Notes
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[*]
Charles-Henry Pradelles de Latour, 31 avenue Jean Jaurès, 67000 Strasbourg.
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[1]
Il s’agit ici de la dramatisation du complexe d’Œdipe et non pas de sa structure ternaire, à laquelle les psychanalystes ramènent souvent ce complexe.
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[2]
Les données ethnographiques présentées proviennent de l’ouvrage de Hua (1997) et des articles de Hsu et de Mckhann (1998).
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[3]
Les données ethnographiques des Trobriandais ont été recueillies par Bronislav Malinowski (1929), 1970 et Annette B. Weiner (1976), 1983.
1 « L’étude des sociétés matrilinéaires représente la promesse d’une organisation sociale compliquée, riche en institutions singulières, et tout imprégnée d’une atmosphère dramatique très différente de ce qu’on peut attendre d’une société de droit paternel » (1948, 1967, 137). Malgré cette citation engageante, Lévi-Strauss n’a jamais abordé de près une société matrilinéaire. Quant à Françoise Héritier, elle s’est intéressée aux nomenclatures de type Crow, qui, dans les sociétés matrilinéaires, confèrent aux femmes une supériorité généalogique sur les hommes, mais elle n’a pas pour autant étudié ce régime de filiation. Cette absence s’explique en partie par le fait que l’interprétation de l’alliance matrimoniale en termes d’échange de femmes qui est celle de ces auteurs – « je renonce à ma sœur, à condition que mon voisin fasse de même pour moi (ibid., 72) » – s’applique plus facilement à un système de parenté patrilinéaire qu’à un système matrilinéaire. Dans le premier cas, la fiancée est échangeable : séparée des siens, elle est intégrée au titre d’épouse et de future mère dans sa famille maritale ; dans le second, la fiancée n’est pas à proprement parler échangée puisqu’elle reste indéfectiblement liée, au titre de mère, à son propre groupe de filiation, et qu’elle est uniquement épouse pour son mari ou une partenaire sexuelle pour ses amants. La filiation matrilinéaire, qui dissocie statutairement la procréation de la mère et la sexualité de l’épouse, nous intéresse au premier chef car elle se rapproche sensiblement de notre expérience maritale qui, depuis la généralisation des moyens contraceptifs et le développement des procréations assistées, est de plus en plus marquée par cette séparation. Nous allons aborder la logique interne des systèmes de parenté matrilinéaires afin de pouvoir, en retour, mieux interroger notre propre évolution. Selon l’approche anthropologique toujours en vigueur, nous pourrons d’autant mieux nous connaître si nous cherchons d’abord à comprendre les sociétés qui nous sont étrangères.
Patri- et matrilignages
2 Selon les fonctionnalistes anglais, qui furent les premiers anthropologues à définir les systèmes de parenté en termes de lignage rassemblant les descendants d’un ancêtre commun, la filiation de groupe, descent, est régie par deux types de loi : les règles exogamiques, qui, en prohibant les conjoints possibles, différencient les groupes de filiation (Rivers 1968, 82), et les règles de succession qui, au décès d’un membre du groupe, déterminent les modalités de la transmission des biens, titres, charges et droits (ibid., 104). Un lignage est ainsi une unité sociale de base permanente dont l’appartenance peut être transmise, selon les régimes de filiation, par les hommes ou par les femmes, ou encore par les deux sexes. Les groupes de filiation ou les lignages patri- et matrilinéaires sont non seulement des unités généalogiques et juridiques, mais aussi des formations économiques et politiques. Les lignages, qui possèdent et gèrent des terres, des troupeaux ou des réseaux commerciaux, ont pour fonction d’éviter que les conflits internes et externes au groupe ne débouchent sur la vengeance et la violence. Tout lignage est ainsi doté d’un représentant, un chef entouré ou non d’un conseil d’anciens, ayant autorité pour sanctionner les délits. Un groupe de filiation unilinéaire constitue ainsi un corporate group, c’est-à-dire un groupe aux fonctions intégrées (parenté, économie, politique), et un corps autonome, comme l’est en droit une « personne morale (Fortes 1969, 305) ». David Schneider et Kathleen Gough (1962, 19) ont montré que la transmission de l’appartenance au groupe et celle de l’autorité politico-économique sont agencées de façon différente selon que l’on a affaire à un corporate group patri- ou matrilinéaire. Dans les premiers, ces deux transmissions sont liées, puisqu’elles sont transférées d’homme à homme, de père en fils ou de frère aîné à frère cadet, alors que dans les seconds l’appartenance au groupe de filiation est transmise par les femmes, de mère à enfants, et l’autorité par les hommes, d’oncle maternel à neveu utérin (fig. 1).
