Notes
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[*]
Psychanalyste, professeur des universités, directeur du département de psychologie de l’université de Rennes II, 6 avenue Gaston Berger, 35043 Rennes cedex.
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[1]
Voir, bien sûr et entre autres, la clinique du transsexualisme…
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[2]
On a montré, par exemple, que ce qui déterminait chez certains reptiles le sexe des petits à naître, était tout simplement la température de couvaison des œufs (cf. A. Abelhauser, « Les crocodiles sont-ils des anges ? », dans Le Sexe et le signifiant, Le Seuil, à paraître, 2002).
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[3]
S. Freud, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1973, p. 245-270.
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[4]
J. Lacan, Le Séminaire, livre XIX, Ou pire…, 1971-1972, inédit.
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[5]
Freud y repère effectivement, on le sait, deux figures de la femme – celle de la mère et celle de la putain – et voit dans cette dissociation amour / désir un effet de la structure œdipienne. Le désir pour la mère est interdit (seul l’amour, épuré, reste licite), et se reporte sur « l’autre face » de la mère, héritière de la dépréciation que lui fait subir le petit Œdipe, furieux d’avoir été trompé ou abandonné par elle : sa face méprisée et simultanément accessible, son caractère « de putain ».
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[6]
Ce qui tend bien à montrer combien on est là, avec cette fusion de l’objet aimé et de l’objet désiré, proche d’une position mystique.
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[7]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1972.
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[8]
On aurait pu tout aussi bien dire, en l’occurrence : « veau, vache, cochon, couvée… »
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[9]
Ne songeons qu’au cas princeps de Freud, ce patient qui ne pouvait désirer les femmes qu’à la seule condition qu’elles soient pourvues d’un « reflet » sur le nez (« ein Glanz auf der Nase »), reflet dont Freud précise que ce sujet était généralement le seul à le discerner. [On voit bien là le passage de l’objet a (en l’occurrence l’objet scopique : a glance on the nose) à l’objet phallique, ici désigné par sa caractéristique première : la brillance (le reflet)].
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[10]
Une remarque, quand même, à ce propos : est-il vraiment licite, après ce que l’on vient d’avancer, de parler encore d’homosexualité féminine ? On sait en effet que Lacan est amené, dans le droit fil de sa conception de la femme, à considérer que l’homosexualité féminine n’existe pas, dans la mesure où « la femme » est toujours « l’autre sexe », y compris pour les sujets qui prennent eux-mêmes une position féminine. Une femme aimant les femmes ne présente donc, de ce point de vue, qu’une forme particulière d’hétérosexualité.
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[11]
Voir, par exemple, la fonction et l’effet de la censure française à propos de Madame Bovary (cf. A. Abelhauser, « Histoire d’un procès (ce qui ne s’avoue pas) », dans Le Sexe et le signifiant, Le Seuil, à paraître ; ou yougoslave, à propos de Ben Hur (cf. S. Zizek, Subversions du sujet, Rennes, Presses Universitaires, 1999).
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[12]
En fait, quand la scène fut rétablie, la bande sonore, en mauvais état, devait être reconstituée, et Laurence Olivier était mort entre temps. Ce fut alors à Antony Hopkins que l’on eut recours pour doubler celui qui avait été son maître.
« À ce propos, il faut que je vous dise : je suis homosexuel. Enfin, le suis-je ? À vrai dire, si peu … »
1 Qu’est-ce que l’homosexualité ? La question est sérieuse. Elle a toute raison de se poser dès lors que l’on reconnaît 1° que l’anatomie n’est pas seule à décider du sexe qu’un sujet se donne à assumer ; 2° que « l’inclination » d’un sujet – la nature de l’objet qu’il pense désirer – s’avère faire signe, pour lui, de « ce qu’il est » : de son identité désirante.
2 De façon simpliste, en effet, un homosexuel est pour nous quelqu’un qui aime, ou qui désire, ou encore qui a commerce, avec les gens de même sexe que lui. Or tout, dans cette définition simpliste, fait problème…
Le « genre » sexuel ?
