« Narcisse notifie exactement la question de l’homme enlacé dans son désir, la question posée pour chaque homme, à laquelle sont suspendus tous les discours fondateurs de la vérité des filiations. »
1 La question de la filiation renvoie immanquablement, dans les processus imaginaires, à un sentiment d’appartenance impliquant les notions de famille, de clan, de tribu, de communauté d’idées, de pensée, d’idéologie, etc. À travers lui le sujet se console de l’impossible re-trouvaille de l’identique en inscrivant ses interrogations du côté de l’autre semblable. Cette alliance intime avec le savoir commun installe dans une accoutumance avec le sens conventionnel et impose une « familiarité qui fait perdre l’intime des mots », P. Fédida (1998, p. 66). Pourtant cette problématique se donne à entendre là même où elle se dit et se ressource, à savoir, dans le site du langage via ses questions adressées au gîte de la parole.
2 C’est à partir de ce postulat que je me propose, dans ce texte, de considérer les fondements de la généalogie, de la filiation et de la transmission comme référés au processus de l’exil. Exil d’un éternel impossible positionnement du sujet dans la sphère de l’originaire qui propulse sa pensée dans le mouvement, dynamique pulsionnelle qu’atteste son éternelle appétence des mots et sa quête de sens.
3 Le sujet y inscrit sa généalogie en se soumettant à un code qu’il assujettit à sa pensée en tant que langue/affect. Il tente de se consoler des doutes concernant ses filiations en essayant d’attraper inlassablement les mots par d’autres mots et il s’établit dans son rapport à l’autre du côté de la transmission. Cette dernière n’est que l’éponyme d’un transfert mythique, position d’amour d’essence narcissique « de nature religieuse et monothéiste » (P. Fédida, ibid., p. 69).
4 C’est en substance ce que la première partie de notre texte s’emploie à dévoiler en prenant comme point d’appui des fragments du texte freudien. La seconde partie, plus clinique, s’agence à partir d’une confrontation avec une patiente afin de considérer, justement, la question de la transmission sous le joug d’une impasse transférentielle.
Questions d’origines
5 « Que nous importe de faire dériver le monothéisme juif du monothéisme égyptien ? Nous ne faisons ainsi que déplacer le problème, nous n’en savons pas davantage sur la genèse de l’idée de monothéisme. La réponse est qu’il ne s’agit pas de savoir ce qu’on gagne à poser la question mais qu’il s’agit de recherche » (1937, p. 73). C’est ainsi que Freud, après tout un développement hypothétique sur l’origine du monothéisme juif, marque une scansion. Brusquement ce qu’il avançait bute sur son origine, mise en perspective d’une trajectoire jusqu’alors causaliste où la pensée assiégée, hantée par son hypothèse, n’avait cessé d’interpeller toutes les ressources et les preuves historiques, anthropologiques, sociologiques, linguistiques, cliniques et métapsychologiques pour la vérifier.
6 La vérification processuelle de l’hypothèse, une fois accomplie, fut hypothéquée par le surgissement de l’ignorance, celle de la genèse du monothéisme égyptien et au-delà. Point de fuite côtoyant l’indicible, à tout jamais questionnant devant une vérité inexorablement insaisissable.
7 L’éclosion de ce moment d’arrêt interrogateur chez Freud illustre de façon suprême l’infiltration du langage par l’infantile, là où le désir reste perpétuellement inscrit. Regard qui contemple la source de son questionnement, pensée qui sans renier le chemin qu’elle vient d’accomplir est saisie par l’effroi. Comment penser l’origine, comment penser la genèse de l’origine sauf à sombrer dans le déshumain, sauf à se situer hors généalogie et hors filiation ? La transmission débouche alors dans l’impasse.
8 Ceci nous enseigne, entre autre, qu’une pensée en mouvement ne peut se soutenir d’une inscription statique à une origine mais, au mieux, vise la référence à celle-ci à partir des traces de transmissions via les montages généalogiques et les inscriptions filiales. L’être de l’humain se déploie ainsi, tel un bloc note magique où sa raison s’autorise à partir de processus d’incubation et de latence, à partir d’un oubli et d’un refoulement nécessaire avant que les traces et les impressions traumatiques de la question sur l’origine ne s’évanouissent dans les arabesques de la tradition orale, à savoir dans le langage.