Groupes de filiation patri- et matrilinéaire
Groupes de filiation patri- et matrilinéaire
3 Les patrilignages et les matrilignages sont dissymétriques non seulement en ce qui concerne la juridiction mais aussi eu égard à la relation de parenté qu’ils privilégient. L’appartenance au groupe de filiation, qui est attribuée aux enfants par leur mère, est focalisée en régime patrilinéaire sur le couple mari/femme (celle-ci étant intégrée dans le lignage de son mari comme épouse et mère), et en régime matrilinéaire sur la paire sœur/frère (celle-ci étant mère dans son propre groupe de filiation). Dans le premier cas, un père appartient au groupe de filiation de ses enfants, tandis que dans le second il est extérieur à celui-ci. Si donc la sexualité, l’appartenance au groupe de descendance et la représentation du groupe sont étroitement liées dans la filiation patrilinéaire, elles sont séparées et agencées selon des modalités particulières dans les filiations matrilinéaires. Pour rendre compte de ces différences d’ordre parental, nous allons définir ces trois fonctions et nous examinerons ensuite les modalités de leur agencement dans deux sociétés matrilinéaires, les Moso de Chine et les Trobriandais de Papouasie Nouvelle-Guinée.
Les trois composantes de la parenté
4 1. Pour aborder la sexualité considérée en elle-même, il faut admettre, à la suite des mouvements gay et lesbien, qu’elle n’est pas irrémédiablement fondée sur la différence des sexes puisqu’elle peut être exercée aussi bien par un homme et une femme que par deux hommes ou deux femmes. La sexualité implique ainsi pour le moins, quels que soient les genres en présence, une altérité dont le défaut la réduit à l’onanisme, lequel, au demeurant, ne saurait s’accomplir sans un partenaire minimum convoqué sous forme fantasmatique. Si la sexualité est par essence une pratique de l’autre, quelle en est la fin ? Pour répondre à cette question, on laissera ici de côté la sexualité dite objectale, orale, anale, voyeuriste et exhibitionniste… qui est déterminante dans les préliminaires de l’acte sexuel, mais pas dans son achèvement. L’orgasme, qui sanctionne la fin du coït, est dans sa phénoménologie un moment éphémère où deux partenaires sont passifs, sans que l’un puisse être dit dominant, et l’autre dominé. La détumescence terminale, chute de tension pour les deux partenaires, confère à l’acte accompli son évanescence, appelée communément « petite mort », et qualifiée judicieusement « non rapport » par Lacan. La sexualité, qui débouche sur « une érosion de soi », est par définition non maîtrisable. C’est ce qui fait dire à Pascal Quignard (1994) que la dépossession résolutoire est « un débordement du plaisir jusqu’au point limite où l’éclat de la jouissance s’efface dans son propre éblouissement ». Il n’est pas anodin que les meilleures définitions de l’orgasme soient, dans toutes les sociétés, poétiques ; la sexualité est, dans son essence, la métaphore d’un effacement, l’irreprésentable représenté par autre chose que ce qu’il est. Non mémorisable et peu comptabilisable, l’acte sexuel ne fait pas inscription, d’où son caractère à la fois contingent et subversif. Le logicien, Lukasiewicz (1950), affirme que l’introduction d’un seul élément contingent dans un système logique est susceptible de contaminer tout le système au point de le rendre inutilisable. Par sa contingence, la sexualité est corrosive au regard des lois de la nécessité. En ce sens, elle est le paradigme même du désir improprement confondu avec le besoin qui, telle la nutrition, est nécessaire. La sexualité appréhendée comme pratique de l’altérité, vouée à l’oubli, est comme son étymologie, secare, l’indique, « coupure », absence de rapport entre les êtres. La sexualité, soumise à la contingence, a pour envers l’angoisse, le signal de la non coupure, qui est tout aussi irreprésentable que son endroit ; aussi est-elle, comme Freud l’a si bien vu, le lieu par excellence des symptômes où se fige la jouissance, et le siège privilégié des perversions qui consistent justement à jouer sur l’angoisse de l’autre, que celle-ci soit angoisse de la victime dans le sadisme ou celle du bourreau dans le masochisme (Lacan, séminaire inédit du 15 février 1967). Même si les représentations de symptôme et les fantasmes d’union occultent souvent la sexualité comme coupure et oubli, nous retiendrons ces traits comme pertinents pour définir son effet de banalisation, soit son caractère antireligieux (anti-souvenir) et sa parenté avec le mot d’esprit.