3 C’est, en premier lieu, la notion même de sexe – au sens de ce que les anglo-saxons appellent le « genre », le gender – qui s’avère plus délicate à saisir qu’une longue habitude de pensée n’amène à le croire. « L’anatomie, c’est le destin », avançait Freud, insistant ainsi sur le poids du déterminisme que l’organique fait supporter au sujet humain, à celui qui se constitue du recours à la parole et au langage. Or force nous est de constater que ce déterminisme n’est pas aussi massif qu’il y paraît, d’une part parce qu’il arrive que des sujets le remettent purement et simplement en cause [1], d’autre part parce que la science elle-même nous explique qu’il est souvent bien plus fragile et précaire qu’on ne l’imagine, donnant ainsi de merveilleux frissons de crainte à tous les avides d’ancrer leurs certitudes à l’anse du réel [2]. Freud, d’ailleurs, en avait eu, à sa manière, l’intuition, lui qui proposait, par delà sa déclaration sur le destin et l’anatomie, de distinguer entre cette dernière (le sexe organique comme tel) et ce qu’il désignait comme le « caractère sexuel psychique [3] » (le sexe que le sujet se donne à assumer, la position qu’il vient occuper parmi les vivants une fois reconnue la logique de leur partage : la différence sexuelle).
4 Être mâle ou femelle relève-t-il de l’évidence dès lors que l’on appartient au règne animal ? On peut se plaire à le croire, encore que les signes indiquant plutôt le contraire soient nombreux. Mais ce qui est sûr, par contre, est qu’être homme, ou femme, n’a de fait, pour le sujet humain, aucun caractère assuré – sinon celui des identifications qui le pressent de se penser tel. Ce qui conduit Lacan, on le sait, à adopter le repérage conceptuel suivant : si les humains sont amenés à se distinguer les uns des autres en tant que sujets sexués, ils ont avant tout à se reconnaître chacun comme être parlant – l’erreur la plus commune étant, ensuite, de chercher à fonder « l’être », et cette reconnaissance, sur une telle distinction [4].
L’objet de désir, ou d’amour
5 Se constituer comme « sujet sexué » n’est donc chose ni simple, ni « naturelle », ni « ontologique ». Mais « choisir » un objet de désir, ou d’amour, s’avère pour le parlêtre encore plus complexe et moins assuré. À tel point qu’exposer les raisons et les mécanismes qui aboutissent à aimer – quoi ? les hommes, les femmes ? – à aimer « du côté » des hommes, ou « du côté » des femmes, vaudrait-il mieux dire – me paraît ici presque hors de propos. Aussi vais-je simplement mettre en série, à titre de rappels, les trois remarques suivantes.
6 Il est certainement déterminant, tout d’abord, de distinguer objet d’amour et objet de désir. Si Freud, par moments (Un type particulier de choix d’objet chez l’homme, 1910), les dissocie, ou est même conduit par la logique de son propos à les opposer radicalement, il lui arrive aussi, à l’occasion, de les confondre (comme par exemple lorsqu’il évoque, dans Pour introduire le narcissisme, les deux modes de choix d’objet : « narcissique » et « par étayage »), ce qui, bien sûr, ne simplifie rien. Or, pourtant, tout pousse à les séparer. L’expérience clinique, en particulier, tend bien à montrer que les sujets (masculins) n’aiment pas forcément là où ils désirent, et réciproquement – sachant que ce partage peut revêtir une dimension clairement pathologique (comme dans le cas célèbre de Drieu La Rochelle, où l’amour de la sainte excluait apparemment tout désir, et où l’attirance pour la putain avait au contraire pour condition l’absence d’amour), mais paraît aussi avoir, a minima, valeur structurale [5]. Ce qui m’amène à proposer d’élargir encore cette conception, en considérant d’une part qu’une telle partition peut recouvrir non seulement les figures de la mère, mais également celles de la différence sexuelle (ainsi quelques patients qu’il me fut donné de suivre, qui aimaient leur femme mais désiraient les hommes), et, d’autre part, qu’elle signe véritablement quelque chose de spécifique à la position masculine. Si elle s’observe bien moins du côté féminin, n’est-ce pas, en effet, parce que ce que Lacan appelle « l’autre jouissance » (la jouissance « d’au-delà du phallus », la jouissance féminine), a précisément cette propriété de tendre à une conjonction des deux objets, en haussant le désir au plan de l’amour (en l’« ex-haussant ») [6] ?