9 La pensée qui reste accolée à l’origine se fourvoie dans la stérilité, elle ne vise aucune production mais sombre dans une agitation contemplative qui commémore à défaut de se remémorer, c’est une pensée cadavérique qui met le fantôme à la place du vivant. C’est d’ailleurs, me semble-t-il, cette monstration de la chose que nous rencontrons parfois dans ces troubles appelés névrose traumatique, caractérisées principalement par la célébration de l’événement via la narration plaintive de l’identique.
10 Retour du même dans le discours, « la poule ou l’œuf, l’œuf ou la poule », organisation conjoncturelle et circonstancielle de la psyché. La subjectivité s’origine ainsi dans le traumatisme, traumatisme événementiel qui en retour situe pour le sujet son origine dans l’événement. Ainsi, la question de l’origine événementielle et la question de l’événement traumatique se rejoignent dans une forme de vigilance inouïe, anéantissant le mouvement processuel de la pensée. Si celui-ci se trouve illustré dramatiquement dans la psychopathologie, notamment dans la névrose traumatique comme on vient de l’apercevoir, il n’en demeure pas moins présent dans les formes du discours en œuvre dans le lien social. Il se donne à voir et à entendre dans les « idéologisations », savantes ou pas, concernant les questions de l’appartenance du sujet à une race, à une ethnie, à une culture, à une nation, à une obédience politique ou religieuse, à une catégorie sociale, administrative ou médicale, à une structure psychiatrique ou psychanalytique, etc. Ces proclamations qui procèdent ainsi par « généralisation abusive » (G. Bachelard) visent à maîtriser l’impossible totale annexion de la question de l’origine. Elles ne fonctionnent plus alors que dans le champ d’exclusion/inclusion et dans les formes extrêmes de leur fiât de désubjectivation se confondent avec l’origine jusqu’aux confins de l’effacement de soi et/ou de l’autre en attestant par là-même que « l’objet de la pulsion n’est plus alors que l’abject » (R. Gori, 1998, p. 16).
Généalogie, filiation et transmission comme manifestations du processus de l’exil de l’origine
Du meurtre à l’exil
11 A contrario du dogme biblique stipulant qu’au commencement était le verbe, Freud parachève son Totem et tabou par : « Au commencement était l’action » (1912-1913, p. 185), acte du meurtre du père de la horde primitive. Acte qu’il qualifia lui-même de mythe scientifique car l’impossibilité de situer l’origine amène à penser la généalogie. C’est justement cette nouvelle forme de science dont il fut fondateur qui autorisa l’avènement d’un certain nombre de concepts opératoires qui constituent sa métapsychologie.
12 Notre filiation s’inscrit dans ce sillage et nos propos, nos illustrations cliniques ou élaborations conceptuelles, quels que soient les maîtres ou les pères que l’on se donne, n’ont de légitimité que parce que cette parole fondatrice a permis à quelque chose d’avoir lieu, d’être transmise.
13 Qu’elle soit critiquée, adulée, niée, ignorée ou magnifiée, elle est là, traversant toutes ces figures, car seule la référence à l’hypothèse de l’inconscient, armée d’autres concepts que l’on a depuis pris l’habitude d’appeler concepts fondamentaux, autorise à penser et à dire quelque chose de la chose analytique. Pensées qui se font l’écho de ce parricide mythique tel que Freud nous l’enseigne et nous le montre dans son œuvre qualifiée de testamentaire : « L’homme Moïse et la religion monothéiste », ou d’emblée il expose son acte en tant que témoignage de son dire : « Enlever à un peuple l’homme qu’il honore comme le plus grand de ses fils n’est pas chose qu’on entreprend volontiers et d’un cœur léger, surtout quand on appartient soi-même à ce peuple » (1937, p. 63).
14 Acte du meurtre et/ou acte d’enlèvement présentifie dans cet espace d’écriture la violence de la chose inconsciente ainsi transmise par Freud comme analyste, écrivain, et tout simplement en tant qu’homme. Il nous a ainsi révélé Moïse sous un jour nouveau car avant tout c’est d’un nom signifiant : « enfant » dont il s’agit, et non d’une catégorie historique quelconque. C’est cette filiation ainsi repérée du côté d’un – nom/signifiant – de cet infans, qui autorise Freud à repérer la répétition du meurtre de Moïse sur le Christ. Il a fallu s’exiler dans le langage, par rapport au souvenir du crime, via la latence et le refoulement, pour que ce meurtre soit oublié et répété.