5 2. L’appartenance au groupe de filiation, qui peut être transmise par les hommes et par les femmes, est calquée sur le mode de la relation mère-enfants. Cette relation primordiale repose ainsi sur une certitude objectale : mater certissima. C’est pourquoi les membres d’un matrilignage affirment souvent qu’ils ont « le même ventre » ou qu’ils sucent le « même sein ». Les objets sécables, tels que le sein et la nourriture transformable en excréments, constituent le bord sur lequel l’appartenance filiale se circonscrit. Lorsque cette relation devient foncièrement duelle, absolue et dépourvue de tiers, elle se charge de contradiction, car la mère aimante peut être tout à la fois accaparante et rejetante. Cette contradiction inhérente à la demande de toute-puissance, qui attise à la fois l’envie et la jalousie, l’« énamoration » et la persécution, est au principe des relations de frustration ancrées dans la logique du tout ou rien. De même, lorsque la relation d’appartenance à un groupe devient exclusive, son bord, qui ne fait plus coupure, se referme sur lui même comme le bord d’une bande de Mœbius, et la relation au semblable, non détachable, devient inexorablement conflictuelle. La relation d’appartenance exclusive partage ainsi la même structure que les croyances en la sorcellerie, dont Evans Pritchard (1937, 1968, 77-107) notait qu’elles sont l’expression même du conflit. Dans un grand nombre de sociétés africaines, la sorcellerie est en effet associée au groupe maternel (Goody, 1969, 71). Son pouvoir est censé se transmettre de mère à enfant sous forme d’objets corporels, tel un organe supplémentaire supposé être placé dans le ventre des sorciers, et dans les sociétés matrilinéaires, les affaires de sorcellerie surviennent essentiellement entre membres d’un même matrilignage. Selon la croyance établie, les sorciers anthropophages ne mangent que les membres de leur propre clan. Les croyances en la sorcellerie témoignent ainsi des ravages provoqués par les tendances incestueuses qui sous-tendent la relation d’appartenance exclusive mère-enfant.
6 3. La représentation du groupe de filiation, davantage conférée aux hommes qu’aux femmes, est construite sur le mode de la relation au père, pater semper incertus. De même que le statut du père n’a pas d’autre garantie qu’un dire, celui de la mère ou d’un tiers, la fonction de représentant n’a pas d’autre fondement que les conventions véhiculées par le langage et la tradition. Elle tient sa force de la norme qu’elle se donne, des idéaux qu’elle prône et des différences qu’elle sanctionne. C’est par le biais des lois qui définissent le bien et le mal, le plus et le moins, que les hommes en général assurent, dans toutes les sociétés, l’unité et la continuité du groupe de filiation qu’ils représentent, et, par là-même, leur autorité paternelle et leur domination masculine. La fonction de représentant du groupe de filiation, qui est extrapolable à toute fonction politique et religieuse, est éminemment culturelle. C’est en définitive un étalon symbolique transmissible, une valeur de mesure variable selon les sociétés et les générations, par laquelle les valeurs sociales sont différenciées et ordonnées selon une hiérarchie susceptible de régir les comportements, les partages et les échanges intra- et inter-groupes.