7 Admettons donc cette distinction radicale de l’objet du désir et de l’objet d’amour, et ne considérons que la question du « choix » de ce dernier. Qu’est-ce qui en décide ? Si un début de réponse se dégage, pour qui veut bien faire l’effort de l’entendre, de l’ensemble de la littérature accumulée depuis quelques millénaires sur ce thème, c’est celui-ci : ce qui conduit un sujet à aimer n’est pas la présence, chez « l’élu », de tel ou tel caractère proprement sexuel, mais plutôt l’opportunité qui s’offre d’y saisir, et d’y retrouver, « quelque chose » de nettement plus archaïque. Ce que Lacan résume, avec sa concision habituelle, en déclarant que « l’amour n’a rien à voir avec le sexe [7] » – formulation où comprendre aussi bien que l’amour est décidément au-delà, ou en-deçà, de la sexualité, que le fait qu’il ne s’adresse pas à l’être sexué comme tel, mais à ce qu’on pourrait appeler l’incarnation de l’objet du manque, de l’objet fondamentalement inaccessible, désigné par lui comme objet a.
8
Venons-en enfin au « choix d’objet de désir », puisque c’est de fait ce qui nous intéresse le plus ici. À quoi tient-il ? N’oublions pas, tout d’abord, que ce furent les pervers et les enfants qui fournirent à Freud les premiers éléments de réponse à cette question. Ce qu’il apprit d’eux, sur ce plan, peut être synthétisé en trois points :
- l’existence d’un « primat phallique ». C’est d’abord en regard du phallus que se construit et s’ordonne la sexualité humaine, qu’elle soit masculine ou féminine ;
- son caractère de « perversion polymorphe ». N’importe quel trait s’avère en définitive susceptible de supporter ou de relayer le désir produit par l’objet phallique. La sexualité humaine est donc par essence perverse, et polymorphe ;
- « l’orientation désirante » est fonction de la structure. Si, originairement, il n’est pas d’objets sur lesquels le désir ne puisse se porter, il n’en demeure pas moins que, pour la plupart des sujets, s’effectue ensuite une forme de sélection – d’orientation –, différente selon leur structure. Ainsi, là où le pervers élit un substitut phallique et sait dorénavant ce qu’il désire, le névrosé maintient une sorte d’indécision « polymorphique » (le savoir de son désir lui reste inaccessible, ce qui fait aussi bien le jeu du doute obsessionnel que de l’insatisfaction hystérique), mais limite néanmoins le champ de son désir du fait de toutes sortes de restrictions secondaires, parmi lesquelles, bien sûr, le dégoût figure en bonne place.
La combinatoire freudienne
9 Récapitulons. Être homme, ou femme, ne dépend pas que de l’anatomie. Il y faut encore un consentement du sujet, une forme d’adhésion à ce qui n’est identité que parce que le jeu des identifications y pousse. Se référer à la différence sexuelle, et s’y repérer, relève donc d’une « prise de position » du sujet. Quant au « choix d’objet », du moment que l’on distingue celui que l’on aime de celui que l’on désire, il s’avère que le premier type de choix ne se rapporte pas à la différence sexuelle (mais plutôt au narcissisme et au rapport archaïque à la mère), et que le second est déterminé par le phallus, ou plus exactement par la façon dont on élit un objet pour ce qu’il est supposé détenir de brillance phallique.
10 Dès lors, définir l’homosexualité par l’attrait exercé par les personnes de même sexe que soi n’a, on le comprend, plus grand sens. Encore faut-il savoir de quel sexe et de quel attrait il s’agit. Encore faut-il, autrement dit, déplier sur différents plans, et indexer au phallus, « l’identité sexuelle » du sujet, ainsi que celle de l’objet qu’il désire, formant ainsi, dans le strict prolongement – et la radicalisation – de la proposition freudienne figurant à la fin de l’article Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine, un tableau explicitant les différentes combinaisons possibles :
anatomie du sujet | homme | femme |
position sexuelle psychique | masculine | féminine |
objet désiré identifié comme | viril (détenteur du phallus) | féminin (incarnant le phallus) |
anatomie de l’objet désiré | homme | femme |
11 Qu’appelle-t-on, couramment, homosexualité ? Le fait qu’il y ait identité entre la première et la dernière case du tableau. Mais tout le mérite de celui-ci consiste justement à montrer, d’une part, qu’aucune dimension psychique n’est prise en compte dans un tel cas et qu’il y a peut-être forçage, ou simplification abusive, à le qualifier de la sorte, et, d’autre part et surtout, que ce qui relève de l’homosexualité correspond en fait à plusieurs types de combinaisons possibles. Ainsi, par exemple, un homme, anatomiquement parlant, occupant une position psychique féminine et désirant des objets « virils », est-il véritablement à considérer comme homosexuel ? Ou, en tout cas, « davantage » homosexuel qu’un homme occupant une position féminine et désirant des objets féminins, ou encore qu’une femme occupant une position masculine et désirant des objets « virils » ?