15 Cette séquence nous montre ainsi que la parole naît du meurtre et qu’elle tentera en vain d’exhumer la chose. Autant la généalogie que la filiation et la transmission tirent leur efficacité sociale et culturelle et leur légitimité langagière de cette fondation.
De l’exil à la parole
16 Cette fondation en tant que parole est un exil par rapport à la chose, exil qui continue d’y être inscrit en tant que processus. C’est ainsi qu’on peut concevoir l’exil non seulement comme référé au géographisme frontalier – qui ne peut au mieux que nous fourvoyer dans un sociologisme ou anthropologisme descriptif des « catégories de l’étranger exotique » (O. Douville) qui font les gloires des théorisations et des dispositifs de soins mis en place par les ethnopsy – mais comme un exil ouvrant vers ce que R. Pujol nomme « le géographisme du signifiant ».
17 Exil en tant que silence qui se joue de la langue et qui cesse d’exister quand on en parle. Exil qui sans cesse rapatrie le sujet dans la demeure du langage et dans l’intime de la parole. Il le loge et le déloge de cette capacité de dire et de ne jamais pouvoir tout dire.
18 L’exil est un processus psychique qui, dans la paradoxalité d’un même mouvement dynamique, reproduit le manque à être du sujet et lui offre la possibilité, via le langage, de se référer à une généalogie mythiquement fabriquée sans laquelle toute possibilité de penser, de s’inscrire et de dire sa filiation se trouverait hypothéquée. Sa fonction est de voiler l’impensable rapport à l’objet absolu, à ce gouffre, à cet abîme que constitue l’origine.
19 Cette origine à besoin d’un éponyme que constitue l’ancêtre mythique, mort et immortalisé, transmis de génération en génération. Il est objet précieux et sans prix, il ne peut être ni vendu, ni acheté mais qu’hérité. Mais hériter dans la transmission d’un objet sans prix, cela exige une dette dont la valeur se trouve logée dans l’économie pulsionnelle du sujet que seule sa parole peut révéler. On a donc un héritier coupable qui a une dette, celle de transmettre.
20 Ainsi le « je suis fille » à « je suis mère », « je suis fils » à « je suis père » introduit dans un ordre, ordre généalogique qui est aussi un ordre symbolique référé aux signifiants « père », « mère », « fille », « fils », « sœur », « frère », « cousin »… ordre de différenciation et d’altérité. Cette différence et ce repérage généalogique socialise le narcissisme et inscrit le sujet en tant que passeur, transmetteur, afin que continue à être immortalisé l’ancêtre.
21 Si la filiation tire sa légitimité langagière et son efficacité sociale du côté de la généalogie, cette dernière doit être envisagée par rapport à ce qu’elle produit. Alors que produit-elle ? Nous dirons avec P. Legendre qu’elle « produit la reproduction parce qu’elle la rend pensable » (1993, p. 143). Une reproduction pensable, à travers et par les mots, à travers et par les signifiants, vise la transmission via le transfert.
Warda : l’impossible transmission et/ou le transfert dans l’impasse
22 Du plus loin que je me souvienne, la rencontre avec Warda fut instituée sous le joug d’un manque furieusement corporéisé. Manque du produit, disait-elle. « Vous avez quelque chose à donner ici ou pas ? »
23 Le médecin qui l’avait adressé par cette après-midi de chaleur lui aurait signifié qu’ici on soulagerait son manque. Toutes mes tentatives questionnantes afin de contourner ce manque physique se heurtaient à un « je ne me sens pas bien ». « Vous allez me donner quelque chose oui ou non ? Est-ce que vous avez quelque chose ? » « Puis, vous êtes qui, vous ? »
24 Il se trouve que je m’étais présenté au début de l’entretien, ce que je lui rappelais. « Oui mais vous êtes qui vous ? » « Si vous n’avez rien à me donner, amenez-moi à l’hôpital ».