7 La sexualité qui fait coupure, l’appartenance au groupe qui fait bord et le représentant du groupe qui fait unité forment, dans l’ordre du discours, les trois composantes nécessaires à la construction d’une généalogie et à sa transmission – oubli, mémoire et réélaboration conjugués – dans un ordre parental donné. Ces trois fonctions, qui répondent respectivement aux logiques langagières de la banalisation, du tout ou rien, et du plus ou moins normatif, sont assumées par des fonctions parentales variables selon les systèmes de parenté, même si elles sous-tendent de façon plus spécifique une fonction parentale donnée, maternelle ou paternelle. Lorsque les trois composantes de la généalogie sont regroupés sur un seul acteur, tel que le père en régime patrilinéaire, elles forment une complexité dont le nœud est à la base du complexe d’Œdipe. Si les fonctions de partenaire sexué de la mère, de géniteur auquel appartienne les enfants et de représentant du groupe, garant de la loi familiale, sont focalisées sur la seule personne du père, il est évident que celui-ci ne peut être pour ses fils qu’un rival sexuel d’autant plus redoutable que sa fonction ne relève pas seulement de la norme établie, mais aussi de la loi du tout ou rien. Lorsque la fonction paternelle est aussi surdéterminée – voire aussi puissante –, elle est susceptible de susciter le parricide : « Ôte-toi de là que je m’y mette ! » Mais la dramatisation de ce complexe [1] ne saurait être universelle, car, dans les sociétés matrilinéaires, les trois fonctions parentales sont agencées et opposées selon des modalités différentes entre la filiation de groupe et la relation d’alliance matrimoniale que ce groupe entretient avec d’autres groupes de filiation. Ainsi, chez les Moso de Chine, l’appartenance au groupe transmise par une femme à ses enfants, et la représentation exercée par les femmes et leur frère au sein du matrilignage, s’opposent à la sexualité partagée entre femmes et hommes en dehors de toute fonction maritale et paternelle. Chez les Trobriandais de Papouasie Nouvelle-Guinée, l’appartenance au groupe de filiation est transmise par une femme à ses enfants au sein du matrilignage, tandis que la sexualité et la fonction de représentation est assurée au sein de la relation d’alliance matrimoniale qui unit une femme à son mari.
Répartitions des fonctions parentales dans les systèmes de filiation
Filiation patrilinéaire. | (appartenance U représentation U sexualité) |
Filiation matrilinéaire (de type moso) | (appartenance U représentation) vs sexualité |
Filiation matrilinéaire (de type trobriandais) | appartenance vs (représentation U sexualité) |
Répartitions des fonctions parentales dans les systèmes de filiation
8 La quatrième possibilité, qui opposerait d’un côté l’appartenance et la sexualité, et, de l’autre, la représentation du groupe n’existe pas, car elle associerait deux lois antithétiques ; la banalisation et le tout ou rien ne peuvent que s’annuler mutuellement.
Les Moso : une sexualité sans paternité
9 Cette société d’origine tibétaine, située à la frontière de la Chine et de la Birmanie, dans la province du Yunnan, est connue aussi bien sous le nom de Na que de Moso, mais comme les intéressés préfèrent ostensiblement la seconde nomination, nous suivons ici leur prescription [2]. La population moso comprend quatre clans, eux-mêmes divisés en plusieurs matrilignages dont les membres disent « partager le même os ». À l’inverse, donc, des sociétés patrilinéaires du Tibet et de la Mongolie qui différencient la filiation par le père, côté os, et la filiation par la mère, côté chair, les Moso ne connaissent qu’une seule filiation, « dure » comme l’os, indivisible et pérenne – transmise par la mère. L’indivisibilité du matrilignage est fondée, d’une part, sur l’appartenance biologique des enfants à leur mère qui ne laisse aucune place ni à l’illégitimité ni à l’adoption, d’autre part sur des règles exogamiques strictes dont l’infraction sous la forme d’inceste entraîne irrémédiablement la peine de mort. Quant à la pérennité du matrilignage, elle est, à chaque génération, assurée dans les maisons par la solidarité et l’entraide des sœurs et des frères, qui sont en commun responsables de l’éducation des enfants