12 Accordons que ces dernières configurations sont plus théoriques qu’autre chose. Il n’en reste pas moins l’intérêt, que l’on vient de souligner, de ce tableau : mettre en valeur le fait que « l’homosexualité » (tout comme « l’hétérosexualité », d’ailleurs) correspond à la combinaison de plusieurs éléments (et, bien sûr, à la valeur réciproque qu’on leur attribue). Ce qui conduit très vite à comprendre que, derrière ce qu’on désigne globalement comme homosexualité, se répartissent de facto plusieurs positions subjectives bien distinctes, qui sont à saisir comme autant de formes d’homosexualités différentes. La clinique, d’ailleurs, n’en atteste-t-elle pas, et parfois de manière presque caricaturale ? Qu’y a-t-il de commun, par exemple, entre les « hommes masculins » désirant les « hommes virils », les « hommes masculins » désirant les « hommes efféminés », les « hommes efféminés » désirant…, les « femmes masculines » désirant les « femmes masculines », les « femmes masculines » désirant les « femmes féminines », etc. ? Et, a fortiori, qu’y a-t-il de commun –, si ce n’est par moments certaines formes de condamnations ou d’exclusions sociales – entre ces figures de l’homosexualité masculine et celles de l’homosexualité féminine [10] ?
13 * * *
14 Qu’est-ce que l’homosexualité, nous demandions-nous d’entrée de jeu ? Et de commencer par montrer que la réponse n’avait rien d’une évidence. Puis d’essayer de réunir, malgré tout, les éléments permettant d’en proposer une. Que penser de celle à laquelle nous parvenons maintenant ? Radicalisons-la : l’homosexualité n’existe pas, avançons-nous (pas plus, d’ailleurs, que l’hétérosexualité) ; il n’y a que des homosexualités – soit des façons diverses de s’inscrire dans la logique du partage des sexes et du choix de l’objet de désir, lesquelles s’avèrent, au gré des combinaisons, mettre le sujet en rapport avec du même, plutôt qu’avec de l’autre.
15 L’homosexualité n’existe pas, donc. Soit. Pourtant autre chose existe : le fait de se reconnaître, de se dire – voire de se proclamer – homosexuel. En d’autres termes, si l’homosexualité ne peut guère prétendre au statut de forme clinique singulière, elle s’avère néanmoins pour certains faire identité, contrairement à l’hétérosexualité. Qu’est-ce là que cette identité ? Est-elle à entendre au sens de la psychologie sociale ? N’est-elle, par exemple, que le produit de la stigmatisation sociale – du regard de l’Autre ? Peut-être, sûrement – mais pas seulement. Car une telle « identité » est aussi un signifiant, un trait, voire une bannière, sous lesquels se ranger. Et dès lors que l’on isole un signifiant pour dire sa vérité, que l’on s’identifie à un trait donné, que l’on élit une bannière pour être représenté, cela a des effets – subjectifs – dont la prise en compte ramène directement au champ de la psychanalyse.
16 Quels effets ? Ceux de toute identité : leurrants, bien sûr, aliénants, certainement, pacifiants, parfois ; et, presque toujours, effets de reconnaissance, mêlés de sentiments d’étrangeté, d’indécision, voire de révolte. Je suis… cela ! Certes. Mais ne suis-je que cela ? Certes non. Que suis-je donc, alors, moi qui cherche tant à être ce que je suis censé être, et encore plus à n’être pas ce que je me découvre être, alors que je m’en soucie le moins ?
17 Être homosexuel – mais comment ? Malgré soi – à son « corps » défendant ? De manière décidée ? En équilibrant sa tendance perverse par son fond névrotique ? Ou, plus ironiquement, comme par inadvertance ?
Huîtres ou escargots ?
18 Cette dernière éventualité peut sembler quelque peu saugrenue. Elle a pourtant sa place ici, dans la mesure où elle correspond à ce qui est une façon, pour certains, d’accentuer le caractère dérisoire que prend quelque identité qu’on se donne – et celle que représente l’homosexualité tout aussi bien –, en réduisant celle-ci à ce qu’elle est, après tout : affaire de goût.
