifiante.

31 En tant qu’analyste, il m’a fallu tenir un cap éthique qui barrait la route à toute emprise possible d’une pratique psychiatrique que ce soit par le biais de l’hospitalisation lors de troubles du comportement massif ou la sédation médicamenteuse au terme de passages à l’acte violents sur ses parents. Le risque d’enfermement transférentiel dans une position de psychotique est un écueil courant dont l’analyste apprendra à se dégager, parfois à l’insu d’une demande manifeste du patient de le laisser poursuivre son mode de jouissance actuel de ses symptômes.

L’adolescent entre psychanalyse et psychiatrie

32 L’analyste est interpellé dans les cures, renvoyé à des signifiants, évoquant certaines impasses de la violence propre de l’adolescent.

33 L’adolescent interroge pour lui-même sa place de sujet. Il l’adresse de façon cruciale à celui qui veut bien l’entendre, et à qui il destine son symptôme. La façon d’aborder le symptôme va avoir une influence déterminante sur le symptôme lui-même. La réponse psychiatrique ou le questionnement analytique vont infléchir de manière divergente la dynamique du symptôme.

34 Le remaniement dans la structure peut ainsi se dérouler, sous la poussée du sexuel quand l’objet maternel devient trop brûlant.

35 L’identification sexuée se met en place devant l’impératif du sexuel. De là, la question du sujet va se reposer différemment. La place du fantasme et de l’imaginaire ne peut plus se configurer comme avant. Il se produit alors une resexualisation du fantasme, et Freud nous indique très précisément que l’approche de l’objet commence chez l’adolescent par une fantasmatisation [11]. Ses positions œdipiennes se réactualisent sous la poussée du pubertaire. L’objet maternel devient trop proche, trop près de ses préoccupations immédiates. La capacité nouvellement acquise de pratiquer des rapports sexuels, change son rapport aux autres. Ses signifiants doivent se réaménager en incluant cette nouvelle donne. La position à l’égard du père réel entraîne une modification de son rapport au symbolique. La fragilisation narcissique fait qu’il recherche des étayages symboliques stables. Il faut en effet un arrimage solide à ses signifiants, et en premier lieu aux signifiants fondamentaux, pour que ce cap symbolique puisse s’effectuer sans trop de dommages symptomatiques.

L’analyste en psychiatrie ?

36 L’analyste est divisé au niveau de la refente de son moi, mais également dans son désir. Partagé comme il l’est entre son désir d’analyste et le destin de son désir de guérir, qui avait animé au départ son orientation vers la médecine et la psychiatrie. L’analyse de ce désir fait partie intégrante de la formation du psychanalyste, dans la mesure où il s’agit d’une formation de l’inconscient [12]. Lacan a soutenu qu’il n’y a pas de formation de l’analyste mais des formations de l’inconscient.

37 L’acte médical pose dans la réalité une prescription, un acte codifié. Cet acte se fonde sur un savoir, mais dans la pratique celui-ci est orienté et guidé par une réflexion à propos de la singularité du patient. Certes, cet acte-là n’a rien à voir avec l’acte analytique [13] dans la dynamique de la cure. Peut-il y avoir acte analytique en institution ? La question, pour le moins saugrenue, avive la problématique sur la place des analystes en institution et des enjeux analytiques que chacun peut y soutenir. Pour ma part je préfère laisser la question ouverte, la conflictualité que cette question soulève est à l’image des rapports passionnés et conflictuels qu’entretiennent la psychiatrie et la psychanalyse.

38 Cependant la période que nous traversons actuellement nous montre des failles, des ratés dans la transmission, aussi bien dans la psychiatrie que dans la place toujours à redéfinir de la psychanalyse dans les institutions. Mon propos n’est pas passéiste, mais la désagrégation de l’hôpital psychiatrique sa dérive bio-sociale, sont à des lieues du courant dit de psychothérapie institutionnelle qui avait prévalu dans la mise en place des secteurs psychiatriques. Cette orientation intégrait de façon privilégiée, la dimension de l’inconscient dans l’approche de la maladie mentale. Les modèles de pensées actuels en psychiatrie n’acceptent pas le manque, le manque dans leurs théories comme le manque fondamental inhérent à la constitution du sujet. Que le modèle soit chimiothérapique, psychothérapique ou comportemental, il s’agit de saturer le manque du sujet au travers d’une croyance en une méthode qui sous des allures psychothérapiques entretien la crédulité et adopte la position du Shaman pour reprendre les thèses développées par Levi-Strauss. Faut-il y voir le seul effet d’une résistance à la psychanalyse ? Ou plus précisément une résistance des psychiatres à la psychanalyse ? Résistance généralisée à l’analyse, comme à l’appréhension du manque : le savoir est troué, et il faut démasquer ce semblant de savoir. Les grands conflits se sont déroulés quand la psychiatrie se définissait « à orientation analytique » avec Oury [14], Mannoni [15], Lainé et tant d’autres sur le terrain au quotidien.