et de la gestion de leur exploitation agricole. En dehors des sœurs et de leurs frères qui représentent le groupe de filiation auquel elles appartiennent, les femmes moso n’ont pas de mari, et les enfants ne connaissent pas leur père géniteur. Certes, grâce au jeu des ressemblances, un individu sait parfois qu’il a été conçu par tel ou tel homme, mais personne ne connaît jamais le géniteur de son géniteur. Dans cette société, le mariage est remplacé par l’institution de « l’amant-visiteur », appelée tisese. À l’intérieur des maisons, les hommes dorment autour du foyer dans la pièce centrale, et les femmes ont chacune leur chambre séparée, dont une porte donne sur l’extérieur afin de recevoir discrètement leurs amants. Les unions entre homme et femme, qui ne sont ni contraignantes ni contractuelles, sont laissées au gré de la pure contingence des rencontres journalières. Au cours de cette visite, dite « furtive », un homme passe la nuit avec une femme et la quitte au petit matin. L’initiative de cette relation peut être prise aussi bien par l’homme que par la femme, et sa durée peut se limiter à quelques heures ou se prolonger sur plusieurs mois, mais dans tous les cas les partenaires, qui se désignent mutuellement açia, « ceux qui couchent ensemble », ne peuvent être dits amants, car ils ne sont açia que le temps de l’acte sexuel qui les rapproche. Ainsi, pendant une seule nuit, une femme attrayante peut recevoir deux ou trois amants, et vive versa un homme séduisant peut rendre visite à plusieurs femmes. Selon l’éthique dominante, la fidélité est honteuse car elle implique un commerce, voire un chantage. La pratique de la sexualité ramenée à sa pure fonction de coupure sépare non seulement les lignages exogamiques, mais aussi les générations, puisque les açia peuvent être occasionnellement père et fille.
10 Certes, tisese n’est pas l’unique pratique connue des Moso. Lorsqu’un homme et une femme éprouve de l’inclination partagée, ils s’adonnent à une visite ostensible, « marcher ouvertement », qui implique des dons réciproques et surtout une commensalité commune. Le visiteur, désormais appelé dhu zï « partenaire », peut s’attarder le soir en présence de ses beaux-frères et même partager un repas avec eux. Cette visite, qui n’implique aucun partage économique, n’exclut pas la pratique de la visite furtive avec d’autres partenaires. Enfin, dans certains matrilignages, tels que ceux des aristocrates et des riches, ou encore dans ceux qui manquent cruellement de main-d’œuvre masculine ou féminine, les Moso s’adonnent à la cohabitation. On réside alors ensemble non seulement pour vivre maritalement, mais aussi et surtout pour coopérer économiquement. Toutefois, les résidences viri- et uxorilocales sont dissymétriques. Lorsqu’une femme habite dans la maisonnée d’un homme, elle y devient la maîtresse, l’intendante respectée de la vie domestique. En revanche, lorsqu’un homme demeure dans la maisonnée d’une femme, il en devient le serviteur exploité pour sa main-d’œuvre. La fidélité n’étant jamais acquise, les cohabitations et les visites ostensibles sont amenées à se disloquer avec le temps, et les partenaires séparés reviennent alors à la pratique normative de la visite furtive.
11 L’originalité du système de parenté des Moso réside donc dans le fait que les fonctions paternelles habituelles de représentant de la loi et de partenaire sexué sont totalement dissociées, l’une étant assurée par la mère et ses frères (les oncles maternels des enfants), l’autre par des anonymes. L’ordre parental de cette société subvertit ainsi non pas tant la fonction d’engendrement que son association traditionnelle avec le garant de la loi. Si, donc, les Moso partagent avec tous les humains la destinée commune d’éprouver leurs premières impulsions sexuelles pour leur mère, comme l’a initialement entrevu Freud, on peut présumer qu’ils sont amenés à ressentir de l’hostilité pour le ou les partenaire(s) sexuel(s) de leur mère ou pour tout individu fantasmé, mais pas pour un homme reconnu comme géniteur et fondateur d’une descendance dont il garantirait l’ordre. Or, c’est cette conjonction œdipienne que Freud et Lacan ont théorisée respectivement sous la forme d’un père primitif et de la métaphore