19 Une formidable illustration en est à mon sens fournie par le Spartacus tourné en 1960 par Stanley Kubrick. Comme c’est souvent le cas [11], c’est la censure qui se dévoua en l’occurrence pour désigner à notre attention certains des moments les plus intéressants. Quelques scènes, en effet, furent coupées de la version projetée en 1960, et rétablies seulement vingt-cinq ans plus tard. Parmi celles-ci, l’une devint célèbre par le parfum de scandale qu’elle transportait. Elle est courte, et simple. La voici.
20 Alors que la révolte des esclaves s’étend et finit par mettre Rome en péril, plus encore que n’avait jamais pu le faire aucune des guerres précédentes, Crassus, le grand général qui finira par triompher de Spartacus et asseoir ainsi son pouvoir sur Rome, Crassus, incarné à l’écran par le tout aussi grand Laurence Olivier, sort de son bain. Son jeune esclave grec, joué, lui, par Tony Curtis, lui tend sa toge. Crassus s’en drape, et s’avance sur sa terrasse dominant le Tibre, tandis que le soir tombe et que défilent en contrebas les légions partant affronter l’armée des esclaves. Il est songeur. Sans se retourner, il interroge son esclave : « Crois-tu, lui demande-t-il, qu’on puisse juger les gens sur leurs goûts ? N’est-ce pas absurde ? Certains, par exemple, aiment les huîtres. Est-ce une raison pour les condamner ? D’autres aiment plutôt les escargots. Serait-ce là une mauvaise chose ? Et il arrive même, poursuit le grand général, porteur de toutes les vertus romaines, que certains aiment les huîtres et les escargots. Toi, vois-tu quelque mal à cela ? » N’obtenant aucune réponse, il se retourne ; l’esclave a disparu. Il est parti rejoindre les révoltés.
21 La scène se termine là. Il n’en fallait pas plus pour scandaliser : Laurence Olivier prêtant sa voix [12], ses traits sculptés dans le bronze et sa prestance virile à un général décadent faisant une proposition obscène à son esclave grec, c’était un peu trop pour l’époque. Comme toujours d’ailleurs dans les cas de censure, c’était le caractère parfaitement elliptique de la scène qui, en laissant magistralement entendre ce qu’elle ne disait qu’à mots couverts, la rendait si suggestive, et choquante. Mais le vrai scandale, à mon avis, n’est pas tant là, dans ceci que Crassus-Olivier se déclare homosexuel – ou bisexuel – et se prépare à séduire son esclave, que dans le fait qu’il le fasse sur le mode d’une telle banalisation. Qu’est-ce que l’homosexualité, qu’est-ce que l’hétérosexualité – dit-il en substance ? Une affaire de goût. Entre huîtres et escargots, mon cœur balance. Ces petites choses gluantes, on peut n’en aimer aucune, aimer les unes, aimer les autres, les aimer toutes, qu’importe ? Cela ne peut suffire à juger un homme, ni à en saisir l’identité. Scandale, donc. Non tant de dire l’homosexualité, que de réduire la position désirante à une telle affaire.
Le dernier des Valois
22 Autre façon d’être homosexuel : l’être malgré soi, ou au-delà de soi. L’être, parce qu’un déterminisme s’exerce bien au-delà du choix subjectif, déterminisme qu’il s’agit dès lors d’identifier, de nommer. N’est-ce pas d’ailleurs ce à quoi s’essayent ces divers travaux qui défrayent périodiquement la chronique en prétendant, qui localiser l’aire cérébrale de l’homosexualité, qui en isoler le gène responsable, qui en repérer le fonctionnement neurologique spécifique ?
23 C’est un peu le même souci, bien qu’à une tout autre échelle, qui anime Victor – appelons-le ainsi : établir que son homosexualité repose sur une prédestination organique à laquelle il ne peut mais, et qu’il lui faut tant bien que mal assumer. Il est menu, a des traits fins, se décrit comme toujours pourvu, la cinquantaine consommée, d’un corps d’adolescent. Il est professeur de lettres – classiques, bien sûr – et souffre du regard que ses élèves et ses collègues ne manquent pas, il en est certain, de porter sur lui. Regard de commisération, de mépris, de rejet. Il est homosexuel – et pourtant, me précise-t-il, homosexuel, si peu ! – et sait que cela se voit. Dans ses traits, son physique, son apparence tout entière. Il a beau tenter de la masquer, de mettre des vêtements matelassés qui la dérobent à la vue, il ne peut prétendre faire illusion. Son homosexualité est inscrite dans son corps même, et il ne lui reste plus qu’à la porter du mieux possible. C’est comme ça. Tout petit, déjà, c’était là. Aussi loin que remontent ses souvenirs, il le savait.
