Notes
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Ce système permet aux étudiants d’accumuler des « crédits » au cours de leurs études (60 par année), qui peuvent être transférés dans une autre université s’ils souhaitent en changer ou effectuer une mobilité temporaire.
1 L’ouvrage de Maia Chankseliani est une synthèse très utile sur ce que sont devenues les universités des anciennes républiques soviétiques après la chute de l’URSS. S’appuyant sur une bibliographie imposante, les statistiques nationales des différents pays, les sites internet des universités et un sondage réalisé en 2021 par l’auteur auprès d’universitaires en Géorgie et au Kazakhstan, il dresse un large panorama des tendances lourdes qui ont marqué les transformations de l’enseignement supérieur dans cette région.
2 Après avoir rappelé les principales caractéristiques du système soviétique d’enseignement supérieur et de recherche, l’auteure se concentre sur trois processus majeurs qui redéfinissent le fonctionnement des universités depuis 1991. Elle s’intéresse, tout d’abord, à ce qu’elle nomme la « marchandisation » (marketisation) de l’enseignement supérieur, c’est-à-dire l’entrée, dès les années 1990, de « forces du marché » qui modifient le secteur de façon brutale. Les universités publiques font payer des droits d’inscription à un nombre croissant d’étudiants, tandis que les établissements privés se multiplient. Un peu partout, les États introduisent des dispositifs de financement mettant les établissements en compétition. Ainsi le Kazakhstan et la Géorgie adoptent-ils le système anglais des « vouchers », dans lequel l’argent suit l’étudiant, quels que soient le type d’établissement et la discipline où il s’inscrit. Pour inciter les enseignants à publier davantage dans des revues prestigieuses, les universités leur versent désormais d’importantes primes. Cette « marchandisation » favorise, par ailleurs, le développement de pratiques de fraudes (plagiat, faux diplômes, fabrication de mémoires et de thèses par des officines privées, etc.), dont certaines remontent à la période soviétique et qui engendrent des marchés très lucratifs.
3 Le deuxième processus, plus progressif, sur lequel s’arrête l’auteure est l’internationalisation des universités à partir du milieu des années 2000. Cette période voit fleurir les échanges d’étudiants et l’implantation d’universités étrangères dans les pays de la région. Les universités locales reçoivent des financements de fondations étrangères, ouvrent des formations en anglais et incitent leurs enseignants non seulement à publier dans des revues internationales, mais à cosigner leurs articles avec des collègues étrangers. La plupart des pays issus de l’URSS adhèrent au « processus de Bologne » : afin de favoriser la mobilité internationale des étudiants, ils adoptent l’European credit transfer system (ECTS) [1] et introduisent deux niveaux de diplôme (licence et master) à la place du diplôme unique délivré jusqu’alors à l’issue de cinq ans d’études. Pressées par leurs gouvernements de figurer dans les grands classements mondiaux, les meilleures universités sont sommées d’intensifier leur internationalisation.
4 Enfin, Maia Chankseliani consacre un chapitre à la « libéralisation académique », qui repose sur deux piliers : l’autonomie institutionnelle des universités et la liberté académique des enseignants et des chercheurs. Si la dissolution de l’URSS s’est traduite par une autonomie importante des universités dans les années 1990, cette libéralisation a fait long feu dans la plupart des pays de la région, à l’exception des États baltes. Les licenciements d’enseignants pour raisons politiques, notamment au Belarus, en Russie et en Ukraine, et le contrôle du contenu de leurs cours sont devenus monnaie courante, entraînant un phénomène d’autocensure d’autant plus important que les enseignants ne sont nulle part – à l’exception de quelques postes en Estonie – protégés par un système de tenure (emploi garanti à vie) dans les pays issus de l’URSS. Les recteurs d’université tendent à concentrer les pouvoirs au sein des établissements, tout en étant très dépendants des autorités politiques, qui bien souvent les nomment. Dans les universités les plus internationalisées, des conseils de surveillance, composés de membres extérieurs, prennent parfois le pas sur les conseils scientifiques. Enfin, avec l’introduction d’un équivalent du baccalauréat dans de nombreux pays, les universités se sont vu retirer leur autonomie dans la sélection des étudiants.