paternelle. Parce que la fonction paternelle d’autorité est éminemment sexuée dans la clinique de ses patients, Freud a été amené à découvrir la problématique œdipienne (1901, 1967, 229), puis à créer un « mythe scientifique » (1921, 1976, 165) selon lequel le père primordial de la horde primitive, père sexué par excellence, possèdent toutes les femmes. Aussi, ses fils jaloux le tuent pour avoir accès aux épouses puis établissent conjointement entre eux une règle de partage d’où procèdent pour leur descendance, les lois exogamiques. Le meurtre de l’Urvater, générateur de l’ambivalence des sentiments, culpabilité et idéalisation, est ainsi à l’origine de la religion et de la civilisation en général (1912, 1970, 162-168). Cette hypothèse a conduit Freud à postuler : « L’hérédité archaïque de l’homme ne comporte pas que des prédispositions, mais aussi des contenus idéatifs, des traces mnésiques qui ont enregistré des expériences fortes dans les générations antérieures […] Ceci étant posé, je n’hésite pas à affirmer que les hommes ont toujours su qu’ils avaient un jour possédé et assassiné un père primitif » (1939, 1948, 134, 138). Lacan n’a pas repris à son compte cette conjecture lamarkienne, et a différencié de façon plus nette que son prédécesseur le rôle du père dans la réalité familiale, de sa position dans les formations de l’inconscient. Si le père est absent dans la première, il peut être présent dans la seconde sous la forme d’un signifiant le représentant (séminaire inédit du 15 janvier 1958). C’est pour autant que le père est phallophore, donc plus désirable que la mère, qu’il prend dans l’inconscient, par un jeu de substitution de signifiants, ce qui la représente. D’où l’assertion : « La signification du phallus doit être évoquée dans l’imaginaire du sujet par la métaphore paternelle », c’est-à-dire la substitution d’un signifiant appelé Nom-du-Père à l’objet du désir de la mère. Notons au passage que cette définition est problématique, puisque, pour les linguistes, la métaphore implique la substitution d’un signifiant à un autre, et non celle d’un signifiant à un objet. Quoi qu’il en soit, la fonction paternelle de représentant de la loi interdisant l’inceste avec la mère est, pour Freud et Lacan, conjointe à la jouissance sexuelle ou au phallus, ce qui revient au même. Au regard du système de parenté des Moso, l’association du père à la loi et à la jouissance sexuelle est un présupposé culturel dont il serait peut être opportun de se demander maintenant s’il est aussi bien fondé que ce que les association et écoles de psychanalyse le prétendent. Certes, la pratique psychanalytique a maintes fois révélé que les sujets sont souvent inscrits dans une structure dont un élément tiers manquant témoigne d’une carence ; mais qui nous dit qu’il s’agit du tiers paternel ? Ce tiers ne serait-il pas, comme chez les Moso, une coupure vide de toute paternité, un « point de sexualité », source par excellence de métaphores ?
Les Trobriandais, ou la paternité sans l’appartenance
12 Dans l’archipel des Trobriands, situé dans le Massim, à l’ouest de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, les enfants appartiennent entièrement, dès leur naissance, au matrilignage de leur mère. Cette identité est connotée par des métaphores corporelles telles que « nous partageons le même sang et la même chair », ou « nous suçons le même sein [3] ». Toutefois, si les femmes assurent la continuité de leur groupe de filiation, ce sont leurs frères qui, par leur autorité, en maintiennent l’intégrité. Ils connaissent les traditions héritées du passé pour faire valoir leurs droits auprès des autres groupes, possèdent les formules magiques utilisées pour accomplir les principales activités – agriculture, sculpture, chasse, pêche, soins médicaux –, et détiennent les terres cultivables qui sont réparties chaque année entre les membres du groupe. Comme les oncles maternels représentent la loi d’appartenance, qui relève de la logique du tout ou rien, ils peuvent distribuer leur richesse comme ils l’entendent et, lors de la transmission de leurs biens, favoriser un de leur neveu utérin plutôt qu’un autre. Le frère de la mère est, en ce sens, un garant de la loi irréversible qui confine à la toute-puissante.