24 Une telle conviction est-elle délirante ? Difficile à dire. En tout état de cause, elle est double : Victor pense que son physique témoigne de son homosexualité, certes, mais aussi qu’il en est la cause directe. Le fait lui semble indiscutable ; les preuves n’en abondent-elles pas, d’ailleurs ? Un jour, par exemple, une collègue avec laquelle il devisait lui a confié que son allure lui rappelait certains portraits des anciens rois de France – des Valois. Alors, c’est au dernier des Valois que je dois te faire penser, a-t-il cru bon d’ajouter, apposant ainsi un sceau à cette prédestination qui le possède.
25 Mis à part cette certitude d’être homosexuel pour « raison constitutive », Victor présente essentiellement des symptômes névrotiques, dont c’est peu dire que les qualifier d’obsessionnels. Tout, ou presque, lui est effort ; il remet sans cesse, diffère, procrastine. Son discours lui-même finit par devenir inaudible, tant il retient ses mots, multiplie les précautions oratoires, les parenthèses et les incises, laisse ses phrases en suspens, au point de rencontrer les plus grandes difficultés à enseigner. Tout s’avère, pour lui, impossible, en particulier la réalisation de quelque désir que ce soit. Seules exceptions à cette règle : ses rituels compulsifs, la masturbation, et cette attente dans laquelle il s’est installé depuis si longtemps, comme le plus patient des crocodiles.
26 On comprend, dans ce contexte, qu’il soit « si peu homosexuel », lui qui a donc toutes les raisons, et si peu de moyens, de l’être. Il vit seul, dans un studio situé en dessous de l’appartement de son vieux père. Il est enfant unique. Ses parents étaient concertistes tous deux : sa mère, très belle, et morte depuis quelques années, était premier violon. Son père, petit et effacé, avait un des autres violons de l’orchestre. Si leur rencontre et leur mariage étaient parfaitement logiques, sa propre conception, néanmoins, fut purement fortuite – improbable événement qui n’eut pas d’autre occasion de se reproduire.
Au bal pervers : l’heure de la névrose
27 Dernier « mode d’être homosexuel » que nous évoquerons ici : celui consistant à équilibrer la dérive perverse inhérente à toute sexualité par le fonctionnement névrotique habituel. Ce sera pour nous l’occasion de poser a minima la question des rapports de l’homosexualité aux structures cliniques, et de souligner qu’elle ne s’équivaut pas, bien sûr, à la perversion, mais peut se trouver associée à n’importe quel type de structuration psychique.
28 À preuve : il ne se passe jamais rien, je l’ai dit, dans la vie de Victor – toujours lui. Pourtant quelque chose finit par arriver. Il croise, par Minitel, le chemin d’un homme dont le goût de la domination répond parfaitement à ses propres vœux d’esclavage. Une correspondance passionnée s’engage, au terme de laquelle il est sommé d’adresser à celui qui va devenir ainsi son maître une lettre de totale soumission, scellée de son sperme émis selon un cérémonial bien particulier, qui le livrera corps et âme au pouvoir de son seigneur. Enthousiasmé par une telle procédure, Victor écrit sa missive en respectant « à la lettre » tous les rituels prescrits. Mais au moment de la jeter à la boîte, sa névrose ordinaire reprend soudain ses droits. « À quoi bon la poster, puisque j’ai de toute façon déjà accompli tout ce qu’il fallait ? » se demande-t-il. Il hésite, barguigne un peu ; l’empêchement coutumier, la névrose, l’emportent.
29 Le lendemain, il téléphone au maître pour s’excuser de ne pas lui avoir envoyé son acte de soumission. Celui-ci le tance, d’autant plus férocement que le pli devait être adressé poste restante, et qu’il a dû subir une longue et vaine attente au guichet. Qu’à cela ne tienne. Victor accepte avec ferveur toutes sortes d’humiliations téléphoniques et s’engage à faire aussitôt une nouvelle tentative. Las ! Les rituels effectués, la procrastination se manifeste à nouveau. Et pendant toute la semaine, le même scénario se répétera presque chaque jour, jusqu’à ce que la fureur du maître n’ait plus d’égale que sa frustration avouée et la férocité des châtiments promis.