25 Warda ne réfléchissait pas, ne pensait pas, n’entendait pas mes tentatives pour différer l’immédiateté de sa demande. Elle criait de plus en plus fort, se faisant l’écho d’un besoin corporéisé, d’un besoin presque vital.
26 « Vous croyez que je raconte des conneries ? » disait-elle en exhibant les nombreux trous de ses bras. J’avais sombré, depuis un moment, dans un silence d’impuissance à pouvoir établir le contact, à pouvoir penser, à pouvoir même questionner la genèse de mon silence. La sidération devant l’impensable laisse pensif. « Je veux voir le responsable. »
27 Manifestement elle voulait voir le responsable de l’institution, mais manifestement seulement. Et je n’ai entendu que cela, du côté d’une impuissance assez dénarcissisante. Ce « je veux voir le responsable » continua à résonner dans mon esprit et il fallut que je l’oublie pour qu’il s’impose à moi comme une demande adressée, à travers moi, à une tragédie déshumanisante.
28 Nos rencontres ont duré quelques années, jalonnées de sevrages hospitaliers, de traitements ambulatoires, de prises en charge diverses : psycho-cliniques, médico-psychiatriques, socio-éducatives ou même humanitaires, de séjours en maison d’arrêt, de prostitution, d’overdoses. Warda agissait sa souffrance et déployait sa tragédie dans le corps médical et social, ce qui créait une panique et une agitation à l’intérieur de ce corps, somme toute légitime.
29 Des pauses intervenaient où elle venait commenter toutes ses galères pour faire part, en somme, de ce qu’on pourrait appeler une incapacité à établir un rapport ou à tisser des liens avec tous ces protagonistes. Elle mettait en scène et agissait la destruction d’un lien à advenir avec ses interlocuteurs. Son discours et ses dires s’arrêtaient à la porte de la parole.
30 Ses histoires de « galères » se terminaient toujours par des plaintes où le dehors était persécuteur, menaçant, dangereux. Je me retrouvai comme face à un enfant qui ne disait pas mais me demandait de comprendre. Quand, à la faveur de moments que je croyais opportuns, je l’invitai à s’ouvrir à son histoire, Warda racontait, mais ne se racontait pas. Propos narratifs sans trop d’associations, sans trop de liant. Son discours l’assignait dans une position fermée à travers ces mots qui revenaient de manière éparses dans son discours et que je reformule dans cette phrase : « On m’a donné, je ne sais pas pourquoi, et pourquoi moi. »
31 Je vais essayer ici, au mépris de toute chronologie, et à défaut de pouvoir dire quelque chose d’une relation qui fut pour moi assez déshumanisante, de reconstruire dans une intelligibilité quelque chose de son histoire.
32 Warda est la première née en France, mais fut conçue en Algérie. Certains de ses frères et sœurs sont nés avant elle dans « le bled », d’autres après en France. Warda a été donné par ses parents (sa mère) quelque temps après sa naissance à une famille habitant le même quartier, famille qui ne pouvait avoir d’enfant, la mère adoptive étant stérile. Cette famille était dite « mixte » l’homme étant d’origine algérienne, la femme d’origine française. Par ailleurs Warda disait avoir toujours, étant petite, ressenti une gène, une honte, notamment quand la mère adoptive venait la chercher à l’école.
33 Quant à mes questionnements concernant ce sentiment, elle parlait de cette dame blonde qui venait chercher cette fille « frisée et basanée » et que ses camarades, peut-être, ne comprenaient pas. Cette honte agissait-elle comme rupture des identifications au niveau du moi ou comme interdit frappant non seulement l’objet du désir mais le désir lui-même ? Peut-on la considérer, avec C. Miollan (1998), non comme l’épreuve d’une faute mais comme défaut rattaché à l’échec de la confirmation narcissique ? Warda disait qu’elle n’avait su que vers un âge assez tardif, qu’elle n’avait jamais pu situer, qui étaient « ses vrais parents ». Elle se souvenait aussi qu’à chaque fois qu’elle rendait visite à sa famille « d’origine » elle ne pouvait faire ce que ses frères et sœurs faisaient : prendre quelque chose dans le frigo, rentrer et sortir dans les chambres, être en somme comme elle aurait souhaité être. Dès qu’elle chahutait avec eux on lui faisait savoir qu’elle n’était pas chez elle et on la renvoyait dans sa famille adoptive.