13 La non-appartenance des enfants au matrilignage de leur père se traduit en termes de non-consanguinité. Les Trobriandais pensent que les enfants à naître sont incarnés dans un esprit appelé waiwaia qui, sous la conduite d’un ancêtre de leur matrilignage, arrive du pays des morts par la mer. Le waiwaia entre dans une femme par la tête et descend dans son ventre où il arrête ses menstrues afin de se nourrir de son sang pour se développer. Entre un père et ses enfants, il n’y a donc aucun lien de sang et de chair, aucune appartenance corporelle commune. Le père est appelé tomakawa, « étranger du dedans ». Cependant, si le père n’est pas considéré comme le géniteur, on dit qu’il modèle le fœtus à son image par les coïts répétés avec la mère. Un père est supposé former ses enfants avec son sexe comme les sculpteurs mélanésiens taillent des statuettes en bois avec leur herminette. Les enfants sont ainsi extérieurement reliés au matrilignage de leur père par des traits de ressemblance et par un nom que leur attribue une tante paternelle lorsque leur mère revient dans la demeure de son mari après avoir accouché chez une de ses sœurs. Ces liens symboliques confèrent au père un statut de représentant de la loi déconnectée du lien d’appartenance. Comme son pouvoir est relatif – extérieur à la toute-puissance –, il a été souvent dit que les Trobriandais sont des « pères-poules ». Toutefois, s’ils ne sont pas répressifs, ils sont néanmoins très soucieux de l’éducation de leurs enfants. Ils les consolent quand ils souffrent, leur confectionnent des bijoux en coquillage pour qu’ils puissent séduire, et leur prêtent des formules magiques et des terres pour les aider à intégrer la vie active ; mais, à la mort de l’emprunteur, ces biens doivent être restitués au matrilignage du père. Entre père et fils, pas de transmission de biens, pas de transmission de traditions non plus. Un père coupé du passé et mu par un désir de créativité aide, sur le mode de l’affection partagée, ses fils et ses filles à gagner leur indépendance et à s’insérer dans les échanges qui animent la vie sociale.
14 Contrairement, donc, aux sociétés patrilinéaires où le père géniteur représente de façon conjointe la loi d’appartenance qui maintient les membres d’un groupe de filiation solidaires et la loi garantissant les représentations qui permettent aux enfants de faire des choix et d’entrer en compétition avec d’autres, chez les Trobriandais ces deux ordres sont dissociés. Le premier est assumé par les frères de la mère, qui sont asexués (tabous pour leurs sœurs), et le second par le père sexué dont la créativité est étroitement associée à la séduction et à la compétition qui en découle.
15 Cette distribution originale nous importe pour interroger la redistribution des pouvoirs entre les membres du couple au sein de notre régime familial. Sur le plan biologique, un père peut maintenant être certain et, dans la procréation par clonage, un ovocyte est plus important qu’un spermatozoïde. Sur le plan du droit, la responsabilité des parents est partagée depuis la loi de 1970, et, en cas de conflit, le droit de la mère est plus défendu que celui du père. Enfin, sur le plan social, la pratique sexuelle est plus libre que ce qu’elle l’a été, et les conjoints, qui se partagent de plus en plus les pouvoirs, modifient les lois de l’ordre social, sans que celles-ci soient franchement redéfinies. D’où malaise dans la filiation, si on mesure cette évolution uniquement à l’aune de la chute de l’autorité paternelle. Toutefois, si on suit l’expérience des sociétés matrilinéaires, il apparaît qu’il faut davantage prendre en compte non seulement la fonction sociale de la sexualité, en tant que paradigme du désir et de la contingence, mais aussi les distributions de l’appartenance au groupe et de leurs représentations qui ne se recouvrent plus. Si les pères ne peuvent plus se réclamer ouvertement de l’appartenance et de la toute-puissance, et si leur rôle de représentant des normes est davantage partagé avec les mères et d’autres représentants de l’ordre social, les enfants inscrits dans de nouveaux réseaux et dans de nouveaux clivages sont-ils pour autant plus malheureux ? Personnellement, je ne le pense pas.
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Notes
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Charles-Henry Pradelles de Latour, 31 avenue Jean Jaurès, 67000 Strasbourg.
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[1]
Il s’agit ici de la dramatisation du complexe d’Œdipe et non pas de sa structure ternaire, à laquelle les psychanalystes ramènent souvent ce complexe.
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[2]
Les données ethnographiques présentées proviennent de l’ouvrage de Hua (1997) et des articles de Hsu et de Mckhann (1998).
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[3]
Les données ethnographiques des Trobriandais ont été recueillies par Bronislav Malinowski (1929), 1970 et Annette B. Weiner (1976), 1983.