30 Ce n’est que la semaine suivante que Victor se décide à me raconter l’épisode, ce qui m’amène à lui faire remarquer à quel point s’est inversé son scénario pervers. N’est-ce pas lui à présent qui, ne serait-ce qu’en contraignant l’autre à sa longue queue quotidienne à la poste, le fait marcher à sa guise – lui qui est devenu le maître de son maître ? Et n’est-ce pas extraordinaire, pensé-je à part moi, de voir à quel point l’imminence du triomphe pervers peut mobiliser, en un tel cas, de ressources névrotiques ?
31 À la séance suivante, Victor m’informe qu’il a laissé tomber ; ça ne l’intéresse plus. D’ailleurs, ajoute-t-il, le maître, lui aussi, est tombé bien bas dans son estime. Ne lui a-t-il pas enjoint, lors du dernier coup de téléphone, de s’enfiler dans l’anus, pour prix de ses impardonnables atermoiements, je ne sais quel concombre géant ou formidable courgette ? Entendons-nous bien, précise-t-il : ce n’est pas la taille de la chose qui l’a rebuté. Mais, franchement, a-t-il encore du temps à perdre avec de pareilles « amours potagères » ?
32 * * *
33 Concluons. Qu’est-ce que l’homosexualité ? Une position – une position prise par le sujet, non seulement par rapport à la logique du partage des sexes, croisée avec celle du choix d’objet de désir, mais aussi par rapport à un autre type de déterminisme. Celui qui contraint le parlêtre à se situer en regard de l’identité dont il se croit affligé, qu’il cherche à endosser, ou dont il tente parfois de se déprendre. Une « position désirante » associée à une « position sexuelle », donc, mais encore plus un positionnement face à la question de l’identité.
34 Un positionnement baroque, instable, assuré, désespéré, pacifié, et quelque fois même agrémenté d’une formidable ironie : homosexuel, moi ? Si peu…
Bibliographie
Bibliographie
- André, S. 1993. L’Imposture perverse, Paris, Le Seuil.
- Drieu La Rochelle, P. 1939. Gilles, Paris, Gallimard.
- Freud, S. 1905. « Drei Abhandlungen zur Sexualthorie », in Gesammelte Werke, tome V, Frankfurt am Main, Fisher Verlag, 1946 ; trad. franç. : Trois essais sur la théorie de la sexualité, Paris, Gallimard, 1962.
- Freud, S. 1946. « Beiträge zur Psychologie des Liebeslebens : 1. Über einen besonderen Typus der Objektwahl beim Manne » (1910), 2. « Über die allgemeinste Erniedrigung des Liebeslebens » (1912), dans Gesammelte Werke, tome VIII, Frankfurt am Main, Fisher Verlag ; trad. franç. : « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse : 1. Un type particulier de choix d’objet chez l’homme », 2. « Sur le plus général des rabaissements de la vie amoureuse », dans La Vie sexuelle, Paris, puf, 1969, p. 47-55 et 55-64.
- Freud, S. 1914. « Zur Einführung des Narzissmus », dans Gesammelte Werke, tome X, Frankfurt am Main, Fisher Verlag, 1946 ; trad. franç. : « Pour introduire le narcissisme », in La vie sexuelle, Paris, puf, 1969, p. 81-105.
- Freud, S. 1946. « Über die Psychogenese eines Falles von weiblicher Homosexualität » (1920), dans Gesammelte Werke, tome XII, Frankfurt am Main, Fisher Verlag ; trad. franç. : « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1973, p. 245-270.
- Freud, S. 1946. « Über einige neurotische Mechanismen bei Eifersucht, Paranoia und Homosexualität » (1922), dans Gesammelte Werke, tome XIII, Frankfurt am Main, Fisher Verlag ; trad. franç. : « Sur quelques mécanismes névrotiques dans la jalousie, la paranoïa et l’homosexualité », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1973, p. 271-281.
- Freud, S. 1946. « Fetischismus » (1927), dans Gesammelte Werke, tome XIV, Frankfurt am Main, Fisher Verlag ; trad. franç. : « Le fétichisme », dans La Vie sexuelle, Paris, puf, 1969, p. 133-138.