Subversion du discours et des pratiques

39 Le rôle des analystes qui travaillent en institution, qu’ils soient psychiatres ou non n’est-il pas de tenter de subvertir la pratique psychiatrique ? À partir d’un questionnement sans cesse renouvelé sur la prise en compte du sujet comme désirant, nous devons inclure la place centrale de la parole et le rôle moteur du transfert. Cette position les autoriserait à maintenir ouvert l’écart entre deux éthiques :

  • l’une médicale qui a pour but le soin et la guérison du malade ;
  • l’autre analytique, qui elle tient compte de la dimension désirante du sujet pris dans le langage.
Le positionnement du psychiatre sera d’autant plus délicat qu’il aura à maintenir cet écart en lui-même et dans sa pratique, où il doit maintenir une conflictualité et une dialectisation des deux logiques opposées pour aborder le symptôme amené par l’adolescent. Cependant, l’éthique de l’analyste lui impose un respect du symptôme en ouvrant un espace de parole pour empêcher que ne se referme un questionnement sur le désir inconscient du patient. En effet, il ne s’agit pas de rejoindre les rangs de ceux qui se contentent de « faire cuire leurs petits potages sur le feu de la psychanalyse [16] ».

40 Je voudrais illustrer ce qui fonde mon discours dans le cadre d’une pratique institutionnelle avec des adolescents. Ils expriment leur souffrance et leur demande par le biais de symptômes les plus divers.

41 L’adolescent risque d’être pris en étau entre le discours analytique et la pratique psychiatrique.

42 La dialectisation des deux approches, dans la différence radicale de ce qui les fonde va se projeter sur le sujet adolescent. Mais pourquoi s’appuyer sur la clinique adolescente pour illustrer ce qui peut s’appliquer à tout patient confronté à une institution psychiatrique. D’abord parce que c’est ma pratique institutionnelle, et d’autre part cela renvoie à une interrogation clinique sur le carrefour dans la structure du sujet qu’est l’adolescence, et sur ce que l’on qualifie de moments ou de phases psychotiques à l’adolescence.

Moments psychotiques à l’adolescence

43 L’adolescent est mal à l’aise dans le langage comme dans son corps. Il a un recours privilégié au passage à l’acte, au circuit court de l’acte dans sa décharge pulsionnelle immédiate qui vient court-circuiter la parole.

44 À cela l’institution peut réagir selon deux manières

  • le passage à l’acte institutionnel en miroir qui, dans sa précipitation, méconnaît la dimension que l’autre abord pourrait soutenir ;
  • la tentative de mettre en mots, sans relâche amener le sujet à la verbalisation des positions qui ont mené à la mise en acte du symptôme.
Cette mise en acte reste à travailler et il est nécessaire de poursuivre avec l’adolescent une recherche de sens, dans ses actes comme dans les bizarreries et les impasses de sa pensée.

45 L’adolescence est une phase à haut risque, dans le sens où, confronté à une fragilisation de ses assises narcissiques, aux vacillements de ses repères identificatoires, ses signifiants sont appelés à être interrogés à nouveau au regard de la confrontation au sexuel [17]. C’est la nouvelle donne que d’avoir à se confronter dans la réalité à soutenir la métaphore paternelle. C’est là que Lacan nous indique la possible bascule dans le délire. C’est à ce point précis que s’articule un questionnement sur le déclenchement de la psychose [18]. Des événements de vie peuvent précipiter le sujet dans la psychose [19] : assumer une position symbolique paternelle, la confrontation entre le système duel du sujet et l’ouverture symbolique tierce à la paternité, ou l’engagement dans une relation amoureuse.

46 Les productions délirantes ou les moments psychotiques se produisent lors de la rencontre avec l’Autre sexe. Cela confronte le sujet à se situer phalliquement, ce qui ne peut se soutenir que de l’arrimage consistant aux signifiants premiers. Lors de la confrontation à l’autre si le sujet adolescent est mis en place d’être un partenaire sexuel pour l’autre, cela peut faire effet de réel et le faire basculer dans la métaphore délirante.