5 L’ouvrage conclut à l’absence d’un alignement uniforme des universités de la région sur des tendances globales, dans la mesure où elles conservent un ancrage national fort. Le grand intérêt de cet ouvrage est, en effet, de donner à voir les multiples variations, curiosités ou paradoxes que présentent ces systèmes universitaires. Ainsi, alors même que les universités baltes sont particulièrement ouvertes aux logiques de l’économie de marché, l’Estonie a supprimé les droits d’inscription pour les études à plein temps en estonien depuis 2013. Le Kirghizistan, pourtant non signataire du processus de Bologne, a adopté l’ECTS et introduit les diplômes de licence et de master, et fait partie aujourd’hui, avec l’Estonie, la Lettonie et la Géorgie, des anciennes républiques soviétiques attirant le plus d’étudiants étrangers. Tranchant sur les autres, le Turkménistan et l’Ouzbékistan n’ont jamais autorisé la création d’établissements supérieurs privés. L’absence d’isomorphisme s’observe enfin dans les relations entre enseignement supérieur et recherche. Si certains pays (les États baltes dès les années 1990, la Géorgie et le Kazakhstan à partir du milieu des années 2000) ont affaibli, voire dissout leur académie des sciences pour mieux renforcer les capacités de recherche des universités selon un modèle dominant en Occident, les autres ont poursuivi la tradition soviétique d’une séparation plus marquée entre les deux secteurs, en maintenant une académie des sciences relativement forte. Mais dans tous les cas, la recherche tend à être concentrée dans un très petit nombre d’universités. Enfin, la Russie, par son statut d’ancienne métropole qu’elle cherche à perpétuer sous d’autres formes, continue d’occuper une place singulière dans cet ensemble. Même si la place du russe diminue dans les études supérieures dispensées dans les anciennes républiques soviétiques, la Russie est l’une des destinations les plus prisées par leurs étudiants, notamment en médecine et dans les filières techniques, où elle offre des bourses et des places payées par le budget fédéral. Elle est aussi directement présente sur le territoire de certains pays par le biais d’antennes de l’Université d’État de Moscou (MGU) et – plus étonnamment – de l’université d’État de Čeljabinsk.
6 L’une des curiosités de ce large panorama est le découpage de son objet tel que le définit l’auteure en introduction : celle-ci annonce ne s’intéresser qu’aux soixante-neuf établissements supérieurs qui avaient le titre d’« université » à l’époque soviétique, c’est-à-dire qui proposaient des formations dans toutes les disciplines, à la différence des « instituts », plus étroitement spécialisés. Ces « universités », dites aujourd’hui « classiques », ne représentaient que 7 % de l’ensemble des établissements supérieurs au moment de la disparition de l’URSS. La démarche peut paraître étonnante, parce qu’elle pose a priori comme durable et pertinente une catégorisation du passé, alors même que l’ouvrage vise à étudier les transformations structurelles des systèmes universitaires qui ont ébranlé les anciennes logiques de division et de hiérarchisation. Ainsi nombre d’« instituts » spécialisés de l’époque soviétique ou d’établissements créés après la chute de l’URSS ont-ils connu une expansion telle qu’ils rivalisent aujourd’hui avec les « universités classiques », voire les dépassent en prestige. Or ils sont, par définition, exclus du champ d’observation de l’ouvrage. En réalité, l’auteure peine à tenir son propre pari, puisqu’elle est constamment amenée à évoquer les systèmes d’enseignement supérieur dans leur ensemble (les statistiques nationales elles-mêmes ne distinguent plus guère les universités classiques des autres établissements).
7 Si, d’ores et déjà à l’époque soviétique, on pouvait se demander si les « universités » formaient un groupe homogène, la question se pose avec encore plus d’acuité aujourd’hui. On peut regretter que le tableau présenté ici ne fasse pas mieux apparaître le poids politique de certaines universités et les spécificités de leur position dans leur champ universitaire respectif, qui leur permettent de déroger à la règle générale. En Russie, par exemple, le phénomène d’exception, dont certains établissements d’élite bénéficient, est l’une des caractéristiques du système. De façon générale, l’exercice de synthèse entrepris dans l’ouvrage tend à négliger les jeux de pouvoir entre établissements d’enseignement supérieur et autorités politiques et s’attache parfois davantage à décrire la situation telle qu’elle est prévue dans les textes officiels plutôt que la manière dont les règles du jeu sont négociées et aménagées par les acteurs sur le terrain, tant à la période soviétique qu’après 1991.
8 Enfin, il est dommage que l’auteure ne donne pas davantage accès aux travaux des chercheurs des pays étudiés (sauf lorsqu’ils sont publiés en anglais, ce qui introduit un biais dans la sélection des travaux). Moins de 10 % des références bibliographiques citées sont rédigées dans une autre langue que l’anglais (majoritairement en russe) et sont essentiellement des sources et non des analyses. Aussi l’auteure contribue-t-elle, sans doute à son corps défendant, à invisibiliser un peu plus le pôle « local » des chercheurs de la région, qu’elle oppose à un pôle « international » résolument tourné vers la communauté scientifique « globale ».
9 Sous ces quelques réserves, l’ouvrage est extrêmement précieux en ce qu’il présente au lecteur des éléments d’analyse et des repères pour appréhender la trajectoire des quinze systèmes universitaires issus de l’URSS, dont aucun n’est identique à l’autre, même s’ils sont indéniablement travaillés par les mêmes processus.
Mise en ligne 30/10/2023
Notes
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[1]
Ce système permet aux étudiants d’accumuler des « crédits » au cours de leurs études (60 par année), qui peuvent être transférés dans une autre université s’ils souhaitent en changer ou effectuer une mobilité temporaire.