34 Par ailleurs elle se souvenait d’une mère génitrice mal aimante et d’un père géniteur alcoolique. Ce dernier débarquait souvent dans la famille d’accueil réclamant de l’argent sous peine de reprendre Warda. Quant à cette question du don une explication sommaire lui aurait été donnée par la mère génitrice. En arrivant en France la dame qui ne pouvait avoir d’enfant les aurait aidé à s’installer et accompagné dans diverses démarches. La mère de Warda, alors enceinte, faillit tomber dans les escaliers. Elle fut rattrapée et sauvée par la mère adoptive. La mère génitrice lui fit la promesse que si c’était une fille elle la lui donnerait.
35 Ces narrations revenaient au gré de rencontres dont ni moi ni elle n’arrivions à tenir le cadre ainsi rythmé par les agitations et les urgences autant sociale que médicales.
36 Ses récits concernant son don se ponctuaient régulièrement de « Pourquoi c’est moi ? », qui ne pouvait dans mon esprit que faire écho à « je veux voir le responsable ». Ce « pourquoi moi ? » ne pouvait se symboliser, se mythifier, se commenter et s’historier.
37 Ce « pourquoi moi ? » fonctionnait justement hors filiation qui serait du côté d’un « d’où je viens ? » supposant une transmission et donc un mythique transfert qu’elle pourrait commenter et qui, en retour, l’instituerait dans un « comment » référé à l’ancêtre mythique. Processus qui rattacherait autant son économie libidinale que son désir à un objet sans prix et l’autoriserait à penser et à instaurer une filiation entre la chose, les choses, et les mots. Ce « pourquoi moi » cadenassait mes capacités à penser et nous conduisait dans l’impasse.
38 Warda, cette fille d’immigrés, ne pouvait accéder à ce processus d’exil, à cet écart entre la chose et sa nomination. Elle se logeait dans l’événement du don, don de son être, sans que sa parole ne puisse lui révéler ce que le don doit à la dette. Son don fut un don événementiel, et elle fut coincée entre la frayeur d’une mort et la stérilité de la mère adoptive. L’effroi, la mort, la stérilité la figent dans une position où elle immortalise l’événement.
39 Cette offrande est à la place de l’ancêtre perdu, de cet objet sans prix. Ce présent est vécu par Warda comme un don dans l’abîme, comme signifiant originaire et original, n’ayant pu se loger et se signifier dans une transcendance langagière. Il fait retour dans son corps comme autant de stigmates et de trous, un appel au produit qui manquera toujours, un bricolage en lieu et place d’un fondement symbolique, bricolage du manque afin de répondre à ce manque du manque à être, peut-être pour ne pas basculer dans l’absolu, à savoir dans la folie. Prendre le produit et chercher le produit c’est aussi être coincé, comme elle l’est, dans l’événement du legs, mais c’est aussi situer son manque du côté du besoin, là où le désir naît d’un manque fondamental. Sa toxicomanie fonctionne, en somme, dans une forme d’auto-érotisme mise au service d’une expérience primitive de survie.
40 À propos de cette toxicomanie Warda dit que ce fut à l’adolescence que ça avait démarré, vers 14-15 ans. Il s’agissait en fait d’une polytoxicomanie, mélange d’alcool et de médicaments, au moment où le génital se rappelle à l’infantile, moment où se pose de manière accrue la question de la filiation parentale et les fictions du roman familial. C’est aussi à ce moment que la pulsion épistémophilique se réactive du côté du savoir, savoir toujours plus.
41 Chez Warda elle s’est heurtée à ce « pourquoi moi ? » qui a supposé, chez elle, à travers sa conduite toxicomaniaque, une vérification de son être-là. On peut dire qu’elle se pense à travers les trous de son corps comme autant de marques d’une folie d’être originaire. L’acte compulsif de se shooter vient la rappeler à l’ordre du vivant, mais vivre ça n’est pas exister. Le comateux vit, mais existe-t-il pour autant ? L’existence tient du côté d’un désir à jamais satisfait. À ce propos nous dirons, avec P. Legendre, que « le désir n’est pas au programme de l’humanité, mais sans le désir la reproduction n’aurait pas lieu » (ibid., p. 152).