47 Mais les mouvements psychotiques [20] à l’adolescence illustrent fort bien, à mon sens, la problématique rencontrée dans la pratique où l’adolescent est pris entre les feux croisés du discours de l’analyste et des pratiques psychiatriques. Selon l’abord qui lui sera donné l’évolution ou l’élaboration de ce mouvement psychotique par le sujet va s’avérer fort différente. Le mouvement psychotique bien souvent transitoire peut être appréhendé comme une figure du réel, provoquant une crise, une refente dans la structure, qui ne permet pas le premier temps de l’inscription symbolique et des processus d’identification de se développer.

Visages du réel

48 Le terme de « visages du réel » peut tout à fait correspondre à une description classique psychiatrique du symptôme. Mais le réel est imprévisible. Il s’organise peut-être maîtrisé par un sujet dont les assises signifiantes sont stables et enchâssées dans un univers symbolique où aucun des signifiants fondamentaux ne fait défaut.

49 Si un signifiant majeur vient à manquer, l’appréhension de la réalité est bouleversée, fusionnant avec l’imaginaire, initialisant ainsi la création d’un délire. C’est le réel du manque avec ses zones de forclusion.

50 L’identité primaire de l’adolescent ne parvient pas à maintenir une continuité suffisante dans la discontinuité de ses objets. Cela traduit un échec du travail de la subjectivation adolescente. Les différents avatars de la subjectivation se traduisent cliniquement par ces moments psychotiques qui sont à entendre et à accompagner comme les mouvements d’un arbre qui ploie s’accordent au gré des amplitudes de la force du vent.

51 Dans un dispositif de soins forcément contraignant, mais fournissant au sujet des repères stables et fixes, il ne s’agit pas de rentrer dans la folie interprétative et classificatoire actuelle. Cependant : quel est l’impact exact de ces pratiques sur un sujet ? Comment un sujet réagit face au signifiant schizophrène dont on l’affuble bien trop rapidement ? Quelle est l’influence d’un diagnostic sur l’évolution d’un symptôme ? Comment le sujet peut-il se démarquer d’une assignation à résidence à la psychose. Il est toujours praticable de travailler ensuite ces signifiants [21] avec tout patient, mais pourquoi hypothéquer l’avenir aussi radicalement ? Le discours de l’analyste peut venir subvertir la pratique psychiatrique, pour peu que l’analyste en fonction soit susceptible de soutenir son désir d’analyste face à l’institution médicale, qui suit sa logique implacable de soin et d’aide à des malades. L’histoire de Roger illustre ces divers mouvements.

52 Face à la visée asilaire ou scientiste de maîtrise et de classification, la psychiatrie en vient à être dérangée par la vitalité et les débordements adolescents qui viennent perturber l’idéal d’un épinglage diagnostic ou la perfection d’une grille d’évaluation. Il ne s’agit pas de rejeter l’établissement d’un diagnostic, qui garde son utilité et sa pertinence, à condition que l’on y inclue la dimension contre-transférentielle et la dimension intersubjective de la rencontre. Il ne faut pas négliger dans la rencontre l’évaluation des capacités de transfert. Particulièrement avec les adolescents et compte tenu de ce que j’ai développé sur la possible réversibilité des mouvements psychotiques à l’adolescence, je ferais une proposition pour que, avant toute démarche diagnostique, soit maintenu un temps de suspend comme préalable à une entame thérapeutique.

Quelle psychanalyse pour quelle psychiatrie ?

53 En premier lieu, au nom de l’analyse, il est possible de faire tout et sans doute n’importe quoi en matière de pratique psychiatrique. J’insiste en particulier sur l’écart ou parfois le fossé existant entre le discours tenu au nom de l’analyse et la pratique en institution psychiatrique. Bon nombre de soignants s’instaurent thérapeutes puis par de subtils glissements, s’autoproclament psychothérapeutes, voire analystes.

54 La psychiatrie garde sa place et sa cohérence dès lors qu’elle prends en compte de la dimension désirante du sujet divisé. Les thérapeutiques institutionnelles sont un appoint indispensable au traitement possible de la psychose ou des moments psychotiques. Le morcellement du transfert de l’adolescent sur les intervenants de l’institution ne doit pas faire occulter la possibilité d’une analyse personnelle au décours de ces épisodes. Les médications peuvent étayer temporairement le sujet afin qu’il ne soit pas totalement envahi par l’angoisse ou le délire. Il s’agit de préserver un espace de respect de la parole de l’autre, qui ne soit pas systématiquement bafouée ou manipulée.