- Freud, S. 1946. « Über die weibliche Sexualität » (1931), dans Gesammelte Werke, tome XIV, Frankfurt am Main, Fisher Verlag ; trad. franç. : « Sur la sexualité féminine », in La Vie sexuelle, Paris, puf, 1969, p. 139-155.
- Hamon, M.-C. 1992. Pourquoi les femmes aiment-elles les hommes, et non pas plutôt leur mère ?, Paris, Le Seuil.
- Kubrick, S. 1960. Spartacus.
- Lacan, J. Le Séminaire, Livre XIX, Ou pire, non publié.
- Lacan, J. 1972. Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil.
- Lacan, J. 2001. « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001.
- Millot, C. 1983. Horsexe. Essai sur le transsexualisme, Paris, Point hors ligne.
- Platon. 1950. « Banquet », dans Œuvres complètes, tome 1, Paris, Gallimard, La Pléiade.
- Stoller, R. 1978. Recherches sur l’identité sexuelle, Paris, Gallimard.
Mots-clés éditeurs : é, perversion, évrose, genre sexuel, 'objet
Mise en ligne 01/10/2005
https://doi.org/10.3917/cm.065.0131Notes
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Psychanalyste, professeur des universités, directeur du département de psychologie de l’université de Rennes II, 6 avenue Gaston Berger, 35043 Rennes cedex.
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[1]
Voir, bien sûr et entre autres, la clinique du transsexualisme…
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[2]
On a montré, par exemple, que ce qui déterminait chez certains reptiles le sexe des petits à naître, était tout simplement la température de couvaison des œufs (cf. A. Abelhauser, « Les crocodiles sont-ils des anges ? », dans Le Sexe et le signifiant, Le Seuil, à paraître, 2002).
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[3]
S. Freud, « Sur la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine », dans Névrose, psychose et perversion, Paris, puf, 1973, p. 245-270.
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[4]
J. Lacan, Le Séminaire, livre XIX, Ou pire…, 1971-1972, inédit.
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[5]
Freud y repère effectivement, on le sait, deux figures de la femme – celle de la mère et celle de la putain – et voit dans cette dissociation amour / désir un effet de la structure œdipienne. Le désir pour la mère est interdit (seul l’amour, épuré, reste licite), et se reporte sur « l’autre face » de la mère, héritière de la dépréciation que lui fait subir le petit Œdipe, furieux d’avoir été trompé ou abandonné par elle : sa face méprisée et simultanément accessible, son caractère « de putain ».
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[6]
Ce qui tend bien à montrer combien on est là, avec cette fusion de l’objet aimé et de l’objet désiré, proche d’une position mystique.
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[7]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX, Encore, Paris, Le Seuil, 1972.
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[8]
On aurait pu tout aussi bien dire, en l’occurrence : « veau, vache, cochon, couvée… »
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[9]
Ne songeons qu’au cas princeps de Freud, ce patient qui ne pouvait désirer les femmes qu’à la seule condition qu’elles soient pourvues d’un « reflet » sur le nez (« ein Glanz auf der Nase »), reflet dont Freud précise que ce sujet était généralement le seul à le discerner. [On voit bien là le passage de l’objet a (en l’occurrence l’objet scopique : a glance on the nose) à l’objet phallique, ici désigné par sa caractéristique première : la brillance (le reflet)].
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[10]
Une remarque, quand même, à ce propos : est-il vraiment licite, après ce que l’on vient d’avancer, de parler encore d’homosexualité féminine ? On sait en effet que Lacan est amené, dans le droit fil de sa conception de la femme, à considérer que l’homosexualité féminine n’existe pas, dans la mesure où « la femme » est toujours « l’autre sexe », y compris pour les sujets qui prennent eux-mêmes une position féminine. Une femme aimant les femmes ne présente donc, de ce point de vue, qu’une forme particulière d’hétérosexualité.
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[11]
Voir, par exemple, la fonction et l’effet de la censure française à propos de Madame Bovary (cf. A. Abelhauser, « Histoire d’un procès (ce qui ne s’avoue pas) », dans Le Sexe et le signifiant, Le Seuil, à paraître ; ou yougoslave, à propos de Ben Hur (cf. S. Zizek, Subversions du sujet, Rennes, Presses Universitaires, 1999).
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[12]
En fait, quand la scène fut rétablie, la bande sonore, en mauvais état, devait être reconstituée, et Laurence Olivier était mort entre temps. Ce fut alors à Antony Hopkins que l’on eut recours pour doubler celui qui avait été son maître.