42 La question de la reproduction nous ramène une fois de plus à Warda. Warda est enceinte. Elle n’en savait rien, disait-elle. C’est grâce, ou à cause, d’une énième overdose qu’elle fut ramassée dans la rue et transportée à l’hôpital. Les médecins constatèrent une grossesse dépassant les six mois. Et c’est à l’hôpital que je la revis après l’avoir perdu de vue pendant quelques mois. De son état de grossesse, elle se contenta de constater, comme tout le monde, qu’elle était enceinte. Elle était préoccupée de savoir ce qu’on allait lui donner pour calmer son état de manque physique.
43 Ignorer l’ignorance concernant l’enfant qu’elle portait n’était-il pas la duplication de cet enfant qu’elle n’avait jamais pu être ? Ignorer son état de grossesse c’était ne pas se reconnaître mère-de, à savoir se situer du côté d’une transmission. Là où elle ne pouvait se reconnaître fille-de, et donc inscrite dans une filiation et référée à une généalogie, là où ses questions figeaient l’enfant dans nos rencontres nous ne pouvions accéder à l’infantile.
44 Au vu du comportement à risque qu’elle manifestait (fugues, consommation de drogues) la décision fut prise de provoquer l’accouchement avant terme. Une petite fille naquit, atteinte d’une hépatite C et manifestant des crises de manque. Les médecins se sont résolus à pratiquer un sevrage afin de la sauver.
45 Souvenons-nous que Warda fut donnée parce que sauvée de la mort. Mais qu’est-ce que sevrer un enfant qui n’a pas encore été allaité par sa mère ? La décision médicale, qui dans ce cas de figure est incontestable, se heurte au signifiant sevrage. Rompre un lien qui n’est pas encore établi c’est faire faire un deuil de quelque chose qui n’a pas eu lieu, c’est désinscrire ce qui n’a pas été inscrit. Le sevrage fut exécuté alors que Warda avait fugué de l’hôpital.
46 Warda avait un frère qui vivait avec une femme d’origine française et cette femme ne pouvait, elle non plus, avoir d’enfant. La fille de Warda fut confiée à ce couple. Warda, quant à elle, avait établi depuis longtemps un lien de revendication et de menace à l’égard de la famille adoptive où seules les réponses matérielles de la belle-sœur venaient calmer et différer ses demandes afin de récupérer sa fille.
47 Ainsi l’impératif : « Je te nomme héritier » n’a pu être transmis par Warda à sa fille, celle-ci n’y étant pas affiliée. Cet impératif en tant que transmission ne se fonde pas sur un contenu mais avant tout sur un acte de transmettre, c’est-à-dire en définitive sur le montage de fiction qui rend possible qu’un tel acte soit posé et répété à travers les générations. Mais il ne s’agit pas de répétitions statiques. Cette opération joue et travaille du côté d’une référence à l’ancêtre absolu qui autorise l’inscription dans une filiation, à savoir le renoncement d’une position d’autofondation pour être fondateur de sa propre parole qui ne pourra jamais tout dire.
48 Cette répétition est une reproduction transfigurée qui produit du semblable et non de l’identique. Ce dernier est un pareil au même qu’incarne les expériences du clonage et que tente de nous faire entendre la tragédie de Warda. C’est ainsi, me semble-t-il, qu’il s’est manifesté tout au long de mes rencontres avec la patiente, m’acculant jusqu’à ne plus pouvoir produire qu’un récit de cas. Ainsi la reproduction de l’identique abolit les fondements symboliques qui ont pour fonction de mettre les sujets en position de se différencier les uns par rapport aux autres, dans la référence à l’instance d’un absolu qui joue comme principe séparateur.
49 Pour conclure nous dirons avec P. Legendre que la filiation signifie « l’endiguement de toute auto-fondation. Elle porte en elle-même la notification du principe de raison, en même temps qu’elle introduit le sujet humain à la logique des fondements de légalité du langage » (ibid., p. 164).
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Mots-clés éditeurs : origine, transmission, transfert, exil, parole, généalogie
Mise en ligne 01/10/2005
https://doi.org/10.3917/cm.063.0167