55 Ceci devrait être praticable dans une institution dont la référence à la psychanalyse est manifeste, cependant qu’une éthique institutionnelle reste à redéfinir à tout moment. Le respect de la parole délivrée est rendu complexe en institution par la multiplicité des transferts latéraux qui composent une véritable mosaïque. Cette mosaïque peut être reconstituée dans le meilleur des cas si des équipes prennent le soin et le temps nécessaire à tisser des mailles intersubjectives et imaginaires au point de reconstituer un espace de subjectivité pour le patient. À mon sens, c’est l’intérêt dans les institutions, de tenter de dégager la place du sujet dans le fantasme, à partir des fantasmes des différents soignants, et de la façon dont ils s’articulent entre eux. Une attention toute particulière devra être accordée aux évocations signifiantes qui insistent.

56 La dynamique adolescente est en perpétuel mouvement tant que la stabilisation des identifications n’est pas acquise, et tant que la resexualisation des signifiants n’est pas effectuée devant la poussée du pubertaire et du sexuel. L’empressement de la psychiatre contemporaine à tout classifier et répertorier, passe bien évidemment à côté du sujet de désir inscrit dans le langage. Comment passer du sujet de délire au sujet de désir ? La visée thérapeutique et curative de la psychiatrie entre en opposition avec une approche analytique du symptôme. L’opposition manichéenne n’est plus de mise, mais la place de l’analyste en institution est une place impossible, du moins difficilement soutenable. C’est pourtant le lot de bon nombre d’entre nous qui, par le fait de soutenir notre désir d’analyste, permettons que ne se referment pas aux portes des asiles les questionnements, de toujours sur le désir du sujet et sa façon de se situer dans le langage.


Mots-clés éditeurs : psychose, psychanalyse, psychiatrie, adolescent, 'inconscient

Mise en ligne 01/10/2005

https://doi.org/10.3917/cm.065.0277

Notes

  • [*]
    Didier Lauru, psychanalyste, psychiatre, chargé de cours à Paris VII, 1 bd du Montparnasse, 75006 Paris.
  • [1]
    D. Lauru, « L’inconscient est partout », dans La Formation des psychanalystes, Toulouse, Érès, 1995.
  • [2]
    Correspondance Freud/Binswanger, Calman-Lévy, 1995.
  • [3]
    La brouille avec Jung est en germe. La perte d’un de ses brillants disciples lui fermera les portes de l’asile le plus réputé d’Europe, Kreuzlingen (où exerce aussi Bleuler).
  • [4]
    Correspondance Freud/Binswanger, Calmann-Lévy, 1995.
  • [5]
    S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, sixième conférence « Éclaircissements, applications orientations », Gallimard, 1985.
  • [6]
    S. Freud, ibid.
  • [7]
    Weltanschauung, Freud dans de nombreuses occurrences, insistera sur le fait que la psychanalyse n’est pas une vision du monde.
  • [8]
    S. Freud, ibid.
  • [9]
    S. Ferenczi, « Élasticité de la technique », Œuvres complètes, tome IV, Payot, 1993.
  • [10]
    Lacan a indiqué aux analystes : « Qu’il ne fallait pas reculer devant la psychose. »
  • [11]
    S. Freud, Trois essais sur la théorie de la sexualité, Idées Gallimard, 1983.
  • [12]
    J. Lacan, Les Formations de l’inconscient, livre V, Le Seuil, 1998.
  • [13]
    J. Lacan, L’Acte analytique, Séminaire inédit, 1972.
  • [14]
    J. Oury, Onze heures du soir à Laborde : essais de psychothérapie institutionnelle, Galilée, 1980. Celui-ci a élaboré et mis en pratique une psychothérapie institutionnelle à la clinique Laborde où de nombreux analystes sont venus se former.
  • [15]
    M. Mannoni, Un lieu pour vivre. Les enfants de Bonneuil, leurs parents et l’équipe des soignants, Le Seuil, Coll. Points, n° 155, 1984. Et aussi : Bonneuil, seize ans après, Denoël, 1992.
  • [16]
    S. Freud, Nouvelles conférences sur la psychanalyse, Gallimard, 1985.
  • [17]
    D. Lauru (sous la direction de), Tomber en amour, Érès, 2001.
  • [18]
    R. Gori ; C. Hoffmann, La Science au risque de la psychanalyse, Érès, 1999.
  • [19]
    J. Lacan, « Question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Écrits, Le Seuil, 1966.
  • [20]
    G. Michaud, Figures du Réel, coll. « Espace analytique », Denoël, 1999.
  • [21]
    S. Leclaire, « La psychose serait-elle une maladie auto immune ? » Apertura, vol. 10, Arcanes, 1994. L’auteur dénonce le couplage de la psychose avec la maladie mentale et les figures de la folie.
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